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    Plan

    Plan détaillé Texte intégral Introduction Une histoire méconnue de la recherche en ESS Un cadre de recherche encore non identifié ? Conclusion. La recherche en ESS : nouveau militantisme « argumenté » ou nouvelle approche scientifique « citoyenne » ? Notes de bas de page Auteurs

    L’économie sociale et solidaire en coopérations

    Ce livre est recensé par

    • Nicole Roux, Lectures, mis en ligne le 30 janvier 2019. URL : https://journals.openedition.org/lectures/22672 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.22672
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    Table des matières

    La recherche en ESS est-elle condamnée à la marginalité ? Les relations entre théoriciens, doctrinaires et praticiens de l’ESS depuis le XIXe siècle

    Danièle Demoustier et Simon Lambersens

    p. 179-190

    Texte intégral Introduction Une histoire méconnue de la recherche en ESS Des penseurs qui débattent de la relation entre économie sociale et économie politique : de la défense de l’ordre social à la critique sociale À la fin du xixe siècle, la pensée confrontée au cadre institutionnel Des acteurs penseurs : la pensée issue de la pratique Des penseurs acteurs : la pensée confrontée à la pratique Une synthèse politique effectuée par des militants socialistes Des objets d’étude fragmentés Un cadre de recherche encore non identifié ? Le renouveau d’une réflexion transversale Un éclatement des courants de pensée De nouvelles relations entre acteurs et chercheurs Conclusion. La recherche en ESS : nouveau militantisme « argumenté » ou nouvelle approche scientifique « citoyenne » ? Notes de bas de page Auteurs

    Texte intégral

    Introduction

    1La recherche en ESS ne semble pas se laisser facilement enfermer dans une typologie trop clivante, telle que la distinction entre recherche fondamentale, appliquée, recherche-action…, comme entre disciplines telles qu’elles se sont affirmées depuis la fin du xixe siècle : droit, économie, sociologie, science politique… Cette transversalité – source d’incertitude sur son identité – explique sans doute en partie son manque de reconnaissance. Si son objet reste constant au cours du temps (une économie privée collective qui répond aux besoins sociaux), ses représentations varient dans le temps, car elle est sensible aux changements de son environnement. Au xixe siècle, la vision « biologique » du social conduit à inscrire pleinement la recherche en ESS dans les débats sur l’économie politique et la question sociale, jusqu’à sa reconnaissance par des penseurs en tant que « la science sociale ». Au xxe siècle au contraire, avec la division du travail entre disciplines et spécialités, la segmentation du champ (statutaire et sectoriel) a conduit à son intégration partielle dans diverses disciplines, avec une visée souvent doctrinaire : les coopératives en droit et économie ; les associations en sociologie et science politique ; la mutualité plutôt dans une perspective historique. L’approche générale de l’économie sociale est devenue l’objet de l’Association d’économie sociale (AES) au sens de l’étude de l’intervention sociale de l’État, approche annoncée par Walras (1896), Gide (1905) et Jaurès (1903).

    2Se pose aujourd’hui la question d’un retour à une approche transversale, notamment à travers le croisement entre sociologie et économie (via la sociologie économique ou la socio-économie). L’histoire de la recherche sur l’ESS se confond largement avec l’histoire des idées, tant ce champ a été longtemps renvoyé à celui du « socialisme utopique », elle s’en affranchit largement par son positionnement envers l’économie politique, l’économie pure puis l’économie publique. Après une analyse historique pour comprendre d’où vient l’état de la recherche française en ESS aujourd’hui, il s’agira de présenter et d’analyser quelques tentatives de co-construction de ce champ de recherche, où se mêlent militantisme et distance critique, étude opérationnelle et théorisation, afin de mettre en évidence les raisons de cette marginalisation et les perspectives de son dépassement.

    Une histoire méconnue de la recherche en ESS

    3La recherche sur l’ESS est largement méconnue car elle oscille entre une perspective très globalisante parfois jugée plus utopique que scientifique (« la science sociale »), et des études très segmentées (comme l’économie coopérative, la sociologie associative ou l’histoire mutualiste) où se confondent fréquemment théorie et doctrine. Un retour historique nous permettra de suivre l’évolution du sens attribué au terme « économie sociale », d’en préciser les représentations à la fois comme cadre d’analyse et comme objet d’étude. Comme les transformations socio-économiques, le positionnement des théoriciens, penseurs, doctrinaires et acteurs n’est pas étranger à la reconnaissance ou à la marginalisation de ce domaine qui a changé d’identification au cours de l’histoire.

