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    Plan détaillé Texte intégral UNE RETERRITORIALISATION NÉCESSAIRE POUR LA CONSERVATION D’UN PARTICULARISME IDENTITAIRE LA DÉTERRITORIALISATION DE LA POPULATION PIED-NOIRE ET SES CONSÉQUENCES IDENTITAIRES ET CULTURELLES : LA NÉCESSITÉ D’UNE NOUVELLE TERRITORIALISATION CONCLUSION Notes de bas de page Auteur

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    Table des matières

    La reterritorialisation de la population pied-noire ou comment conserver un particularisme culturel et identitaire

    Edwige Garnier

    p. 279-291

    Note de l’auteur

    Note portant sur l’auteur1

    Texte intégral UNE RETERRITORIALISATION NÉCESSAIRE POUR LA CONSERVATION D’UN PARTICULARISME IDENTITAIRE Le territoire en tant que construit social : la place du groupe social Quelles interrelations entre territoires et identités ? La mobilité : un élément perturbateur des interrelations entre identité et territoire ? LA DÉTERRITORIALISATION DE LA POPULATION PIED-NOIRE ET SES CONSÉQUENCES IDENTITAIRES ET CULTURELLES : LA NÉCESSITÉ D’UNE NOUVELLE TERRITORIALISATION Une déterritorialisation perturbatrice… … suivie d’une (re)territorialisation pour la conservation d’un particularisme culturel et identitaire Une territorialisation avec le regroupement spatial d’une partie de la population Une territorialisation réticulaire CONCLUSION Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1Territoire et identité sont souvent mis en interrelation en géographie sociale :

    « On peut faire l’hypothèse que le rapport des sociétés à leurs espaces, lieux et territoires, comporte une forte dimension identitaire. […] L’identité fonctionne socialement comme le moyen de légitimer un groupe dans un espace (territoire) dont il tirera de substantielles ressources. Inversement, l’identité utilise le territoire comme l’un des ciments les plus efficaces des groupes sociaux » (Di Méo, 2002, p. 175).

    2Par conséquent, les identités participent tout autant à la construction des territoires que les territoires contribuent aux identités. L’entrée territoriale permet ainsi d’appréhender les phénomènes d’identité des sociétés dans l’espace.

    3Ces interrelations peuvent être mises en valeur d’un point de vue théorique, mais elles sont également centrales dans l’étude de certains groupes sociaux. L’analyse de la population française d’Algérie, et plus particulièrement de la population pied-noire, semble sur ce point pertinente. Le fait qu’elle ait subi une déterritorialisation au cours de son histoire a eu des influences, comme nous le verrons, à la fois sur sa territorialité et son identité. En effet, lorsqu’une migration, et plus généralement une mobilité, entre en jeu, les interrelations entre territoire et identité sont remises en cause. La population pied-noire offre une perspective singulière sur ces liens entre identité et territoire car elle permet de se projeter dans une sorte d’entre-deux, entre passé et présent, entre la France et l’Algérie. L’analyse d’une certaine reterritorialisation du groupe social permet la mise en évidence d’un processus de reconstruction des liens territoire-identité, ce notamment pour permettre la conservation d’un particularisme identitaire déstabilisé du fait de la perte du territoire d’origine.

    4Il est donc question ici, dans un premier temps, de mettre en avant les interrelations entre identité et territoire en se basant sur les travaux de la géographie sociale. Ces interrelations sont en perpétuelle évolution au cours de l’histoire d’une population du fait du caractère adaptatif de l’identité comme du territoire. Ce phénomène est d’autant plus perceptible qu’une migration brusque intervient. L’exemple de la population pied-noire est donc utilisé dans un second temps afin de montrer ces liens entre identité et territoire dans le cadre d’une (re)territorialisation. Cette inscription territoriale est appréhendée à la fois sous la forme de regroupements dans des aires spatiales et sous une forme réticulaire. Il s’agit ainsi de mettre en avant l’importance d’une approche des populations déterritorialisées en géographie sociale afin de mieux comprendre les interrelations entre identité et territoire. Il s’agit également de porter un regard nouveau sur ces populations, notamment sur les groupes rapatriés.

