Préface
p. 11-13
Texte intégral
1L’Institut de recherche pour le développement, naguère Orstom (Office de la recherche scientifique et technique d’outre-mer), est une des rares institutions de recherche en Europe permettant à ses chercheurs, en sciences sociales notamment, d’entreprendre des investigations se déroulant sur une longue période. Ils ne subissent donc pas soit les contraintes d’expertises à court terme, soit l’obligation d’être d’abord enseignant ; ce qui réduit le temps pour se consacrer pleinement au terrain. Cette disponibilité permet des analyses en profondeur tenant bien compte des multiples dimensions de toute investigation. La diversité des disciplines représentées à l’IRD autorise aussi de les réaliser en situation d’interdisciplinarité ou de multidisciplinarité, selon les optiques prévalant chez les chercheurs.
2Eveline Baumann livre ici un ouvrage sur des recherches qu’elle mène au Sénégal depuis les années 1990. Entrée comme chercheuse à l’Orstom en 1985, elle venait de soutenir à l’université de Bordeaux 1 une thèse à caractère socio-économique sous la direction de Marc Penouil. Avec pour titre Les activités informelles en milieu rural, véhicule de transformations socio-économiques, cette thèse était consacrée aux activités informelles à Saa, une petite ville dans la Lékié (région du Centre Cameroun), à partir d’enquêtes réalisées en 1983. Le Mali a constitué sa première affectation. Elle y a étudié la pêche artisanale chez les Bozo et Somono, dans le delta intérieur du Niger1. Ces deux premiers terrains africains la prédisposaient à porter un regard approfondi sur l’emploi et le travail dans un autre pays voisin du Mali, le Sénégal. Établir un bilan de l’insertion professionnelle des diplômés de l’enseignement supérieur et notamment de l’Opération maîtrisards (projet de « développement » initié au début des années 1980 par le président Abdou Diouf en vue de la création d’emplois pour les jeunes Sénégalais disposant d’une maîtrise en sciences économiques ou juridiques) a donné une première approche du lancinant problème de l’emploi au Sénégal (Baumann, 2003a). Les années passant, elle a multiplié des enquêtes sur différentes facettes des activités productives salariées et quasi salariées dans ce pays ; sur les interventions gouvernementales directes et indirectes (à caractère financier ou réglementaire) de soutien à la création d’emplois et d’activités. On doit relever ici qu’Eveline Baumann est devenue une des principales spécialistes de l’essor du microcrédit et de la microfinance au Sénégal2, autre voie soutenue par les coopérations multilatérales et bilatérales et reprise par les autorités publiques nationales locales, les fondations et organisations de la société civile, pour promouvoir la dimension économique de la fameuse « lutte contre la pauvreté ».
3C’est donc une publication exceptionnelle qui est donnée ici par la richesse des informations collectées dans l’ensemble de ces domaines, des années 1990 jusqu’à aujourd’hui, par des enquêtes, par le suivi bibliographique très attentif, y compris à travers la presse locale, et grâce à une analyse rigoureuse et critique qu’elle en fait. Il ne s’agit ni d’une simple étude économétrique mettant en avant des corrélations statistiques à défaut d’explications, ni d’une nième expérimentation par randomisation dont l’absence d’intégration du contexte, de la compréhension des dynamiques et d’une capacité à être dupliquée peuvent être interrogées. Nous sommes en présence d’une véritable approche socio-économique menant une investigation en profondeur des tensions qui traversent cette société et son économie. La vision qu’elle donne de cette dernière peut être assimilée à ce que Béatrice Hibou et Boris Samuel ont désigné comme étant « la macroéconomie par le bas ». En introduction d’un dossier de Politique africaine qui y est consacré, ils indiquent :
« L’approche “par le bas” entend aborder la macroéconomie par les pratiques, par les processus de formation au quotidien, par les acteurs, quelle que soit leur position au sein de la hiérarchie sociale. Elle vise à la “débusquer dans des endroits inattendus” et notamment dans les rapports sociaux et les rapports de pouvoir. C’est donc une démarche qui met en valeur l’hétérogénéité, la richesse et la complexité des pratiques macroéconomiques, le caractère pluriel et contradictoire des logiques d’action, des techniques, des dispositifs de pouvoir qui les forment. » (Hibou et Samuel, 2011, p. 6.)
