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Sénégal, le travail dans tous ses états

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Eveline Baumann

Première partie : Observer, compter, comprendre

Chapitre II : Chiffrer et déchiffrer le travail et l’emploi

Texte intégral

1On pourrait espérer qu’au Sénégal, l’information sur le travail et l’emploi fasse partie intégrante de la panoplie des données mises à la disposition des décideurs et que ceux-ci puissent élaborer les politiques publiques en toute connaissance de cause. Tel n’est cependant pas le cas, loin de là. Ni au Sénégal, ni d’ailleurs dans d’autres pays de la sous-région. Le travail et l’emploi font partie de ces domaines où l’information présente de nombreuses lacunes, et pour cause.

  • 1 Ce qui n’exclut cependant pas des visions à long terme qui se traduisent dans l’épargne, les (...)

2En effet, les services statistiques sont beaucoup moins bien dotés en ressources humaines et en moyens financiers que dans les pays plus riches. De ce fait, ils pâtissent, pour la conduite de nombreux travaux, d’une certaine dépendance des bailleurs de fonds. Le rapport de force qui en résulte n’est guère propice à une politique véritablement autonome. Mais c’est surtout la configuration du monde du travail même qui pose problème, car, au Sud, les réalités sont plus difficiles à mesurer que dans les pays du Nord qui, eux, ont élaboré les catégories censées être utilisées dans les deux hémisphères. Au Sénégal aussi, il y a, d’une part, pléthore de travailleurs disponibles. Leur disponibilité fluctue au gré des saisons, car l’économie et la société restent profondément marquées par la ruralité et la prééminence du secteur primaire – c’est-à-dire l’agriculture, l’élevage, la pêche, mais aussi les activités extractives – avec tout ce que cela implique comme imprévisibilité. Le souci de faire face à cette imprévisibilité se répercute aussi sur les pratiques de ceux qui s’activent dans d’autres secteurs. Autrement dit, compte tenu des risques et des incertitudes qui pèsent sur la société dans son ensemble ainsi que sur son environnement, les acteurs veillent tout d’abord à la reproduction de la cellule familiale, au détriment de l’accumulation. Ainsi, au lieu de poursuivre un projet professionnel unique et à long terme, ils sont souvent amenés à devoir privilégier la répartition des risques et le court terme1. D’où la recherche d’une pluralité d’opportunités de gains que seul l’auto-emploi semble être à même de procurer. Celui-ci correspond, pour ainsi dire, à la « normalité ». Il s’agit donc d’une main-d’œuvre difficilement saisissable par les méthodes statistiques classiques. D’autre part, seulement une infime partie des travailleurs disponibles se voit proposer un emploi dans les entreprises, car celles-ci recrutent peu. Or, travail salarié n’est pas nécessairement synonyme de sécurité : un emploi dans une entreprise ayant pignon sur rue ne se traduit pas toujours par un enregistrement quelconque auprès d’une institution publique quelle qu’elle soit. Cela ne fait que rajouter à la complexité de la mesure.

3Rien d’étonnant alors que les connaissances fiables sur le monde du travail et de l’emploi sont limitées et que les analyses représentent un défi considérable. Par conséquent, pour se faire une idée de la situation actuelle, les décideurs ne peuvent que procéder par tâtonnements timides et extrapolations hasardeuses…

L’information sur le travail et l’emploi : lacunes et contradictions

4Les outils statistiques susceptibles de mesurer le travail et l’emploi se sont considérablement perfectionnés au cours du passé récent. Or, en dépit de ces progrès, il n’est pas chose aisée de se faire une image fidèle des réalités, car les informations sont dispersées, partielles et fréquemment disponibles fort tardivement. Souvent, elles se contredisent même. D’où la nécessité de compléter les connaissances chiffrées par des éclairages plus fins, puisés dans le quotidien des populations concernées, grâce à des contacts récurrents, à des analyses académiques ou aux médias.

La méconnaissance des flux

5Le travail et l’emploi peuvent être appréhendés de deux manières complémentaires, en privilégiant l’approche par les stocks, d’une part, par les flux, d’autre part. Les premiers traduisent l’état de la main-d’œuvre à un moment donné, état tel que le reflètent les données provenant des recensements et autres enquêtes statistiques. Les seconds permettent de générer une image dynamique du « marché du travail », avec ses entrées et ses sorties.

6Alors que la collecte de données instantanées fait généralement appel aux ressources locales tout en bénéficiant de l’appui financier des agences internationales, l’enregistrement des flux requiert, lui, non seulement des institutions nationales opérationnelles, mais aussi et surtout une certaine volonté politique pour produire des données et pour en assurer l’exploitation continue. Les pays du Sud peinent souvent à réunir ces conditions. Et pourtant, au Sénégal, les dernières décennies sont ponctuées de nombreuses initiatives censées mettre en place un système d’information fiable. Dès les années 1980, l’on s’inquiéta de la faible fiabilité des données statistiques, celles-ci consistant largement en des projections2. La décennie suivante est annoncée la création imminente d’un « Observatoire de l’Emploi qui permettra de disposer de statistiques fiables sur le marché du travail, et d’un outil d’analyse, à moyen et long terme, de l’évolution de ce marché » (Sénégal, 1992, p. 81). De même, l’on envisage la mise en place d’un Système d’information sur le marché de l’emploi (SIME) (Sénégal, 1998, p. 69). En 2011, on apprend que l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD) « travaille actuellement sur la phase préparatoire d’un projet pilote de mise en place d’un Système d’information sur le marché de l’emploi dans la région nord du Sénégal… » (Sénégal, 2011a, p. 124). Ces différentes initiatives sont restées lettre morte. Fin 2013, la liste des projets relatifs à l’information sur l’emploi s’est de nouveau rallongée, et ceci avec la création du projet Accueil emploi3. Un projet qui, lui aussi, est resté au stade de projet…

7Virement apparent à une date plus récente, avec un projet censé mettre progressivement fin à l’absence d’information sur les flux. Il s’agit de collecter, sur une base trimestrielle, des données permettant d’identifier les secteurs porteurs, de connaître le profil des demandeurs d’emploi et les mécanismes de leurs recherches, d’évaluer les conditions de travail notamment en ce qui concerne la protection sociale, etc. Les enquêtes se veulent aussi un moyen permettant « d’apprécier le respect des engagements du gouvernement dans la lutte contre le chômage, le sous-emploi et l’amélioration des conditions de vie des travailleurs4 ».

8Les résultats de cette initiative sont d’autant plus attendus que, depuis 1987, l’État n’assure plus le placement de la main-d’œuvre et que l’on ne dispose, de ce fait, d’aucune information sur les sans-emploi. Les cabinets de recrutement privés – leur progression numérique est remarquable depuis que le credo néo-libéral a gagné toutes les sphères de l’activité économique – eux, ne sont pas tenus à communiquer des renseignements quels qu’ils soient sur ceux qui recourent à leur intermédiation.

  • 5 Voir Évolutions économiques récentes, publication trimestrielle de l’Agence nationale de (...)

9Il convient cependant de nuancer. Les grandes entreprises sont censées déposer les contrats de travail auprès de l’IPRES (Institut de prévoyance retraite du Sénégal) et leurs employés sont également répertoriés par le CUCI (Centre unique de collecte de l’information), d’où l’existence d’une base de données concernant la main-d’œuvre de près de 4 000 entreprises non financières (Afristat, 2008a, p. 21-22). De plus, l’on possède des informations partielles sur l’emploi dans l’industrie. Celles-ci s’appuient sur les déclarations d’un certain nombre de chefs d’entreprise5. Par ailleurs, une initiative mérite d’être signalée, qui consiste à faire la synthèse des informations collectées par les inspections du travail et la sécurité sociale (Sénégal, 2014b). Il n’en reste pas moins que, d’une part, l’État ne dispose pas d’un personnel suffisamment nombreux pour vérifier le respect des obligations incombant aux grandes entreprises. D’autre part, les travailleurs embauchés par ces entreprises ne représentent que la frange « supérieure » de la main-d’œuvre sénégalaise.

10En attendant que le suivi des travailleurs initié en 2015 fasse ses preuves, l’on ne peut se faire qu’une image très approximative de l’évolution de ce marché pas comme les autres. Et, surtout, les décisions susceptibles d’être prises en matière de politiques publiques s’appuient sur des bases fort aléatoires et peu actuelles.

Recensements et enquêtes statistiques : des instantanés ponctuels qui datent

11En absence de sources complètes et fiables sur les flux de la main-d’œuvre, on est amené à se référer aux différentes enquêtes statistiques ainsi qu’aux recensements nationaux qui, eux, produisent des images instantanées des stocks.

12Les premières investigations statistiques réalisées par le Sénégal indépendant concernent essentiellement la démographie (Sénégal, 1964, 1971 et 1973). Couvrant l’ensemble du territoire national, elles donnent aussi certaines informations sur le salariat. En revanche, il a fallu attendre la fin des années 1970 pour qu’une première enquête ciblant spécifiquement la main-d’œuvre sénégalaise voie le jour (Sénégal, 1982b).

  • 6 Les enquêtes 1-2-3 font partie du Programme régional d’appui statistique à la surveillanc (...)

13Les enquêtes sur l’emploi qui allaient suivre se sont intéressées à la seule région de Dakar. Il s’agit de l’Enquête emploi, sous-emploi, chômage en milieu urbain (Sénégal, 1993a) et de l’Enquête dite « 1-2-3 » (Sénégal, 2004a). Cette dernière s’inscrit dans un ensemble d’investigations menées parallèlement aussi dans d’autres capitales – Abidjan, Bamako, Cotonou, Lomé, Niamey, Ouagadougou – de pays membres de l’UEMOA (Union économique de l’Ouest africain). C’est là le fruit d’une collaboration entre Afristat (Observatoire économique et statistique d’Afrique subsaharienne) et DIAL (Développement, institutions et mondialisation)6. On y reviendra.

  • 7 On pense notamment à l'Enquête sur les priorités (Sénégal, 1993c), l’Enquête su (...)

14Indépendamment de ces travaux spécifiques, les recensements de la population et certaines enquêtes auprès des ménages s’intéressent également à la situation professionnelle de la population, même si ce n’est que de manière accessoire. Quatre recensements nationaux ont été réalisés, en 1976, 1988, 2002 et fin 2013 (Sénégal, 1982a, 1993b, 2006a et 2014a). Quant aux enquêtes menées auprès des ménages à des dates relativement récentes et couvrant l’ensemble du territoire7, leur fiabilité en matière de travail et d’emploi paraît limitée, tant la confrontation des résultats donne l’image d’évolutions erratiques, voire incohérentes. On notera cependant que l’Enquête de suivi de la pauvreté au Sénégal de 2011 contient un module amélioré sur l’emploi et présente des résultats relativement approfondis (Sénégal, 2013a, p. 64-73).

15Deux lacunes majeures caractérisent les informations chiffrées relatives au monde du travail au Sénégal. D’une part, les enquêtes sont espacées de plusieurs années et les analyses ne sont généralement disponibles qu’après des délais relativement longs. Compte tenu des innovations technologiques, la contrainte de la disponibilité tardive a de fortes chances d’être surmontée. D’autre part, les enquêtes ne sont réalisées, la plupart du temps, que dans la région de Dakar où vit un Sénégalais sur quatre (Sénégal, 2014a, p. 67).

16Ces lacunes méritent d’être rapprochées des difficultés auxquelles se heurte, plus généralement, l’appareil administratif lato sensu au Sénégal. Pour prendre les décisions administratives qui s’imposent, il faut tout d’abord compter les citoyens, au jour le jour, et disposer d’un service d’état civil opérationnel. Or, un important pourcentage des naissances n’est pas enregistré : 11 % dans les villes, 34 % en milieu rural8. L’on sait qu’il en est de même des décès, que ce soit par négligence des familles, par manque d’information sur les obligations citoyennes, par défi vis-à-vis de l’État. Ou tout simplement par calcul, ce qui expliquerait le grand nombre de retraités « fantômes » dont la presse sénégalaise se fait régulièrement l’écho.

  • 9 Surtout par comparaison au coût de l’enquête sur les indicateurs socio-démograp (...)

17Parallèlement, les autorités semblent peu soucieuses de la quantification des phénomènes sociaux, surtout lorsqu’ils sont politiquement aussi sensibles que le travail et l’emploi. Certes, l’ANSD s’est vu doter d’un statut davantage adapté à sa mission et disposait d’un Schéma directeur pour la période 2008-2013 (Sénégal, 2007a) dont les consignes ont été prolongées dans le cadre de la Stratégie nationale de développement de la statistique (Sénégal, 2014f). Quant au schéma directeur, les deux tiers du budget prévisionnel pour les six années en question étaient consacrés à la production statistique, soit 34,4 milliards FCFA (près de 53 millions €). Mais alors que les données sur l’emploi figuraient parmi les priorités annoncées (ibid., p. 16), les 100 millions FCFA (152 000 €) alloués aux enquêtes sur les activités de type informel restent modestes9. Or, c’est justement sur ces activités que devraient se concentrer les efforts.

Les travaux sur les activités de type informel : saisir et comprendre « l’insaisissable »

18Mieux connaître les activités de type informel est incontestable une préoccupation majeure des statisticiens du travail, et ceci depuis les années 1980. On ne s’attardera pas ici sur les nombreuses définitions (Charmes, 2009 ; ILO, 1972 ; Lautier, 1994 ; Portes et al., 1991 ; Portes, 1994), pour nous contenter de la définition utilisée dans les Enquêtes 1-2-3. Celles-ci qualifient de « secteur informel […] l’ensemble des unités de production qui ne possèdent pas de numéro NINEA (Numéro d’identification national des entreprises et des associations) ou de numéro contribuable ou, dans le cas des patrons et de ceux qui travaillent à leur compte, qui ne tiennent pas de comptabilité » (Sénégal, 2004a, p. 37). Nous l’avons déjà dit : la plupart du temps, il s’agit de l’auto-emploi et lorsqu’il y a recours à la main-d’œuvre, celle-ci est généralement apparentée ou du moins introduite par un proche. Ceci vaut surtout pour le secteur primaire. Quant à la gestion des unités, elle se caractérise par l’articulation entre considérations économiques, sociales, politiques, religieuses, etc., une gestion qui n’est donc pas intelligible à travers le seul prisme de l’économie.

