Conclusion
p. 101-104
Texte intégral
1Le monde du travail au Sénégal se caractérise par la prépondérance d’activités de type informel, agricoles ou non, et de l’auto-emploi : huit à neuf travailleurs sur dix sont concernés par ces activités qui ne sont pas enregistrées en bonne et due forme auprès des autorités. Les salariés représentent donc une petite minorité. Mais ils ne bénéficient pas pour autant systématiquement des avantages que l’on serait tenté d’associer spontanément au salariat. Si la précarité traverse tous les statuts, il y a aussi des actifs dont la situation professionnelle peut être considérée comme confortable. Ces derniers travaillent dans le secteur bancaire ou celui des télécommunications, sont consultants, sportifs de haut niveau ou artistes. L’émergence d’une couche moyenne est autant une réalité du Sénégal contemporain que le foisonnement des petits métiers.
2Pour le moment, le pays ne peut se prévaloir de performances telles que celles que l’on attribue à d’autres pays sub-sahariens. Alors que la population continue à augmenter au rythme annuel de 2,5 %, les entreprises ayant pignon sur rue sont de moins en moins en mesure d’absorber les demandeurs d’emploi. Tout porte à croire que « l’informalisation » du monde du travail gagne du terrain.
3Cette situation se reflète aussi dans les conditions de vie de la population sénégalaise. D’après les Enquêtes de suivi de la pauvreté, quasiment un Sénégalais sur deux doit être considéré comme pauvre (Sénégal, 2013a). Exprimées par le coefficient de Gini – 0,40 en 2011, selon la Banque mondiale1 –, les disparités entre pauvres et riches sont considérables, plus élevées en tout cas que dans les pays du Nord, sans atteindre pour autant les proportions des pays latino-américains. Depuis que les urnes ont sanctionné la présidence de Abdoulaye Wade pour lui faire succéder Macky Sall, en avril 2012, les perspectives d’avenir sont peu encourageantes. Les entrepreneurs, toutes catégories confondues, adoptent une attitude prudente, attentiste. Pour maintenir les acquis, les travailleurs et leurs familles, eux, recourent à des stratégies multiples tout aussi complexes que les phénomènes qui les ont engendrées. Parmi ces stratégies, la répartition des risques est essentielle. Si elle est une attitude, pour ainsi dire, quasiment « naturelle » en milieu rural – où s’articulent agriculture de rente, culture céréalière pour les besoins domestiques, maraîchage, élevage de ruminants et de volailles, ainsi que petits métiers de production –, elle est aussi omniprésente dans l’économie urbaine où la pluriactivité – au sein du ménage, mais aussi pour ce qui est de l’individu pris isolément – est un trait majeur.
4Pour donner toute l’ampleur des défis auxquels sont confrontés les décideurs – en termes de connaissances des réalités du travail tout d’abord, en termes de potentialités quant à l’action politique publique ensuite –, il paraît instructif d’opposer les caractéristiques du travail au Sénégal à celles d’un pays comme la France.
5Les différences tiennent tout d’abord à l’existence d’un appareil statistique performant. Au Sénégal, les connaissances de la main-d’œuvre renvoient, dans une large mesure, à l’invisible ou, au mieux, au difficilement saisissable ; l’auto-définition des travailleurs est de plus en plus répandue, avec tout ce que cela comporte d’approximations et de déni d’une condition parfois difficile à assumer. En revanche, en France, les données sont davantage maîtrisées : les individus, qu’ils soient actifs ou non, sont quasi systématiquement appréhendés par les statistiques, grâce notamment au numéro d’immatriculation à la Sécurité sociale, aux Enquêtes Emploi annuelles et aux fichiers de Pôle Emploi. Et pourtant, tout comme dans d’autres pays de l’OCDE, l’appareil statistique ne peut tout saisir non plus. Certaines pratiques – qualifiées tantôt de travail au noir, tantôt de shadow-economy – échappent largement aux statistiques classiques. Leur part est loin d’être négligeable. Ainsi, l’on estime que, dans un grand nombre de pays de l’OCDE, le travail non déclaré contribue à raison de près de 17 % à la production intérieure, contre 46 % au Sénégal (Schneider et al., 2010, p. 21). La France se situerait, avec 16 % proche de cette moyenne, alors que l’Italie (28 %) et les États-Unis (9 %) occupent des positions extrêmes.
6Les différences concernent aussi le statut des travailleurs. Alors qu’au Sénégal tout comme dans d’autres pays sub-sahariens, les petits métiers et l’auto-emploi prédominent, que ce soit en zone rurale ou en milieu urbain2, la proportion est inversée dans les pays du Nord. Ainsi, en France, seulement un actif sur dix est travailleur indépendant ou employeur, neuf sur dix ont le statut de salariés3. Or, là aussi, il convient de nuancer. La précarité n’est pas absente du monde du travail au Nord, d’où des catégories comme celles des travailleurs pauvres et des travailleurs sous-employés qui correspondent à une réalité.
7Une autre opposition entre pays du Nord et du Sud, la France et le Sénégal en l’occurrence, concerne le statut des sans-emploi. Dans les pays dits « riches », ils ont un véritable statut qui comporte des droits et des obligations, alors qu’au Sud, ils sont privés de toute existence juridique formelle et de toutes mesures de redistribution.
