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L'entreprise en restructuration

 | 
Claude Didry
, 
Annette Jobert

Troisième partie. Les nouvelles dynamiques de la négociation dans l'entreprise

Le rôle des experts dans les restructurations, de l’information-consultation à la négociation

Pierre Ferracci

Texte intégral

1Nous sommes au cœur d’une crise financière et économique qui va probablement chambouler le paysage en termes de régulation, y compris en termes de régulation sociale. On pare pour l’instant au plus pressé sur le plan financier et sur le plan économique. Le problème des contre-pouvoirs ou des contrepoids dans l’entreprise pour éviter certaines dérives sera sans doute posé plus tard et, j’espère, le plus vite possible. Quand on regarde ailleurs les éléments de solution à cette crise, par exemple ce qui se passe du côté des États-Unis avec la chute de la banque Lehman Brothers et ce qui s’est passé en Europe avec le sauvetage de Dexia ou de Fortis, on voit bien qu’il y a toujours un choix en matière de stratégie d’entreprise et que, en l’occurrence ici, ce sont les États qui interviennent.

2D’un côté, l’intervention a sans doute eu lieu au nom de quelques principes idéologiques, avec peut-être quelques règlements de compte à la clé, puisque le secrétaire d’État au Trésor américain a travaillé longtemps dans la banque concurrente de Lehman Brothers. En tout cas, on a choisi de laisser tomber une banque avec ce que cela constitue comme facteur d’accélération de la crise. Même si cette décision n’a pas créé la crise, elle l’a bien amplifiée. De l’autre côté, pour des raisons qui tiennent à la vision de l’État, à la vision de l’Europe et à la vision du modèle social qu’on veut développer, on a, en tout cas dans un premier temps, participé au sauvetage de banques qui étaient exactement dans la même situation que Lehman Brothers.

3Cette question du choix entre plusieurs alternatives, il faut qu’on se la pose. Si la décision économique est déjà prise, à quoi servent les experts ? Il est vrai que si l’on fait ce métier d’expert économique auprès des comités d’entreprise et, forcément, des organisations syndicales, et qu’on ne croit pas aux débats sur les alternatives, il vaut mieux changer de métier. En tout cas, il serait dommage que les accords de méthode soient perçus seulement comme un élément de contournement de ces débats sur les alternatives. J’y reviendrai parce que j’ai une position qui est assez claire sur les accords de méthode, mais la clarté naît aussi des regards lucides sur ce qu’ils sont aujourd’hui : il y a le pire et le meilleur dans les accords de méthode qui ont été signés.

4Je vais donc revenir sur le passé que ce soit sur le cadre légal qui s’applique aux experts qui interviennent ou sur l’évolution des relations sociales et du jeu des partenaires sociaux. Je développerai, ensuite, quelques réflexions sur le passage de l’information-consultation à la négociation qui constitue un des grands enjeux actuels. J’évoquerai quelques principes à respecter dans le cadre des restructurations, en tout cas du point de vue d’Alpha, en envisageant les accords de méthode puisque, depuis quatre à cinq ans maintenant, ils marquent fortement notre pratique. Enfin, je terminerai sur des enjeux d’anticipation qui sont aussi au cœur de cette réflexion et sur le rapport de l’entreprise à son environnement et notamment le rapport de l’entreprise au territoire. Pour le moment, c’est un point faible à la fois dans l’action des organisations syndicales et des élus de comités d’entreprise mais aussi des directions. Cependant, il y a des choses qui bougent et il faut être raisonnablement optimiste sur ce terrain de l’anticipation.

Regard sur l’histoire du cabinet Secafi1

  • 1 Depuis le 1er janvier 2009, le groupe Alpha s’organise autour de deux branches d’activités. (...)
  • 2 Boudot O., Groupe Alpha, 25 ans d’histoire, Paris, Publication Alpha, 2009.