    4L’économie sociale est d’abord introduite de façon abstraite et globale dans le cadre de l’affirmation de l’économie politique (en élargissement, intégration ou critique). Progressivement, avec la multiplication des expériences concrètes (de l’association ouvrière à la coopération et la mutualité) se confrontent les démarches déductives et inductives. Puis, dans les trois premiers quarts du xxe siècle, la recherche se disperse entre disciplines, statuts et domaines d’activité, avec une forte dimension doctrinaire pour accompagner l’action, alors que le terme d’économie sociale est transféré à l’analyse économique de l’intervention sociale de l’État, dans le cadre de l’approche plus générale de l’économie publique.

    Des penseurs qui débattent de la relation entre économie sociale et économie politique : de la défense de l’ordre social à la critique sociale

    5Selon Procacci (1993), en ce début de siècle, l’économie sociale s’assimilerait à « la science sociale » dont l’économie politique ne serait qu’une branche. Abordée dans un premier temps comme un approfondissement-élargissement de l’économie politique, l’approche en termes d’économie sociale est progressivement utilisée dans une perspective critique : critique conservatrice ou critique progressiste, au nom d’une certaine morale. Au-delà de la compréhension des phénomènes sociaux et économiques, elle cherche ainsi à construire les catégories nécessaires à une transformation sociale.

    6Considéré par Desroche comme le premier promoteur de l’économie sociale (1991), Dunoyer (1830) est souvent rejeté par les chercheurs en ESS pour son libéralisme : en effet son économie sociale recouvre l’économie politique (classique) car elle s’attache à l’intégration des travailleurs au marché du travail, comme épanouissement des facultés individuelles, par la promotion de la liberté du travail et la valorisation de l’industrie. Néanmoins, il s’en distingue à la fois par la méthode et par le but : il adopte délibérément une approche normative au-delà d’une approche positive ; il introduit la notion d’utilité pour montrer les limites de la seule production matérielle marchande dans la satisfaction des besoins.

    7À l’inverse, une des premières critiques de l’économie politique libérale vient de l’économie sociale vue comme « l’économie politique chrétienne » qui introduit la méthode inductive sur la base d’études sur la nature et les conséquences du paupérisme, elle recherche dans le passé les liens sociaux de base qui satisfont les deux besoins essentiels : « la morale et le pain », par la promotion de la communauté, de la propriété individuelle et du patronage mais non de la charité qui « éloigne les riches et les pauvres ». C’est un retour à l’ordre familial et rural qui assure une protection contre la subordination. Alors que les corporations bridaient la liberté du travail, l’association ouvrière est supérieure à la communauté si elle conduit au respect des « chefs naturels » (Le Play, 1856).

    8Des critiques « progressistes » de l’économie politique par l’économie sociale la perçoivent comme « l’économie du travail associé » ou comme « l’économie de l’échange mutuel » (Ott, Proudhon), à partir des critiques de la propriété, de la concurrence et de l’autorité. Pour Ott (1851), un des disciples de Buchez, critique de l’économie politique classique, l’homme est libre mais pas atomisé grâce à l’association qui respecte l’éthique chrétienne de l’effort dans le cadre d’une vision globale de la société. Pour Proudhon (1846), l’économie sociale est assimilée à « la science sociale » qui doit énoncer « les lois organiques de l’humanité » en enlevant à la science économique sa dimension doctrinaire. C’est pourquoi il reprend, en les critiquant, les analyses de la division du travail, de la valeur et de la répartition, pour promouvoir les petites compagnies ouvrières reliées entre elles par l’échange mutuel et associées aux consommateurs dans une fédération générale. Ces deux auteurs sont également proches de l’action : Ott soutient les jeunes associations ouvrières de production ; Proudhon tente la création d’une banque d’échange puis d’une banque du Peuple. En cette partie du xixe siècle, riche en débats sur la science sociale et l’économie politique, l’économie sociale est appréhendée comme une science morale qui cherche la satisfaction de besoins sociaux, tout en respectant la liberté du travail.

