Une Bretagne entre « normalité » et originalité1
p. 119-123
Texte intégral
1Occupée dès juin 1940, la Bretagne a certes une mémoire des comportements pendant la Seconde Guerre mondiale, commune à d’autres régions de la zone occupée ; mais elle a une spécificité : la mémoire liée au mouvement breton.
2Les deux mémoires dominantes, concurrentielles et conflictuelles pendant longtemps sont les mémoires gaulliste et communiste. Toutes les deux sont très présentes au lendemain de la guerre, l’une auréolée par l’engagement de 1940 et l’autre par le rôle des FTPF et des maquis du centre Bretagne.
3La mémoire gaulliste en Bretagne est d’abord celle des Français libres puisque les Bretons en novembre 1940 forment plus de 10 % de ce contingent ; une grande partie d’entre eux a rejoint la France libre par mer. Le départ des hommes de l’île de Sein (114 entre le 24 et le 26 juin 1940, 124 au total) est magnifié, véritable épopée ; l’île devient Compagnon de la Libération en 19462. Les autres départs de ports de pêche ou de guerre sont aussi profondément ancrés dans la mémoire bretonne tels ces élèves officiers de l’école d’hydrographie de Paimpol qui partent les 17 et 18 juin 1940 (plus de 80)3. Cette mémoire est aussi très fortement liée aux réseaux de renseignement et d’évasion. Elle se manifeste à travers les commémorations, les plaques ou les monuments dédiés aux FFL (Forces françaises libres), aux réseaux de renseignements. Le premier monument FFL est inauguré en 1951 par le général de Gaulle à la pointe de Pen Hir près de Camaret et c’est lui, naturellement, qui inaugure celui de l’île de Sein en septembre 1960 alors qu’il est devenu président de la République. C’est également dans ces vingt premières années qui suivent la Libération qu’une plaque à la mémoire des réseaux d’évasion maritime est inaugurée à Plouha4.
4Cette mémoire gaulliste s’inscrit dans la geste de la France Libre et celle des réseaux ; elle s’implante dans la population locale mais aussi dans une grande partie de la population bretonne, comme le montrent les élections. Si les municipales de 1947 ne permettent guère d’évaluer l’impact du RPF sauf pour les grandes villes, il n’en est pas de même pour les législatives de 1951. Moins de dix ans après la fin de la guerre, elles permettent de mesurer l’influence du général de Gaulle dans une région marquée par la résistance gaulliste et la France Libre. Or, le RPF (Rassemblement du peuple français)5 obtient près de 26 % des voix (mais seulement dix élus). Avec l’avènement de la Ve République et l’élection à la présidence de la République du général de Gaulle se dessine en Bretagne l’affirmation d’une mémoire gaulliste très solidement attachée au général de Gaulle ce qu’illustre un vote qui lui est très favorable, toujours supérieure à la moyenne française, lors de l’élection présidentielle et lors des référendums ; cette aura ne s’étend pas au parti « gaulliste » lors des autres élections. Avec le départ, puis le décès du général de Gaulle, la mémoire gaulliste se recentre sur le cœur de son corpus mémoriel, lors de cérémonies autour des monuments et lors de l’érection de nouveaux monuments comme en 2011 l’érection à Audierne d’un monument aux 252 FFL du cap Sizun. Ce dernier, consensuel, est inauguré par la maire socialiste de la commune, signe d’une appropriation globale fondée sur des valeurs communes.
5Si la mémoire gaulliste est très présente via le souvenir de ces évasions par mer et les réseaux de renseignement qui se créent dès l’été 1940, la mémoire communiste est aussi forte mais géographiquement plus circonscrite.