    UNE RETERRITORIALISATION NÉCESSAIRE POUR LA CONSERVATION D’UN PARTICULARISME IDENTITAIRE

    Le territoire en tant que construit social : la place du groupe social

    5Le territoire est ici appréhendé dans une acception moins rigide que celle qui renvoie à des questions de maillage historique forgé à des fins de gestion et d’administration locales avec l’objectif de valoriser les relations de proximité (Alphandery et Bergues, 2004, p. 5), acception possédant un sens juridique et politique très fort, associé aux termes de domination et de limites matérialisées par des frontières (Le Berre, 1983, p. 602). Le territoire est envisagé « de façon plus diffuse et moins institutionnalisée [… ; il renvoie alors aux] diverses formes de rapport à l’espace que les individus et les groupes sociaux ne cessent de produire et de transformer dans le cadre de leurs relations sociales » (Alphandery et Bergues, 2004, p. 5). Le territoire est donc envisagé en tant que construit social et culturel d’un groupe social particulier, quelle que soit sa forme. Il est à la fois matériel et immatériel dans la mesure où il est tout autant une forme que porteur de sens et vecteur d’identité. Sa construction

    « […] combine les dimensions concrètes, matérielles, celles des objets et des espaces, celles des pratiques et des expériences sociales du quotidien avec les dimensions idéelles des représentations (idées, images, symboles, souvenirs) et des pouvoirs. […] Ces différentes dimensions trouvent leur principe unificateur, leur cohérence dans le sens que les individus vivant en société confèrent à leur existence terrestre au travers de l’espace qu’ils s’approprient et qu’ils érigent en valeur existentielle centrale » (Di Méo, 1998a, p. 52).

    6Il correspond ainsi à un ancrage symbolique du groupe dans un espace. Il est fondé sur une certaine vision du monde, sur des représentations. Un groupe social trouve ainsi un support, réel ou imaginaire, au travers de mobilités, de déplacements et de repères. Ces repères, que nous appelons des marqueurs territoriaux, matérialisent la culture et l’identité du groupe social sur le territoire. Toutefois, ce territoire évolue en permanence et peut disparaître car il est dépendant des mutations de la mémoire, de l’identité, de la culture du groupe social. La temporalité est toujours sous jacente pour ces notions. Ce sont les interrelations entre territoires et identités qui sont au centre de la réflexion ici proposée.

    7Quant au groupe social, il est entendu comme sous-ensemble de la population d’une société défini selon un ou plusieurs critères. Ainsi, pour pouvoir parler de groupe social, « il faut à la fois une interaction, directe ou indirecte, entre les membres qui le composent (critère objectif) et la conscience d’une appartenance commune (critère subjectif) » (Guedez, 2003, p. 431). Les groupes sociaux, le plus souvent hétéroclites en termes d’origines socioéconomiques, peuvent être fondés sur la religion, mais aussi sur des origines spatiales. C’est le cas pour la population pied-noire.

    Quelles interrelations entre territoires et identités ?

    8L’identité collective est un « discours que les groupes tiennent sur eux-mêmes et sur les autres pour donner un sens à leur existence » (Claval, 1996, p. 101). Elle correspond à un double processus de création de liens et donc de cohésion entre les membres d’une population, et de constitution d’une distanciation avec les autres. L’identité repose ainsi sur l’altérité. Elle est, par conséquent, un « phénomène social de reconnaissance individuelle et collective » et « l’une des composantes essentielles des pratiques et des représentations de tout individu, mais aussi de toute action et de toute idéologie collectives » (Di Méo, 2002, p. 175-176). Tout comme la culture, elle n’est pas immuable dans la mesure où chaque groupe social vit dans un contexte sociétal mouvant. Il est confronté à différentes expériences, à différents problèmes économiques ou politiques par exemple, avec lesquels il doit composer. Les valeurs, les idéologies changent au cours de l’histoire, à l’image de la mémoire (Berger, 1973). L’idéologie coloniale en est un exemple.

    9Or, parallèlement à son inscription dans un contexte sociétal, l’identité peut s’immerger et s’ancrer dans un espace. Elle trouve un appui plus ou moins matériel, important pour sa lisibilité interne et externe au groupe. Ainsi, les territoires

    « […] médiatisent les rapports sociaux qui se déroulent en leur sein ; ils leur confèrent une substance, une matérialité contextuelle. Par voie de conséquence, le territoire entre dans la combinaison identitaire du groupe social spatialisé qui le façonne. [… Il] devient un attribut majeur de la construction du rapport à l’extériorité, à l’altérité, à ceux qui n’appartiennent pas au groupe » (Di Méo, 1998b, p. 9).

