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Sénégal, le travail dans tous ses états

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Eveline Baumann

Deuxième partie : Comprendre les structures, dévoiler les contraintes

Introduction

Texte intégral

1Au cours de l’histoire récente, les structures de l’économie sénégalaise ont connu des mutations non négligeables. Elles sont autant de compromis entre les réalités locales, fortement empreintes de ruralité, d’une part, et les contraintes de l’environnement international, d’autre part. Un élément reste cependant crucial : la culture d’arachide, héritage de l’époque coloniale. Certes, sa contribution à la production nationale est de plus en plus faible, mais la culture d’arachide continue à occuper une grande partie des populations rurales et détient une place symbolique de premier ordre dans l’identité sénégalaise.

  • 1 Référence au rapport rédigé à la suite d’une mission réalisée, en 1952, par des experts du Mu (...)
  • 2 Samba Thiam, ancien représentant du FMI à Dakar dans Le Journal de l’Économie, no 80, (...)
  • 3 L’expression « pays émergent » figure d’ailleurs déjà dans un document officiel datant de la (...)

2Les injonctions susceptibles d’accélérer les mutations ont été nombreuses. Ainsi, dans les années 1950, alors que les Sénégalais vivaient encore sous le régime colonial, il s’agissait de rompre avec la « tyrannie de l’arachide1 » et de diversifier l’appareil productif grâce l’agro-industrie censée valoriser les produits locaux. Ensuite, au lendemain de l’indépendance, le mot d’ordre fut la nationalisation des structures de production et la collaboration étroite entre services administratifs et gestionnaires privés. Plus tard, lorsque les politiques d’ajustement structurel imposées par les grandes agences internationales battaient leur plein, les efforts devaient se concentrer sur l’assainissement des secteurs public et parapublic et sur l’adoption des normes propres à l’économie de marché ; à la suite de ces réformes drastiques, l’on s’imaginait que le Sénégal allait devenir un « tigre2 » de l’Afrique. Et depuis que le benchmarking globalisé a relégué au second plan la réflexion sur les politiques publiques les mieux adaptées aux spécificités des contextes nationaux, les décideurs – dont notamment l’ancien président Abdoulaye Wade – sont animés par le souci de voir figurer le Sénégal parmi les « bons élèves » des bailleurs de fonds, et ceci grâce à des réformes ponctuelles, « rémunératrices » en termes de classement. C’est par ce biais qu’ils espèrent que le Sénégal accédera au « top 10 » des pays africains, qu’il attirera les investissements internationaux pour s’engager, enfin, « sur la rampe de l’émergence », comme l’indique le sous-titre de la Stratégie nationale de développement économique et social (Sénégal, 2012d). Et le président Macky Sall, successeur d’Abdoulaye Wade, de poursuivre sur cette lancée, lorsqu’il décréta, fin 2013, le « Plan Sénégal émergent » déjà évoqué (Sénégal, 2014e)3. Celui-ci fut présenté aux bailleurs de fonds et investisseurs privés lors d’une rencontre à Paris en février 2014 au cours de laquelle les Sénégalais ont obtenu des promesses d’investissements étrangers de l’ordre de 5,7 milliards d’euros.

3Toutes ces injonctions à la libéralisation visent à faire avancer le pays vers plus de croissance et de prospérité. Dans cette quête, l’augmentation du PIB est considérée comme la priorité des priorités, conformément aux préceptes de la vision néo-libérale de l’économie. On compte sur un enchaînement vertueux qui prendrait son départ dans un environnement propice aux échanges transfrontaliers et aux investissements. Il s’ensuivrait des gains de compétitivité et des marges accrues des entreprises privées, ce qui engendrerait aussi, et quasi automatiquement, de nouveaux emplois. L’État, lui, n’aurait qu’un rôle régulateur à jouer. La croissance est supposée parfaitement mesurable, une qualité qui n’est cependant guère acquise. En effet, comme ailleurs en Afrique subsaharienne, les imprécisions sont grandes, notamment du fait de l’omniprésence d’activités de type informel (Jerven, 2013). Il s’ensuit que les données relèvent souvent plus de la fiction que de réalités concrètes.

4Indépendamment de cette imperfection de taille, l’on peut contester l’idée même de l’automaticité de création d’emplois dans un contexte de croissance. Au Sénégal, cet enchaînement vertueux ne s’est point produit : la croissance enregistrée officiellement depuis le début du millénaire – avec une moyenne légèrement en dessous de 4 %4, un taux qui est d’ailleurs inférieur à celui de l’Afrique subsaharienne dans son ensemble – n’a pas véritablement provoqué des changements positifs sur le « marché de l’emploi ». Pour remédier à cette situation, les décideurs, fidèles à leurs convictions, misent désormais sur le Plan Sénégal émergent qui, lui, prévoit un taux de croissance aussi ambitieux que 7 %, et ceci pendant dix années d’affilée. Un taux qui n’a pourtant été atteint qu’une seule fois depuis le début du millénaire, en 2003, lorsque d’importants travaux d’infrastructures devaient être exécutés grâce aux investissements des pouvoirs publics.

5L’on peut être d’autant plus dubitatif quant au bien-fondé des solutions proposées que les faiblesses de l’appareil de production au Sénégal sont multiples et que les raisons profondes du malaise par rapport à l’emploi résident dans un ensemble complexe de facteurs. Ceux-ci seront analysés en fonction des différents secteurs économiques, tout en interrogeant les potentialités de création d’emploi (chapitre iii). Et l’on verra, plus généralement, que les handicaps auxquels se heurte l’économie sénégalaise sont pluriels, allant de la dégradation du milieu naturel aux politiques publiques peu cohérentes, en passant par la vétusté des infrastructures et les coûts élevés des consommations intermédiaires (chapitre iv).

Notes

1 Référence au rapport rédigé à la suite d’une mission réalisée, en 1952, par des experts du Muséum national d’histoire naturelle. Voir Faye, 2007, p. 53.

2 Samba Thiam, ancien représentant du FMI à Dakar dans Le Journal de l’Économie, no 80, 12 août 1997 : « Je pense d’abord que dans une dizaine d’années […], on parlera de certains tigres d’Afrique et j’ai la pleine conviction qu’un pays comme le Sénégal peut réellement faire partie du peloton de tête des pays leaders en Afrique. »

3 L’expression « pays émergent » figure d’ailleurs déjà dans un document officiel datant de la période d’Abdoulaye Wade. Voir Sénégal, 2008c, p. 3. Voir aussi le chapitre iii, section « Le bâtiment : un boom aux lendemains incertains ».

4 Source : [http://databank.worldbank.org/data/], accès avril 2016. Les résultats sont encore plus problématiques lorsque l’on considère la croissance du PIB per capita. Entre 2001 et 2013, celle-ci aurait varié entre – 1 % et + 4 %, soit une moyenne légèrement supérieure à 1 %.

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