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Épargnants solidaires

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Pascal Glémain

Conclusion. Une épargne solidaire pour tous : utopie concrète ou réalité de demain ?

Texte intégral

1Depuis le xviie siècle, l’utopie est négativement connotée. En effet, on l’associe à un état hors de toute réalité, de toute temporalité (ce qui n’a jamais été réalisé dans le passé et qui n’est guère envisageable dans le futur). C’est avant tout ce qui n’est pas réalisable. Au regard des expériences et des innovations découvertes en France, en Europe et dans le Monde, l’épargne et les finances solidaires ne constituent donc pas des utopies. Elles recouvrent désormais toutes deux des réalités concrètes et prennent déjà, en France, des formes fort diverses : actions non cotées ou parts sociales en capital-risque solidaire, compte à terme, livret d’épargne, fonds commun de placement ou SICAV, et, produits d’assurance-vie. En Europe, la FEBEA et le REM poursuivent le programme de promotion de l’épargne solidaire ESOPE. Dans le monde, les associations rotatives d’épargne et de crédit (AREC) ou les coopératives d’épargne et de crédit (COOPEC), sans compter les Tontines, reposent sur la mobilisation de l’épargne solidaire. Malgré cette réalité, l’épargne et les finances solidaires restent pourtant, dans les représentations partagées majoritairement dans la population, des utopies.

  • 1 Derrière Morus se cache Thomas More. Il publie en 1516 Libellus vere aureus nec minus s (...)

2À juste titre, Cattani (2005, 525) nous rappelle que : « L’utopie est le désir d’altérité, la recherche de l’émancipation sociale, la conquête de la liberté. » Or, l’épargne et les finances solidaires sont porteuses de cette acception positive de l’utopie, perçue comme ce « lieu idéal abritant une société égalitaire, juste et heureuse, c’est-à-dire un “bon lieu” » (Morus, 1478-1535)1. Ce lieu est le support d’un développement local, envisagé comme un processus de mobilisation des acteurs (Davezies, 2004, 49) en faveur d’un vrai projet de territoire. Cette utopie est celle de l’économie solidaire qu’il est possible de distinguer, par certaines caractéristiques, de celle de l’économie sociale. Drapéri (2005) propose une chronologie des utopies et de leurs pratiques (tab. 1) qui fait de l’économie sociale une utopie première, même si celle-ci oublie le mouvement associationniste du second xixe siècle.

Tableau 1 : Les utopies de l’économie sociale

Périodes

Utopies

Pratiques

Rapport à l’État

Territoires

xixe siècle

Communauté, Phalanstère

Coopérative ou mutuelle spécialisée

antagonique

Entreprise (micro)

Fin xixe,

1er xxe siècle

République coopérative

Secteur coopératif et secteur mutualiste

régulateur

État nation (macro)

2nd xxe siècle

Développement
endogène local

Multisociétariat et intercoopération

partenarial

Espace local ou régional (méso)

Source : Drapéri (2005, 203)

3L’épargne solidaire et les finances qui lui sont associées, lient les territoires « micro » de l’entreprise et « méso » de l’espace local. En outre, contrairement à l’économie sociale, le renforcement de la vertu alternative de l’économie solidaire ne répond pas seulement de l’accentuation de l’émancipation de ses membres selon le principe de double qualité. En effet, contrairement à l’économie sociale qui s’appuie sur le principe de double qualité pour favoriser une émancipation de ses membres dans la réciprocité, l’économie solidaire associe des membres dans des positions différenciées, beaucoup moins symétriques et réversibles pour faire émerger un monde nouveau. « Cet autre monde n’est pas seulement possible, autrement dit de l’ordre du désir à réaliser. Il n’est pas seulement souhaitable. C’est un futur déjà présent parmi nous (pour chacun et pour tous) » (Servet, 2006, 444). À l’instar des fellahs (paysans Kabyles étudiés par Bourdieu dans les années 1950-1960), l’économie solidaire agit en fonction d’un avenir concret et immédiat, alors que l’économie sociale tend à orienter sa stratégie en se projetant dans un futur abstrait, dans lequel elle aurait trouvé sa place et son sens en articulation avec l’économie de marché et l’économie publique. Cette pratique est déjà celle de l’économie solidaire et des finances solidaires en particulier (le livret AGIR de la NEF et du Crédit Coopératif, par exemple). En revanche, l’économie solidaire rejoint l’économie sociale dans le souci partagé de « se donner les moyens de changer la base des rapports entre économie et société, par le dépassement des corporatismes que la spécificité des entreprises d’économie sociale (et d’économie solidaire) peut faire naître » (Drapéri, 2005, 110). À ce titre, l’économie sociale et l’économie solidaire constituent une « véritable économie ». Elles convergent également dans leur volonté « d’assurer l’avenir et nourrir de nouvelles ambitions et utopies, en faisant reconnaître (leur) originalité par la société dans son ensemble et trouver ainsi les ressources de son renouvellement et les lieux de sa transmission » (Drapéri, 2005, 110). Mais, en tant que phénomènes socioéconomiques localisés qui ne sont plus seulement la projection au sol des rapports sociaux et économiques globaux (Davezies, 2004, 47), l’épargne et les finances solidaires, comme l’économie solidaire dont elles relèvent, apparaissent comme des lieux « d’interventions solidaires à caractère collectif répondant à un besoin. Ce qui contribue effectivement à un développement localisé de façon directe ou indirecte » (Servet, 2006, 454). Ces lieux sont les supports d’une autre économie – dont le projet est partagé tant par l’économie sociale que par l’économie solidaire – refusant la faillite des réponses de l’État et du marché, aux faims du corps et d’être des personnes (Manifeste de l’ALDEA, encadré 1).