19Une autre précision mérite d’être faite : dès les premières investigations sur les petits métiers, l’appellation « secteur » s’est imposée, ne serait-ce que par commodité et dans un souci de l’opposer à un autre « secteur », formel celui-là et comprenant à la fois les entreprises davantage formalisées et la fonction publique. Cette manière de penser le monde du travail est susceptible d’induire l’idée d’une certaine homogénéité de « l’informel », elle devient ainsi fort contestable. En effet, « l’informalité » s’inscrit, en réalité, sur un continuum, où la visibilité et la mise aux normes peuvent varier dans des proportions considérables. Dans les pays du Sud tout particulièrement, les pratiques informelles se rencontrent dans toutes les activités économiques, dans les services et la production autant que dans l’agriculture et l’élevage, dans le privé autant que dans le public. On y reviendra.

20On connaît bien les travaux pionniers réalisés par le BIT (Bureau international du travail) sur les activités informelles (BIT, 1975). Au courant des années 1970, lorsque la crise agricole donnait lieu à l’afflux des ruraux vers les grandes agglomérations, les villes devaient rencontrer un intérêt particulier. D’où l’initiative, prise par le BIT, de mener des enquêtes dans cinq capitales africaines, Ouagadougou, Nouakchott, Lomé, Abidjan et Yaoundé (BIT, 1982). Alors que les premières investigations privilégiaient le milieu urbain, elles accréditaient implicitement l’idée selon laquelle le milieu rural serait quasi exclusivement dominé par le secteur primaire et qu’il est, de ce fait, d’un intérêt mineur pour les statistiques du travail.

  • 10 Pour recevoir, en Afrique, une consécration à travers la décennie 2010-2020, désignée com (...)

21Au Sénégal aussi, les experts s’intéressent tout d’abord aux activités informelles dites « modernes » de la capitale, dont notamment la maçonnerie, la menuiserie, la réparation de vélos et de véhicules et la confection (Van Dijk, 1986). Ce qui peut frapper à la lecture de ces travaux aujourd’hui, c’est l’absence de prise en compte des femmes, car c’est un monde purement masculin qui est présenté. Rien d’étonnant à cela : l’intérêt pour l’approche genre ne s’est véritablement révélé que dans les années 199010.

22D’autres travaux sur les petits métiers à Dakar allaient successivement voir le jour, toujours commandités par des organisations internationales (L. Ndiaye, 1990 ; Sene, 1995 ; Zarour, 1989). L’intérêt s’explique, cette fois-ci, par les répercussions des politiques d’ajustement structurel initiées au début des années 1980. Ces politiques avaient donné lieu à des licenciements massifs au sein des grandes entreprises contrôlées par l’État. Plus encore, elles avaient conduit à des départs volontaires de la fonction publique et à l’arrêt des recrutements d’agents de l’État. La compréhension des potentialités des petits métiers devint alors une priorité. Pour cela, le « bas de gamme » est délibérément écarté de la réflexion, un centrage qui permet de raisonner par rapport à ce qui est présenté comme un « secteur » et de donner l’illusion de son encadrement possible. On s’interroge avant tout sur la création d’emploi des petits métiers, mais aussi sur leurs capacités d’auto-financement et de distribution des revenus, ainsi que sur leur rôle quant à la modernisation du tissu économique. Par la suite, l’accent fut davantage mis sur l’amélioration de la législation et la réforme de l’environnement de l’entreprise. Cette réorientation s’explique par le fait que les pouvoirs publics avaient pris conscience de la contribution des unités de type informel à la production nationale et aux ressources de l’État (Gaufryau et Maldonado, 2001). Les questions d’emploi proprement dites paraissent de ce fait secondaires.

23Si, depuis les premières enquêtes sur l’emploi informel, les méthodes d’investigation se sont considérablement affinées, c’est grâce à la concertation des statisticiens, qu’ils relèvent du BIT, d’Afristat ou des Nations unies. Les Enquêtes 1-2-3 fournissent le meilleur exemple de cette avancée. Comme leur nom indique, elles comportent trois phases, ciblant, respectivement, l’emploi, le « secteur informel » et la demande des ménages (Sénégal, 2004b). Un fait mérite d’être signalé : les questionnements englobent désormais des dimensions subjectives du travail et du non-travail et ils explorent aussi la représentation du chômage. Ces investigations ont trouvé des prolongements dans de nombreuses exploitations complémentaires réalisées notamment par des démographes et des économistes. Elles ont aussi donné lieu à des comparaisons entre les sept capitales subsahariennes couvertes (De Vreyer et Roubaud, 2013). À ce titre, elles répondent à l’impératif de comparabilité internationale, impératif qui va de pair avec la généralisation de l’économie de marché. Alors que les Enquêtes 1-2-3 ne concernent que la capitale, fin 2013 est réalisée une enquête couvrant pour la première fois l’ensemble du territoire national (Sénégal, 2013f).

24Un trait commun caractérise la quasi-totalité des travaux sur les activités de type informel : la focalisation exclusive sur les services et la petite production marchande et l’absence de prise en compte des exploitations paysannes. Solution de facilité s’il en est, alors que le mode de fonctionnement des uns et des autres est tout à fait comparable. Certaines analyses du monde agricole sont là pour le rappeler, lorsqu’elles décryptent les relations de travail, insistant sur la précarité et le recours accru à la main-d’œuvre féminine, particulièrement « adaptable » (Dieng, 2003 ; Faye et al., 2007).

Synthèses et approches monographiques : du chiffrage au déchiffrage

25Les documents et les travaux spécifiques sur les activités informelles ont donné lieu à un certain nombre de synthèses à caractère plutôt technique. On peut signaler tout d’abord une étude commanditée par l’USAID (Renison et al., 1990). Les auteurs tirent la sonnette d’alarme par rapport aux tendances majeures du travail au Sénégal et au faible intérêt que les décideurs accordent notamment à l’agriculture. Parallèlement à cette analyse, deux ouvrages collectifs ont l’ambition d’élucider les effets qu’ont provoqués sur le salariat les Programmes d’ajustement structurel (Lee et al., 1992 ; Fall B., 1997). Par ailleurs, les politiques publiques ainsi que les mesures de création d’emplois sont exposées dans un rapport d’expert, source d’informations précieuses (Ndao, 1996).

26Après l’étude synthétique évoquée de Renison et al. (1990), il fallut attendre plus de quinze ans avant de disposer d’une vision actualisée du monde du travail au Sénégal, intitulée Sénégal. À la recherche de l’emploi. Le chemin vers la prospérité et réalisée par une équipe d’experts pour le compte de la Banque mondiale (2007). Ce document s’inscrit dans un ensemble de travaux lancés par la Banque mondiale en 2001, relatifs au développement du secteur privé dans le monde11. S’appuyant sur des renseignements portant sur 350 entreprises sénégalaises (Banque mondiale 2005a), les auteurs éclairent le travail et l’emploi autant par le prisme des travailleurs que par celui des entrepreneurs. Les résultats de ces deux documents ont été actualisés et complétés, pour l’Afrique de l’Ouest de manière générale et pour le Sénégal en particulier, grâce au recours à des données macro-économiques (Benjamin et Mbaye, 2012), l’objectif étant de mieux connaître la productivité des unités informelles, par opposition aux unités de type formel.

27D’autres travaux, plus académiques, viennent compléter ces documents de synthèse. Ils adoptent une approche qualitative qui donne aussi la parole aux acteurs. Parmi ces travaux, on peut citer tout d’abord un ouvrage particulièrement riche d’enseignement, réalisé par un historien (B. Fall, 2011). Il analyse les étapes décisives de l’évolution du travail au Sénégal au xxe siècle, en s’interrogeant sur l’héritage de l’époque coloniale et l’intégration de la société sénégalaise dans le capitalisme mondial. À part cette recherche précieuse qui approfondit et complète les textes antérieurs du même auteur (B. Fall, 1992 et 1997), d’autres travaux s’intéressent à des segments spécifiques de l’économie sénégalaise. L’on pense tout d’abord à l’ouvrage de Samir Amin sur le monde des affaires, qui donne des éclairages instructifs sur le rôle des commerçants dans le contexte économique du Sénégal avant, pendant et après la colonisation (Amin, 1969). Les déterminants historiques du commerce, tel qu’il est pratiqué à l’époque actuelle, sont mis en relief par les travaux le Laurence Marfaing et Mariam Sow (Marfaing, 1991 ; Marfaing et Sow, 1999). Toujours au sujet du commerce, nous disposons de témoignages fort intéressants soulignant la spectaculaire création de richesses par certains professionnels du négoce (Coulibaly, 1998 ; B. Fall, 1990).

28La catégorie des fonctionnaires a fait l’objet d’un travail minutieux au lendemain de l’indépendance (F. Sow, 1972), lorsque tout diplômé bénéficiait de son intégration quasi automatique dans la fonction publique, une situation qui allait perdurer jusqu’aux premiers Programmes d’ajustement structurel. Ces derniers devaient durablement déséquilibrer le rapport entre offre et demande de travail, d’où des réflexions fort pertinentes sur la condition des diplômés de l’enseignement supérieur, catégorie particulièrement sinistrée (Ndaw, 1984 ; A. Sarr, 1989 ; Sénégal, 1985). Ces réflexions devaient être actualisées une dizaine d’années plus tard, à un moment où les premiers établissements d’enseignement supérieur privé allaient voir le jour (Babou, 1996 ; Badji, 1996 ; Baumann, 1996 et 2003a ; Correa, 1996).

29Les travailleurs du secteur industriel ont, eux aussi, fait l’objet d’un certain nombre de monographies. Elles datent essentiellement de l’époque où décideurs nationaux et bailleurs de fonds étaient amenés à s’interroger sur les répercussions de ce que l’on allait appeler l’ajustement par la main-d’œuvre (M.C. Diop, 1990 ; B. Diouf, 1996 ; A. T. Gueye, 1997 ; P. T. Sow, 1997 ; Valette, 1990).

30D’autres travaux encore se sont intéressés à la main-d’œuvre féminine (F. Ndiaye, 1998 ; Niang, 1997 ; F. Sarr, 2000) et les difficultés qu’éprouvent les femmes lorsqu’elles veulent concilier vie familiale et activité économique (Adjamagbo et al., 2006 ; Lecarme-Frassy, 2000). Les personnes âgées et leurs activités économiques ne sont pas non plus absentes des questionnements. Certes, cet intérêt n’est pas sans lien avec les préoccupations réelles que représente, pour la société sénégalaise, la prise en charge des personnes âgées, mais il s’explique aussi par les injonctions des agences internationales (Antoine, 2007a et 2007b ; Sénégal, 2010a). Et enfin, à une époque où le dumping social des pays du Sud est une pratique de plus en plus stigmatisée par les organisations de la société civile du Nord et du Sud, la situation des adolescents et des enfants a également été documentée (Antoine et Fall, 2002 ; Dumas et Lambert, 2006). Plus encore, grâce à des investigations quantitatives réalisées par l’Agence nationale de la statistique et de la démographie en collaboration avec le BIT, l’on dispose de données reflétant l’étendue du phénomène du travail des enfants au Sénégal (Sénégal, 2007b et 2015e).

La production des données : compter le visible et « l’invisible »

31La population sénégalaise se caractérise par un dynamisme remarquable, ce qui représente a priori un atout non négligeable pour les transformations économiques et sociales, mais n’est pas sans causer des problèmes lorsque le « marché du travail » n’est que très partiellement en mesure d’absorber les personnes en quête d’une occupation rémunérée. Comme ailleurs, ce handicap se traduit par le foisonnement de petits métiers et de l’auto-emploi. Ainsi, disposer d’un emploi signifie, pour huit, voire neuf Sénégalais sur dix, vivre dans la précarité matérielle et dans une grande insécurité sociale. Une situation qui n’exclut pas l’existence de gagnants. Avant d’analyser les réalités telles que les reflètent les données disponibles, on s’arrêtera sur la production de ces données et leurs contradictions.

Incohérences et contradictions

De la pertinence des catégories et des contraintes du terrain

32On le sait : les catégories censées refléter les réalités du monde du travail ont été élaborées par et pour les pays du Nord, là où le salariat continue à concerner huit à neuf actifs sur dix. L’utilisation de ces catégories dans le pays du Sud est par conséquent problématique, car exposé à des contraintes différentes, le travail y est régi par des normes d’une autre nature. L’activité économique est fortement conditionnée par le secteur primaire, d’où des variations saisonnières particulièrement importantes. De même, au Sud, la contractualisation des relations de travail est peu aboutie, ce qui conduit à des situations fort instables, génératrices de risques, elles aussi. Il s’ensuit, au niveau individuel et familial, la nécessité de sources de revenus complémentaires, ceux-ci étant procurés par la pluriactivité. Or, ce phénomène est difficile à appréhender par des enquêtes et les recensements classiques. Rien d’étonnant alors si, en dépit de tous les efforts d’adaptation des catégories au contexte local, les données collectées ne rendent qu’une image tronquée des réalités du travail.

33Sur le plan opérationnel de la collecte des données, une première difficulté vient de la définition de la personne potentiellement active. Cette question renvoie, d’une part, à l’âge à partir duquel un individu est supposé pouvoir travailler et, d’autre part, à l’âge de la cessation de toute activité économique. Dans les différentes sources disponibles au Sénégal, l’âge de travailler peut être compris entre 15 et 64 ans, comme il peut y avoir seulement une limite inférieure, celle de 10 ans par exemple. Or, on sait que dans les unités de production familiales, l’entrée dans le monde du travail est toujours progressive, tout comme l’est la sortie, avec des variations qui dépendent de l’activité, de ses rythmes saisonniers, du niveau de vie de l’unité familiale, du statut social de l’intéressé, etc. Autant d’éléments qui rendent problématique toute fixation arbitraire de l’âge de travailler, mais qui déterminent des indices comme le taux d’activité et de chômage.

