1En juin 1899, lors de la première conférence de La Haye, l’industriel polonais Jean de Bloch, démontra que le perfectionnement technique des armements modernes avait franchi un seuil qui rendait la guerre, sinon impossible, du moins improbable1. Nourrie de données expérimentales et de projections statistiques, sa démonstration aboutissait à la conclusion qu’aucune grande puissance ne prendrait le risque d’une apocalypse, qui ouvrirait la voie à une révolution socialiste. Jean de Bloch prolongeait ainsi l’ancienne tradition d’une pensée mathématique, qui réduisait la guerre à un strict rapport de forces, dont on pouvait anticiper les équilibres et, par conséquent, prévoir l’issue. Paradoxalement, la rationalisation de la guerre en aboutissait à la négation.

2À la fin du XVII^e siècle, la pensée et l’action de Vauban, avaient incarné cette confiance dans une rationalité triomphante. à sa façon, Guibert en fut l’héritier en démontrant, dans le Système de la guerre moderne, que si toutes les armées européennes s’organisaient selon le modèle prussien, alors elles seraient toutes dotées d’une efficacité et d’une puissance, qui les rendraient suffisamment dissuasives pour décourager toute agression et, finalement, tout recours à la guerre :

« Plus les armées respectives des grandes nations, plus l’instruction et la discipline de ces armées, plus les talents de leurs généraux se balanceront également ; plus elles s’en imposeront mutuellement, et par conséquent moins elles entreprendront de guerres ; car des forces en équilibre nécessitent le repos ; moins, quand elles les entreprendront, ces guerres seront décisives et par conséquent funestes aux nations ; enfin moins il y aura de possibilités de conquêtes, de sujets de tentation pour les princes ambitieux et de révolutions d’Empires2. »

3Dans la seconde moitié du XIX^e siècle, le perfectionnement des armements et le développement des capacités industrielles de production a conféré une nouvelle actualité à la perspective d’une guerre devenue improbable par l’effet de la dissuasion produite par une évaluation rationnelle des coûts et des bénéfices. Jean de Bloch rejoignait ainsi certains penseurs militaires, selon lesquels la puissance de feu annulait l’avantage de l’offensive en rendant impossible toute manœuvre sous le feu et, par conséquent, toute perspective d’une décision par les armes. Sans espoir de victoire, le déclenchement d’une offensive, voire du conflit lui-même, ne pouvait donc résulter que d’un défaut de rationalité, soit par une erreur de calcul qui eût conduit à mésestimer le coût de l’action et ses chances de réussite, soit par un élan de passion irrationnelle qui permît d’ignorer ou de surmonter le danger. Pour exister, la guerre avait donc besoin de l’irrationnel.

4C’est précisément ce parti-pris, qui orienta la pensée militaire à la veille de la Première Guerre mondiale3. À la suite de Clausewitz, qui s’était élevé contre la tentation de réduire la guerre à une science prévisible, la doctrine adoptée dans les règlements se fonda entièrement sur l’idée de la supériorité des forces morales sur les déterminations matérielles. Tout l’art militaire constituait fondamentalement un pari sur l’irrationnel, c’est-à-dire sur les passions qui entraînent les hommes dans le combat. Ce tournant décisif de la pensée militaire ne surgit pas comme un enchantement produit par la traduction de Clausewitz4 (1886) ou par la diffusion de la philosophie de Bergson. L’affirmation du caractère irrationnel de la guerre fut le produit d’une longue gestation, qui se nourrit à plusieurs sources5.

5Tout au long du XIX^e siècle, l’essor de la psychiatrie (Pinel, Esquirol, Charcot, etc.) puis de la psychologie sociale (Durkheim, Le Bon) fournit à la théorie militaire des instruments nouveaux pour penser les pathologies individuelles et collectives des soldats. Cette « psychologie des esprits associés », selon l’expression du lieutenant Jean Diez6, constituait le principal point d’ancrage de la théorie face au développement de l’argument techniciste, qui réduisait l’art de la guerre à la confrontation mécanique des capacités industrielles de destruction. Cette longue gestation se nourrit également des représentations sociales, diffusées par les voies les plus diverses (presse, roman, chanson, cérémonies publiques, etc.), qui contribuèrent à la formation d’une véritable mystique guerrière érigée en valeur suprême par le nationalisme de Barrès, Déroulède ou Péguy. Ainsi se forma un imaginaire irrationnel de la guerre, qui exaltait la pulsion de mort, la folie du combat et le sacrifice irraisonné de soi. « En avant ! tant pis pour qui tombe/La mort n’est rien. Vive la tombe », écrit Paul Déroulède dans Les nouveaux chants du soldat7. La théorie militaire, qui aboutit à la doctrine de l’offensive à outrance, en fut profondément marquée. À la suite de Clausewitz, elle postulait la supériorité du facteur moral, au risque d’une dramatique dénégation de l’importance du facteur matériel et des calculs des ingénieurs, qui prédisaient la fin de la guerre. Pour en comprendre les raisons, il faut reconstituer l’imaginaire irrationnel de la guerre, qui se construisit progressivement tout au long du XIX^e siècle8. La littérature, la philosophie et les chansons y tiennent une place aussi importante que les pratiques guerrières, car la pensée militaire ne se développa pas comme un processus sui generis.