5Je voudrais évoquer maintenant les enseignements que nous pouvons tirer de 25 ans de pratique2. Dans ce que nous avons accompli depuis un quart de siècle maintenant, depuis les lois Auroux, un certain nombre de choses ressemblent à ce qu’ont fait certains de nos confrères. On a forcément fait des choix communs par rapport à l’évolution d’une loi ou à l’évolution des relations sociales. Mais, il y a des postures et des choix qui sont propres à Alpha et expriment une vision originale des relations sociales et du jeu des partenaires sociaux à l’occasion des restructurations.

Des lois Auroux à la fin des années 1990

  • 3 Boudot O., ibid., p. 12.
  • 4 Le Crom J.-P., « La loi du 28 octobre 1982 sur le développement des institutions (...)

6Notre travail d’expertise a connu deux grandes périodes. La première couvre les quinze premières années des lois Auroux (de 1982 à la fin des années 1990), où l’on est vraiment dans le jeu créé pour l’essentiel par la loi, le jeu de l’information/consultation à la française. Les lois Auroux ont considérablement amélioré les conditions d’expertise comparativement au début des années 1950 « durant lesquelles les réunions d’information et de consultation sur les comptes avaient souvent lieu plus d’un an après leur clôture. À l’aube des années 1980, les experts pointent toutefois les nombreuses lacunes qui leur sont transmises par les directions. Leurs rapports sont à géométrie variable. Ils tiennent parfois en quelques lignes, se bornent d’autres fois à confirmer l’exactitude des comptes de l’entreprise3 ». La loi donne une nouvelle impulsion à la fonction d’expertise, en attribuant des moyens supplémentaires aux comités d’entreprise pour mandater des experts disponibles et réactifs. Comme le souligne Jean-Pierre Le Crom, « l’un des aspects le plus novateurs de la loi du 28 octobre 1982 résidait dans l’extension des possibilités de recours à l’expertise, qu’il s’agisse de l’expertise comptable, de l’expertise technologique ou de l’expertise dite ‘‘de troisième type4’’ ». Par rapport aux pays voisins, la France acquiert alors une spécificité très forte qui renvoie à la fois au cadre législatif, aux interventions des experts et à l’importance qu’on leur donne. Dans le système français, l’information- consultation ne signifie pas négociation.

7Pendant quinze ans, nous avons été dans ce jeu-là, qui n’a pas que des inconvénients. Au-delà de la vision critique que l’on peut avoir de cette période, il faut souligner son apport essentiel : elle a permis aux organisations syndicales et aux comités d’entreprise de gagner en partie la bataille de l’information, avec au demeurant une jurisprudence plutôt favorable qui a accompagné tout au long de ces années l’évolution de la loi.

8Les restructurations sont d’ailleurs un enjeu essentiel dans cette bataille de l’information (information sur la stratégie de l’entreprise, information sur la comptabilité analytique…). Il y a des missions annuelles régulières des experts : missions de veille, missions de diagnostics économiques, financiers, stratégiques. Mais dans les moments de restructuration, l’intensité sociale du débat est forcément plus forte et la jurisprudence bouge et parfois beaucoup.

9Cette bataille-là était indispensable pour équilibrer les choses dans l’entreprise, pour combattre cette asymétrie entre les acteurs. D’un côté, les employeurs, du moins une grande partie d’entre eux, avaient la formation, la compétence, la possibilité de se faire assister en permanence par des experts, des consultants de toute nature. De l’autre coté, les représentants du personnel avaient des droits nouveaux qui ne pouvaient s’exercer que si cet accès à l’information était un peu mieux balisé. Il l’était assez largement par la loi qui, au départ, donnait plutôt une palette de prérogatives intéressantes.

10Par exemple, pour les experts économiques des comités d’entreprise, on a, à l’origine, les mêmes droits que les commissaires aux comptes ; cela ne veut rien dire en soi puisque la mission d’un commissaire aux comptes n’est pas la même que celle d’un expert qui intervient sur une restructuration ou sur un diagnostic d’entreprise. Mais enfin, c’est intéressant parce que le commissaire aux comptes, par définition, peut avoir accès à n’importe quelle pièce comptable, n’importe quelle information. Pouvoir s’appuyer sur cet élément de la législation a donc représenté un certain confort pour nous.