    9Néanmoins, les analyses divergent quant à la place accordée d’une part à l’individu, à la propriété et à la concurrence, d’autre part à l’autorité ou à la coopération.

    À la fin du xixe siècle, la pensée confrontée au cadre institutionnel

    10À partir de 1860, une fois le traumatisme de la répression de 1848 dépassé, et l’Empire devenant moins autoritaire, la pensée sur l’association et l’économie sociale renaît, à la fois d’acteurs penseurs et de penseurs acteurs, jusqu’à la synthèse politique opéré par des militants socialistes.

    Des acteurs penseurs : la pensée issue de la pratique

    11À la suite de l’expérience proudhonienne, Beluze promeut à son tour le Crédit au travail sans plus de succès. Inspiré par l’utopie icarienne et les thèses de Ott, il soutient (1863) des expériences microsociales spontanées en alliance avec des commanditaires bourgeois, par refus de l’intervention de l’État. Après la Commune de Paris, le fouriériste Godin cherche à populariser et diffuser son modèle de familistère à Guise (Godin, 1871). Sur la base des besoins (et non des passions), et en développant le sens moral de chacun, il établit des « lois humaines » pour faire fructifier les talents, tentant une synthèse de l’utopie et du socialisme scientifique.

    Des penseurs acteurs : la pensée confrontée à la pratique

    12Après avoir participé en 1865, avec Say, à la création de la Caisse d’escompte des associations populaires de crédit, de production et de consommation, Walras rédige une brochure sur « les associations populaires » et un projet de loi pour donner un statut autonome aux sociétés coopératives. Trente ans plus tard, dans la perspective de construire une « science sociale », il est conduit à distinguer l’économie pure, l’économie appliquée et l’économie sociale (1896). Son observation préalable des associations ouvrières (devenues « coopératives ») l’amène à les intégrer à l’économie pure : d’une part pour donner aux ouvriers l’accès au capital, d’autre part pour favoriser l’augmentation de la productivité. L’économie sociale par contre vise non pas la production mais la répartition de la richesse ; celle-ci lui semble plus rationnelle si l’État opère la réforme sociale qui égalise les conditions de départ (« égalité des conditions, inégalité des situations ») par la fluidité du marché du travail par l’information et la formation ; la concurrence réelle par un salaire minimum et une durée du travail définis. Walras annonce ainsi l’évolution du terme « économie sociale » vers l’intervention sociale de l’État. Gide, plus doctrinaire que théoricien sur le sujet, suit d’une certaine façon la même évolution : de « l’école de Nîmes et la république coopérative » à « l’économie sociale, les institutions du progrès social ». Contrairement à Walras, dont il emprunte néanmoins la distinction entre économie pure et économie sociale1, Gide définit celle-ci comme l’ensemble du patronage, des associations ouvrières et du rôle social de l’État. En 1911, néanmoins, il s’affranchit du terme « économie sociale » le jugeant trop « indéterminé » (du fait de son glissement vers l’intervention publique).

    Une synthèse politique effectuée par des militants socialistes

    13Cependant, en cette fin du xixe et début du xxe siècle, de nouvelles conceptions politiques contestent l’opposition entre association et État. Malon allie militantisme coopératif et politique ; il considère l’économie sociale comme une « science d’observation, d’expérimentation, d’intervention » (1883) ; et la coopération comme une marche vers le socialisme intégral. Son collectivisme entraînerait l’octroi par l’État et les communes de baux aux associations. À travers le « socialisme des trois piliers » (parti, syndicat, coopérative), les disciples de Malon rencontrent la pensée de Jaurès qui effectue une synthèse plus large. Ce dernier voit en effet l’État démocratique comme « l’association généralisée » (1903) afin que son intervention soit assurée sur la base de la proximité.