6Après le triomphe du rationalisme des Lumières, l’évocation de la guerre subit, au sortir des guerres napoléoniennes, une inflexion majeure. C’est peu de dire que la France du XIX^e siècle vécut dans le souvenir de l’Empire et de son histoire militaire9. Celle-ci donna lieu à la publication d’une foule de témoignages, de récits de campagnes par des personnages plus ou moins éminents. Au-delà du progrès de l’alphabétisation dans les rangs militaires, la multiplication des témoignages personnels s’explique par l’attrait de l’écriture de soi et, surtout, de son insertion dans le champ des pratiques culturelles légitimes. Rousseau et ses Confessions (1782-1787) avaient donné le ton :

« Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus10. »

7L’introspection et l’analyse des sentiments figurent également parmi les piliers du romantisme, qui se diffusa sous la Restauration. Ainsi le récit des campagnes napoléoniennes présente-t-il cette caractéristique singulière de mobiliser une forme d’écriture sensible où le narrateur se met en scène, analyse ses sentiments et se montre, non seulement comme le témoin des événements, mais comme celui qui leur donne sens et les ordonne. Alors qu’auparavant, les évocations de la guerre ne mobilisaient qu’exceptionnellement les registres de l’affect et de la psyche, le romantisme et la multiplication des témoignages individuels modifièrent radicalement le statut de la guerre dans les représentations sociales. Ce fut un tournant majeur, par lequel le roman et la pensée militaire s’influencèrent mutuellement.

8Dans le prolongement de la publication du mémorial de Sainte-Hélène (1822-1823), Philippe de Ségur publia, en 1824, l’Histoire de Napoléon et de la grande armée pendant l’année 1812, à laquelle le général Gourgaud répondit, un an plus tard, par Napoléon et la grande armée en Russie. Au-delà de la querelle sur la responsabilité et les fautes de Napoléon, les deux hommes s’opposaient sur la façon de raconter – et, donc, de penser – la guerre. Gourgaud reprochait à Ségur son goût pour la description des souffrances et des affections psychologiques des soldats. Ainsi, après une évocation du courage des combattants, Gourgaud souligne que :

« Il fait immédiatement succéder à cette vue celles des hôpitaux où son goût pour les scènes affligeantes se déploie. Il ne s’arrête pas à Smolensk ; il rétrograde sur Vitepsk et même sur Wilna où il va chercher les couleurs les plus sombres. Il paraît s’en prendre à l’empereur des souffrances et du dénuement des soldats, dont il fait le tableau le plus exagéré11. »

9Au-delà de cette scène particulière, c’est toute la signification d’une guerre réduite à des impressions dominées par la souffrance et le malheur, que condamne Gourgaud, qui reproche à Ségur, son « style romantique puisqu’il est chargé de descriptions et de petits détails racontés avec de grands mots ».

10L’évocation de la guerre fut une préoccupation majeure du romantisme. L’un des mystères les plus activement recherchés par les romanciers était précisément la restitution de la guerre dans toute sa brutalité. Le projet de Balzac en résume toutes les ambitions :

« Là, j’entreprends de vous initier à toutes les horreurs, à toutes les beautés d’un champ de bataille ; ma bataille, c’est Essling. Essling avec toutes ses conséquences. Il faut que, dans son fauteuil, un homme froid voie la campagne, les accidents de terrain, les masses d’hommes, les événement stratégiques, le Danube, les ponts, admire les détails et l’ensemble de cette lutte, entende l’artillerie, s’intéresse à ces mouvements d’échiquier, voie tout, sente, dans chaque articulation de ce grand corps, Napoléon, que je ne montrerai pas, ou que je laisserai voir le soir traversant dans une barque le Danube. Pas une tête de femme, des canons, des chevaux, deux armées, des uniformes ; à la première page, le canon gronde, il se tait à la dernière12. »