    10Le territoire contribue à l’affirmation de l’identité des groupes sociaux en permettant leur enracinement.

    11Le concept de territorialité devient ici central. La territorialité exprime « un sentiment d’appartenance à un morceau de terre et un mode de comportement au sein de cette entité, quelle qu’en soit l’étendue, quel que soit le rayonnement du groupe qui le gère » (Le Berre, 1983, p. 611). Ce concept est d’autant plus central ici que,

    « […] en tant que valeur subjective (expression d’un sujet), mais aussi que construction socioculturelle et que phénomène cognitif, [il] offre d’étroites similitudes avec l’identité. La territorialité, bien que de manière non systématique, entre dans la composition de celle-là. Elle en forme sa dimension spatiale ou géographique » (Di Méo, 2002, p. 179).

    12Les liens entre territoire et identité sont mis en avant au niveau théorique et affirmés par divers auteurs, en géographie sociale comme en géographie culturelle (cf. P. Claval et J. Bonnemaison). Toutefois, à l’image du changement du contexte sociétal, le contexte spatial peut également évoluer. De nouveaux découpages politiques peuvent être ajoutés, des régions peuvent être annexées à des entités politiques différentes. Des populations peuvent également être contraintes à quitter leur territoire pour de multiples raisons. L’identité, liée à ces contextes spatiaux, doit également s’adapter, faire avec les nouvelles donnes. Elle est déstabilisée. Néanmoins, même lorsqu’un élément perturbateur tel que la mobilité est introduit, ces interrelations entre territoire et identité ne sont pas remises en question.

    La mobilité : un élément perturbateur des interrelations entre identité et territoire ?

    13De nombreuses populations, après avoir quitté leur territoire, ont conservé une identité en lien avec le territoire perdu et ont pu, de plus, se créer un nouveau territoire, se reterritorialiser – c’est le cas des diasporas (cf. Bruneau, 2004). Le territoire joue un rôle essentiel dans la conservation et la transmission de l’identité et de la culture. Parce qu’il participe à l’identité du groupe social parallèlement au fait que cette identité contribue à son existence, le territoire permet à un groupe social d’ancrer son identité dans l’espace et ainsi de faire face à l’altérité : « Nous retenons pour principe qu’il n’existe pas d’individu ou de groupe social, à l’un quelconque des âges de l’humanité, qui n’ait échappé, dans la logique même de son procès vital, au principe de territorialisation » (Di Méo, 1998b, p. 12). La perte du territoire d’origine, le déracinement s’accompagnerait donc d’une nouvelle territorialisation du fait du partage par le groupe social d’une identité commune. Si celle-ci ne trouve pas une dimension plus ou moins matérielle, tangible, lisible, elle reste extrêmement fragile et peut disparaître. Effectivement, quand un groupe est déterritorialisé, « le seul moyen qui reste […] pour survivre est de se constituer un nouveau territoire [un territoire-sanctuaire], si infime soit-il, et s’il ne le peut, de s’en recréer un, ailleurs, dans le rêve et dans le mythe » (Bonnemaison, 1981, p. 256). La création (ou recréation) d’un territoire répond ainsi à des besoins identitaires pour un groupe social.

    14Si, chronologiquement, les premiers besoins des populations qui ont perdu leur territoire d’origine sont d’ordre pécuniaire (trouver un emploi pour obtenir un logement, etc.), les questions d’identité et de culture viennent ensuite. Ces préoccupations identitaires et culturelles amènent fréquemment une reterritorialisation du groupe social. L’étude du cas de la population pied-noire permet d’illustrer ces processus de ré-ancrage territorial, de territorialisation, nécessaires suite à la perte de la « terre d’origine » pour conserver une identité collective, un particularisme culturel.