    14En ce tournant de siècle, la terminologie change de sens sous la double influence de la réalité et de l’analyse. Jusqu’aux années 1880-1890 où s’exprime le débat sur les « quatre écoles d’économie sociale » (libérale, conservatrice, marxiste et solidariste), l’économie sociale est vue comme un substitut à l’économie politique. Mais la dépolitisation de l’économie s’accompagne également de sa « désocialisation » (émergence de la sociologie). Progressivement les acteurs eux-mêmes abandonnent la référence à l’économie sociale. Elle sera reprise par l’Association d’économie sociale dans les années 1980 pour désigner l’analyse économique des différents modes d’intervention sociale de l’État (économie du travail, de la santé, de la formation…), avec l’introduction des analyses des « coûts budgétaires ».

    Des objets d’étude fragmentés

    15De ce fait, il ne reste plus que des objets d’étude partiels sur lesquels la recherche se segmente de plus en plus en termes de discipline autour de deux domaines principaux : l’économie coopérative et la sociologie associative, produit de la scission entre l’analyse de l’économie marchande considérée comme productive de richesse sur la base de la rationalité et celle des espaces de socialisation prenant en compte des comportements plus « irrationnels » dont l’engagement militant et le bénévolat.

    16L’économie coopérative naît de l’abandon par Gide de l’utopie de la République coopérative et de l’identification par Fauquet (1935) d’un « secteur » économique coopératif à côté des « secteurs » privé, lucratif et public. Disciple de Fauquet, juriste et économiste, Vienney entend donner une délimitation et une représentation de la nature du secteur coopératif. Il s’attache à spécifier la nature des coopératives comme entreprises marchandes dans la comptabilité nationale. Il essaye d’identifier les processus de développement coopératif à partir de l’insertion des coopératives dans leur environnement marchand et capitaliste (1980).

    17Dans l’analyse sociologique des associations, on peut distinguer trois filiations : autogestionnaire et participative (Meister, 1972 et 1974), éducation populaire (Caceres, 1964 ; Poujol, 1981), bénévolat et entraide (Ferrand Bechmann, 1992).

    18Alors que la mutualité, progressivement intégrée dans le système de protection sociale, fait un retour sur son histoire collective (Bennet, 1975 ; Gibaud, 1986 ; Dreyfus, 1987).

    19De ce rapide tour d’horizon, ressort non seulement une division entre les disciplines mais aussi une subdivision entre branches, frein à la visibilité des recherches. De plus, la proximité des chercheurs avec les mouvements tend à influencer leur analyse : les économistes adoptent souvent une approche moraliste alors que de nombreux sociologues se positionnent comme militants, ce qui freine probablement leur légitimation. L’économie sociale n’étant plus un champ d’étude constitué, la recherche sur ses organisations se replie dans des cadres délimités, disciplinaires et statutaires. La méthode inductive des chercheurs ainsi que leur positionnement militant s’opposent à l’emprise de l’approche déductive de la recherche académique. L’objet d’étude est d’autant moins considéré comme scientifique qu’il est perçu comme l’auxiliaire de l’économie mixte et des politiques publiques, elles-mêmes reconnues académiquement.

    20De 1830 aux années 1970, avec la disparition de l’approche globale en termes d’économie politique2, la recherche sur l’économie sociale a été marginalisée ou réorientée. Dans le même temps, elle est devenue plus concrète, plus liée à la nature d’organisations et non plus au système économique en général, perdant par là même son pouvoir heuristique. Non seulement le terme d’économie sociale change de sens, mais la recherche sur ses composantes s’émiette. C’est seulement à la fin des années 1970 que s’opère un début d’interaction entre les approches économiques et sociologiques qui conduit au retour du terme gidien d’économie sociale.

    21Depuis les années 1980, il semblerait que l’analyse des organisations ait besoin d’être intégrée dans un paradigme global explicatif, même si comme à la fin du xixe siècle celui-ci reste objet de débats.

    Un cadre de recherche encore non identifié ?

    22À partir des années 1970-1980, le questionnement critique sur l’économie mixte conduit à un renouveau de l’approche transversale en terme d’économie sociale. Elle est portée par des acteurs divers : hauts fonctionnaires responsables de structures nationales ; hommes politiques en lien avec la recherche ; chercheurs proches des mouvements. De ce fait, plusieurs courants de pensée émergent successivement, se confrontent sans cadre d’analyse théorique commun, et inspirent des politiques publiques dont le référentiel reste instable (Courvoisier, 2012).