8Quelles conséquences peut-on tirer de ces oppositions, si schématiques soient-elles ? Dans un pays comme la France, les données sur le travail et l’emploi représentent un enjeu considérable, un enjeu accentué par la médiatisation à outrance de tout ce qui touche le sujet. En effet, il y va des politiques sociales et surtout de la redistribution qui coûte cher aux contribuables. Ainsi, une baisse de quelques dixièmes de points des chiffres du chômage « officiel » est aussitôt saluée, par la classe politique, comme une victoire sur « la crise », alors que souvent elle est tout simplement consécutive à une définition plus restrictive du chômage. En effet, au fur et à mesure que les politiques de l’emploi se dotent de nouveaux outils, qu’elles privilégient davantage des approches actives, les catégories d’analyse s’affinent, brouillant ainsi les pistes pour les non spécialistes (Blanchet et Marchand, 2003 ; Gonzalez-Demichel et Nauze-Fichet, 2003).
9Rien de tel dans un pays comme le Sénégal. Décideurs et médias y guettent moins les données produites par les services statistiques nationaux que le classement dans Doing Business, agence de benchmarking de la Banque mondiale dont il sera notamment question dans le chapitre iv. Le courroux que peut provoquer un rapport brûlant sur l’emploi, tel celui rédigé par une équipe d’experts internationaux en 2007 (Banque mondiale, 2007) est vite oublié. Le chômage ? On dirait presque un sujet inconnu dans le discours public. On ne saurait mieux l’exprimer, pour finir, que ce blogueur sénégalais qui écrit non sans sarcasme provocateur4 :
« Vous en Europe, là-bas… Allumez votre téléviseur et regardez un Journal complet. À tous les coups le chômage s’invitera dans votre salon : on lui prendra ses mensurations (“le chômage passe sous la barre de 12 % de la population active.
Le Premier ministre se félicite…”), on lui cherchera des raisons d’être (“le chômage existe pour permettre aux patrons…”), on lui trouvera des relations sulfureuses (“le leader du parti nationaliste maintient qu’il existe un lien entre le chômage et l’immigration…”), on lui prédira un avenir radieux (“si la France ne mène pas les réformes nécessaires, le chômage a de beaux jours…”) ou alors une mort certaine (“le candidat de la gauche veut mettre fin au chômage…”). Hors de la télé, vous rencontrez le chômage dans votre quotidien, déjà dans le métro où le mendiant vous raconte sa vie avec lui (“… messieurs esdames, je suis au chômage depuis quatre ans… une petite pièce…”), au bureau où son spectre menaçant vous hante (“je te jure, si j’accepte pas ce que le chef dit, je risque le chômage moi…”). Il est au cœur des préoccupations des experts qui se penchent sur son cas, l’étudient, l’analysent avec brio parfois… Ah et puis il a plusieurs visages. Il y a le Chômage des Jeunes qui frappe traîtreusement les forces vives et les laisse sans RMI ni ASSEDIC.
Il y a le Chômage Longue Durée qui devient plus coriace au fil des années et laisse peu d’espoir à ces victimes. Il y a le Chômage des Seniors (ah les Seniors… plus de vieux maintenant) qui est cruel et n’a aucun respect pour l’age. Il y a le Chômage des Diplômés, qui surprend tout le monde en s’attaquant aux grosses têtes. Il y le Chômage des Banlieues, qui refuse de voir les choses en “faciès”. Il y a le Chômage Qui Ne Dit Pas Son Nom qui perturbe les statistiques et que les gouvernants ne veulent pas voir en peinture (ou en tableau). Le chômage ? Ici ? Rarement entendu parler. Pas au 20 h de la RTS [Radiodiffusion télévision sénégalaise], pas sur les “xibaar” de Walf FM, pas à la une du Sud Quotidien… la presse n’a pas l’air de connaître ce mystérieux bonhomme. Ou alors elle ne l’aime pas trop. En tout cas, il est rare de rencontrer le chômage au détour d’un article ou d’un édito. Ses mesures qui font les gorges chaudes ailleurs n’intéressent apparemment personne.
Pas de chômage non plus dans l’arène politique. Ou bien… ah… si attendez… je crois me souvenir d’une promesse de campagne en 2000… Ou avant cela encore, la terrible époque du chômage des maîtrisards que le régime de Diouf essaya d’éradiquer en les transformant en boulangers…
Non sérieusement, le chômage par ici on ne connaît pas trop. Du moins pas en tant que phénomène faisant l’objet d’un traitement particulier. […] On ne parle pas de chômage au Sénégal.
Cela supposerait l’existence d’un marché de l’emploi qui absorbe presque toute la population active : le chômage c’est les restes ! Cela supposerait une économie plus active avec de multiples secteurs où foisonnent les entreprises susceptibles d’employer. Cela supposerait une économie plus formelle dans laquelle on sait compter l’emploi. Cela supposerait tellement de choses qui marchent plus ou moins pour qu’on puisse se pencher sur un détail comme le chômage… Non… on n’a pas de chômage au Sénégal. On n’est pas encore assez développé pour ça… »
Notes de bas de page
1 Source : [donnees.banquemondiale.org/indicateur/SI.POV.GINI], accès août 2016. À ma connaissance, il n’existe pas de données fiables sur l’évolution du coefficient Gini au Sénégal.
2 Pour ce qui des capitales de l’UEMOA, l’importance numérique des activités informelles est comparable et elles se « ressemblent d’une grande ville à l’autre ». Source : Brilleau et al., 2004, p. 26.
3 Source : [http://www.insee.fr/], accès août 2015. Année de référence : 2013.
4 Extrait d’un article publié le 20 août 2006 par Doomu Rewmi sur http://blog.doomurewmi.net/post/2006/08/20/Il-ny-pas-de-chomage-au-Senegal, (erreur en 2017) sous le titre « Il n’y a pas de chômage au Sénégal ». Accès 29 septembre 2011. Depuis, le blog semble avoir été supprimé. Le fondateur d’un mensuel du même nom, Oumar Wone, leader du Parti populaire sénégalais, est décédé le 2 mai 2013. L’orthographe de l’auteur de l’article a été conservée.
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