    LA DÉTERRITORIALISATION DE LA POPULATION PIED-NOIRE ET SES CONSÉQUENCES IDENTITAIRES ET CULTURELLES : LA NÉCESSITÉ D’UNE NOUVELLE TERRITORIALISATION

    Une déterritorialisation perturbatrice…

    15Suite à la décolonisation de l’Afrique du Nord, et particulièrement celle de l’Algérie, des migrations de « rapatriement » ont eu lieu entre les deux rives de la Méditerranée à la fin des années 1950 et au début des années 1960. Concernant l’Algérie, ce sont ainsi près d’un million d’individus (Jordi, 1995, p. 136) qui ont quitté cette ancienne terre française pour s’installer en France métropolitaine. Cet exode est le plus souvent vécu comme un exil, avec la perte de sa terre et de ses racines. Certains parlent d’« arrachement », d’autres emploient plus volontiers le terme d’« expatriement » que celui de « rapatriement ». Effectivement, l’ensemble de leur organisation spatiale a été remis en cause, autant au niveau personnel (famille, voisinage, etc.) qu’au niveau professionnel. Ce sentiment est exacerbé pour beaucoup par la soudaine nécessité du départ et une certaine incompréhension des décisions politiques. Cependant, la seule remise en cause de l’organisation sociale du groupe ne permet pas d’expliquer en totalité ce sentiment d’« arrachement ».

    16Le lien unissant la population pied-noire au territoire algérien apparaît également extrêmement fort. Celui-ci perdure d’ailleurs aujourd’hui, plus de 40 ans après la migration. Effectivement, le « déracinement » constitue un traumatisme pour le groupe et a exacerbé son attachement à l’Algérie. Cette population s’est construite, avec une identité et une culture propres, entre 1830 et 1962 en Algérie. À partir du moment où la population quitte le territoire algérien, doit s’adapter et s’intégrer en France métropolitaine, son sentiment d’appartenance à cette terre et l’identité partagée par les membres du groupe ont été révélés, voire exacerbés. Un certain régionalisme semble en effet être apparu en Algérie, alors territoire français, en quelques décennies. Un groupe hétérogène se constitue (origines géographiques, religieuses, sociales diverses) et semble différentiable du reste de la population française. Il est ainsi parfois question de la population « européenne » d’Algérie ; sans compter les influences de la vie dans un pays maghrébin et au sein d’une ambiance et d’une idéologie coloniale. Par ailleurs, en 1954, environ 79 % de la population européenne d’Algérie est née sur le sol de l’Algérie (Stora, 1991, p. 29). De plus, quelle que soit leur origine, les membres de cette population se considèrent comme appartenant à une « France algérienne », les « Français de France » étant perçus comme des compatriotes différents. « “Êtes-vous Français ?” “Algériens nous sommes !” répond Cayagous [personnage du publiciste Musette], le héros favori du petit peuple pied-noir au début du siècle » (Stora, 1991, p. 39).

    17Le sentiment d’appartenance territoriale est conservé lors de la guerre d’Algérie, puis après la déclaration d’indépendance et l’exode de cette population vers la Métropole. Ce régionalisme semble même être exacerbé à partir de cet instant du fait de la confrontation directe avec l’Autre, les « Métropolitains ».

    18Dans un premier temps, la plupart des membres du groupe ayant perdu la quasi-totalité de leurs biens, les besoins matériels sont les premiers auxquels la population pied-noire va répondre via la recherche d’un emploi, d’un logement, d’une école pour les enfants. La dispersion relative de la population à travers l’Hexagone est alors une des premières conséquences de ces nécessités matérielles. Tout ce qui est lié aux revendications d’indemnisation apparaît alors prioritaire. Néanmoins, au fil du temps, la population pied-noire va prendre le temps de se réorganiser sur les plans culturel et identitaire.

    19La confrontation à l’altérité, à une identité et une culture différentes des siennes révèle à cette population sa propre identité. Cette prise de conscience est appuyée par l’apparition, dans les années 1950, de l’appellation « pied-noir » pour qualifier ce groupe social. Les origines et la date d’apparition du terme « pied-noir » restent floues. Les Français d’Algérie, pour la plupart d’entre eux, découvrent cette appellation dans les années 1950. Auparavant, ils se qualifiaient globalement d’« Algériens », le reste de la population de l’Algérie étant la population « indigène ». Or, cette appellation reste pour certains connotés négativement dans la mesure où elle renvoie à des stéréotypes concernant la population française d’Algérie (image de « gros colons », de racistes, etc.). Cependant, cette dénomination, malgré le fait qu’elle soit imposée par les « Métropolitains » et connotée à l’époque (voire encore aujourd’hui), permet de donner une certaine image d’homogénéité et une cohésion au groupe. Le terme « pied-noir » constitue par conséquent une des bases de l’identité collective de cette population après l’indépendance de l’Algérie. Après les premières années marquées par l’urgence de la réinstallation, les préoccupations identitaires apparaissent dès le milieu des années 1970. Les amicales de tel ou tel lycée d’Algérie ou de tel ou tel village fleurissent alors un peu partout. Vient ainsi le temps de la reconstruction du groupe social, avec ses préoccupations culturelles et la mise en avant de son identité collective.