Le tournant des années 1990

11Si les lois Auroux ont apporté incontestablement un accès plus large aux informations, elles présentent également des aspects négatifs. Quand on est dans le registre de l’information/consultation, on n’est pas dans le registre de la négociation (qui n’est pas prévue par la loi) et on peut se laisser prendre au jeu. C’est là un premier aspect négatif de cette situation. D’un côté comme de l’autre, il peut y avoir beaucoup de formalisme, beaucoup de jeux de rôles dans la façon dont cette information/consultation fonctionne. Fréquemment, ce jeu de rôles ne débouche sur rien : ni sur une négociation, ni sur une véritable mise en cause du plan de l’entreprise en cas de restructuration. On touche là les limites de ce système que l’on commence déjà à entrevoir à la fin des années 1990.

  • 5 Dans la codification antérieure à mai 2008.

12Ce formalisme a entretenu un petit jeu pervers des deux côtés, aussi bien des directions que des représentants du personnel, sur le respect formel de la loi et de la procédure. Cela a freiné les réflexions sur une manière originale d’envisager, dans les débats, le contenu réel de la restructuration. Prenons un exemple : la loi prévoyait au départ de faire intervenir l’expert sur le livre III5, il n’y avait pas d’intervention prévue sur le livre IV. Le livre IV, c’est le débat économique. Le livre III, c’est la mise en œuvre du plan. Je trouve que les organisations syndicales, du moins certaines d’entre elles, ont défendu trop longtemps cette séparation entre les deux. Cependant, nous avons obtenu sur le terrain, avec leur appui, une évolution des pratiques. L’intervention de l’expert dans le livre IV est la moindre des choses car c’est à ce moment-là que l’on débat du fond de la stratégie économique de l’entreprise et de ce qui va justifier la restructuration. Mais il y a eu un jeu, à mon avis assez nocif, en laissant perdurer cette séparation qui n’est pas très pertinente. Quand on réfléchit aux enjeux économiques, on envisage nécessairement des dimensions sociales et, inversement, le plan social entraîne des conséquences économiques : se séparer de telle ou telle partie du personnel peut avoir des répercussions sur la capacité de l’entreprise à poursuivre ou non certaines activités. Quand on intervient sur le livre III, il est bien évident qu’on revient aussi sur les enjeux économiques et cette séparation artificielle, à bien des égards, n’a pas toujours été facile à manier.

  • 6 Cf. Dans le chapitre de Didry C. et Jobert A., certaines dérives des accords de (...)

13Le deuxième aspect négatif de cette période tient à l’ambiguïté entre l’indemnisation du préjudice lié à un licenciement et les enjeux d’accompagnement pour le reclassement, ce que la loi n’a jamais clairement tranché, en dépit de quelques évolutions récentes6. Cela peut expliquer la dérive du « chèque-valise » pour reprendre une expression qu’on a souvent utilisée. Face à une suppression d’emplois brutale dans certains secteurs d’activité, on peut comprendre l’importance de ce « chèque-valise » pour les salariés et leurs représentants. Toutefois, les enjeux de reclassement, les problèmes de formation, la façon de gérer les transitions professionnelles sont apparus petit à petit, tout au long de ces années, comme des éléments essentiels à prendre en considération.

14La loi et la jurisprudence ont donc eu tendance, malgré les aspects positifs évoqués ci-dessus, à renforcer le traitement procédural des restructurations, à complexifier le processus et à favoriser, dans certains cas, la judiciarisation de ce processus. On a eu beaucoup de recours judiciaires qui ne portaient pas toujours sur le fond de la restructuration mais sur le respect des règles, sur le respect des formes. Cela fait écho à une période où le mouvement syndical se mobilisait de façon différente avec plus de grèves, plus de séquestrations, plus de formes violentes. Je ne porte pas de jugement de valeur sur ces mobilisations, qui ont leurs justifications, mais ce genre de pratiques peut aussi, de mon point de vue, s’expliquer par les limites de l’information-consultation et le fait de ne pas rentrer dans le débat de fond, de ne pas avoir cette possibilité de rentrer dans une logique de négociation.