34La deuxième difficulté concerne l’activité économique même. Indépendamment des catégories préétablies et de leur réadaptation régulière, la manière de penser et de dire le travail semble de plus en plus liée au discours public. Ainsi, l’économie de marché valorise l’entrepreneuriat, a fortiori lorsqu’il est féminin. Inconsciemment ou non, les enquêtés font progressivement concorder leurs réponses avec « l’air du temps ». L’on peut penser que, de ce fait, la progression du taux d’activité des femmes est surestimée, sachant que l’on est passé d’une prise en compte incomplète de la main-d’œuvre féminine, surtout agricole (Sénégal, 1982a, p. 33), à la reconnaissance explicite du travail des femmes… du moins celui réalisé en dehors du foyer. Une reconnaissance souvent instrumentalisée par les milieux politiques, étant donné que les femmes représentent un potentiel électoral utile et facile à organiser, compte tenu des nombres associations féminines…

  • 12 Jean-Pierre Lachaud distingue une quarantaine de types de chômage. Voir Penouil, 1979, (...)

35Dire l’absence de travail n’est pas chose aisée non plus : les sans-emploi sont socialement dévalorisés, ne serait-ce que parce que, ne bénéficiant pas d’indemnité institutionnalisée, ils ne peuvent contribuer au budget familial. De plus en plus souvent, on donne aux enquêtés la possibilité de se définir eux-mêmes ; mais cette approche comporte le risque qu’ils s’évertuent à trouver des subterfuges pour faire croire aux autres – à commencer par ceux qui assistent à l’enquête – qu’ils sont véritablement occupés. Pendant longtemps, on estimait que ce que l’on désigne comme du « chômage déguisé12 » – caractérisé par une productivité marginale du travail nulle (Penouil, 1979, p. 277) – est essentiellement un phénomène rural. En effet, pour un villageois, il est aisé de « s’activer » sur un lopin de terre, sans pour autant en tirer des revenus substantiels. Cependant, avec l’urbanisation croissante et la généralisation des intermédiations de toutes sortes, ce « chômage déguisé » touche aussi massivement les villes. Pour éviter d’être considérés comme une bouche de plus à nourrir, les sans-emploi se disent commerçants, prétendent être « dans les affaires », font de la vente à la sauvette qui rapporte souvent tout juste le prix du transport, s’improvisent enquêteurs par intermittence pour telle ONG, espérant décrocher un jour l’emploi qui les revalorisera à leurs propres yeux et à ceux de leurs proches.

  • 13 Selon le décret no 96-154, signé par le président de la République du Sénég (...)

36Une difficulté supplémentaire quant à la collecte des données statistiques est imputable aux fluctuations saisonnières de l’activité économique et au sentiment éprouvé par les acteurs d’être insuffisamment sollicités par leur travail. Ces fluctuations ne sont pas le propre du milieu rural avec ses cycles de production agricole, loin de là. Dans la capitale aussi, l’absence d’emploi peut varier du simple au triple au cours d’une année (Sénégal, 2004c, p. 107). Saisir ces variations intra-annuelles n’est pas chose aisée, ce qui conduit à des adaptations des concepts utilisés. Ainsi, les statisticiens distinguent désormais entre le « chômage actuel », qui couvre la période des sept jours précédant l’enquête, et le « chômage habituel », pour lequel la période de référence est étendue aux trois, voire aux douze derniers mois. Un autre affinement consiste à combiner des éléments quantitatifs et qualitatifs, ce qui permet d’évaluer, dans un premier temps, le « sous-emploi visible qui concerne les actifs travaillant involontairement moins de 35 heures par semaine. Dans un second temps, est évalué le « sous-emploi invisible » qui mesure le rapport entre les actifs occupés gagnant moins que le salaire minimum horaire et la population active occupée13.

37La dimension spatiale de l’information disponible mérite également d’être soulignée. En effet, les investigations concernent quasi exclusivement l’agglomération dakaroise, au détriment d’une couverture géographique plus grande qui engloberait non seulement les zones rurales proprement dites, mais aussi les villes secondaires qui réunissent pourtant presque autant d’actifs que Dakar. La méconnaissance des potentialités des zones autres que la région de Dakar ne fait que perpétuer les déséquilibres entre la capitale et le « reste » du pays. Les répercussions en termes de politiques publiques sont évidentes.

38L’état des connaissances chiffrées est bien entendu étroitement lié aux priorités des bailleurs de fonds et aux relations qu’ils entretiennent avec les autorités nationales. Plusieurs remarques s’imposent à ce propos. Premièrement, les données produites avec l’appui de la communauté internationale servent de plus en plus à canaliser les flux d’aide et d’investissement vers des destinations se conformant aux normes supposées universelles, selon le principe consistant à accorder désormais l’aide aux « bons élèves » des agences internationales (Soederberg, 2004). Les données nationales correspondent de ce fait à autant de maillons d’un projet plus global consistant à alimenter des banques de données élaborées par les agences de « développement ». Deuxièmement, les priorités des bailleurs concernent avant tout la production de données relatives à des domaines aussi prometteurs de « développement » – et de marchés potentiels ! – que la santé et l’éducation (Sandefur et Glassman, 2014). Les données sur le monde du travail, elles, semblent secondaires. Troisièmement, aussi sophistiquées que puissent paraître les méthodes d’enquêtes actuelles, les données spécifiques ne font sens que si les données générales, renvoyant à la démographie notamment, sont fiables (Glassman et Ezeh, 2014). L’utilisation de ces données spécifiques à des fins de politiques publiques n’en paraît que d’autant plus sujette à caution.

Des incohérences fort fâcheuses

39Il est manifeste que la sophistication des méthodes et concepts a contribué à une meilleure compréhension des réalités telles qu’elles sont vécues par la main-d’œuvre. Il y a cependant aussi une contrepartie, celle de la non-cohérence et de la non-continuité des concepts utilisés dans les différentes enquêtes. Ainsi, la population potentiellement active est tantôt celle de 6 ans et plus, tantôt 10 ans et plus, voire 15 ans et plus. Pour définir l’activité exercée, il y a tantôt prise en compte de la profession apprise, tantôt de la profession exercée. En ce qui concerne le chômage, l’on mesure tantôt la population « habituellement » et « actuellement » au chômage, tantôt l’une des deux. Quant au sous-emploi, le seuil permettant de le définir est tantôt 40 heures, tantôt 35 heures. Compte tenu de ces incohérences, les approches chronologiques sont d’emblée vouées à l’échec, à moins que l’on réussisse à accéder aux fichiers d’origine…

  • 14 L’Enquête nationale sur le secteur informel au Sénégal (ENSIS) s’appuie sur (...)

40Certains experts vont jusqu’à affirmer que les sources statistiques de l’emploi sont un « casse-tête » (Banque mondiale, 2007, p. 28). On ne peut que souscrire à cette affirmation et prendre, par exemple, les incohérences manifestes entre les résultats de la deuxième Enquête de suivi de la pauvreté au Sénégal (Sénégal, 2013a), d’une part, et ceux de l’Enquête nationale sur le secteur informel au Sénégal (Sénégal, 2013f), d’autre part, deux enquêtes réalisées en 2011 sur toute l’étendue du territoire nationale. Ainsi, d’après l’Enquête de suivi de la pauvreté, l’activité commerciale concernerait seulement 5 % de l’ensemble des actifs, ce qui contredit les observations faites par ailleurs. En effet, l’Enquête nationale sur le secteur informel au Sénégal indique que l’activité commerciale concerne 56 % de ceux qui exercent un travail dans les secteurs secondaire ou tertiaire, ce qui correspondrait à 28 % de l’ensemble des actifs, si l’on admet que le secteur primaire occupe la moitié des actifs. Même si ces deux enquêtes ne mesurent pas des réalités identiques – l’ensemble des travailleurs dans le premier cas, ceux exerçant un métier de type informel dans le second – un écart allant quasiment du simple au sextuple peut surprendre14

  • 15 Cf. infra, tableau 5.

41D’après les experts de la Banque mondiale, les données les plus fiables en matière d’emploi ne proviendraient pas des enquêtes d’emploi proprement dites, mais des recensements (Banque mondiale, 2007, p. 28). Ce constat, fait avant le recensement de 2013, ne s’est cependant pas vérifié. On en veut pour preuve le recul spectaculaire des aides familiaux dont la part dans la population active aurait été divisée par quatre entre le recensement de 2002 et celui de 2013, ainsi que la progression remarquable du salariat, passant de 16 % à 21 % des actifs occupés15.

De l’utilisation hasardeuse des chiffres

  • 16 Et qui ne sont pas sans rappeler les définitions adoptées aux pays du Nord, (...)
  • 17 En revanche, pour les jeunes, il aurait été de 15 % seulement. Voir [http://www.indexmu (...)
  • 18 Voir United Nations, 2010, p. 31. Or, dans les références citées – ILO, Global Employme (...)
  • 19 Voir, entre autres, OCDE, 2003, p. 326, et Sénégal, 2008a, p. 8. Toujours par rapport à (...)

42L’utilisation qui est parfois faite des données disponibles ajoute un degré supplémentaire aux incohérences décrites. En effet, si instructive que soit la récente sophistication des définitions – surtout en ce qui concerne l’absence de travail16 –, elle semble ouvrir les portes à des confusions et des informations approximatives, voire erronées, de la part d’institutions jouissant a priori d’une légitimité peu contestée. Ainsi, pour l’Index mundi, le taux de chômage aurait été de 48 % pendant la période allant de 2002 à 200717. Invoquant des références du BIT, la Commission des Nations unies pour l’Afrique estime que le chômage au Sénégal serait de 38 %18. Un autre chiffre, celui des 100 000 primo-demandeurs d’emploi « arrivant sur le marché du travail chaque année », est annoncé avec une persistance particulièrement tenace (cf. encadré 1). Un grand flou caractérise aussi la définition des actifs par branche économique ; ceci vaut notamment pour l’emploi dans le secteur primaire, souvent confondu avec l’emploi agricole, voire avec l’emploi en milieu rural. Le manque de précision concerne aussi le secteur de la pêche pour lequel on annonce, depuis des années et invariablement, 600 000 emplois directs et indirects19.

Encadré 1. – Ces « 100 000 jeunes qui arrivent sur le marché du travail chaque année »…

Ils sont nombreux, ces jeunes Sénégalais qui, tous les ans, tentent d’accéder à un premier emploi. On le sait intuitivement, ne serait-ce qu’à cause du nombre croissant d’élèves et d’étudiants qui, inévitablement, se mettront à chercher un premier emploi, au plus tard après avoir terminé leurs études. En 2009-2010, on comptait 2,4 millions dans le primaire et le secondaire, 100 000 dans le supérieur (Sénégal,2010b ; Le Soleil, 2009). Mais combien sont-ils, les primo-demandeurs d’emploi qui, tous les ans, frappent à la porte du « marché du travail » ?

  • 20 Ainsi, les primo-demandeurs d’emploi deviennent des « demandeurs d’emplois sans qualif (...)
  • 21 Voir : AFD, Études de cas AFD/PRS sur les Objectifs du millénaire pour le développemen (...)

100 000… C’est ce chiffre, quasiment mythique qui est répété, inlassablement, depuis plus de vingt-cinq ans. On peut le trouver, pour la première fois, en 1990, sans que les auteurs précisent l’origine de ce qui est présenté comme une approximation (Renison et al., 1990, p. 2). Depuis, il apparaît régulièrement dans la littérature spécialisée (Duruflé, 1994, p. 12 ; Banque mondiale, 1995a, p. 26 ; B. Fall, 1997, p. 21), sans que son actualité soit interrogée. La presse s’en empare, elle aussi, parfois en l’interprétant à sa guise20. On le retrouve même dans un document émanant de l’Agence française de développement et datant des premières années de la décennie 2000. L’on peut y lire : « Le Sénégal voit arriver sur son marché du travail, chaque année, environ 100 000 nouveaux demandeurs d’emploi, dont plus de 50 % n’ont jamais été scolarisés21. » Nouvelle récidive par l’OCDE, organisation respectable et respectée s’il en est, qui, en 2008, indique le même chiffre (OCDE, 2008, p. 597). Deux ans plus tard, c’est le tour du BIT pour l’annoncer (P. D. Fall, 2010, p. 19). En 2012, les 100 000 primo-demandeurs d’emploi s’invitent enfin à la campagne électorale où, dans son programme, l’un des 14 candidats, Ibrahima Fall, juriste de formation et ancien ministre, promet de faire de l’emploi des jeunes « la priorité des priorités » (I. Fall, 2012, p. 78). Seule l’ANSD semble questionner la véracité du chiffre mythique, puisqu’on peut lire, dans le rapport sur la Situation économique et sociale du Sénégal en 2010 : « La demande d’emploi augmente chaque année et est estimée entre 100 000 et 200 000 par an… » (Sénégal, 2011a, p. 121.)

  • 22 Pour la démonstration qui suit, on s’appuiera essentiellement sur Sénégal, 2010b, ains (...)
  • 23 Calculs effectués à partir des données nationales, en tenant compte des cas d’abandon (...)

Qu’en est-il effectivement ? On sait que le dynamisme démographique et le taux d’activité de plus en plus élevé contribuent à l’accroissement du nombre de primo-demandeurs d’emploi, alors que la prolongation de la scolarité retarde le phénomène. Pour donner un ordre de grandeur, on peut s’appuyer sur les statistiques de l’éducation nationale22, en comptabilisant, premièrement, ceux qui, n’ayant jamais été scolarisés, tentent d’accéder à un premier emploi à partir un âge déterminé – admettons 12 ans –, deuxièmement ceux qui ont été déscolarisés au cours de l’année et, troisièmement, ceux qui quittent un établissement scolaire (ou universitaire) à la fin de l’année, munis ou non d’un diplôme. D’après nos calculs – schématiques, il est vrai – et en supposant que les trois catégories de jeunes désirent tous travailler, on peut estimer qu’en 2015, environ 350 000 ont été disponibles pour un premier emploi23. On est donc très loin des « 100 000 jeunes qui arrivent sur le marché du travail chaque année »…

43Autant dire que la liberté avec laquelle sont manipulés les chiffres semble être bien partagée entre agences internationales, décideurs nationaux et experts de tout bord…

Ce que les chiffres semblent nous dire…

Une démographie moins dynamique que par le passé

  • 24 Année de référence : 2013. Voir Sénégal, 2014a. Pour donner la mesure de ce (...)