    20Il est nécessaire de garder à l’esprit que la perte de l’Algérie a pour conséquence d’entraîner une fragilisation du groupe, notamment du fait de la dispersion. Si, pour certains (voir notamment Jordi, 1993), la population pied-noire naît à partir de l’instant où elle a été déterritorialisée, la perte du territoire est également un événement qui la fragilise. Elle n’est pas sans conséquence sur l’identité du groupe social puisque la population pied-noire a perdu, d’une certaine manière, ce en quoi elle s’identifiait. La matérialité de son identité reste circonscrite aux images que ses membres en gardent. Par ailleurs, suite à cette déterritorialisation, certains membres du groupe ont fait le choix de l’oubli de leur appartenance à cette population. Autre point : si ceux qui sont nés en Algérie conservent une identité particulière du fait de leur vécu en Algérie et de l’expérience du rapatriement, se pose le problème de la transmission identitaire et culturelle aux nouvelles générations qui n’ont pas vécu en Algérie.

    21Par conséquent, la déterritorialisation a causé des dommages au sein de la population pied-noire. Son identité, discours du groupe permettant sa cohésion et prenant appui sur un territoire, a été fragilisée. Certaines personnes ne ressentent plus leur appartenance au groupe social et le quittent. De plus, cette identité, restée en quelque sorte latente durant plusieurs années, n’a pas d’appui « matériel » permettant d’afficher sa lisibilité. Elle a ainsi des difficultés à s’affirmer, à être partagée, à être transmise. Une nouvelle territorialisation peut ainsi apparaître comme un véritable enjeu de survie pour le groupe social.

    … suivie d’une (re)territorialisation pour la conservation d’un particularisme culturel et identitaire

    22La reconstruction ou restructuration du groupe social passe par la construction et le développement d’un nouvel ancrage territorial. Effectivement, une nouvelle carte de la répartition des pieds-noirs en France se redessine doucement, avec un fort ancrage méditerranéen. De même, diverses manifestations culturelles ou cultuelles sont organisées en des lieux propres à ce groupe social ; lieux qui deviennent dès lors des marqueurs territoriaux. Les mémoriaux se multiplient dans plusieurs villes (Avignon, Marseille, etc.).

    23Cette nouvelle territorialisation du groupe, fortement liée à la conservation d’un particularisme identitaire, peut être interprétée comme une volonté de s’affirmer en tant que groupe social, avec des individus partageant une même terre de naissance, une singularité culturelle, qui se reconnaissent entre eux. Il s’agit également de montrer aux Autres qui sont les pieds-noirs, quelle est leur histoire, quelles sont leurs valeurs. Cela fait directement écho à l’histoire de la colonisation enseignée dans les écoles et collèges, ainsi qu’aux stéréotypes dont les pieds-noirs ont été (voire sont encore) accablés à leur arrivée en métropole. Il ne s’agit pas toujours uniquement d’être reconnus par ces Autres. L’enjeu est plus important encore. La volonté d’affirmation et de reconnaissance du groupe social vise avant tout à permettre aux générations suivantes de revendiquer cette identité pour qu’elle ne tombe pas dans l’oubli.