15Tout au long de cette période, il y a eu cet aspect positif pour les salariés, leurs représentants et les organisations syndicales : gagner la bataille de l’information, faire en sorte que la consultation ait du sens et que l’on consulte sur une information de qualité, d’où le rôle de l’expert qui a acquis une partie de ses lettres de noblesse à ce moment-là. L’expert a contribué à aller chercher cette information, à en définir aussi la pertinence et la légitimité parce que, pour un représentant de comité d’entreprise, il est parfois difficile de se prononcer sur la qualité de l’information et il s’appuie assez largement sur l’expert pour le faire. Mais, dans le même temps, derrière cet aspect positif, on a tardé, à mon sens, à basculer sur les enjeux de négociation. Historiquement, cette évolution intervient plutôt vers la fin des années 1990 et le début des années 2000. Chez Alpha, c’est en 2000 que nous avons fortement modifié notre organisation et nos pratiques pour tenir compte de cette évolution.

Une nouvelle orientation vers la négociation

16En 2000, nous décidons d’abord de séparer plus nettement les activités récurrentes de diagnostic d’entreprise et d’assistance auprès des comités d’entreprise (qui, chaque année, permettent d’intervenir sur les comptes, sur la stratégie de l’entreprise), et les activités portant sur les restructurations. Deux départements sont créés : l’un suit régulièrement l’entreprise, l’autre se consacre aux restructurations.

Négocier les restructurations

17Nous avons séparé ces activités parce que faire du diagnostic d’entreprise c’est plutôt se situer dans une logique d’étude, alors qu’intervenir sur une restructuration, c’est d’abord engager une logique de négociation et pas seulement être dans le registre de l’information/consultation. En effet, ce registre impose une rigueur forte mais n’a pas nécessairement vocation à bousculer les choses dans l’entreprise. Les consultants qui travaillent sur ces terrains-là ne sont généralement pas les mêmes. Certains font les deux. Certains préfèrent la partie diagnostic, d’autres préfèrent le travail de terrain et les enjeux de négociation qui se révèlent souvent parfois un peu complexes et angoissants. Dans ce cas, la tension vient de la nécessité de rentrer dans la négociation du côté des organisations syndicales, dans une logique de résultats et plus simplement dans une logique de mise en œuvre de moyens, de respect des procédures et des formes légales.

18Ce basculement de l’information/consultation à la négociation se traduit par une réflexion sur la notion de résultat. Certes, depuis le début des années 2000, nous ne sommes pas entrés dans une phase de négociation tous azimuts. Il y a encore des situations où, accord de méthode ou pas, on est toujours dans un registre d’information/consultation (parfois même avec des reculs en la matière). Mais ce basculement dans la négociation implique nécessairement une interrogation sur l’objectif que l’on se fixe. Et sur ce plan-là, il vaut mieux avoir les idées claires et se demander pourquoi on crée cette dynamique de négociations sur les restructurations.

19Il faut d’abord susciter un comportement socialement responsable des partenaires sociaux et, notamment, des directions d’entreprise, ce qui implique de mobiliser dans le processus de traitement des restructurations des moyens exceptionnels et de bien réfléchir au calendrier. Il ne s’agit pas d’opposer les accords de méthode et l’ordre public qui implique un cadre légal permettant aux comités d’entreprise d’intervenir. Il y a des choses qui relèvent de l’ordre public et du cadre légal, il y a des choses qui relèvent du contrat, du consensus et de la négociation dans l’entreprise.