    Le renouveau d’une réflexion transversale

    23Les premières mobilisations et réflexions d’acteurs autour du renouveau de l’économie sociale, émanent de hauts fonctionnaires responsables fédératifs que ce soit autour du Crédit coopératif (Jacques Moreau), ou de l’union des associations d’action sociale Uniopss (François Bloch Lainé), dans une semi-rupture avec une économie sociale largement intégrée à l’économie publique. Parallèlement, des hommes politiques élaborent, dans le cadre du Parti socialiste, une analyse politique appuyée par des universitaires : ainsi Michel Rocard avec François Soulage (ex-assistant à Nanterre) et Jacques Delors avec Jocelyne Gaudin à Dauphine3.

    24Ces réflexions sont accompagnées par des « passeurs » réunis par Henri Desroche dans le cadre du Collège coopératif de Paris et de l’École des hautes études en sciences sociales qui promeuvent les études (notamment dans les pays du Sud) sur l’association et la coopération comme vecteurs de développement. Desroche, sociologue des religions, des communautés, puis des coopératives (1976), fait le pont en considérant les coopératives comme des organisations associatives. En cela il se rattache au courant associationniste du xixe siècle, ce qui lui permet de renouer avec l’économie sociale, terme qu’il propose comme vecteur d’unification lors du colloque du Conseil national de liaison des activités mutualistes, coopératives et associatives (CNLAMCA, 1977). De ces rencontres, naissent des structures mixtes qui réunissent à la fois des acteurs et des chercheurs tels la Fonda (créée par François Bloch Lainé), l’Association pour le développement des données sur l’économie sociale (Addes) portée par le Crédit coopératif, puis l’élargissement du Centre international de recherches et d’information sur l’économie publique, sociale et coopérative (Ciriec) à l’économie sociale (sous l’influence de François Soulage), structures animées par des acteurs nationaux en leur nom personnel. Malgré la réticence des réseaux nationaux face à la recherche (échec du projet du Cadre), quelques dispositifs vont permettre la réunion de chercheurs puis leur multiplication et leur organisation : dans les années 1980, avec l’appui de la Délagation interministérielle à l’économie sociale (Dies), Claude Vienney crée la « banque de travail sur les institutions de l’économie sociale » ; vingt ans plus tard un appel à projet entre la Dies et la Mission recherche (MiRe)4 suscite la mobilisation de 80 chercheurs sur toute la France dont émerge le regroupement des chercheurs de l’Ouest. Parallèlement la création de masters professionnels sur l’ESS conduit à la création du réseau interuniversitaire de l’ESS (RIUESS) autour d’un colloque annuel qui permet de faire le point sur l’état d’avancement de la recherche. La recherche en ESS garde de cette histoire les liens étroits qui unissent des acteurs, des courants politiques et des chercheurs. Paradoxalement, cette proximité n’a pas favorisé, sauf exception, le financement de la recherche académique sur l’ESS.

    Un éclatement des courants de pensée

    25Cette porosité des réflexions a alimenté un réel éclatement des courants de pensée qui croisent chacun une définition du champ et un cadre d’analyse : ainsi se sont affrontées successivement des analyses en termes d’organisations sans but lucratif, d’économie sociale, d’économie solidaire, d’économie sociale et solidaire, et récemment d’entrepreneuriat social.