6La mémoire communiste de la guerre en Bretagne s’enracine dans l’action résistante menée par le Front national et plus encore par les FTPF (sabotages, attentats, maquis) ainsi que dans la répression qui s’exerce contre eux comme à Rennes ou à Nantes avec des condamnations à mort, suivies d’exécution en 1942 et 1943, respectivement 25 et 37. De même, en 1944, ils ont eu un rôle très actif dans les maquis en particulier dans le centre de la Bretagne, aux confins des Côtes-du-Nord, du Finistère et du Morbihan, contribuant largement à l’avancée rapide des troupes américaines. Cette intense activité entraîne une forte répression (tortures, exécutions sur-le-champ) ; la population complice ou non en subit directement les conséquences. La mémoire communiste officielle exprimée à Châteaubriant est entièrement ritualisée et fossilisée par la direction nationale du PCF, et localement dans les autres lieux d’exécution spécifiques. Mais cette mémoire est plus populaire au double sens du terme dans le centre rural de la Bretagne. Auréolé par les combats de 1944, le PCF s’y implante dès les premières élections de 1945 ; quasi inexistant avant la guerre, il y conquiert municipalités et cantons au moins jusqu’à la fin des années 1980. Elle s’estompe par la suite sous le double effet générationnel et de l’élimination du PCF dans le champ politique national. Quant à la critique du comportement de certains FTPF6, elle reste cantonnée dans un cercle plus étroit.
7Qu’il s’agisse de la mémoire communiste ou gaulliste, elles se perpétuent entre rivalités politiques et conflits mémoriels lors des diverses commémorations. Si quelques dates sont rassembleuses comme le 8 mai ou les dates de libération, il n’est pas rare, pour d’autres lieux, qu’il existe deux cérémonies pour la même commémoration surtout au début de la guerre froide. Enfin, d’autres dates spécifiques tels le 18 juin, le 21 octobre ou localement des commémorations liées aux exécutions de résistants communistes ou gaullistes suscitent des commémorations particulières déclinées selon un rituel propre à chaque mémoire. À partir des années 1980/1990, les conflits mémoriaux commencent à s’estomper sous l’effet de la conjoncture européenne avec la chute du Mur de Berlin, de la disparition progressive de la génération des Résistants et surtout de l’apparition du Front National de Jean-Marie Le Pen qui soude les Résistants de toutes obédiences contre lui. S’opère alors un rapprochement gommant les conflits d’interprétation des comportements gaullistes et communistes pendant la guerre, estimant que « c’est dépassé » mais qu’il ne faut pas oublier le sacrifice des Résistants et défendre leurs valeurs en particulier face au FN.
8Si les mémoires gaullistes et communistes sont communes à d’autres régions de la zone occupée, il n’en est pas de même de la mémoire du comportement des militants du mouvement breton. Celle-ci est d’autant plus sensible que les affrontements les plus violents eurent lieu dans ce centre de la Bretagne, cœur du pays bretonnant ; les FTPF, les résistants agissant dans cette région, parlaient breton. Cette mémoire du comportement des militants bretons est profondément marquée par la compromission d’un petit noyau de militants indépendantistes si bien que jusqu’aux années 1970 au moins, l’assimilation est faite entre le mouvement breton, quelle que soit la tendance, et la collaboration associée dans cette mémoire aux exactions de la milice bretonne créée à la fin de 1943. Avant la guerre, le mouvement breton a connu une certaine renaissance avec la création de plusieurs organisations ou partis, les uns régionalistes, d’autres autonomistes ; l’un d’eux s’affiche clairement nationaliste : le PNB (Parti national breton) fondé en 1931. Ce dernier sous l’impulsion d’Olier Mordrel et de Célestin Lainé se rapproche des nazis par idéologie et pour obtenir l’indépendance de la Bretagne. Ils sont en relation avec l’Abwehr dès 1937-19387.
9Lors de la défaite de la France, le mouvement breton comprend deux branches principales l’une nationaliste, l’autre régionaliste. Cette dernière, proche du régime de Vichy, espère une véritable régionalisation ; non seulement ce n’est pas le cas mais le découpage des régions ampute la Bretagne historique de la Loire-Inférieure. Quant aux nationalistes, ils espèrent l’indépendance dans une Europe nazie8. Le PNB fut autorisé par l’occupant allemand et sans développer ici les évolutions du parti, notons que sa branche la plus extrémiste constitua une milice bretonne pour combattre la Résistance ; ses membres sont rattachés au Sipo-SD. Adhérant totalement à l’idéologie nationale-socialiste, rejetant toute appartenance à la France, peu nombreux (pas plus de 80)9, ils jouent un rôle crucial en 1944 dans la lutte contre les maquis, commettant nombre d’exactions. Il s’agit donc d’une minorité qui participa très activement à la répression des maquis et des résistants. C’est cette collaboration active et armée qui est restée dans la mémoire collective, d’autant qu’une partie de ces miliciens a suivi les nazis vers l’Allemagne. De même, le soutien des régionalistes au régime de Vichy, même s’il est à nuancer dans le temps, vient encore élargir l’opprobre envers le mouvement breton. Le résultat est que dans la mémoire collective, c’est l’ensemble du mouvement breton qui est assimilé à la collaboration et à la répression de la résistance.