11Alors que le projet balzacien demeura inachevé, le récit de la bataille de Waterloo acquit le statut d’un véritable paradigme littéraire, dont les deux faces ont été explorées par Stendhal, dans La Chartreuse de Parme, et Victor Hugo, dans Les Misérables. Pour le premier, le projet de restituer les sensations vécues à hauteur de l’individu aboutit à ce récit où Fabrice traverse le champ de bataille sans rien y comprendre, en n’en retenant que des impressions fugitives. Dans Les Misérables, au contraire, le narrateur omniscient adopte le point de vue de Dieu qui voit les masses d’hommes se déployer et se dessiner le sens de l’Histoire. Il faut toutefois remarquer que Stendhal lui-même sut se faire hugolien en replaçant la guerre dans la grande Histoire. Lui-même acteur des guerres napoléoniennes, il a consacré un ouvrage à Napoléon13, en étudiant, dans un chapitre particulier, son art de la guerre.

12La guerre fut bel et bien un creuset du romantisme. Elle marqua cette génération d’hommes qui en furent les acteurs et la suivante, qui en fut l’héritière (« le siècle avait deux ans… »). Né en 1797, Alfred de Vigny ne connut des fastes militaires de l’Empire que le récit :

« Au moment où j’écris, un homme de vingt ans de service n’a pas vu une bataille rangée. J’ai peu d’aventures à raconter, mais j’en ai entendu beaucoup14. »

13Vigny grandit dans l’atmosphère d’exaltation de la grandeur militaire, ce moment où les « enfants parlaient de gloire » comme l’a démontré Jean-Paul Bertaud15. Son expérience montre comment une entreprise littéraire se construit dans la confrontation avec un modèle médiatisé par les récits des anciens combattants. La littérature faisait ainsi de la guerre une expérience par laquelle se forge ou se perd16 un individu. Les combats devenaient le théâtre d’un affrontement où se déchaînaient toutes les passions de l’âme et où se révélaient les mystères de la psyche.

14Après le désarroi de Vigny face au souvenir napoléonien, une nouvelle génération d’auteurs donna une autre forme à la quête égotiste de l’individu en guerre. Un intérêt nouveau pour la guerre se manifesta à partir des années 1850 et le début de la vogue des romans d’aventure17. Ce mouvement coïncidait, en effet, avec le retour de la grande guerre à la faveur de deux campagnes d’envergure : la guerre de Crimée (1854-1856) et la campagne d’Italie de 1859. Là, les effectifs engagés et les modes opératoires évoquèrent la gloire ancienne des campagnes napoléoniennes. De nouvelles figures combattantes émergèrent, parmi lesquelles se distingue celle du zouave, qui hérita de toutes les mythologies chevaleresques rehaussées par un parfum d’exotisme. Alors, se dessina une nouvelle figure littéraire, celle de l’écrivain soldat puisant dans la guerre l’expérience recherchée en vain par Vigny. Paul de Molènes a bâti une véritable mystique de la guerre, du combat et de la mort :

« Ce sont les morts qui donnent au champ de bataille ses mystérieuses émotions et son caractère sacré ; ils créent sous nos pas, ils font toucher à nos regards l’orifice béant de cet abîme que nombre de créatures humaines trouvent une joie étrange à effleurer18. »

15La guerre est ainsi une suite d’impressions esthétiques et psychologiques où l’individu cède à des forces irrationnelles qui le dépassent. Paul de Molènes décrit le renoncement de soi comme une expérience religieuse fondée sur la « possession » et le « miracle » :

« L’esprit militaire, c’est la vertu dont sont possédées ces grandes masses qui constituent nos armées modernes, le jour même où le pays les appelle, où pour la première fois elles marchent au son du tambour, et sentent flotter au-dessus d’elles les drapeaux. L’esprit militaire, c’est cet accord soudain, né d’un miracle particulier à notre sol, entre l’amour du pays, le goût des armes et l’intelligence des combats19. »

16Le statut littéraire de l’expérience militaire et son affirmation comme épreuve personnelle ont joué un rôle décisif dans l’évolution du rapport des sociétés occidentales à la guerre. Ainsi, c’est un récit, qui provoqua l’adoption des premières conventions internationales sur les blessés de guerre et, à terme, la naissance de la Croix Rouge. Publié en 1863, le Souvenir de Solferino d’Henri Dunant20 a cristallisé une image archétypale de la guerre en transformant une bataille ordinaire en un déchaînement de brutalité instinctive. Sous la plume d’Henri Dunant, la guerre devient une fête sauvage dominée par les élans primitifs de la violence et de la souffrance. Réduite à sa dimension la plus bestiale, la bravoure était assimilée à un appétit de destruction, une inextinguible soif de sang. Solferino devint ainsi la bataille, qui démontrait la nécessité de réguler par la loi internationale l’incoercible pulsion de violence à l’œuvre dans la guerre.