    26La première définition de l’économie sociale par une double négation (« ni État, ni marché ») l’a rapprochée de l’analyse anglo-saxonne des organisations sans but lucratif car non marchandes. Cette approche diffusée en France par Archambault (1996) s’appuie sur la théorie standard étendue qui met en évidence des « asymétries d’information » dans certains secteurs d’activité, ce qui expliquerait leur gestion non lucrative. Mais la représentation française se base plutôt sur la tradition coopérative qui inclut donc des entreprises marchandes non lucratives. C’est cette représentation de l’économie sociale principalement comme économie coopérative qui sera reprise lors de la définition sous jacente à la création de la Dies en 1981 (vision largement diffusée par les travaux de Draperi, 2012). C’est une analyse largement fondée sur la contestation du seul modèle de l’entreprise lucrative hiérarchique, précédée par les débats autour de l’entreprise autogérée des années 1970 (Meister, Jones). Dans les années 1990, Vienney (1994) inscrit l’entreprise d’économie sociale dans une perspective plus macro économique inspirée de la théorie de la régulation qui analyse les périodes de grandes mutations des capitalismes. Il la définit comme la mobilisation collective d’acteurs concernés par la défense d’activités nécessaires mais non suffisamment rentables, qu’ils vont donc réorganiser selon certaines règles leur permettant d’en assurer le maintien par une combinaison spécifique entre modes de financement et modes de décision. Au milieu des années 1990, des critiques s’adressent à cette économie sociale d’une part en termes de concentration du pouvoir par l’accroissement de la taille des coopératives, d’autre part en termes de manque de solidarité du fait de la sélectivité croissante du marché. Ainsi, les thèses de l’économie solidaire portées particulièrement par Laville (1994) revisitent les thèses de Polanyi sur La grande transformation (1944) opérée par le capitalisme ; elles mettent en avant le nécessaire « ré-encastrement de l’activité économique dans le lien social » grâce aux initiatives locales basées sur la proximité, la réciprocité et l’hybridation des ressources.

    27Si cette thèse continue à alimenter une partie des recherches sur la possibilité de soumettre l’activité économique à la mobilisation sociale et politique (Dacheux et Goujon, 2011), de multiples travaux abordent, depuis les années 2000, l’ensemble de l’économie sociale et solidaire (Demoustier, 2001 ; Draperi, 2011 ; Hély et Moulevrier, 2013) pour en définir la place mais aussi la nature et le rôle. À partir des années 2010, l’influence anglo-saxonne renouvelée introduit en France la notion d’entrepreneuriat social (Ghezali et Sibille, 2011) qui, en cherchant à valoriser les sociétés commerciales à finalité sociale (en terme d’activité et de public), a réintroduit une certaine confusion sur la nature de l’économie sociale.

    28Cet éclatement des représentations traduit la diversité des courants de pensée qui traversent ce champ en le segmentant : économie de réparation, supplétive à l’économie de redistribution publique trop normative ; économie marchande non ou peu lucrative, supplétive à l’économie artisanale en déclin ; économie d’innovation, laboratoire de nouveaux marchés, notamment dans les activités sociales ; économie amortisseur de crise, régulateur sectoriel ; économie de transformation des règles du marché.

    29De ce fait, ces analyses attirent facilement le reproche de leur ancrage idéologique, et peu scientifique, faute d’explicitation théorique suffisamment rigoureuse. Dans une enquête effectuée auprès d’un échantillon d’économistes « reconnus », Frémeaux relève leur connaissance parcellaire, la référence aux deux seuls courants caritatif et associationniste, éventuellement sa contribution au lien social, à la solidarité et à la diversité institutionnelle. Cette indifférence des économistes renverrait soit à l’incapacité de la théorie orthodoxe de prendre en compte la coopération, soit à l’enfermement des hétérodoxes dans le paradigme fordiste qui ne s’attache qu’à la solidarité nationale. Selon Jean Gadrey :

    « Au final, seule une petite minorité d’économistes imprégnés d’une culture sociologique et historique qu’on appelle parfois socio-économistes se trouvent aujourd’hui vraiment intéressés par cette autre économie qui diffère de l’économie publique comme de celle qui fonctionne selon les modalités standards. » (Frémeaux, 2013, p. 17.)