44Avant d’analyser la main-d’œuvre en fonction de ses potentialités et ses handicaps, il est utile de s’intéresser au dynamisme démographique de la société sénégalaise : la croissance démographique continue à être élevée – 2,5 % par an entre 2002 et 2013 (Sénégal, 2014a, p. 62) – et représente bien plus que le double de la moyenne mondiale. La population sénégalaise – 13,5 millions en 2013 – est donc une population jeune. L’âge médian est de 18 ans ; 42 % des habitants ont moins de 15 ans et seulement 3,5 % ont dépassé 65 ans24. Ce constat est crucial pour comprendre les atouts démographiques du pays, mais aussi les défis à relever. Atouts et défis par rapport au « marché du travail », bien sûr, mais aussi en ce qui concerne la question sociale ou, dit autrement, la prise en charge de ceux qui, temporairement ou définitivement, sont dépourvus d’un travail rémunéré.

45Le dynamisme démographique représente, a priori, un élément positif pour le « développement » : plus une population est jeune, plus l’amélioration du niveau d’éducation et de formation professionnelle peut se faire massivement et plus la diffusion de nouvelles connaissances peut s’opérer dans un laps de temps relativement court, contribuant, en principe, à l’augmentation de la prospérité. Or, pour que cet élément puisse jouer pleinement, au moins deux conditions doivent être réunies. Premièrement, les établissements scolaires doivent être suffisamment nombreux et être en mesure de dispenser un enseignement de bonne qualité. Deuxièmement, la population doit aussi être demandeuse de services d’éducation. En effet, pour élever le niveau d’instruction d’une population – défi de taille parmi les Objectifs du millénaire devenus Objectifs du développement durable –, il ne suffit pas de faire construire des écoles, d’ouvrir des salles de classe et de recruter des enseignants, comme continuent à le penser certains « développeurs ». Il faut aussi et surtout que cette offre rencontre une demande adéquate. Ces deux conditions sont loin d’être remplies au Sénégal. Nous y reviendrons au chapitre vii.

  • 25 Pour mesurer l’ampleur du défi auquel est exposé le Sénégal, il est aussi instructif de (...)

46Le dynamisme démographique de la société sénégalaise mérite cependant d’être relativisé, car depuis le milieu des années 1990, la croissance démographique est entrée dans une phase de ralentissement. Selon les recensements nationaux, le taux d’accroissement annuel moyen intercensitaire a été de 2,5 % entre 2002 et 2013, contre 2,7 % entre 1976 et 1988 (Sénégal, 2014a, p. 62). Deux conséquences en découlent pour le monde du travail. D’une part, le « marché du travail » subit une pression sans précédent, car il voit arriver, massivement, les cohortes nées à une époque où la démographie était encore plus dynamique. Alors qu’entre le deuxième et le quatrième recensement national – 1988 et 2013 –, la population sénégalaise a enregistré un accroissement annuel de 2,5 %, la part des 15-59 ans a connu une augmentation de 3 % par an : ils étaient 3,3 millions en 1988, mais près de 7 millions en 2013. Depuis 1988, leur part dans la population totale a augmenté de 5 points pour atteindre 53 % vingt-cinq ans plus tard. En même temps, la part des moins de 15 ans a diminué, passant de 47 % en 1988 à 42 % en 2013. Cette évolution, appelée dividende démographique, est propre à toute l’Afrique sub-saharienne, ce qui la distingue de l’Asie25. Les tensions sur le « marché du travail », avec les répercussions économiques et sociales que l’on sait, en sont les conséquences quasi inévitables.

47D’autre part, le recul de la croissance démographique donne lieu au vieillissement de la population. Il représente un défi non négligeable pour la société qui est obligée d’adapter son modèle de prise en charge matérielle des personnes âgées. En effet, si entre 1995 et 2000, le nombre des plus de 60 ans a augmenté au rythme annuel de 2,1 %, ce taux sera de 3,5 % au courant de la période 2020-2050 (Sénégal, 2010a, p. 21). La tendance du vieillissement démographique, générale dans toute l’Afrique subsaharienne, n’en est qu’à ses débuts. Le vieillissement est bien entendu sans commune mesure avec ce que l’on observe dans les pays du Nord et un grand nombre des pays issus de l’Empire soviétique. Néanmoins, en absence d’un système universel de pensions de vieillesse, il fait peser d’importantes contraintes sur la population, et tout particulièrement sur les générations actives. Cette question sera abordée au chapitre viii.

48On signalera, enfin, que la population sénégalaise a tendance à se concentrer de plus en plus dans les villes. En effet, depuis 1960, la proportion urbaine dans la population a doublé, passant de 23 % à 45,2 % en 201326. 45 % des citadins vivent dans l’agglomération dakaroise qui compte désormais trois millions d’habitants (Sénégal, 2014a), contre 240 000 en 1955 et un demi-million en 196727. Parmi les pays ouest-africains, le Sénégal est le pays qui enregistre l’un des taux d’urbanisation les plus élevés, faisant des villes des réservoirs de main-d’œuvre sans précédent. La concentration des jeunes dans les grandes agglomérations représente, a priori, un autre atout pour l’économie du pays, un atout qui peut cependant se transformer en un facteur politiquement explosif si les capacités d’absorption du « marché du travail » se révèlent insuffisantes. Les événements précédant les élections présidentielles 2012 nous l’ont rappelé, avec ses répercussions sur l’économie dans son ensemble, dont notamment le tourisme…

Le sous-emploi d’une main-d’œuvre peu instruite

49Dans un premier temps, l’on peut s’intéresser aux deux derniers recensements de la population (Sénégal, 2006a et 2014a), pour constater une augmentation en apparence remarquable du taux d’activité (tableau 1). La différence de ce taux en fonction des genres – 36 points en 2013 ! – est imputable au fait que le travail domestique des femmes n’est pas considéré comme une activité proprement économique. Il n’en reste pas moins que celles-ci sont de manière croissante impliquées dans des activités génératrices de revenus. L’on peut en prendre pour preuve le recul relatif des personnes au foyer ; elles représentaient 72 % des inactifs en 2002, mais seulement 44 % en 2012. Cette évolution va de pair avec la progression relative du nombre de ceux qui sont en formation, 22 % des inactifs en 2002, mais 30 % en 2013, une progression imputable à une politique éducative volontariste s’adressant en priorité aux zones rurales où les retards à combler sont particulièrement grands.

Tableau 1. – Les taux d’activité et de chômage au niveau national, d’après les recensements de 2002 et 2013

Recensement 2002

Recensement 2013

Définition population en âge de travailler

6 ans et +

15 ans et +

Définition population active

Occupée ou au chômage pendant 12 derniers mois

Au chômage ou au moins 3 mois d’exercice d’un emploi pendant 12 derniers mois

Définition chômeur

Selon la déclaration
des enquêtés

Selon la déclaration
des enquêtés

Définition inactif

Personne occupée au foyer, élève, rentier, retraité

Personne occupée au foyer, élève, rentier, retraité

Taux d’activité
(en % de population
en âge de travailler)

45,1

Hommes : 64

Femmes : 27

50,5

Hommes : 69

Femmes : 33

Taux de chômage
(en % des actifs)

13,3

25,5

Sources : Sénégal (2006a et 2014a).

50Quant au chômage – en fonction des déclarations faites par les personnes recensées (Sénégal, 2014a, p. 107) –, il a connu une progression spectaculaire. En chiffres absolus, le Sénégal aurait compté, en 2013, 952 000 chômeurs, soit 2,4 fois plus qu’en 2002 (Sénégal, 2006a), voire 6,3 fois plus qu’en 1988 (ibid.). Cette augmentation concerne tout d’abord les zones rurales et frappe bien plus les femmes que les hommes. Plus encore, quatorze chômeurs sur quinze auraient été à la recherche de leur premier emploi (tableau 2) !

Tableau 2. – Le taux de chômage en fonction du genre et du milieu, d’après le recensement de 2013

Urbain

Rural

Niveau national

Masc.

Fém.

Total

Masc.

Fém.

Total

Taux de chômage

12,0

28,1

17,7

23,6

53,0

33,4

25,5

Nombre de primo-demandeurs
d’emploi (sur 100 chômeurs)

78

94

87

92

99

96

93

Source : Sénégal (2014a).

  • 28 Le BIT définit le chômeur comme une personne dépourvue d’emploi au cours de (...)
  • 29 Les Enquêtes 1-2-3, menées dans la capitale en 2002, sont encore allées plus loin dans (...)

51L’on peut compléter ces données avec les conclusions des deux Enquêtes de suivi de la pauvreté (Sénégal, 2007d et 2013a) qui, elles, appliquent les définitions du Bureau international du travail (BIT), définitions bien plus restrictives qui se veulent objectives28. Sans surprise, le chômage – 10 % tant en 2006 qu’en 2011 – serait bien plus faible que ne l’attestent les deux recensements. En revanche, le rapprochement entre le chômage tel qu’il est défini par les recensements, d’une part, et le sous-emploi, catégorie utilisée par les Enquêtes de suivi de la pauvreté, d’autre part, paraît fort instructif. Cette catégorie désigne la situation de toute personne qui, disposant d’un emploi, souhaiterait travailler davantage (Sénégal, 2013a, p. 68)29. Frappant particulièrement les femmes, le sous-emploi est plus répandu dans les agglomérations urbaines de petite dimension et en milieu rural. Son évolution entre 2005-2006 et 2011 peut être rapprochée de l’augmentation du chômage « subjectif » telle qu’elle se reflète dans les deux recensements (tableau 3).

Tableau 3. – Le taux de sous-emploi d’après les Enquêtes de suivi de la pauvreté de 2005 et 2011

Dakar

Autres villes

Rural

Niveau national

2005-
2006

2011

2005-
2006

2011

2005-
2006

2011

2005-
2006

2011

Taux de sous-emploi

13,6

n.d.

16,8

n.d.

28,7

n.d.

22,5

n.d.

Hommes

25,3

35,7

27,5

28,4

Femmes

31,6

45,7

36,5

37,0

Sources : Sénégal (2007d, p. 38) et (2013a, p. 73).

52Au vu des résultats les plus récents disponibles au moment de la rédaction, le suivi du « marché du travail » présenté plus haut fait également état d’un taux de sous-emploi élevé, et ceci sur l’ensemble du territoire. En 2015, 28 % des actifs occupés moins de 40 heures par semaine seraient disponibles pour travailler davantage. Ce taux est de 21 % pour les hommes, de 40 % pour les femmes ; il est de 32 % en milieu rural, de 24 % à Dakar et de 26 % dans les autres centres urbains. Autrement dit, dans la capitale, le sous-emploi visible serait passé de 15 % à 24 % entre 2002 et 2005 (Sénégal, 2004a, p. 24 ; Sénégal, 2015d, p. 2). Autant d’éléments qui traduisent un malaise grandissant en matière de travail et d’emploi.

53Pour ce qui est du niveau d’instruction de la main-d’œuvre, la récente Enquête sur le secteur informel nous donne quelques indications. Ainsi, l’on apprend que 56 % de ceux qui s’occupent d’une activité de type informel ont arrêté leurs études au niveau primaire ou bien n’ont pas été scolarisés du tout (Sénégal, 2013f, p. 21). Quant à la durée de scolarisation, on ne sera guère surpris d’apprendre que l’écart entre hommes et femmes est considérable, même s’il s’estompe au fur et à mesure que les progrès de la scolarisation touchent massivement les jeunes générations. En effet, comme signalé plus haut, grâce à la jeunesse de la main-d’œuvre sénégalaise, le déficit d’instruction va se résorber progressivement. Ceci ne préjuge cependant en rien du niveau effectif des connaissances acquises tout au long de la scolarisation et de la formation professionnelle. On y reviendra dans le chapitre vii.

54Un dernier élément mérite d’être examiné de près, à savoir la relation entre niveau d’instruction et emploi. Contrairement à ce que l’on serait tenté de penser, il n’existe pas de corrélation linéaire, positive ou négative, entre le niveau d’instruction et le taux de chômage. Qu’il s’agisse du milieu urbain ou rural, ceux dont la scolarité s’est arrêtée au niveau primaire accèdent plus facilement à l’emploi que ceux qui ont poursuivi l’enseignement moyen, voire secondaire. Ce fait est, bien entendu, lié à la propension à l’auto-emploi vers lequel se dirige habituellement la main-d’œuvre la moins instruite (Banque mondiale, 2007, vol. 1, p. 73-74 et annexe IV). Sans surprise, le cursus universitaire, même abandonné, semble présenter certaines garanties pour obtenir un emploi, surtout dans la fonction publique. En revanche, ceux qui ont un niveau d’instruction de niveau secondaire semblent les plus pénalisés. N’ayant pu accéder à l’enseignement supérieur, ils rencontrent des difficultés à trouver « leur place » dans un monde du travail dominé par les activités de type informel. Une dernière caractéristique peut frapper, la faiblesse du niveau formation technique et professionnelle parmi les salariés : seuls 15 % peuvent se prévaloir d’une formation de ce type au Sénégal, contre près de 30 % en Uganda et 25 % au Nigéria (Banque mondiale, 2005a, p. 35). Ce point sera également approfondi dans le chapitre vii.