Encadré 1 : « Manifeste pour une autre économie » de Association de liaison pour le développement d’une économie alternative (ALDEA)

Le problème qui résiste, c’est celui de la faim, faim du corps dans les Pays du Tiers-Monde, présente aussi dans nos pays mais cachée et niée ; faim d’être, dans une société où l’ultime référence est l’argent ; faim exploitée, devenue marché du siècle.
Nous n’acceptons pas cette faillite et mettons en doute ses données premières : dogme de la loi du marché des riches, dont les déséquilibres seraient miraculeusement corrigés ; mythe de l’État providence, dont la sollicitude pourvoirait au bonheur de tous ; foi en la société d’abondance au bout d’une longue route parée des vertus du travail, du progrès technologique, de l’exploitation intensive des ressources naturelles, sous l’éclairage unique de la rentabilité financière ; fatalité du surarmement pour préserver à l’ouest et à l’est le pouvoir des nantis…, mirage de la compétition, réalité de l’exclusion.

Mais, nous nous sentons capables d’un autre idéal et nous voulons imaginer un monde où chacun retrouve la liberté de conduire son destin et participe à l’économie de son environnement. Certains vivent déjà cette utopie, qui devient ainsi une réalité.
De tels lieux sont accessibles à tous, l’argent n’est pas le maître mais l’instrument ; la valeur individuelle n’est pas confondue avec la richesse matérielle, les diplômes ou la position sociale, mais est reconnue dans la faculté d’être et de partager ; le travail n’est pas l’obligation de gagner sa subsistance, mais le moyen de se développer en contribuant à la vie du groupe, en harmonie avec les forces de la nature ; l’efficacité n’est pas le fruit amer de la compétition et de l’exclusion, mais le résultat tant de l’effacement des intérêts particuliers que de l’imagination dans la simplicité des moyens ; l’activité économique ne concourt pas à la prolifération des besoins, mais répond à la nécessité et à l’attente des hommes. Nous nous situons dans cette perspective.
Nous participons à la création et au développement de nouvelles entreprises en leur apportant des ressources humaines et financières.
Nous poursuivons l’analyse critique des modes de production actuels, et la recherche de propositions alternatives concrètes.

4Les lieux de l’épargne et des finances solidaires sont bien ceux de la mobilisation de l’argent au service de projets individuels ou collectifs (relier l’épargne à l’investissement), de la valeur individuelle révélée par la libre expression des capacités de chacun et, de la co-production des biens et des services mais pas seulement dans le cadre du principe de la double qualité propre à l’économie sociale. Contrairement à certaines organisations de l’économie sociale (groupes bancaires coopératifs) contraintes par leur environnement, les finances solidaires refusent d’être une économie bancaire au service de la masse, cet « ensemble inorganique d’individus qui n’agit et ne vaut que par son poids et, dont chaque membre ne vaut que par le poids de tous » (Folliet, 1947, 35). Elles valorisent la personne pour contrer la détresse morale des masses par rapport au droit et à la liberté d’accès aux biens et services qui font notre société et notre économie. En cela, l’économie solidaire retrouve l’économie sociale dont la finalité est le développement des personnes, de chaque personne.