10Or, après la guerre, le mouvement breton est marqué à droite, voire à l’extrême droite. Un nouveau parti, le MOB (Mouvement pour l’organisation de la Bretagne) se crée en 1957 rassemblant des régionalistes et des nationalistes modérés10. Il est fondé dans un contexte où les élus bretons de toute tendance (sauf les communistes), regroupés dans le CELIB (Comité d’études et de liaison des intérêts bretons), s’efforcent d’attirer l’attention du pouvoir central sur le retard de la région. Le MOB ne réussit pas à surmonter les contradictions entre la nouvelle donne et la mémoire de l’attitude collaboratrice ou pro-vichyssoise de certains de ses membres pendant la guerre. Cette assimilation s’accroît dans la mémoire collective bretonne lorsque le MOB placarde des affiches qui veulent dénoncer l’exode des Bretons vers la région parisienne, faute d’emploi sur place. Cette dénonciation est légitime. Mais l’affiche montre un homme en costume rayé qui part de Bretagne avec une petite valise et elle titre « Non à la déportation » tandis que deux flèches précisent la direction de « Paris » et celle de la « Ruhr11 » ; l’image comme le terme déportation ont immédiatement suscité de fortes réactions de la part des associations d’anciens résistants et déportés ainsi que dans l’opinion publique, contribuant à maintenir dans la mémoire collective l’association entre le mouvement breton et l’occupation allemande.
11Il faut attendre le milieu des années 1960 pour que les plus jeunes adhérents du MOB, étudiants pour la plupart, fassent scission et créent en 1964 l’UDB (Union démocratique bretonne). L’UDB s’ancre résolument à gauche et lutte contre cette mémoire tenace d’un mouvement breton qui aurait été nazi dans sa totalité. Progressivement, les acquis de la recherche historique, les changements générationnels et les choix politiques récurrents de l’UDB entraînent, à la fin du XXe siècle, une mémoire plus nuancée associant collaboration et répression à une minorité très active, mais non à l’ensemble du mouvement breton.
Notes de bas de page
1 Ce texte est issu d’une intervention effectuée lors de la table-ronde consacrée aux mémoires régionales.
2 Décret du 1er janvier 1946.
3 Jacqueline Sainclivier, La Résistance en Ille-et-Vilaine, 1940-1944, Rennes, PUR, 1993, p. 28 et ChristianBougeard, La Bretagne de l’occupation à la Libération, 1940-1945, Rennes, PUR, 2014, p. 109-112.
4 Dans les Côtes-d’Armor (anciennement Côtes-du-Nord), il s’agit principalement du réseauShelburn [http:patrimoineregion-bretagne.fr/sdx/sribzh/main.xsp?execute=show_document&id=MERIMEEIA22005654].
5 Jacqueline Sainclivier, « Les élus RPF en Bretagne », dans De Gaulle et le RPF (1947-1955), Paris, éd. A. Colin, 1998, p. 352-363.
6 Généralement après des exécutions sommaires ou des tontes de femmes.
7 Des armes leur sont même livrées clandestinement à Locquirec au début d’août 1939 ; cf. Alain Déniel, Le mouvement breton, de 1919 à 1945, Paris, éd. François Maspéro, coll. « textes à l’appui », 1976, p. 211-213.
8 Les nationalistes bretons se considèrent comme des Celtes proches des Aryens chers aux nazis…
9 66 ont pu être identifiés, cf. Kristian Hamon, Les nationalistes bretons sous l’occupation, Le Relecq-Kerhuon, An Here, 2001, p. 208.
10 Michel Nicolas, Histoire du mouvement breton, Paris, Syros, 1982, p. 171 sq.
11 Merci à Michel Nicolas de m’avoir aidé à retrouver cette affiche et de m’avoir précisé qu’il semble que des emplois dans la Ruhr avaient été proposés.
Auteur
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Jacqueline Sainclivier
Professeur émérite à l’université Rennes 2, membre du CERHIO (CNRS).
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