55Que peut-on conclure de ces données ? Indépendamment des divergences quant aux marqueurs utilisés pour mesurer le travail et l’emploi, le Sénégal connaît, tout d’abord, une augmentation remarquable du taux d’activité, augmentation pour laquelle les femmes jouent un rôle crucial. Ensuite, l’absence d’opportunités de travail est particulièrement sensible en milieu rural et gagne progressivement les zones urbaines. Il s’agit, en outre, d’une main-d’œuvre ayant un niveau d’éducation et de formation relativement faible, même si les progrès considérables faits en la matière vont rapidement contribuer à l’amélioration de la situation. Enfin, le trait majeur du monde du travail semble être lié à l’impossibilité de gagner sa vie correctement, impossibilité que traduit le concept de sous-emploi, avec toutes ses déclinaisons. Autant de caractéristiques qui mériteraient d’être prises en considération par les politiques publiques et d’être mises en relation avec l’environnement économique du pays.

De la normalité de « l’informel »

Une société largement paysanne

  • 30 Cependant, dans la suite, nous exclurons les activités extractives, et ceci pour leur p (...)

56En dépit de l’urbanisation croissante, la population sénégalaise reste majoritairement tournée vers les activités du secteur primaire. Celui-ci comprend l’agriculture, l’élevage, la pêche, la sylviculture et l’extraction minière30 (tableau 4). Un Sénégalais sur deux travaille la terre, fait de l’élevage ou pratique la pêche. Parmi ces activités, c’est l’agriculture vivrière et industrielle qui occupe la première place. Cependant, la proportion de ceux qui exercent une activité dans le primaire régresse : alors qu’en 1980, deux actifs sur trois s’occupaient d’une activité primaire, trente ans plus tard, le secteur primaire ne concerne qu’un actif sur deux. Cette évolution s’est faite au profit des activités de services et surtout de l’intermédiation commerciale, des activités qui foisonnent aussi dans les petites agglomérations. On y reviendra.

Tableau 4. – Évolution de la population active occupée dans le secteur primaire, le commerce et les services (1980, 1990, 2000, 2004, 2011)

  • 31 Il s’agit du commerce de type informel, par rapport à l’ensemble de (...)
  • 32 Activités prises en compte : réparation, hébergement, restauration, transports, pos (...)

1980

1990

2000

2004

2011

% de l’emploi

% de l’emploi

% de l’emploi

% de l’emploi

% de l’emploi

Données absolues

Secteur primaire, dont

66

61

57

54

50

2 030 000

– agriculture, élevage
et sylviculture

62

57

53

51

46

1 848 000

– pêche

3

3

3

2

3

115 000

– activités extractives

1

1

1

1

1

67 000

Commerce

7

13

16

19

2831

Services32

7

7

8

8

n.d.

Sources : données 1980 à 2004 : Banque mondiale (2007, vol. I, p. 28 [à partir des comptes nationaux et autres sources Banque mondiale]) ; données 2011 (secteur primaire) : Sénégal (2013a, p. 67).

Un rapport salarial peu développé

57Une autre caractéristique essentielle à la compréhension du monde du travail concerne le statut des actifs. Les quatre recensements nationaux de la population qu’a connus le Sénégal indépendant donnent des renseignements précieux à ce sujet, même si l’hétérogénéité des définitions des actifs handicape lourdement des comparaisons inter-temporelles. Il s’ensuit que l’on doit se contenter d’approximations.

58On remarquera que sept actifs sur dix ont créé leur propre emploi, tout en embauchant, le cas échéant, de la main-d’œuvre ; la tendance est à la hausse (tableau 5). Il semblerait que le recours à la main-d’œuvre familiale ait reculé, alors que le salariat, lui, soit en hausse. Parmi les salariés, un sur trois ne bénéficie que d’un statut de temporaire. L’on peut supposer que, la monétarisation de l’économie aidante, les aides sont de plus en plus souvent rémunérées et qu’elles accèdent ainsi, ne serait-ce qu’à leurs yeux, au statut de salarié, fût-il temporaire. En termes absolus, ceci signifie que parmi les 2,9 millions de Sénégalais habituellement occupés (Sénégal, 2014a, p. 115), près de 2,4 millions – à savoir les indépendants, aides familiales, travailleurs temporaires, apprentis, stagiaires et tous ceux qui se disent chômeurs – sont confrontés à une certaine insécurité matérielle.

Tableau 5. – Évolution de la population active occupée en fonction du statut, d’après les recensements

Année du recensement

1976

1988

2002

2013

Définition de l’âge des actifs

5-64 ans

(hommes)

10 ans et +

6 ans et +

15 ans et +

Statut dans la profession
(en % des actifs occupés)

Indépendant

42,2

52,3

54,8

63,4

Aide familiale

37,0

25,9

20,4

3,8

Salarié

14,9

14,7

15,7

20,5

dont 13,4 perm.

et 7,1 temp.

Apprenti

4,4

6,2

7,2

6,3

Employeur

1,5

0,8

1,3

4,4

Stagiaire, autre

1,7

Sources : Sénégal (1982a, 1993b, 2006a, 2014a).

  • 33 D’après cette enquête portant sur les plus de 10 ans, les aides familiales représentent (...)

59Comparés aux données du dernier recensement, les premiers résultats disponibles de l’Enquête nationale sur l’emploi au Sénégal réalisée en 2015 (Sénégal, 2015d) révèlent un certain nombre de contradictions33. L’on peut penser qu’elles ne sont pas seulement imputables à la différence de définition de l’âge des actifs. Mais il faudra attendre la publication de l’ensemble des données pour pouvoir être affirmatif. En tout cas, les incohérences sont un argument de plus en faveur d’un suivi spécifique et institutionnalisé de la main-d’œuvre, et ceci par un appareil pérenne doté de moyens conséquents.

La croissance de l’emploi passe par les petits métiers

  • 34 Les guillemets ont été ajoutés par moi-même.

60La précarité est aussi attestée par une autre source provenant de l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (Sénégal, 2013c) qui nous apprend que seulement 6 % des actifs émargent au « secteur formel » et travaillent donc dans une entreprise ayant pignon sur rue ou dans la fonction publique34. C’est dans les villes, et tout particulièrement dans la capitale, que sont concentrés ces emplois. En revanche, l’écrasante majorité, 94 % des actifs, est impliquée dans des unités caractérisées par un degré d’informalité plus ou moins élevé.

61Conformément à l’une des hypothèses de l’économie néo-libérale, les experts pensaient pendant longtemps que la croissance conduirait quasi automatiquement à une amélioration de la situation sur le « marché du travail », amélioration dans le sens de création d’emplois plus stables, mieux rémunérés et dotés de certaines garanties, en termes de régularité des revenus tout d’abord, mais aussi en ce qui concerne la protection sociale. Or, au fil du temps, et tout particulièrement depuis la crise du modèle néo-libéral devenue manifeste dès 2008, on s’est rendu à l’évidence que cette hypothèse ne résiste pas à l’épreuve des réalités (Bacchetta et al., 2009 ; ILO, 2009 ; Jütting et Laiglesia, 2009 ; United Nations, 2010). L’évolution observée au Sénégal confirme, elle aussi, ce constat.

  • 35 Les variations entre les branches économiques étaient considérables. Ainsi, le secteur (...)

62L’on ne dispose pas de données récentes sur la création d’emplois en fonction de leur degré de formalité. L’on sait seulement que pour la période comprise entre 1995 et 2004, le nombre total des emplois, toutes catégories confondues, a augmenté à raison de 2,8 % par an, un taux insuffisant par rapport à la pression qu’exerce sur le « marché du travail » le groupe des 15-59 ans. Le rythme de croissance des emplois de type informel était presque trois fois supérieur à celui des emplois de type formel35, de sorte que sur la période en question, les emplois informels correspondaient à 97 % des emplois créés (Banque mondiale, 2007, vol. I, p. 28). Compte tenu de la faible création d’emploi par les entreprises de type formel et la fonction publique, l’écrasante majorité de ceux qui sont à la recherche d’une activité génératrice de revenu sont ainsi amenés à participer aux activités économiques de leur ménage, à se faire embaucher par le chef d’une petite unité de production ou bien à créer leur propre emploi, en marge des réglementations en vigueur. Souvent, les « petits opérateurs économiques », comme les appelle la presse sénégalaise, perçoivent leur situation comme un pis-aller temporaire et non comme une situation professionnelle proprement dite. Cette évolution confirme la nature contra-cyclique que l’on prête généralement aux petits métiers : lorsque le nombre d’emplois de type moderne progresse peu, voire régresse, ce sont les activités qualifiées d’informelles qui prennent la relève. On estime généralement qu’une réduction de 10 % de l’emploi formel provoque une augmentation de 16 % de l’emploi à caractère informel (ibid., p. 29).

  • 36 Lorsque nous parlons de secteur primaire, nous excluons les activités d’extraction qui, (...)

63Il est également instructif d’approfondir les tendances longues de la répartition inter-sectorielle évoquées ci-dessus (tableau 4). Si, entre 1980 et 2004, le nombre des actifs, tous secteurs réunis, est passé de 1 809 000 à 3 426 000 personnes – soit une multiplication par 1,9 –, l’indice correspondant n’est que de 1,6 pour l’agriculture, l’élevage et la pêche36. Ces trois activités occupaient 65 % de la main-d’œuvre sénégalaise en 1980, contre 51 % seulement en 2004 (ibid., Annexes, p. 26), 49 % en 2011 (Sénégal, 2013a). Autrement dit, si, en termes absolus, le secteur primaire continue à créer bien plus d’emplois que les autres secteurs, ceci est exclusivement dû à son poids dans l’économie sénégalaise.

  • 37 Cette dernière proportion est confirmée par les Enquêtes 1-2-3 dans l’agglomération de (...)

64Comme dans d’autres pays sub-sahariens, c’est tout d’abord vers le commerce qu’affluent ceux qui sont en quête d’une activité génératrice de revenu, qu’il s’agisse d’un premier emploi ou d’une mobilité inter-sectorielle. Pour donner un ordre de grandeur : alors qu’en 1980, un Sénégalais sur quinze s’occupait d’un (petit) commerce, la proportion a quasiment triplé en 25 ans, car en 2004, le commerce concerne un Sénégalais sur cinq (Banque mondiale, 2007, vol. I, p. 28)37. En dépit de toutes les réserves formulées ci-dessus, des données plus récentes vont dans le même sens, car en 2012, l’activité commerciale représente 56 % de l’emploi de type informel (Sénégal, 2013f, p. 16). De même, le bâtiment et les services contribuent massivement à la création d’emploi, et ceci dans des proportions plus élevées que notamment l’industrie. Compte tenu du faible niveau de formation de la main-d’œuvre sénégalaise, a fortiori lorsqu’elle est d’origine rurale, ceci n’a rien d’étonnant. Le foisonnement d’activités requérant une main-d’œuvre peu qualifiée n’exclut cependant pas la création d’emplois « haut de gamme », surtout dans les services.

Diplôme supérieur et emploi

65Ce sont les diplômés de l’enseignement supérieur qui sont prédestinés à briguer ces emplois « haut de gamme ». Mais pour eux aussi, la situation se dégrade, ce qui est imputable, d’une part, à la faible capacité d’absorption du « marché du travail » et, d’autre part, au succès spectaculaire que rencontre l’enseignement supérieur, a fortiori lorsqu’il s’agit d’établissements privés.

66Quelques chiffres permettent de comprendre le défi que représente le boom de l’enseignement supérieur, en termes d’insertion professionnelle des diplômés. En 1990-1991, l’université Cheikh Anta Diop, à l’époque l’unique université du pays, formait 18 000 étudiants (Banque mondiale, 1992, p. 54). Vingt-cinq ans plus tard, ses effectifs ont plus que quadruplé et 20 000 nouveaux bacheliers, sur les 30 000 que compte le pays en 2015, sont orientés vers l’UCAD38. Les données officielles font défaut, mais l’on estime qu’en 2015-2016, près de 150 000 étudiants fréquentent une université au Sénégal, qu’il s’agisse d’une université publique – implantée à Dakar, mais aussi à Saint-Louis, Thiès, Ziguinchor et Bambey – ou d’un des 150 établissements d’enseignement supérieur privés39. Trois étudiants sur dix sont dans le privé. Les effectifs du supérieur croissent à un rythme annuel de près de 8 %. L’on peut raisonnablement penser – une fois de plus, l’on ne dispose pas de données officielles – que plus de 15 000 anciens étudiants du supérieur, diplômés ou non, se présentent tous les ans sur le « marché du travail ».

  • 40 Ces derniers tiennent à insister sur le degré élevé de l’insertion professi (...)
  • 41 L’on sait seulement que, si l’on exclut les chefs de famille, 24 % des diplômés du supé (...)

67L’emploi des diplômés préoccupe les décideurs sénégalais depuis de longues décennies. L’ouverture de l’enseignement supérieur au secteur privé, au début des années 1990, a joué un rôle ambigu à cet égard. Certes, au tout début de l’existence des établissements privés, leurs diplômés arrivaient encore relativement bien à se placer dans le monde professionnel. Mais à peine quelques années plus tard déjà, les directeurs de ces établissements incitaient leurs étudiants à s’entraîner à la création d’entreprise40, tant les perspectives dans les grandes entreprises, habituées à embaucher des diplômés du supérieur, semblaient s’amenuiser (Baumann, 2003a). En effet, les difficultés d’insertion concernent maintenant aussi les diplômés des établissements privés, bien que ces diplômés soient réputés plus rapidement opérationnels que ceux du public. Là aussi, des données chiffrées font largement défaut, mais l’on sait que les délais avant d’accéder à un premier emploi se sont allongés41.

68Ces données démontrent que la croissance économique – avec une augmentation moyenne du PIB proche de 4 % par an, depuis le début du millénaire42 – ne se traduit pas automatiquement par une amélioration de la situation de l’emploi. On comprend alors pourquoi les populations s’impatientent lorsque les décideurs promettent, depuis le milieu des années 1990, « l’émergence » quasiment imminente du Sénégal. Une promesse qui devait se concrétiser par le Plan Sénégal émergent (Sénégal, 2014e).