4Difficile de ne pas reconnaître là une convergence de démarche.
5L’ouvrage ne se limite pas à une analyse du « marché du travail » au Sénégal à travers la multiplicité des exemples des plus diplômés aux plus humbles, des mieux rémunérés aux plus méprisés, et à une critique du concept même de marché appliqué au travail dans le contexte d’un pays dit « en développement », où les informalités jouent un rôle essentiel dans les formes d’embauche, les rapports de travail et les activités productives de biens et services. Eveline Baumann intègre avec une grande pertinence deux phénomènes qui sont corrélés à cette évolution du salariat, du quasi-salariat et plus généralement d’un ensemble d’activités dites « marchandes » : la protection santé des travailleurs et leur formation. Elle y consacre la quatrième et dernière partie de l’ouvrage. On se doit ici de relever que l’on se trouve alors face à ce que Karl Polanyi a désigné comme une « marchandise fictive ». En effet, il est impossible de reproduire et de céder à leurs coûts de production, comme les biens manufacturés reproductibles sont supposés le faire, les êtres humains eux-mêmes. Eveline Baumann a toute raison de parler à ce propos, au-delà même de l’importance des informalités dans les relations d’emploi, « d’un marché pas comme les autres ». On peut lire aussi son ouvrage comme la mise en place de forces de travail disponibles pour l’émergence des « lions africains3 » et cela nous rapprocherait donc également d’une analyse en termes de previous accumulation au cours du dernier demi-siècle. C’est la logique sous-jacente, comme est tout aussi sous-jacent le fait que les activités productives de biens et services sont dans l’incapacité du fait d’une croissance insuffisante d’intégrer les nouvelles forces humaines disponibles chaque année. C’est un défi essentiel auquel le Sénégal, ses classes dirigeantes et l’ensemble de sa population, sont confrontés, et pas seulement eux, vus les mouvements internationaux de population. D’où l’intérêt de cette publication au-delà de ce cas exemplaire à plus d’un égard. Aussi, ce livre ne doit pas simplement être considéré comme une analyse à finalité strictement académique ayant pour unique objectif d’interpréter les difficultés d’un pays et de comprendre le chômage massif et le sous-emploi des jeunes Sénégalais ; deux phénomènes qui n’épargnent pas les plus diplômés. Espérons donc que l’ouvrage d’Eveline Baumann sera lu aussi par les autorités et décideurs sénégalais, et qu’il leur apporte des armes utiles dans les politiques qu’ils mènent.
Notes de bas de page
1 Voir ses contributions à Quensière, 1994.
2 Parmi les travaux publiés ces dernières années sur ce sujet voir Doligez et al., 2012, ouvrage qui mobilise aussi des outils essentiellement socio-économiques et qui a la qualité de faire entendre la parole des acteurs. Pour une analyse des tensions fortes auxquelles le secteur est soumis, voir Baumann et al., 2015.
3 On parle avec optimisme de « lions africains » (par exemple le magazine Jeune Afrique du 21 septembre 2010 ou le quotidien Le Monde du 2 avril 2013 et du 11 novembre 2015), après l’avoir fait des « dragons » puis des « tigres asiatiques », notamment à partir du titre d’une étude diffusée en 2010 par le cabinet américain McKinsey : L’heure des lions : l’Afrique à l’aube d’une croissance pérenne ?, voir McKinsey Global Institute, 2010. Sur le continent, la part de marché des multinationales recule au profit d’entreprises locales africaines dans la grande consommation, les services financiers, les matériaux de construction, l’assurance ou encore le secteur pharmaceutique. Mais le Sénégal ne figure pas parmi les « lions africains » au côté du Tchad, de l’Angola, de la République démocratique du Congo, de la Côte d’Ivoire, de l’Éthiopie, du Ghana, de la Sierra Leone, du Rwanda et du Nigeria.
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