20Il faut donc à la fois s’appuyer sur cet ordre public qui donne des moyens exceptionnels aux comités d’entreprise et aux représentants du personnel et ouvrir des espaces de négociation qui doivent porter, et c’est ce qui manquait dans les quinze premières années, sur le contenu opérationnel de la restructuration, sa pertinence et son adéquation pour résoudre les problèmes de l’entreprise. C’est le point-clé. Les pratiques des consultants auprès des comités d’entreprise se répartissent en deux grandes catégories. Certains consultants se focalisent sur les éventuelles alternatives aux plans des directions ; d’autres passent immédiatement à l’accompagnement social. De notre point de vue, il faut faire les deux : discuter le contenu opérationnel de la restructuration, sa pertinence et son adéquation, définir les mesures d’accompagnement appropriées aux besoins des salariés et des territoires concernés.

  • 7 Le Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail.

21Dans une logique de résultats, il faut introduire un suivi de la restructuration tant pour les salariés licenciés que pour les salariés maintenus. Il faut qu’on se fixe des objectifs. Pour les salariés licenciés, les objectifs peuvent être le retour à l’emploi le plus vite possible. Pour les salariés qui sont maintenus, les objectifs peuvent porter sur l’organisation de la production, les conditions de travail pour voir ce qui se passe quand 10 à 15 % des effectifs ont été supprimés. Au cours des quatre ou cinq dernières années, cela s’est traduit par une montée importante de l’intervention du CHSCT7 dans le cadre des restructurations. À la Redoute, par exemple, on vient d’annoncer la suppression de 14 % des emplois ; la moindre des choses est de se demander comment les 86 % qui restent vont continuer à travailler en fonction des objectifs de production, de prestations qu’on leur assigne.

Deux nouveaux terrains d’intervention : l’après-restructuration et l’anticipation

  • 8 Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences, pour laquelle l’article L. 2241-4 (...)

22Au début des années 2000, parallèlement à la mise en place des deux départements séparés, évoquée ci-dessus, il a fallu faire face à la question de l’après-restructuration. Nous l’avons fait en nous rapprochant d’un cabinet, SODIE, qui intervenait sur le retour à l’emploi des salariés licenciés, le reclassement qui se faisait (qui se fait toujours) sous forme collective avec des antennes de reclassement (à mon avis, ça aussi, ça va changer). Ce Cabinet SODIE intervenait également sur le terrain de la revitalisation du territoire. Sur ces deux enjeux, les syndicats n’étaient pas très mobilisés (quoiqu’un peu plus peut-être sur le reclassement) parce que les comités d’entreprise n’ont pas la main sur le reclassement et la revitalisation. C’est la direction d’entreprise qui prend l’initiative puisqu’elle est contrainte par la loi de choisir les cabinets de reclassement et de revitalisation. Alpha, en allant sur ces terrains-là, prenait le risque et l’assumait de faire face à la critique de comités d’entreprise et d’organisations syndicales lui reprochant de travailler avec les directions d’entreprise. Pour intervenir sur la revitalisation et le reclassement, il est inévitable de passer par une telle relation avec les entreprises. Il en va de même avec la GPEC8, le Code du travail ne prévoyant pas que le comité d’entreprise puisse désigner un expert dans le cadre de la négociation triennale. Pour travailler sur la formation professionnelle demain, si la négociation d’entreprise se développe, il faudra aussi passer par là puisque, pour l’instant en tout cas, le Code du travail ne prévoit rien de tel sur ces questions pour les comités d’entreprise.

23Nous avons donc investi le terrain de l’après-restructuration. Simultanément, nous nous sommes engagés sur celui, tout aussi essentiel, de l’anticipation. Il est absolument nécessaire d’intervenir plus en amont si on veut changer le cours des restructurations. L’anticipation doit permettre que l’intervention sur la pertinence de la restructuration puisse déboucher sur des résultats concrets, c’est-à-dire l’annulation d’un certain nombre de licenciements, une inflexion de la stratégie de l’entreprise ou, en l’absence d’une telle inflexion, des modalités d’application pour qu’elles ne se traduisent pas par autant de licenciements (tout licenciement annulé est quelque chose d’important même si ce n’est que 2 %, 3 % ou 10 % de l’effectif visé). Mais, la plupart du temps – et c’est une question essentielle qui est posée aux experts économiques – quand on intervient sur le livre IV et le livre III, il y a déjà le feu dans la maison. Quand vous intervenez aujourd’hui sur la Redoute ou sur la Camif qui est en dépôt de bilan, les choix stratégiques faits par les Directions sont mis en œuvre depuis trois ou quatre ans. Si on vous demande d’intervenir aujourd’hui pour trouver des solutions miracles, cela devient beaucoup plus compliqué.