Précarité matérielle et insécurité sociale

Les conditions matérielles saisies par les enquêtes

69Les conditions de vie matérielles des Sénégalais sont éclairées, au niveau macro-économique, par les Enquêtes sénégalaises auprès des ménages, ESAM-I et ESAM II (Sénégal, 1997a et 2004c) et les Enquêtes de suivi de la pauvreté (Sénégal, 2007d et 2013a). Alors que ces quatre enquêtes ont été menées au niveau national, auprès des ménages toutes catégories confondues, l’Enquête 1-2-3 déjà évoquée à plusieurs reprises, elle, se limite à la capitale et concerne plus particulièrement l’emploi (Sénégal, 2004a et 2004b). Toutes ces investigations semblent confirmer ce qui est perceptible de visu.

  • 43 Les données, exprimées en valeurs nominales, englobent l’autoconsommation alimentaire, (...)

70Tout d’abord, il y a un décalage non négligeable entre les agglomérations urbaines et les zones rurales, un décalage qui semble s’accentuer. Dans les villes, les ménages – ils comptent en moyenne 7,3 personnes à Dakar et 8,8 dans les autres villes – dépensent près de trois fois plus que les ruraux, les Dakarois davantage que les habitants des villes secondaires43. Si, entre 2005-2006 et 2011, les dépenses nominales des ménages ont connu une augmentation moyenne de 14 % (Sénégal, 2007b, p. 45 et 2013a, p. 22), celle-ci n’est que de 9 % en milieu rural, mais de 18 % dans la capitale, de 15 % dans les villes secondaires. La structure des dépenses confirme également le décalage grandissant entre centres urbains et zones rurales. Dans celles-ci 68 % des dépenses concernent l’alimentation, contre 39 % à Dakar.

  • 44 Sources : les différentes éditions de la Situation économique et sociale du Sénégal.

71Ensuite, ces différents taux ne traduisent pas une amélioration des conditions de vie, bien au contraire. Car lorsque l’on sait que l’inflation cumulée est de 16 % pour les années 2006 à 2011, on s’aperçoit que le pouvoir d’achat des Sénégalais ne s’est pas amélioré44. Celui-ci s’est même dégradé en milieu rural, même si l’on peut supposer que l’autoconsommation alimentaire sert d’amortisseur.

  • 45 Au Sénégal, la pauvreté est définie selon la méthode du coût des besoins de base (CBE). (...)

72Enfin, la précarité est fonction du niveau d’instruction du chef de ménage ; ceci correspond à un phénomène bien connu. Alors que le taux de pauvreté est de 54 % pour les ménages dont le responsable n’a aucune instruction acquise dans un « établissement d’enseignement public ou privé moderne », il n’est que de 8 % pour ceux ayant fréquenté l’université45. Pour ce qui est de l’évolution de la pauvreté, elle aurait légèrement régressé, tant en ce qui concerne son incidence et la sévérité (Sénégal, 2013a, p. 30). D’une manière générale, 47 % des Sénégalais sont pauvres, ils le sont proportionnellement plus souvent en milieu rural que dans les villes.

  • 46 Source : Banque mondiale, 2005a, p. 99-110. Étude effectuée, en 2003-2004 auprès de (...)

73Si utiles soient-elles pour la connaissance du niveau de vie actuel des Sénégalais, ces données ne donnent pas d’indications directes sur les revenus générés par les activités proprement dites. Sachant que la récente Enquête sur le secteur informel n’évalue pas les revenus de ceux qui vivent d’un petit métier, on est amené à interroger les Enquêtes 1-2-3, avec toutes les limites que cela comporte, étant donné que seule la capitale est concernée et que, de plus, les données se réfèrent à 2002. Les grandes tendances semblent cependant rester globalement valables. Elles concernent les disparités des revenus entre, d’une part, les petits métiers, et, d’autre part, la fonction publique et les entreprises ayant pignon sur rue, avec des revenus moyens allant du simple au quintuple. De même, les disparités sont grandes au sein de la catégorie des entreprises, disparités qui sont confirmées par l’Enquête nationale sur les petites et moyennes entreprises. Ses résultats montrent que les salaires dans les PME peuvent varier du simple au quintuple, selon que l’on est manœuvre ou cadre supérieur (Sénégal, 2014g, p. 61). Les disparités sont également considérables en fonction de l’implantation géographique. Il est financièrement plus avantageux d’être employé dans une entreprise basée à Dakar, de préférence une entreprise étrangère exportatrice et de grande taille, que de travailler pour une petite société installée dans une ville de l’intérieur. Dans l’industrie manufacturière, c’est le secteur des produits chimiques qui propose les salaires les plus élevés – l’on pense aux ICS (Industries Chimiques du Sénégal), entreprise phare productrice de phosphates –, tandis que dans le domaine des services, ce sont les nouvelles technologies qui rémunèrent le mieux leur main-d’œuvre46.

74Les rémunérations proprement dites ne reflètent qu’une partie des conditions matérielles dans lesquelles sont exercés les différents métiers. D’autres avantages peuvent venir s’y ajouter, qui nourrissent l’imaginaire entourant certaines professions. Ainsi, bons d’essence, véhicules de service et logements de fonction font des hauts fonctionnaires de véritables privilégiés, indépendamment de leurs salaires, d’ailleurs réévalués par l’ancien président Wade. Le prestige est cependant encore bien plus grand lorsque des liens institutionnels avec l’étranger sont en jeu. Prenons l’exemple des grandes sociétés ou des organisations internationales. Les salaires mensuels peuvent atteindre 10 000 € par mois, somme à laquelle peuvent s’ajouter des primes et avantages de toutes sortes. Dans certains cas, le logement de fonction est de rigueur et la mise à disposition d’un véhicule, un 4×4 de préférence, est assurée. Un logement situé dans un quartier prestigieux, s’entend, là où les infrastructures éducatives n’ont quasiment rien à envier aux standards des pays du Nord et permettent de préparer les enfants dès leur plus jeune âge à un cursus professionnel ouvert sur l’international. D’autres avantages peuvent être liés à l’accès au centre de loisirs propre à l’entreprise et, dans le cas de certaines banques, aux prêts à taux préférentiel, notamment pour les investissements immobiliers. D’une manière générale, les employés des grandes entreprises bénéficient, dans la majorité des cas, de l’appui de syndicats puissants qui défendent les acquis sociaux et qui, en cas de mesures de licenciement, négocient des primes de départ souvent substantielles.

75À l’opposé de ces emplois « haut de gamme », nous retrouvons les petits métiers. D’habitude faiblement rémunérés, ils comportent cependant souvent des avantages assimilables à un salaire implicite. Celui-ci découle du contrat tacite entre le patron et ses travailleurs, contrat qui conduit le premier à subvenir aux besoins des seconds en cas de maladie, éventuellement à les loger et nourrir, à participer à leurs frais des cérémonies de type baptême ou deuil, etc. Autrement dit, derrière une précarité apparente peuvent se cacher un certain nombre de « prestations sociales » réelles, mais difficilement mesurables. On sait aussi qu’une activité informelle peut engendrer des revenus tout à fait confortables, tant pour son responsable, voire pour ses travailleurs. En effet, une personne exerçant une activité informelle sur six gagne davantage que celles disposant d’un emploi de type formel (Banque mondiale, 2007, vol. 1, p. 42). Il s’agit généralement de la frange d’auto-employés se situant à la limite de la « formalité ». Le statut de leur entreprise leur permet d’éviter non seulement les tracasseries administratives, mais aussi les charges fiscales propres aux unités dûment enregistrées.

76La typologie – le « formel », « l’informel », le public et le privé – peut être utile pour appréhender certaines facettes des conditions matérielles faites aux travailleurs. Mais l’on s’aperçoit aussi que ces oppositions peuvent être ténues, car les disparités traversent aussi les catégories même. L’analyse des statuts de travail confirme ce constat.

Une sécurité toute relative dans les emplois de type moderne

77Selon une idée répandue, un emploi dans une entreprise dûment enregistrée, voire dans la fonction publique, serait à même de protéger la main-d’œuvre de l’insécurité sociale. Les données disponibles pour Dakar semblent cependant contredire cette idée, car les entreprises d’une certaine envergure ne délivrent pas systématiquement un contrat de travail, ni un bulletin de salaire (Sénégal, 2004a, p. 24). Cette situation est partiellement imputable au recours massif à la main-d’œuvre temporaire, gérée souvent avec un certain laisser-aller. Qu’il s’agisse des activités manufacturières ou des prestations de services, quatre actifs sur dix sont employés au titre de travailleur occasionnel ou à temps partiel (Banque mondiale, 2005a, p. 91). Ceci est notamment le cas dans l’agro-industrie, branche qui, de plus, est traditionnellement sujette à d’importantes fluctuations saisonnières.

78Une enquête spécifique donne des renseignements relatifs aux travailleurs journaliers et saisonniers dont on a dénombré 30 000 en 2000, un chiffre qui mériterait sans aucun doute d’être révisé à la hausse (Sénégal, 2001a). Si, à l’époque, trois entreprises sur quatre respectaient les barèmes officiels des salaires, seulement un employeur sur sept faisait bénéficier ses travailleurs des prestations familiales ; l’employeur ne participait, au mieux, que dans un cas sur deux à la réparation d’un accident de travail. Plus encore, ces travailleurs arrivaient difficilement à faire respecter leurs droits parce que, faiblement instruits – quatre sur cinq n’avaient pas été scolarisés –, ils connaissaient mal la réglementation en vigueur ; dans une entreprise sur six seulement il y avait un syndicat.

79La précarité est également l’une des caractéristiques de la main-d’œuvre des grandes exploitations agricoles, généralement composée de personnes originaires de villages situés à proximité. Elles reçoivent des rémunérations négociées de gré à gré et hors convention collective, sans délivrance de bulletins de paie (Dieng, 2003). L’utilisation incontrôlée de produits phytosanitaires expose cette main-d’œuvre, femmes et enfants notamment, à des dangers non négligeables.

80Les emplois de la fonction publique ne sont pas non plus à l’abri d’irrégularités de toutes sortes, loin de là. Les rapports de la Cour des comptes sont tout à fait révélateurs à ce sujet. À titre exemple, tel établissement scolaire, l’École nationale de développement sanitaire et social (ENDSS), est loin d’être en règle :

  • 47 Source : Sénégal, 2009a, p. 89.

« L’exploitation des dossiers [du] personnel [temporaire] a permis de constater qu’aucun contrat écrit ne le liait à l’ENDSS. Or, les dispositions de la loi no 97-17 du 1er décembre 1997 portant code du travail, auquel est soumis ce personnel, prévoient qu’un contrat de travail doit être le soubassement de tout rapport entre un travailleur et un employeur, quelle que soit sa durée. Par conséquent, […] les dirigeants de l’ENDSS se trouvent dans l’illégalité au regard de la législation du travail47. »

81De même, des irrégularités ont été observées dans la gestion de la Compagnie du Théâtre national Daniel Sorano où, d’après la Cour des comptes, les cotisations sociales n’étaient pas versées à l’Institution de prévoyance retraite du Sénégal (IPRES) (Sénégal, 2010g, p. 149). Des violations des prescriptions relatives aux institutions de prévoyance sociale ont également été constatées au niveau de l’Agence nationale pour l’emploi des jeunes (Sénégal, 2007c, p. 52-53) et de l’Agence nationale de la case des tout-petits (Sénégal, 2011d, p. 141).

82Autant dire que même le secteur public prend beaucoup de liberté avec la législation du travail, et ceci notamment à travers ses agences, sorte de fonction publique parallèle sur laquelle on reviendra dans le chapitre iii.

Les femmes, le sexe discriminé

83Les femmes méritent notre attention particulière lorsqu’il s’agit de dépister les discriminations en matière de travail. De plus en plus nombreuses à exercer une activité professionnelle en dehors de leurs foyers, elles sont plus que les hommes frappées par les différentes facettes de l’absence d’emploi. Ainsi, chez les femmes, le taux de chômage est deux fois plus élevé que chez les hommes – 23 % contre 12 % d’après les données les plus récentes (Sénégal, 2015d, p. 2), et le chômage de longue durée est plus répandu. Cette tendance a déjà été attestée par des enquêtes réalisées à Dakar en 1991 (Sénégal, 1993a) et 2002 (Sénégal, 2004a). Enfin, comme indiqué plus haut, elles connaissent aussi un taux de primo-demandeurs plus élevé (tableau 2). Il s’ensuit que les femmes entrent de plus en plus tardivement dans la vie professionnelle. L’âge médian d’accès au premier emploi est passé de 23 ans pour celles qui sont nées entre 1942 et 1956, à 27 ans pour leurs cadettes, nées entre 1967 et 1976. En revanche, les hommes sont beaucoup moins concernés par ce phénomène : pour eux, l’âge médian n’a augmenté que d’une année entre les deux générations en question, de 22 à 23 ans (Antoine et Fall, 2002, p. 69). La seule scolarisation accrue des femmes ne saura, à notre avis, expliquer ce décalage.

  • 48 N.B. : le travail des femmes au foyer n’est pas considéré comme une activit (...)
  • 49 « Pour l’abolition de l’esclavage moderne des travailleuses domestiques au Sénégal », D (...)

84Les activités professionnelles exercées par les femmes se situent essentiellement dans l’agriculture, le commerce et les services domestiques. Proportionnellement, elles sont plus nombreuses que les hommes à travailler la terre, 63 % contre 56 % (Sénégal, 2004c, p. 92). Dans le commerce, leur proportion est double de celle des hommes – 19 % contre 10 % –, quintuple dans le travail en tant que domestique48. Ce dernier est particulièrement répandu dans la capitale où il concerne une femme active sur quatre. Les conditions de travail de ces mbindaan sont régulièrement décriées par la presse et différentes ONG49. La surreprésentation des femmes dans l’agriculture, le commerce et l’emploi domestique n’est pas le fruit du hasard. Elle correspond à une hiérarchie bien connue d’autres sociétés du Sud… et du Nord, une hiérarchie entretenue par l’éducation des filles, qui veut que les travaux les moins rémunérateurs, prolongement des tâches domestiques, soient réservés aux femmes (Adjamagbo et al., 2006).