    24Concernant les populations déterritorialisées, la nouvelle territorialisation présente fréquemment une forme particulière. Il ne s’agit pas, la plupart du temps, d’une aire spatiale ou d’un territoire correspondant à un maillage administratif ou juridique. Ces territorialisations prennent davantage des formes territoriales beaucoup plus « diffuses » et réticulaires. Il semble que ces populations, ayant été mobiles et s’étant dispersées, ont tendance à s’approprier des territoires d’une échelle restreinte qu’elles mettent en réseau du fait des liens, notamment culturels, qui existent entre leurs membres. La population pied-noire n’échappe pas à cette règle. Sa territorialisation ne peut être délimitée par des frontières et des limites nettes cartographiables. Elle est caractérisée par des regroupements couplés à une forme réticulaire avec un ancrage sur des marqueurs territoriaux. Nous ne prendrons pas ici en compte les membres de ce groupe social ayant fait le choix d’une installation dans les DOM-TOM ou à l’étranger, marquant le rejet de la métropole, voire du territoire national. Le cas de ces pieds-noirs nécessiterait une analyse spécifique. Concernant donc la population installée en France hexagonale, dont l’identité est prise entre passé et présent, entre la France, son espace d’appartenance et de vie, et l’Algérie, son territoire perdu, elle doit se territorialiser pour permettre sa survie identitaire.

    25Un nouveau schéma territorial s’est mis en place, volontairement ou non, à partir des années 1960. Le lien à l’Algérie reste toujours présent. Néanmoins, il y a eu rupture. Les pieds-noirs ont dû composer avec le passé et le présent. Des liens semblent être apparus entre territoires et lieux d’hier, en Algérie, et territoires et lieux d’aujourd’hui. Cette nouvelle territorialisation des pieds-noirs en France permet de conserver une mémoire du vécu en territoire algérien, une identité du groupe social.

    Une territorialisation avec le regroupement spatial d’une partie de la population

    26Deux regroupements relatifs de la population pied-noire peuvent être mis en avant (figure 1). Les régions Provence - Alpes - Côte d’Azur et Languedoc-Roussillon, ainsi que la région Île-de-France paraissent particulièrement attractives pour ce groupe social, contrairement aux régions situées dans le Nord-Est, le Nord-Ouest ou le Centre de la France.

    Figure 1 : La part de « pieds-noirs » par département** en 1999 par rapport à la population pied-noire totale établie en France métropolitaine.

    Image 1.jpg

    * : Il s'agit de la répartition par département de résidence principale déclarée lors du RGP de 1999
    ** : La population ici représentée correspond à l'ensemble des personnes nées en Algérie avant le 03/07/1962 et de nationalité française de naissance

    Source : INSEE, RGP 1999
    Conception et réalisation : Garnier E., Territoires-CERMOSEM, UJF, 2005

    27La relative concentration de cette population en région parisienne (17,9 % du groupe) peut être rapprochée des forts pourcentages enregistrés dans des départements tels que la Gironde, la Haute-Garonne ou le Rhône. Les grandes villes françaises sont effectivement relativement attractives pour la population pied-noire. Les possibilités de trouver un emploi y sont plus grandes et le groupe social était principalement urbain en Algérie française.

    28Les régions Provence - Alpes - Côte d’Azur et Languedoc-Roussillon regroupent quant à elles 39,8 % des effectifs. Cela peut être associé à une volonté pour les pieds-noirs de ne pas trop perdre leurs repères paysagers avec la proximité de la mer Méditerranée, le climat, la végétation, etc. Des villes telles que Nice, Toulon ou Marseille, présentent un environnement comparable à celui des villes méditerranéennes côté Algérie. Les ports et aéroports méditerranéens ont également accueilli un grand nombre de pieds-noirs au début des années 1960. Certains, connaissant peu le territoire métropolitain, n’en ont pas bougé, ne sachant où aller. D’autres, pensant qu’ils repartiraient rapidement en Algérie, ne sont pas allés plus loin. Or, une certaine proximité des membres d’un groupe peut permettre une fréquence plus importante des rencontres, des discussions et donc, d’une manière générale, d’un partage identitaire et culturel. C’est un élément important pour la construction ou la conservation d’une mémoire commune. Ces régions méditerranéennes semblent ainsi particulièrement structurer la territorialisation de ce groupe social, en permettant son enracinement. C’est dans ces régions que se trouve la majorité des marqueurs territoriaux du groupe.