24Il est indispensable, pour des cabinets comme le nôtre, et bien entendu pour les organisations syndicales et les comités d’entreprise, de gagner la bataille de l’anticipation. Nous sommes cantonnés aujourd’hui à des missions qui vont devenir, sinon obsolètes, en tout cas moins attractives, pour les représentants du personnel. En effet, les organisations syndicales et les comités d’entreprise peuvent actuellement recourir à des experts pour faire le point sur la situation de l’entreprise après la publication des comptes, sur les licenciements collectifs dans le cadre du livre III et du livre IV, sur les enjeux de conditions de travail. Mais, sur les questions d’anticipation et de GPEC, tout comme sur les questions de reclassement et de revitalisation, aucune intervention d’expert mandaté par les représentants des salariés n’est prévue. La mission sur les comptes prévisionnels, dans son contenu actuel, ne permet pas vraiment de faire de l’anticipation.

  • 9 Accord National Interprofessionnel du 11 janvier 2008 sur la Modernisation du M (...)

25De plus, avec l’accord de modernisation du marché du travail de janvier 20089, la rupture amiable commence à entrer en vigueur dans les entreprises et les plans de départs volontaires se développent. S’agissant des plans de départs volontaires, c’est PSA qui a donné le ton – le 9 mai 2007 – avec ses 5 000 départs volontaires. De manière surprenante, l’annonce de ces départs volontaires est intervenue le jour où le cabinet présentait son rapport dans le cadre de sa mission annuelle d’assistance au comité central d’entreprise sur l’examen des comptes. Un mois avant, un accord de GPEC avait été signé par toutes les organisations syndicales sauf une. Dans une telle situation, il ne faut pas s’étonner que la GPEC ne soit pas très attractive pour les organisations syndicales. Nous parlons dans ces cas-là de GPSE (contraction de GPEC et de PSE), c’est la GPEC qui prépare le PSE qui arrive, en l’occurrence un plan de départs volontaires. Dans le cas de PSA, nous ne sommes pas intervenus sur le PSE, nous sommes restés en dehors des missions du livre IV, du livre III, et donc nous ne sommes pas directement intervenus sur le plan de départs volontaires. Nous avons cependant tenté, dans le cadre de la mission annuelle, de donner des arguments pour analyser les raisons économiques de ce plan de départs volontaires. Ce cas illustre, pour moi, le fait que les plans de départs volontaires vont devenir une règle de fonctionnement des entreprises, en bousculant la pratique du livre IV et du livre III du Code du travail.

26Quant aux ruptures amiables individuelles des contrats de travail, elles risquent de se développer dans un certain nombre d’entreprises, et notamment de grosses PME, contribuant à minorer, dans l’avenir, le nombre de PSE au sens classique du terme.

27Avec ces deux moyens supplémentaires pour contourner les procédures du livre IV et du livre III du Code du travail, il devient urgent de renforcer les capacités d’intervention dont disposent les organisations syndicales, les comités d’entreprise et leurs experts en matière d’anticipation. Cette urgence est renforcée par le premier bilan sur la négociation triennale en matière de GPEC. Pour l’instant, c’est un échec parce qu’il y a très peu d’accords qui ne sont pas liés à des restructurations qui suivent immédiatement. Pour sortir de cette logique déprimante, je pense qu’un des défis posés aux organisations syndicales, c’est, non pas de se désintéresser des évolutions de l’emploi, mais d’accorder un peu plus d’importance au C de compétence par rapport au E de l’emploi. La meilleure façon de préserver l’emploi des salariés demain est de s’assurer de l’évolution de leurs compétences. Les enjeux de formation et les enjeux d’accompagnement qui vont de pair, notamment pour les plus fragiles qui sont toujours les premières victimes des plans de restructuration, doivent être mieux pris en compte.