85Malgré ce conditionnement sur fond de « traditions », la salarisation des femmes progresse d’une génération à l’autre. En revanche, chez les hommes, on constate une évolution inverse. À l’âge de 25 ans, 31 % des femmes de la génération née entre 1942 et 1956 sont salariées, contre 55 % de celles nées entre 1967 et 1976 (ibid., p. 75). Il n’en reste pas moins que même salariées, les femmes ne sont pas traitées sur un pied d’égalité avec les hommes. Prenons comme seul exemple les entreprises dûment enregistrées, celles qui ont fait l’objet des enquêtes menées pour le compte de la Banque mondiale. L’on dispose d’informations sur une centaine de postes de direction dans l’industrie manufacturière : le salaire des femmes dirigeantes est de 25 % inférieur à celui de leurs collègues masculins, un décalage qui existe aussi dans d’autres catégories de personnel (Banque mondiale, 2005a, p. 98). Ce constat a pu être confirmé par des enquêtes réalisées dans cinq quartiers de l’agglomération dakaroise. En effet, les femmes ne bénéficient pas d’autant de garanties que les hommes dans la même situation : elles sont proportionnellement moins nombreuses que les hommes à recevoir un bulletin de paie (Antoine et Fall, 2002, p. 76). C’est aussi plus souvent que les femmes occupent un emploi saisonnier ou à temps partiel. Ainsi, dans l’agro-industrie, les femmes sont embauchées pour des travaux subalternes, tel le conditionnement, l’emballage, la manutention.

  • 50 Calculs à partir de ESAM II. Voir Sénégal, 2004c.

86Il n’y a pas de doute : pour travailler au Sénégal, il vaut mieux être un homme qu’une femme, et de loin. Chez les hommes, la probabilité d’exercer un petit métier est bien plus faible que chez les femmes, alors qu’ils ont plus de chance d’accéder à un emploi de type formel, entouré de certaines garanties, car à 100 emplois salariés occupés par les femmes correspondent 140 occupés par les hommes50. A contrario, pour une femme de 50 ans, chef de ménage et disposant d’un diplôme du secondaire, la probabilité d’être embauchée dans une entreprise de type moderne est trois fois moins grande que pour un homme (Banque mondiale, 2007, vol. II, p. 18). Autant dire que pour voir s’améliorer la situation de la main-d’œuvre féminine, il ne suffira pas d’agir sur leur niveau d’instruction. Or, c’est justement en cette automaticité entre niveau d’instruction et situation professionnelle que semblent croire les décideurs, nationaux et internationaux, tout en occultant les rapports de force qui traversent la société…

Enfants et personnes âgées : l’autre vulnérabilité

87L’activité économique des enfants, avec son risque de porter atteinte aux droits les plus élémentaires des plus jeunes, est aussi à l’ordre du jour au Sénégal. L’on peut en prendre pour preuve un certain nombre de travaux spécifiquement consacrés à la question (Dumas et Lambert, 2006 ; Sénégal, 2007b ; Unicef, 2007). La presse se fait, elle aussi, l’écho des enfants, en parlant de ceux qui vivent dans la rue, des élèves coraniques, voire des « petites bonnes ». L’on remarquera, enfin, que les recensements de 2002 et de 2013 consacrent un sous-chapitre au travail des enfants. L’intérêt réel des décideurs pour les questions liées au travail des enfants est cependant difficile à cerner. Car il en est du travail des enfants comme pour d’autres questions qui préoccupent les partenaires du « développement ». Le Nord s’attend à ce que le Sud se conforme aux normes qui se veulent globales. La lutte contre le travail des enfants est ainsi mise sur l’agenda des pays bénéficiaires de l’aide humanitaire, ce qui n’exclut par pour autant son instrumentalisation à des fins politiciennes.

  • 51 Terme qui renvoie au « travail à abolir » d’après les normes du BIT. Entrent dans la dé (...)

88L’analyse du travail des enfants est d’autant plus complexe que plusieurs facteurs interviennent dans sa définition et que les frontières entre travail et non-travail sont perméables. Si les enfants sont concernés par des activités non économiques telles les tâches ménagères, élément central de leur socialisation, ils effectuent aussi des activités économiques proprement dites dont le produit peut être destiné à la consommation du ménage ou bien à la commercialisation. Deux questions sont centrales à cet égard, le caractère dommageable du travail compte tenu de la constitution physique des enfants51 et sa compatibilité ou non avec la scolarisation.

  • 52 Période de référence : les 7 derniers jours précédant l’enquête. Pour les 12 derniers m (...)
  • 53 Source : ibid., p. 185. Des résultats comparables sont fournis par Dumas et Lambert, (...)

89Que nous indiquent les données chiffrées, collectées essentiellement dans le cadre de l’Enquête nationale sur le travail des enfants, ENTES ? Les enfants exercent souvent des activités productives : 26 % des garçons, 14 % des filles52. Ils le font deux fois et demie plus souvent en milieu rural qu’en ville, plus souvent dans le Nord du Sénégal que dans le Sud (Sénégal, 2007b, p. 61). Tout comme celles des adultes, les activités des enfants sont segmentées en fonction du genre, ce qui vaut tout d’abord pour les tâches ménagères. Ainsi, trois filles sur quatre y sont astreintes, contre un garçon sur six (ibid., p. 63). La plupart du temps – pour 72 % des filles et 64 % des garçons –, la durée hebdomadaire des tâches ménagères est inférieure à 14 heures. Il n’en reste pas moins que 14 % des premières et 2 % des seconds font plus de 28 heures par semaine53. Dans ces cas, on peut donc parler de pénibilité du travail.

90La situation des enfants confiés à un ménage dakarois mérite une attention particulière. Alors que les garçons sont essentiellement amenés dans la capitale pour être scolarisés, les filles, elles, sont placées dans une famille pour servir de domestique, ce qui porte atteinte à leur scolarisation. En effet, 47 % parmi elles ne sont pas scolarisées, contre 27 % des garçons (Antoine et Fall, 2002, p. 57). Autrement dit, pour une partie des enfants, les tâches domestiques risquent bel et bien d’être exercées aux dépens de la scolarisation. Mais l’on n’en fera pas une généralité, car que les enfants soient scolarisés ou non, un sur deux s’occupe de tâches ménagères. Ce qui ne préjuge évidemment en rien des résultats scolaires…

91Pour ce qui est des activités économiques proprement dites, elles concernent environ un enfant sur trois (Sénégal, 2007b, p. 94), avec des variations saisonnières importantes. C’est surtout le secteur primaire qui fait appel à la main-d’œuvre des moins de 17 ans, notamment dans la région de Louga, zone arachidière par excellence, mais aussi dans d’autres zones rurales ainsi qu’en milieu péri-urbain. Lorsqu’ils ne sont pas scolarisés, les enfants effectuent un nombre d’heures de travail considérable, les filles 34, les garçons 46 (ibid., p. 72). Les enfants scolarisés exerçant une activité économique y consacrent en moyenne 17 heures par semaine, 18 heures pour les garçons, 13 pour les filles. Dans les villes même, l’activité économique des enfants concerne essentiellement le travail domestique, l’artisanat et le bâtiment. Dans huit cas sur dix, il s’agit de travailleurs familiaux non rémunérés, même si un enfant actif sur dix est considéré comme travailleur indépendant (ibid., p. 86). Une dernière remarque concerne le travail dommageable pour la santé des enfants. Celui-ci est une réalité au Sénégal. Au moment de l’enquête, le Sénégal comptait trois millions d’enfants âgés entre 5 et 14 ans dont 16 % étaient économiquement actifs. Parmi ces derniers, trois sur cinq étaient concernés par un travail dommageable. Autrement dit, un enfant sénégalais de moins de 14 ans sur dix doit craindre pour sa santé, car il travaille dans des conditions susceptibles de nuire à sa santé (ibid., p. 174).

92D’une manière générale, toujours d’après l’ENTES, le travail de l’enfant va de pair avec la taille du ménage. Ainsi, le portrait type de l’enfant travailleur pourrait être le suivant : il vient d’un ménage dont la taille est comprise entre 10 et 14 adultes ; le chef de ménage est polygame, non instruit, vit en milieu rural et exerce l’agriculture, l’élevage ou la pêche ; le ménage compte parmi ceux dont le niveau de vie est moyen (Sénégal, 2007b, p. 149).

  • 54 Voir aussi « Dans le quotidien des enfants travailleurs », La Gazette, 5 mars (...)
  • 55 « Le tourisme sexuel à Saly : atout de l’économie locale ? », Walfadjri, 8 août 2003, (...)

93Or, l’ENTES ne couvre pas l’ensemble des activités auxquelles peuvent être soumis les enfants. Sont notamment exclus les enfants mendiants. Officiellement, ils seraient 7 600 au Sénégal, dont neuf sur dix sont des talibé, c’est-à-dire des élèves coraniques, pour la quasi-totalité originaires de régions rurales sinistrées. Obligés de verser quotidiennement de l’argent à leur marabout, 500 FCFA (0,76 €) par exemple, ce sont indubitablement eux, les « travailleurs » les plus vulnérables du Sénégal54. Si la mendicité est pratiquée au grand jour, d’autres activités le sont à l’abri du regard extérieur. Les experts les appellent « les pires formes intrinsèques du travail des enfants », dont notamment l’exploitation sexuelle. On sait que la prostitution enfantine fait partie des réalités au Sénégal, sur la « Petite côte » autant que dans la capitale, comme aux abords du marché Sandaga55.

94Le tableau des travailleurs en situation de vulnérabilité ne serait pas complet sans que l’on aborde la question des personnes âgées, celles ayant dépassé soixante ans, âge de la retraite au Sénégal. Compte tenu de la faiblesse du rapport salariat, le « départ à la retraite » n’a qu’une signification limitée. Rien d’étonnant alors de constater que parmi les personnes de plus de 60 ans, une sur trois continue à travailler (Sénégal, 2006a, p. 96). Trois hommes sur quatre sont dans ce cas, contre une femme sur quatre seulement. Bien entendu, pour ce qui est des dernières, la faiblesse de la proportion est liée à la non-reconnaissance du travail domestique. En ce qui concerne le statut au travail, ceux qui sont actifs au-delà de 60 ans sont généralement des travailleurs indépendants qui s’occupent d’agriculture en milieu rural ou qui exercent un petit métier en milieu urbain. Seuls 5 % des personnes âgées restées en activité sont concernés par un emploi salarié.

  • 56 On peut cependant mentionner Antoine, 2007a et 2007b, et Antoine et Golaz, (...)

95Le travail des personnes âgées est un domaine encore relativement peu étudié56, mais il est manifeste que, dans un contexte de vieillissement progressif de la population, il attirera de plus en plus l’attention des observateurs et décideurs. Une attention justifiée à plus d’un titre. L’économie de marché, avec une monétarisation grandissante, conduit à un processus d’individualisation et à la fragmentation des dépenses familiales, freinant ainsi la redistribution intra-familiale. Les systèmes de retraite institutionnalisés connaissent, de leur côté, des difficultés de financement, réduisant les pensions tout au plus à un complément de revenu dont profiteront les membres du foyer. Les jeunes générations, elles, entrent de plus en plus tardivement dans la vie active, du fait d’une scolarité prolongée. Il s’ensuit qu’au lieu d’être pris entièrement en charge par leurs descendants, les personnes âgées contribuent souvent activement au budget familial (Antoine, 2007a et 2007b).

Conclusion

96Ce tour d’horizon a présenté la situation sénégalaise du travail d’un point de vue macro-économique. Entreprise a priori ambitieuse, tant les obstacles s’opposant à une connaissance en profondeur sont nombreux. En effet, conçus par et pour les pays du Nord, les concepts utilisés pour la collecte d’information sont difficilement transposables au monde du travail sénégalais. Les données disponibles souffrent de nombreuses lacunes. L’image qui vient d’être dressée expose seulement les grandes tendances du monde du travail actuel, avec tout ce que cela suppose d’approximations. Il s’agit d’un monde du travail où l’écart est considérable entre les extrémités de la hiérarchie des emplois, mais pas seulement. Au sein même des différentes catégories d’emplois – de type moderne ou informel – les disparités peuvent être grandes, que ce soit en termes de rémunération, de statut ou de sécurité.

97Le constat majeur que l’on est amené à faire concerne indubitablement l’omniprésence des petites activités – agricoles ou non –, des activités difficilement repérables pour les pouvoirs publics et les collecteurs d’information statistique. Cette difficulté n’est pas le fruit du hasard. Tout d’abord, l’État ne manque pas seulement de moyens, mais aussi de volonté politique pour suivre de près les « petits opérateurs économiques ». Ensuite, la population ne connaît pas toujours ses obligations vis-à-vis du législateur et renonce, de ce fait, à l’inscription dans des registres de l’État. En outre, l’on ne pense pas nécessairement le travail comme une catégorie séparée de la vie domestique, tant les marges bénéficiaires peuvent être modestes. Enfin, l’État souffre d’un manque évident de crédibilité, voire de légitimité, surtout depuis l’ère d’Abdoulaye Wade. Cette situation fait que la grande majorité de la population, celle qui depuis de nombreuses années attend la fameuse « émergence » dont on lui parle tant, est peu sensible aux injonctions à davantage de civisme. Rien d’étonnant non plus si la « culture » consistant à esquiver les obligations vis-à-vis de l’État touche aussi des segments du travail davantage « formels ».

Notes

1 Ce qui n’exclut cependant pas des visions à long terme qui se traduisent dans l’épargne, les dépenses pour l’éducation des enfants ainsi que l’investissement dans des réseaux sociaux où circulent des richesses de toutes sortes. Voir Baumann et Fall, 2013b.

2 Sources : « Séminaire national sur l’emploi. Chômeurs : 30 % de la population active », Le Soleil, 5 mai 1982 ; « Statistiques sur l’emploi. Pour une maîtrise des données », Le Soleil, 2 juillet 1986.

3 [http://www.jeunesse.gouv.sn/content/lancement-du-projet-accueil-emploi], accès février 2014, inaccessible depuis. Voir aussi « “Kiosques Emploi”, une initiative pour des données fiables sur les demandeurs d’emploi », Agence de presse sénégalaise, 5 juin 2013.

