Introduction
p. 29-31
Texte intégral
1Il y a peu de questions aussi sensibles, dans les sociétés contemporaines, que celles liées au travail et à l’emploi. En cela, pays du Sud et du Nord ne se distinguent guère. Le travail et l’emploi préoccupent les individus, soucieux de maintenir leur niveau de vie, voire de s’élever dans la hiérarchie sociale. Ils interpellent aussi les chefs d’entreprise, désireux de disposer de travailleurs compétents. Ils ne laissent pas non plus indifférents les décideurs, conscients du fait que le monde du travail constitue le baromètre par excellence de l’efficacité des politiques publiques. Et, enfin, ils figurent sur l’agenda des agences de développement, qu’elles s’appellent ONU, Banque mondiale, Organisation internationale du travail ou Unesco.
2Collecter des données sur le travail et l’emploi dans un contexte comme celui du Sénégal n’est cependant pas chose aisée. Il y a, tout d’abord, les réalités fort complexes du « marché du travail », qui n’a de marché que le nom, tant il est hétérogène et composé de segments plus ou moins cloisonnés. Certes, il existe des entreprises parfaitement identifiables et identifiées par les autorités, des entreprises qui s’acquittent, en principe, de leurs obligations par rapport à la législation du travail ; il s’agit d’unités locales, de grande taille ou de type PME/PMI, mais aussi de quelques importants groupes internationaux. Il y a, bien entendu, aussi la fonction publique, grande pourvoyeuse d’emplois, comme ceci est aussi le cas ailleurs dans la sous-région. L’écrasante majorité des emplois se trouvent cependant ailleurs, dans les micro-entreprises qui recourent à une main-d’œuvre fluctuante, familiale la plupart du temps ; souvent, il s’agit d’auto-emploi. Ces micro-entreprises sont difficilement repérables par les méthodes habituelles de saisie administrative. Sur la grande hétérogénéité des différents types de structure se greffent des situations fort complexes quant à l’activité même et aux sources de la rémunération des travailleurs. Ce n’est pas parce qu’on travaille dans une grande société que l’on bénéficie d’un emploi que les agences internationales qualifieraient de décent, c’est-à-dire assorti de certaines garanties, comme celles qui opèrent, par exemple, en cas d’accident de santé. Ce n’est pas parce qu’on occupe un bureau au Building administratif, à Dakar, que l’on ne triplerait pas ses revenus mensuels en faisant « tourner » un taxi, confié à un proche parent ou un ami d’enfance. Ce n’est pas non plus parce qu’on est guide touristique un jour, que l’on ne changera pas de casquette le lendemain, pour s’improviser agent immobilier ou enquêteur pour un bailleur de fonds… Autrement dit, l’enchevêtrement des sources de revenus, de conditions de travail et de statuts fort divers brouille les pistes lorsqu’il s’agit de donner une image fiable de l’emploi.
3Un autre élément de taille concerne la lourdeur des investigations statistiques sur le travail et l’emploi. Indispensables à la prise de décision politique, elles mobilisent des ressources humaines et matérielles considérables. De ce fait, l’appui financier des bailleurs de fonds apparaît généralement indispensable. Ces derniers peuvent cependant avoir d’autres priorités que la collecte d’information sur le travail et l’emploi, et souhaiter mettre l’accent sur l’état de santé des populations ou le niveau d’éducation, pour ne citer que ces deux objectifs. Ainsi, la production de données sur le monde du travail n’est qu’un domaine parmi d’autres où s’exprime le rapport de forces entre décideurs nationaux et agences de développement, un rapport de force qui joue généralement en faveur de ces dernières, la Banque mondiale en tête. C’est sans aucun doute aussi pour cette raison qu’il fallut attendre le milieu de la décennie 2000 pour disposer d’un premier document complet sur l’emploi au Sénégal, document réalisé, justement, grâce à une équipe réunie par la Banque mondiale (2007), un document portant forcément l’empreinte des « autorités » de Washington.
4Révéler au grand public l’état du monde du travail nécessite une certaine maturité politique de la part des décideurs nationaux, car, même enjolivées, les données en question sont politiquement explosives. Tous les présidents qui se sont succédé depuis l’indépendance du Sénégal en ont fait l’expérience. Prenons l’exemple d’Abdou Diouf. Lorsqu’au début des années 1980, il prit la relève du président L. S. Senghor, il vit l’élite intellectuelle monter sur les barricades, menaçant la prise même de ses fonctions. Pendant plusieurs décennies, les jeunes intellectuels du pays avaient bénéficié de la quasi-automaticité d’embauche dans la fonction publique, jusqu’au moment où, brusquement, ils se virent concernés par le chômage. Si, de son côté, Maître Abdoulaye Wade est sorti vainqueur des élections en 2000, les répercussions sociales des différents Plans d’ajustement structurel, initiés sous Abdou Diouf, y étaient pour quelque chose. Au Sénégal, comme ailleurs dans la sous-région, ajustement rimait avec une plus grande vulnérabilité des travailleurs, toutes catégories confondues, vulnérabilité entendue dans le sens d’une plus grande exposition aux risques de fluctuations de revenus et de précarité aussi pour leurs proches. Douze années plus tard, ce sont les jeunes désœuvrés, des banlieues dakaroises tout comme des villages reculés, qui expriment leur courroux face à ce même Abdoulaye Wade qui sera relayé par Macky Sall, son ancien premier ministre. Le président Wade, n’avait-il pas exhorté les jeunes Sénégalais, au début de sa mandature, à « travailler, beaucoup travailler, toujours travailler1 », sans être en mesure de proposer autre chose que le retour à la terre ou des opérations ponctuelles sans lendemain, comme des prêts distribués à une poignée de fidèles, sans véritable contrôle ?
5Une dernière remarque s’impose avant d’entrer dans le vif du sujet, remarque qui peut paraître anecdotique, mais qui est néanmoins révélatrice d’un changement profond des institutions sénégalaises. Au milieu des années 1990, tenant à évaluer le rôle de l’État employeur, je souhaitais connaître le nombre des fonctionnaires au Sénégal. Il me fallait deux mois de persévérance et l’appui de complicités multiples pour, enfin, feuilleter le document tant convoité (Sénégal, 1995). Une bonne quinzaine d’années plus tard, la situation fut déjà tout autre. Les technologies de la communication ont profondément modifié le statut ne serait-ce que d’une partie de l’information économique et sociale. Un grand nombre de données – de qualité fort variable, il est vrai – ont désormais acquis le statut de bien public et sont accessibles à tout un chacun, par un simple clic d’ordinateur… Avantage réel s’il en est qui ne devrait pas nous faire oublier que la production de données est de plus en plus commandée par l’extérieur et que les normes sur lesquelles on s’appuie sont exogènes à souhait.
6Cependant, disposer d’informations, statistiques ou non, est une chose, accéder véritablement à la connaissance du travail et de l’emploi en est une autre. Cette première partie entend donner quelques clés de lecture en ce sens. Il s’agira, tout d’abord, de présenter un aperçu du vécu quotidien des Sénégalais (chapitre i). Ensuite, sera dressé le tableau du monde du travail tel qu’il transparaît notamment au travers des données chiffrées (chapitre ii).
Notes de bas de page
1 Allocution préliminaire de M. Abdoulaye Wade lors de la séance de prestation de serment, 1er avril 2000, [www.gouv.sn/spip.php?article642/], accès août 2012 (erreur en 2017).
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