5Elles cherchent parallèlement à révéler chaque personne selon « l’originalité de ses jugements, la puissance de ses passions, la prédominance de la liberté sur les déterminismes des réflexes conditionnels ou des instincts, (sachant que) chez l’homme des masses, les jugements et les sentiments sont banalisés » (Folliet, 1947, 38). L’épargne et les finances solidaires aident les personnes à empiéter sur le futur envisagé et qu’elles tentent d’aménager selon leurs capacités, c’est-à-dire « en termes de libertés substantielles qui permettent à un individu de mener le genre de vie qu’il a raison de souhaiter » (Sen, 2000, 95). L’épargne solidaire devient alors l’épargne-projet, non pas en tant que « volonté d’accumulation » comme c’est le cas dans la microfinance dans les Pays du Sud (Servet, 2006, 258), mais bien en qualité de volonté de maintenir les capacités. Les « pratiques solidaires » de l’épargne et des finances relient donc l’économique et le social, le privé et le collectif, le nouveau marché bancaire et financier et l’intervention publique. Elles participent à rendre l’argent « intelligent et solidaire » (Vigier, 2003) et, à la promotion d’un autre modèle de développement « socialement soutenable » et « physiquement durable » (Servet, 2006, 448).

6Toutefois, si l’épargne solidaire au niveau local participe à une nouvelle dynamique économique et sociale, en luttant contre les inégalités territoriales et sociales, des marges de progression de son espace de développement existent en Europe. Cependant, celle-ci ne connaît encore ni marché communautaire de l’épargne standard, ni marché européen de l’épargne solidaire. Il n’existe pas de vue intégratrice en ce domaine, malgré les initiatives citoyennes amorçant des liens transnationaux telles que celles des capital-risqueurs (la Cigale bretonne Coup de Pouce Roumanie, par exemple). Les banques alternatives ont su le faire.

7En effet, si l’Europe de l’épargne standard peut être envisagée à partir d’un certain isomorphisme des pratiques et des organisations et se construire mécaniquement, par les technologies qui unifient les produits au service de la masse, il n’en va pas de même pour l’Europe de l’épargne solidaire structurellement orientée, elle, vers la personne. L’Europe de l’épargne standard peut être celle de l’épargne des « marques distributeurs » dans le cadre d’une stratégie de conquête (De Carmoy, 199). Celle de l’épargne solidaire tend plus vers le modèle du Bourdon.

8En effet, selon la fable de Pikholz et Grzywinsky (2000, 84)

« Tout le monde, sauf le bourdon lui-même, sait qu’un bourdon ne peut pas voler. Ses ailes ne sont pas suffisamment larges. Les principes de l’aérodynamique stipulent donc que c’est scientifiquement impossible. Les ordinateurs les plus puissants du monde tirent tous la même conclusion : il ne peut pas voler. Mais que fait-il le bourdon ? Il ne tient pas compte des grands esprits, des sceptiques, des ordinateurs… et il vole, tout simplement. »

9À leur manière, les épargnants solidaires et les financiers solidaires savent que malgré toutes les réticences, ils volent non seulement par eux-mêmes, mais aussi qu’ils peuvent survoler les diverses utopies de l’économie sociale et solidaire, pour se mettre au service des différentes ruches locales concernées.

10Faut-il désespérer de ces bourdons ? Ou bien peut-on imaginer un monde où leurs capacités de pollinisation seront suffisamment fortes pour transformer le paysage bancaire et financier autrement voué aux seuls mouvements erratiques d’une spéculation destructrice. Dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres, la construction européenne est aujourd’hui à un carrefour où la volonté des peuples éclairés doit trouver une ardente expression politique.

Notes

1 Derrière Morus se cache Thomas More. Il publie en 1516 Libellus vere aureus nec minus salutaris quam festivus de optimo republicae statu, deque nova insula Utopia. Dans son premier livre, il dresse une critique acerbe à l’égard du régime politique et social de son temps. Dans le second, il laisse la parole au navigateur qui a fait escale à l’île bienheureuse d’Utopie (u-topos = sans lieu) qui n’existe pas mais qui est composée de 54 villes dont les habitants disposent d’assez de terres pour se nourrir. La vie est organisée par rotation dans les métiers, dans les maisons… Cet idéal associe les principes du christianisme et la doctrine morale d’Épicure (« bonté naturelle »). L’esprit de la charité et du désintéressement propre au christianisme reste la source d’inspiration de More.

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