4 Voir [http://www.ansd.sn/index.php?option=com_rapports&view=projet&idp=49&Itemid=411#], accès avril 2016. Voir aussi une note relative aux tout premiers résultats : Sénégal, 2015d.

5 Voir Évolutions économiques récentes, publication trimestrielle de l’Agence nationale de la statistique et la démographie (ANSD), [www.ansd.sn], accès avril 2016.

6 Les enquêtes 1-2-3 font partie du Programme régional d’appui statistique à la surveillance multilatérale des pays de l’UEMOA (PARSTAT). Pour plus de détails, et le téléchargement d’un grand nombre de documents, voir [http://www.dial.ird.fr/enquetes-statistiques/enquetes-1-2-3], accès avril 2016. Voir aussi De Vreyer et Roubaud, 2013.

7 On pense notamment à l'Enquête sur les priorités (Sénégal, 1993c), l’Enquête sur les dépenses des ménages de la capitale. EDMC, 1995-1996 (Sénégal, 1997c), l’Enquête sénégalaise auprès des ménages. 1994-1995, ESAM I (Sénégal, 1997a), l’Enquête sénégalaise auprès des ménages. 2001-2002, ESAM II (Sénégal, 2004c), ainsi que les deux Enquêtes de suivi de la pauvreté au Sénégal (Sénégal, 2007d et 2013b).

8 Données relatives à la période 2005-2012. Source : [http://www.unicef.org/french/infobycountry/senegal_statistics.html], accès avril 2016.

9 Surtout par comparaison au coût de l’enquête sur les indicateurs socio-démographiques, programmée pour 2009 et budgétisée pour la somme de 3,6 milliards FCFA (5,5 millions €). Voir Sénégal, 2007a, p. 66.

10 Pour recevoir, en Afrique, une consécration à travers la décennie 2010-2020, désignée comme celle de la femme africaine.

11 Voir [www.enterprisesurveys.org/], le site de Enterprise Surveys, accès avril 2016.

12 Jean-Pierre Lachaud distingue une quarantaine de types de chômage. Voir Penouil, 1979, p. 269, qui se réfère à Lachaud J.-P., Travail et développement. Concept et mesure, thèse de doctorat, université de Bordeaux 1, 1975, p. 119.

13 Selon le décret no 96-154, signé par le président de la République du Sénégal le 19 février 1996, le salaire minimum interprofessionnel garanti (Smig) pour le secteur non agricole est de 209,10 FCFA par heure, calculé sur 40 heures de travail par semaine, soit un salaire mensuel minimum d’environ 36 000 FCFA (55 €). En avril 2016 – soit vingt ans après le décret ! –, ce taux est toujours valable. Le taux de sous-emploi global est le rapport du nombre de chômeurs et d’occupés en situation de sous-emploi à la population active. Source : Sénégal, 2004a, p. 37.

14 L’Enquête nationale sur le secteur informel au Sénégal (ENSIS) s’appuie sur l’Enquête pauvreté et structure familiale au Sénégal (EPSF, 2006), [http://anads.ansd.sn/index.php/catalog/35], accès avril 2016.

15 Cf. infra, tableau 5.

16 Et qui ne sont pas sans rappeler les définitions adoptées aux pays du Nord, tel le chômage partiel en France, la Kurzarbeit (travail à temps réduit) en Allemagne.

17 En revanche, pour les jeunes, il aurait été de 15 % seulement. Voir [http://www.indexmundi.com/senegal/unemployment_rate.html], accès avril 2016.

18 Voir United Nations, 2010, p. 31. Or, dans les références citées – ILO, Global Employment Trends, 2008 et ILO, The Decent Work Agenda in Poverty Reduction Strategy Papers (PRSPs). Recent Developments, 2007 –, il n’y a pas la moindre trace d’une quelconque donnée chiffrée relative au Sénégal…

19 Voir, entre autres, OCDE, 2003, p. 326, et Sénégal, 2008a, p. 8. Toujours par rapport à la pêche, l’on trouve des contradictions particulièrement flagrantes dans un document de la Banque mondiale, 2002b, p. vi et 2.

20 Ainsi, les primo-demandeurs d’emploi deviennent des « demandeurs d’emplois sans qualification », dans « La révolution souterraine de l’emploi », Options, no 12, août 1992. Voir aussi : « 73 milliards pour donner du travail », Sud Quotidien, 9 novembre 1995 ; « Politique d’emploi. Qui a la force d’y croire ? », Walfadjri, 16 décembre 1995.

21 Voir : AFD, Études de cas AFD/PRS sur les Objectifs du millénaire pour le développement. Fiche 10/10 : Appui à un programme de formation professionnelle au Sénégal, 2 p.

22 Pour la démonstration qui suit, on s’appuiera essentiellement sur Sénégal, 2010b, ainsi que sur les statistiques fournies par l’Unesco [www.uis.unesco.org/], accès avril 2016.

23 Calculs effectués à partir des données nationales, en tenant compte des cas d’abandon et de non-scolarisation. En 2013, environ 2,8 millions jeunes sont inscrits dans une école, un établissement de formation professionnelle ou une université. L’espérance scolaire, c’est-à-dire le nombre d’années passées dans un établissement scolaire ou de formation supérieure, reste inférieure à 8 années (2010). Sources : [http://stats.uis.unesco.org/], accès avril 2016.

24 Année de référence : 2013. Voir Sénégal, 2014a. Pour donner la mesure de cette jeunesse, on peut la comparer à la situation en France où l’âge médian est de 39,8 ans ; seulement 18,5 % ont moins de 15 ans et 17,1 % plus de 65 (recensement 2011, [http://www.insee.fr/]) ; et pourtant, parmi les pays du Nord, la France a une démographie relativement dynamique.

25 Pour mesurer l’ampleur du défi auquel est exposé le Sénégal, il est aussi instructif de l’opposer à l’évolution que connaît la France. Au courant de toute la décennie 2001-2010, la population active française a augmenté de 3,7 % seulement, alors que la population, elle, connaissait une augmentation presque deux fois plus importante, 5,9 % [insee.fr], une situation génératrice d’autres défis, comme on sait.

26 Sources : United Nations, Population Division, [http://www.un.org/en/development/desa/population/] pour l’année 1960 et Sénégal, 2014a, p. 252, pour 2013. Pour ce qui est de la population active, l’augmentation aurait été encore plus spectaculaire. D’après Fall B., 2011, p. 265, seuls 6 % des actifs auraient été des citadins en 1960. Quant au taux de croissance annuelle de la population urbaine, il a atteint le maximum dans la période 1965-1970 (5,7 %), le minimum entre 1995 et 2000 (2,9 %). Il est de 3,6 % entre 2010 et 2015, et ne passera sous le seuil des 3 % qu’après 2040 [http://www.un.org/en/development/desa/population/], accès avril 2016.

27 Extrapolation depuis les données du recensement de 2002 et Marchés tropicaux, 2000, p. 1724. La ville de Dakar même compte pour un bon tiers dans la population de l’agglomération dakaroise.

28 Le BIT définit le chômeur comme une personne dépourvue d’emploi au cours des sept derniers jours précédant la date de l’enquête, étant activement à la recherche d’un emploi et étant disponible pour occuper un emploi dans les deux semaines suivant la date de l’interview. Voir Sénégal, 2013a, p. 72.

29 Les Enquêtes 1-2-3, menées dans la capitale en 2002, sont encore allées plus loin dans la compréhension du sous-emploi, en faisant une distinction entre le « sous-emploi visible » et « invisible ». Comme signalé plus haut, ce dernier concerne les personnes dont les revenus sont inférieurs au salaire minimum. Ils étaient trois travailleurs sur quatre à être frappés par ce phénomène. Voir Sénégal, 2004a, p. 24.

30 Cependant, dans la suite, nous exclurons les activités extractives, et ceci pour leur part réduit dans la création d’emploi.

31 Il s’agit du commerce de type informel, par rapport à l’ensemble des activités informelles non-primaires. Cette donnée est cependant sujette à caution, car provenant d’une autre source que celles relatives au secteur primaire. Voir Sénégal, 2013f : 16.

32 Activités prises en compte : réparation, hébergement, restauration, transports, postes et télécommunications, services financières et immobiliers, services aux entreprises. Non prises en compte : administration publique, éducation, santé et action sociale, activités à caractère collectif

33 D’après cette enquête portant sur les plus de 10 ans, les aides familiales représentent 29 % actifs occupés, les employés 35 %, les employeurs 36 %. Source : Sénégal, 2015d, p. 3.

34 Les guillemets ont été ajoutés par moi-même.

35 Les variations entre les branches économiques étaient considérables. Ainsi, le secteur bancaire se portait – et se porte toujours – bien et recrute, un phénomène lié à la saturation d’autres marchés de la sous-région, comme le Nigéria, et l’implantation de banques étrangères, d’une part, au boom du bâtiment et à l’intensité des activités commerciales, d’autre part.

36 Lorsque nous parlons de secteur primaire, nous excluons les activités d’extraction qui, avec 34 000 personnes, occupent à peine 1 % de la main-d’œuvre sénégalaise. Source pour ce paragraphe : Banque mondiale, 2007, Annexes, p. 26, à partir de données de l’ANSD ainsi que de la comptabilité nationale.

37 Cette dernière proportion est confirmée par les Enquêtes 1-2-3 dans l’agglomération de Dakar. On remarquera cependant qu’entre les deux dates, le contexte économique ainsi que les représentations de l’activité économique ont profondément évolué, ce qui n’est pas sans répercussions sur les déclarations des enquêtés.

38 Source : [http://servicepublic.gouv.sn/index.php/demarche_administrative/actu/2/1477/6], accès avril 2016. À ma connaissance, il n’existe pas de données consolidées sur le nombre de diplômés quittant tous les ans ces différents établissements.

39 D’après le Collectif des établissements privés de l’enseignement supérieur, le chiffre de 100 000 étudiants dans le supérieur (dont 30 000 à 35 000 dans le privé) aurait déjà été atteint en 2009. Voir Le Soleil, 2009, p. 2. Voir aussi le chapitre vii.

40 Ces derniers tiennent à insister sur le degré élevé de l’insertion professionnelle de « leurs » diplômés, sans pour autant indiquer les délais nécessaires à cette insertion… Voir Le Soleil, 2009, p. 3.

41 L’on sait seulement que, si l’on exclut les chefs de famille, 24 % des diplômés du supérieur étaient sans emploi en 2002. Source : Sénégal, 2004a, p. 14.

42 Source : [http://databank.worldbank.org/], accès avril 2016.

43 Les données, exprimées en valeurs nominales, englobent l’autoconsommation alimentaire, l’unité de consommation étant l’individu. En 2011, les dépenses journalières par individu sont respectivement : 780 FCFA (1,19 €) au niveau national, 1 442 FCFA (2,20 €) à Dakar, 841 FCFA (1,28 €) dans les autres villes, 486 FCFA (0,74 €) en milieu rural. Source : Sénégal, 2013a, p. 22.

44 Sources : les différentes éditions de la Situation économique et sociale du Sénégal.

45 Au Sénégal, la pauvreté est définie selon la méthode du coût des besoins de base (CBE). Cette méthode tient compte des besoins caloriques pour rester en bonne santé et des dépenses non alimentaire (Sénégal, 2013a, p. 26 et 33). La deuxième Enquête sénégalaise auprès des ménages confirme ces données. En effet, elle indique qu’être membre d’un ménage dirigé par un diplômé du supérieur permet de dépenser, en moyenne, quatre fois plus que si on fait partie d’un ménage dont le chef n’a bénéficié d’aucune instruction scolaire, deux fois plus que si le chef de ménage est passé par l’enseignement secondaire (Sénégal, 2004c, p. 125).

46 Source : Banque mondiale, 2005a, p. 99-110. Étude effectuée, en 2003-2004 auprès de 348 entreprises, correspondant à 69 % de « l’emploi permanent formel » du secteur manufacturier et à 55 % dans les services.

47 Source : Sénégal, 2009a, p. 89.

48 N.B. : le travail des femmes au foyer n’est pas considéré comme une activité économique.

49 « Pour l’abolition de l’esclavage moderne des travailleuses domestiques au Sénégal », Dakaractu.com, 27 mai 2013, [http://www.dakaractu.com/Pour-l-abolition-de-l-esclavage
-moderne-des-travailleuses-domestiques-au-Senegal_a44855.html
], accès avril 2016.

50 Calculs à partir de ESAM II. Voir Sénégal, 2004c.

51 Terme qui renvoie au « travail à abolir » d’après les normes du BIT. Entrent dans la définition : le transport de lourdes charges, l’exposition à la fumée, au gaz, au bruit, etc., travaux de BTP, travail nocturne ou pendant plus de 8 heures dans la journée, etc. Voir Sénégal, 2007b, p. 57. Un autre qualificatif concerne la pénibilité. D’après l’Unicef, les tâches ménagères peuvent être qualifiées de travail pénible si un enfant y consacre plus de 28 heures par semaine. Pour le travail des enfants, comme parade à la pauvreté, on peut aussi voir Fall A. S., 2007, p. 139.

52 Période de référence : les 7 derniers jours précédant l’enquête. Pour les 12 derniers mois, le taux est respectivement de 43 % pour les garçons, de 30 % pour les filles. L’âge des enfants est compris entre 5 et 17 ans. Voir Sénégal, 2007b, p. 59-60.

53 Source : ibid., p. 185. Des résultats comparables sont fournis par Dumas et Lambert, 2006.

54 Voir aussi « Dans le quotidien des enfants travailleurs », La Gazette, 5 mars 2011.

55 « Le tourisme sexuel à Saly : atout de l’économie locale ? », Walfadjri, 8 août 2003, [destination-senegal.com/news/tourisme-sexuel-saly.htm], accès avril 2016.

56 On peut cependant mentionner Antoine, 2007a et 2007b, et Antoine et Golaz, 2010, dont les travaux s’appuient, entre autres, sur les Enquêtes 1-2-3. De même, une étude spécifique a été consacrée aux personnes âgées. Voir IDEA International, 2010.

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