Les accords de méthode

28Dans cette orientation nouvelle vers la négociation, les accords de méthode peuvent être la meilleure ou la pire des choses. Mais quand on voit la difficulté d’utiliser aujourd’hui le cadre légal qui a servi aux experts, aux comités d’entreprise et aux organisations syndicales depuis 1982, quand on voit la possibilité qu’il y a de le contourner, on n’a pas le choix. Il faut utiliser les accords de méthode pour négocier contractuellement le plan de restructuration sur le fond et sur la forme, notamment en allongeant les délais de la négociation. Le temps, ce n’est pas la même chose quand vous êtes dans une filiale de LVMH (vous pouvez demander du temps et c’est normal) ou quand vous êtes chez le sous-traitant automobile qui va déposer son bilan dans 48 heures. Il faut être pragmatique et, la plupart du temps, les syndicats et les experts le sont.

29Si on fait l’impasse sur les accords de méthode et si on n’essaie pas d’en définir un contenu pertinent, la bataille législative sera très difficile à gagner. Les « bons » accords de méthode sont ceux qui commencent par mettre au premier plan le débat sur les alternatives à la restructuration présentée par la direction, même quand c’est difficile, surtout quand c’est difficile. Prenons l’exemple de Thomson Vidéoglass. Nous avons fait un travail avec une direction plus ouverte que la moyenne, qui a accepté une démarche plus coûteuse qu’un plan social normal. Plus coûteuse pour l’entreprise, mais sans doute pas pour la collectivité, si on prend en considération l’économie réalisée par l’assurance-chômage. Dans ce cas, nous avons véritablement fait de l’anticipation. On a mis des moyens importants pour trouver des solutions, on a mis en œuvre un plan de formation ; « on », cela concerne aussi les pouvoirs publics et les territoires qui sont intervenus massivement. Cela ne règle pas le destin de l’entreprise ad vitam æternam, mais on a fait basculer l’entreprise des tubes cathodiques aux pare-brise automobiles ; aujourd’hui, ils subissent de plein fouet la crise de l’automobile, les questions d’emploi se reposent à nouveau. Mais enfin, pendant quelques années en tout cas, on a maintenu les salariés dans leurs qualifications de base et on a sauvé la quasi-totalité des emplois ; les salariés qui n’ont pas été maintenus dans l’entreprise ont été d’ailleurs reclassés à l’extérieur dans des conditions plutôt favorables.

  • 10 L’accord national interprofessionnel « sur le développement de la formation tout au (...)

30Un accord de méthode est d’abord un accord qui débat prioritairement des alternatives mais, du coup, les bons accords de méthode, ce ne sont pas forcément ceux qui naissent au cœur de la restructuration, au moment où l’on annonce le livre III. Ces accords de méthode doivent comporter des dimensions de GPEC bien conçues, y compris quand ça va bien et pas simplement quand la perspective de la restructuration et du licenciement est là. Dans la négociation en cours actuellement sur la formation professionnelle, il faut espérer que l’on va pouvoir négocier demain sur les enjeux de la formation professionnelle dans l’entreprise et pas seulement dans la branche ou au niveau interprofessionnel10. Une GPEC efficace qui permet de sécuriser les parcours des salariés ou d’aller vers une sécurité sociale professionnelle, c’est une GPEC qui intègre les nécessaires actions de formation, notamment pour les salariés les plus fragiles.

31Les enjeux aujourd’hui autour de la négociation GPEC et des accords de méthode sont donc décisifs parce que le cadre législatif n’offre plus de garanties suffisantes pour les salariés et leurs représentants. Il y a trop d’éléments de contournement de ce cadre législatif dans les entreprises pour qu’on n’essaie pas, avec un accord négocié au niveau de l’entreprise, de donner les moyens aux représentants des salariés de se faire entendre, lorsqu’il en est encore temps. C’est plus facile dans les grosses entreprises que dans les petites où le dialogue social et les organisations syndicales sont bien souvent absents.