    Une territorialisation réticulaire

    29La territorialisation de la population pied-noire s’est également faite sous une forme réticulaire à travers l’essaimage d’objets spatialisés, empreints d’une valeur nouvelle donnée par le groupe social et qui peuvent être englobés sous l’appellation de marqueurs territoriaux. Des lieux apparaissent ainsi comme fortement investis de sens et porteurs d’identité. Ils sont particulièrement importants pour la territorialité du groupe. Ils permettent une territorialité répondant à la perte du territoire d’origine en conférant un appui matériel à une identité fragilisée. Ces marqueurs territoriaux sont à la fois un élément repère pour le groupe, un lieu approprié et partagé par les membres de la population, et un élément permettant l’identification du groupe par les « Autres ». Le signifiant et le signifié s’y rencontrent. Il s’agit donc bien d’une forme de territorialisation. L’approche de ces marqueurs territoriaux peut notamment permettre de percevoir les rapports au territoire d’origine, les éléments constituant le lien communautaire et l’identité.

    30Si, dans l’espace privé ou semi public, restaurants, locaux associatifs, maisons peuvent porter une iconographie rappelant le territoire d’origine (avec des photographies, des cartes affichées sur les murs), un certain nombre de sites, de monuments, d’établissements, etc., sont également chargés de sens pour les pieds-noirs. Les marqueurs territoriaux liés à la pratique de la religion pour la population pied-noire paraissent particulièrement exemplaires. Ils jouent un rôle important dans le lien communautaire.

    31La création de ces marqueurs s’est faite au travers du ré-enracinement des vierges et des cloches des églises d’Algérie dans des églises ou sites en France métropolitaine. Le site de Courbessac à Nîmes, consacré à la vierge d’Oran, est, tous les ans, le théâtre d’un pèlerinage, surtout suivi par les anciens habitants français de l’Oranie (figure 2). Ce pèlerinage est la transfiguration sur la commune de Nîmes de celui qui avait lieu tous les ans à Oran, en Algérie, avant l’indépendance. La coutume a été gardée bien que le pèlerinage religieux ait évolué au fi l du temps pour prendre davantage aujourd’hui l’apparence d’un grand rassemblement des anciens habitants de l’Oranie, voire de l’Algérie française entière. Il constitue l’occasion pour tous les anciens habitants de l’Oranie de retrouver leurs voisins, leurs amis de « là-bas ». Chaque village oranais reprend vie, le temps d’une journée, sous une pancarte portant son nom. Le schéma se retrouve également, bien que de manière moins caricaturale à Carnoux-en-Provence dans les Bouches-du-Rhône. La commune, créée par des rapatriés d’Afrique du Nord pour accueillir des membres de leur population, a dédié son église à Notre-Dame d’Afrique, la vierge noire de la ville d’Alger. La statue de cette vierge a été rapatriée d’Algérie et a trouvé sa place dans cette église. Tous les ans, le 15 août, une grande messe est organisée. Théoule-sur-Mer, dans les Alpes-Maritimes, a vu un de ses sites voués au même culte. Une statue monumentale de Notre-Dame d’Afrique a été édifiée au début des années 2000. Certains pieds-noirs se regroupent à ses pieds les 1er mai, 15 août et 1er novembre notamment pour célébrer des messes (figure 3). Ces lieux sont porteurs d’identité et permettent l’affirmation du groupe.

    Figure 2 : Le site de Courbessac à Nîmes le jour du Pèlerinage de Santa-Cruz (20 mai 2004).

    Image 2.jpg

    Figure 3 : Notre-Dame d’Afrique à Théoule-sur-Mer un jour de messe du souvenir (1er novembre 2002).

    Image 3.jpg

    32Cependant, tous les marqueurs territoriaux n’ont pas une signification religieuse pour le groupe. Des mémoriaux existent dans de nombreuses villes de France, fréquemment dans les cimetières, et sont consacrés aux victimes (civiles et/ou militaires) de la guerre d’Algérie. Des représentants du groupe social se rassemblent autour de ces lieux pour les grandes dates (26 mars pour la fusillade de la rue d’Isly à Alger, 5 juillet pour le massacre d’Oran, 5 décembre pour la journée nationale du souvenir des morts pour la France pendant la guerre d’Algérie et les combats de Tunisie et du Maroc). Ces repères peuvent également faire référence à la (ou les) cause(s) de sa migration (événements civils ou militaires notamment). Ils peuvent également correspondre au lieu de regroupement des habitants de tel ou tel village, de telle ou telle faculté d’Algérie. Les exemples pourraient être multipliés. Leur signification, le message qu’ils portent sont souvent différents. Ils peuvent également revêtir des formes très diverses. Néanmoins, une grande majorité, du moins les plus importants car les plus rassembleurs, se situe dans les régions du Sud-Est français et à Paris.