    De nouvelles relations entre acteurs et chercheurs

    30Certains économistes attribuent leur méconnaissance à l’inexistence d’un appareil statistique adapté. Sous la pression conjuguée de certaines organisations, du Conseil national des chambres régionales de l’ESS, et de l’État, l’Insee a néanmoins largement perfectionné sa connaissance des entreprises de l’ESS, même si ce processus n’est pas abouti5. Cet effort statistique s’est accompagné d’un large panel de monographies commentées (notamment suscitées par l’appel à recherche Dies, 2006). Plus récemment, des analyses de sociologues, économistes et parfois gestionnaires ou politistes traitent des questions méso socio-économiques (sectorielles, thématiques ou territoriales). De nouvelles formes de collaborations entre acteurs et chercheurs tentent de construire conjointement des analyses pertinentes croisant à la fois les parcours individuels, les structures collectives et l’analyse globale en s’appuyant sur une auto production de connaissances par les acteurs mais aussi sur les références apportées par les chercheurs. On peut citer en exemples la recherche-action au Cnam, Manucoop à Paris, les groupes de travail acteurs-chercheurs du programme Arc 8. En prolongement des travaux de Desroche, le Centre d’économie sociale, travail et société (Cestes) du Cnam a revisité les démarches de « recherche-action-formation » ; il les décline à plusieurs niveaux : dans la formation par la pratique de « l’autobiographie raisonnée », par l’association Acteurs, chercheurs, territoires d’économie sociale (Acte 1) qui vise à renouveler les savoirs par des rencontres entre « acteurs engagés » et « chercheurs militants » ; enfin par la participation au réseau et aux Éditions Repas qui vise à diffuser la connaissance des expériences innovantes portées par des acteurs. Le projet plus récent de Manucoop réunit deux coopératives d’activité et d’emploi (Coopaname et Oxalys) de grande taille, avec un laboratoire de recherche (Ladys, Paris 7). Il revisite la coopération par l’éducation populaire afin de construire « un réseau autoalimenté d’apprentissage et d’accompagnement mutuel entre anciens, nouveaux et futurs coopérateurs et coopératrices » (colloque Manucoop, décembre 2013). La volonté d’accompagner et de multiplier « les collectifs de travail » rejoint la nécessité d’intégrer un « volet recherche » pour construire « une économie politique de la coopération » en questionnant notamment la nature de l’entreprise (La Manufacture coopérative, 2014). Une troisième expérience de « cluster » se déroule dans le cadre des Arcs (Communautés recherche académique) instaurés par la région Rhône-Alpes afin de « soutenir et promouvoir une recherche interdisciplinaire et transversale » (ibid.), structurant des communautés de chercheurs autour de grands enjeux sociétaux et créant des synergies avec le monde socio-économique. Un premier groupe de travail a réuni des chercheurs et des créateurs d’épiceries sociales et solidaires. Un second groupe s’est constitué entre trois centres de recherche régionaux et une dizaine de promoteurs de pôles territoriaux de coopération économique dans le même but d’identification, d’analyse et de mise en perspective de ces innovations pour en dégager le sens dans les mutations actuelles.

    31Ces trois démarches, conçues isolément, s’articulent autour du lien entre analyse des processus de socialisation des comportements individuels, des mutations des organisations coopératives et du renouvellement des échanges inter-coopératifs élargis. Ce croisement de regards rejoint un croisement de disciplines et de méthodes, chacune d’entre elle ne parvenant pas à rendre compte de la totalité des processus. Néanmoins, il s’agit davantage de la multiplication d’angles de vue que de la construction d’une meta-discipline, qu’on la nomme sociologie économique (à partir de la sociologie) ou socio-économie (à partir de l’économie). Les chercheurs ont longtemps eu recours à la théorie standard étendue puis ils s’en sont largement écartés (via La revue du Mauss par exemple) sans réellement clarifier le cadre conceptuel pertinent. Cependant, depuis quelques années, l’approche institutionnaliste est de plus en plus mobilisée pour expliquer l’existence et le développement de l’ESS (Recma, 2012).

    32Mais se pose toujours la question de la nature « scientifique de l’ESS ». Est-ce un objet permettant de construire un cadre théorique spécifique comme le suggère le titre des Actes du colloque du RIUESS Vers une théorie de l’économie sociale et solidaire (Luxembourg, 2013), dont l’ambition est critiquée par Blanc (2014) ? A-t-elle une simple fonction critique qui révèle les limites de la théorie économique dominante ? Ou est-ce un levier vers une nouvelle approche théorique globale, au-delà des théories néo-classiques, keynésiennes et marxistes en intégrant la notion d’acteur-entrepreneur collectif ?

    Conclusion. La recherche en ESS : nouveau militantisme « argumenté » ou nouvelle approche scientifique « citoyenne » ?

    33L’ESS offre un nouveau champ d’étude qui bénéficie aujourd’hui d’une reconnaissance institutionnelle (par la loi de 2014), partiellement académique par l’inscription dans les profils de postes universitaires d’une rubrique « économie sociale et solidaire » aux côtés de la rubrique « économie sociale » vue comme l’économie du social. Mais elle peine à acquérir une véritable reconnaissance scientifique compte tenu de ses spécificités intrinsèques d’une part, de l’état des sciences sociales d’autre part.