Conclusion

  • 11 Battut M. et Fayolle J., Mieux anticiper et conduire les restructurations en Europe, Paris, (...)

32On voit bien les défis auxquels nous avons à faire face dans les dynamiques complexes des restructurations. En effet, « la conduite pratique de la restructuration va dépendre des ressources de différents ordres que sont à même de mobiliser ces acteurs. Lorsque la répartition de ces ressources entre les acteurs patronal, syndical, territorial… est par trop asymétrique, ce n’est évidemment pas favorable à une anticipation partagée et à une conduite négociée de la restructuration. Il s’agit de ressources cognitives (la représentation que chaque acteur se fait de la situation de l’entreprise et des facteurs de la restructuration) ; organisationnelles (la capacité à se coordonner au bon moment avec les acteurs partageant des intérêts communs) ; publiques (la possibilité d’accès à des dispositifs publics, notamment financiers, venant en appui de la conduite de la restructuration). La disponibilité de ces ressources dépend pour partie des traditions propres à chaque acteur (par exemple la qualité de la représentation syndicale et l’attention qu’elle porte aux salariés des autres sites et des sous-traitants), mais elle peut être améliorée par les dispositifs d’incitation et d’appui en provenance des institutions publiques et par l’apprentissage de leur usage11 […] ».

33Face à cette complexité des restructurations, le premier défi, c’est la qualité du dialogue social dans l’entreprise. Le second défi est de faire en sorte qu’aucun salarié ne pâtisse des aléas ou des décisions stratégiques de l’entreprise. La réflexion anticipée sur les évolutions de l’entreprise est de ce point de vue essentielle pour prendre, lorsqu’il est encore temps, toutes les mesures qui facilitent l’évolution professionnelle des salariés, à l’intérieur de leur entreprise ou à l’extérieur, au sein des territoires, lorsqu’il n’est pas possible de faire autrement.

Notes

1 Depuis le 1er janvier 2009, le groupe Alpha s’organise autour de deux branches d’activités. Secafi intervient en matière d’expertise, de conseil et d’accompagnement des comités d’entreprise et des CHSCT. Sémaphores intervient en matière d’expertise, de conseil et d’accompagnement des entreprises et des territoires. Au total, le groupe emploie près de 1 000 collaborateurs.

2 Boudot O., Groupe Alpha, 25 ans d’histoire, Paris, Publication Alpha, 2009.

3 Boudot O., ibid., p. 12.

4 Le Crom J.-P., « La loi du 28 octobre 1982 sur le développement des institutions représentatives du personnel. Les travailleurs, acteurs du changement dans l’entreprise ? », in Le Goff J., Les lois Auroux, 25 ans après (1982-2007), où en est la démocratie participative ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 114.

5 Dans la codification antérieure à mai 2008.

6 Cf. Dans le chapitre de Didry C. et Jobert A., certaines dérives des accords de méthode. L’actualité illustre l’ampleur de cette dérive indemnitaire face à la multiplication des restructurations et, notamment, des fermetures d’entreprise.

7 Le Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail.

8 Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences, pour laquelle l’article L. 2241-4 pose l’obligation d’une négociation triennale dans les entreprises de plus de 300 salariés.

9 Accord National Interprofessionnel du 11 janvier 2008 sur la Modernisation du Marché du Travail.

10 L’accord national interprofessionnel « sur le développement de la formation tout au long de la vie professionnelle, la professionnalisation et la sécurisation des parcours professionnels », a été signé par l’ensemble des partenaires sociaux le 7 janvier 2009. Il a conduit à la loi du 24 novembre 2009 relative à l’orientation et à la fonction professionnelle tout au long de la vie.

11 Battut M. et Fayolle J., Mieux anticiper et conduire les restructurations en Europe, Paris, Groupe Alpha, 2008, p. 9.

Auteur

PDG du Groupe Alpha.

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