    33Tous ces marqueurs ont été créés dans l’objectif de conserver une mémoire, de reconnaître l’histoire des pieds-noirs. Les différents rassemblements associatifs, culturels, religieux, géographiques, sont autant d’éléments permettant de partager régulièrement une histoire, une mémoire et de participer à la construction, à l’affirmation du groupe, de manière volontaire ou non selon les individus. Les pratiques liées à ces marqueurs sont essentielles au maintien d’une conscience identitaire. Les marqueurs permettent de faire perdurer dans l’ici et le maintenant la culture et la mémoire du territoire perdu. Ce rôle est d’autant plus important qu’il permettra au groupe de surmonter le traumatisme de la perte du territoire et aux générations futures de s’identifier encore au groupe social. La nouvelle territorialisation du groupe répond à la déstabilisation de son identité en permettant à nouveau des interactions actives entre territoire et identité. La « crise » identitaire liée à la déterritorialisation a ainsi été en partie surmontée, bien que certains membres du groupe aient perdu (et perdent encore) leur sentiment d’appartenance à cette population.

    CONCLUSION

    34Les relations entre territoire et identité peuvent être mises en avant pour l’étude de populations déterritorialisées. La dispersion des membres de ces groupes sociaux les amène, en effet, à se (re)territorialiser pour conserver leurs particularismes identitaire et culturel. La territorialisation permet de surmonter le traumatisme de l’exode (ou exil) et favorise la vie du groupe en rendant possible le partage d’une culture, d’une identité et d’une mémoire.

    35Bien que ces groupes se heurtent toujours au passé, avec une certaine nostalgie souvent, ils se tournent également vers l’avenir en permettant des retrouvailles et un nouveau partage. Cela paraît particulièrement important pour cette population dans la mesure où les nouvelles générations ne connaissent pas l’Algérie française, si ce n’est au travers du discours de ceux y ayant vécu. C’est ce qui a également pu motiver une reconstruction territoriale en métropole, dans l’ici et le maintenant, un territoire réel perçu en partie comme une reconstruction du territoire perdu. Ce territoire avec ses lieux de mémoire peut ainsi constituer un repère identitaire pour les pieds-noirs, toutes générations confondues, et permettre la transmission de la mémoire au travers du temps.

    36La lecture des territoires actuels de cette population montre la dynamique animant ce groupe. Celui-ci partage une identité collective qu’il a su conserver et ré-ancrer. Ceci est visible, lisible du fait des signes de sa reterritorialisation. Cette analyse paraît d’autant plus pertinente qu’elle semble pouvoir être élargie à l’ensemble des migrations de population. Les groupes sociaux déterritorialisés (diasporas, populations immigrées, réfugiées, etc.) font face au même besoin de reconstruction territoriale et identitaire illustré ici à travers l’exemple de la population pied-noire.

    Notes de bas de page

    1 Edwige.Garnier@yahoo.fr

    Auteur

    • Edwige Garnier
      Maître de conférences en géographie,
      Université de Limoges,
      UMR CNRS 6042 GEOLAB
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    Garnier, E. (2008). La reterritorialisation de la population pied-noire ou comment conserver un particularisme culturel et identitaire. In R. Séchet, I. Garat, & D. Zeneidi (éds.), Espaces en transactions. Rennes: Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.4000/books.pur.465
    Garnier, Edwige. « La reterritorialisation de la population pied-noire ou comment conserver un particularisme culturel et identitaire ». In Espaces en transactions, édité par Raymonde Séchet, Isabelle Garat, et Djemila Zeneidi. Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2008. doi:10.4000/books.pur.465.
    Garnier, Edwige. « La reterritorialisation de la population pied-noire ou comment conserver un particularisme culturel et identitaire ». Espaces en transactions, édité par Raymonde Séchet et al., Presses universitaires de Rennes, 2008, https://doi.org/10.4000/books.pur.465.

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    Séchet, Raymonde, Isabelle Garat, et Djemila Zeneidi, éd. Espaces en transactions. Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2008. doi:10.4000/books.pur.414.
    Séchet, Raymonde, et al., éditeurs. Espaces en transactions. Presses universitaires de Rennes, 2008, https://doi.org/10.4000/books.pur.414.
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