    34Le retour sur cette histoire de la recherche nous montre un long processus d’intégration à la science dominante au cours de ses transformations : au xixe siècle, la recherche en ESS adoptait une approche globale qui elle-même a évolué d’une « économie des besoins basée sur l’utilité » à une critique de l’économie de la richesse basée sur le marché ; d’une économie des institutions du progrès social à une économie de la redistribution. Au xxe siècle, elle éclate dans deux directions distinctes : d’une part au sens académique vers l’économie publique ; d’autre part au sens des organisations vers l’analyse d’un secteur économique, principalement autour de l’économie coopérative élargie dans les années 1970-1980 au « secteur » de l’économie sociale, devenu « tiers secteur » dans une « économie plurielle ».

    35S’agit-il d’une étape transitoire vers une nouvelle intégration dans la science dominante ? Ou bien de la transformation des méthodes et du contenu de la recherche elle-même, vers plus d’interdépendance dans les sciences sociales, et de croisement des regards ? L’évolution et la reconnaissance de la recherche sur l’ESS dépendront en grande partie de la nature des solutions socio-économiques qui sortiront de la crise.

    Notes de bas de page

    1 Il est surprenant de noter que dans Les institutions du progrès social, Gide reprend à son compte, en introduction, la distinction proposée par Walras entre économies pures, appliquée et sociale, mais ne l’applique aucunement dans ses développements (Gide, 2007).

    2 Même si Marx avait célébré la coopération comme la victoire de l’économie du travail (1864), la recherche marxiste ne s’est guère intéressée à cette forme d’organisation.

    3 Leurs analyses respectives sur la démocratie économique et l’innovation locale sont développées dans un numéro de la revue Autrement sur les nouveaux modes d’entreprendre (septembre 1979).

    4 Avec l’animation de groupes transversaux par des universitaires comme Jean Gadrey, cf. l’ouvrage de synthèse Chopart et al. (dir), 2006.

    5 Cf. l’ouvrage Ciriec International sur la construction de la statistique de l’ESS (Demoustier et al.,2015).

    Auteurs

    • Danièle Demoustier
      Économiste, Sciences Po Grenoble, ESEAC.
    • Simon Lambersens
      Historien et politiste, Sciences Po Grenoble, ESEAC.
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    Demoustier, D., & Lambersens, S. (2016). La recherche en ESS est-elle condamnée à la marginalité ? Les relations entre théoriciens, doctrinaires et praticiens de l’ESS depuis le XIXe siècle. In L. Gardin & F. Jany-Catrice (éds.), L’économie sociale et solidaire en coopérations (1‑). Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.4000/books.pur.46467
    Demoustier, Danièle, et Simon Lambersens. « La recherche en ESS est-elle condamnée à la marginalité ? Les relations entre théoriciens, doctrinaires et praticiens de l’ESS depuis le XIXe siècle ». In L’économie sociale et solidaire en coopérations, édité par Laurent Gardin et Florence Jany-Catrice. Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2016. https://doi.org/10.4000/books.pur.46467.
    Demoustier, Danièle, et Simon Lambersens. « La recherche en ESS est-elle condamnée à la marginalité ? Les relations entre théoriciens, doctrinaires et praticiens de l’ESS depuis le XIXe siècle ». L’économie sociale et solidaire en coopérations, édité par Laurent Gardin et Florence Jany-Catrice, Presses universitaires de Rennes, 2016, https://doi.org/10.4000/books.pur.46467.

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    Gardin, L., & Jany-Catrice, F. (éds.). (2016). L’économie sociale et solidaire en coopérations (1‑). Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.4000/books.pur.46425
    Gardin, Laurent, et Florence Jany-Catrice, éd. L’économie sociale et solidaire en coopérations. Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2016. https://doi.org/10.4000/books.pur.46425.
    Gardin, Laurent, et Florence Jany-Catrice, éditeurs. L’économie sociale et solidaire en coopérations. Presses universitaires de Rennes, 2016, https://doi.org/10.4000/books.pur.46425.
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