17L’œuvre d’Henri Dunant était, avant tout, une formidable construction littéraire, dont l’influence fut considérable. Paul Leroy-Beaulieu, par exemple, cite souvent le Souvenir de Solferino pour accréditer l’idée d’un ensauvagement de la guerre : « La rapacité du soldat est aujourd’hui égalée par sa férocité : la guerre se fait encore, trop souvent, avec une sauvagerie digne des plus mauvais temps du Moyen âge ; on a désappris les procédés chevaleresques de Fontenoy21. » Le fondement de cette impression n’est autre que littéraire, car elle n’est confirmée par aucun indicateur objectif. Bien au contraire, les statistiques médico-chirurgicales publiées au lendemain des guerres de Crimée et d’Italie22 démontrent la relative modération des combats. En Crimée, le montant élevé des pertes fut essentiellement imputable à des raisons sanitaires (épidémies de typhus et de choléra), en cause dans 75 % des décès.

18En décrivant avec une précision clinique, le sort des blessés, Dunant rejoignait une réflexion engagée par les médecins militaires, qui prenaient en compte la situation sanitaire, mais aussi psychologique des soldats. La littérature médicale elle-même accordait une place importante au récit, qui s’affirma comme une pièce majeure du dispositif thérapeutique permettant la prise en compte du parcours personnel des soldats affectés de blessures psychologiques ou physiques.

19Au cours des premières décennies du XIX^e siècle, les médecins s’intéressèrent particulièrement à la question de la « nostalgie ». Souvent surnommée « mal du pays » cette maladie avait la réputation d’affecter les soldats, qui sombraient dans un état de profonde dépression, compliquée de manifestations somatiques graves pouvant entraîner la mort, soit directement, soit par suicide. L’intérêt porté à la nostalgie des gens de guerre se développa dans le sillage des travaux de Philippe Pinel, véritable précurseur de la psychiatrie, qui avait intégré les maladies mentales dans une vaste entreprise de nosographie.

20La nostalgie était en fait le nouveau nom donné à un mal connu depuis longtemps des médecins militaires, et assimilé à une forme de mélancolie. Dans son Code de médecine militaire, publié en 1772, Colombier avait ainsi consacré un chapitre à cette affection qu’il caractérisait déjà comme étant une manifestation du « mal du pays ». Les médecins du XIX^e siècle complétèrent le tableau clinique de cette affection et en discutèrent les causes et les remèdes, jusque dans les années 1870, où d’autres notions permirent de donner d’autres noms aux troubles psychiques rencontrés en milieu militaire23.

21La nostalgie désignait l’état « de tristesse et d’ennui, qui mine chaque jour24 » un individu rongé par le désir de retrouver son foyer ou sa terre natale. Le tableau clinique de cette pathologie était particulièrement foisonnant : perte d’appétit, prostration, aphasie, fièvres, délires, vomissements, épilepsie, etc. Ce mal illustrait, selon Castelnau, auteur en 1806 des Considérations sur la nostalgie, le « pouvoir que l’imagination exerce sur le corps25 ». La nostalgie regroupait ainsi une foule de pathologies que l’on désignerait autrement aujourd’hui. On y devine des syndromes post-traumatiques, comme dans ce cas décrit par Esquirol :

« Un soldat monte à l’assaut, une bombe éclate auprès de lui, il est frappé d’épilepsie, et guéri au bout d’un an : vingt ans après, la vue des mêmes remparts lui rend les accès26. »

22Malgré la diversité des opinions sur les causes et l’éthologie de la nostalgie, les médecins s’accordaient à penser que la prise en charge thérapeutique des malades passait par la connaissance intime de leur parcours. Il fallait ainsi inciter chacun à raconter l’itinéraire qui l’avait amené à l’armée et les raisons intimes, qui expliquaient son inadaptation. C’est dans le récit de leur vie, que les soldats trouvaient le réconfort et que les médecins trouvaient les voies de la guérison. La description clinique des cas traités par les médecins consistait elle-même en un récit, qui prenait les allures d’un véritable roman.

23Dominique Larrey, par exemple, présenta le cas d’un soldat nommé Lecœur, fusilier au 2^e régiment d’infanterie de la garde, âgé de 22 ans, « d’une constitution robuste et d’un caractère fort gai », blessé le 19 novembre 1820, au cours d’un exercice d’escrime par le fleuret de son adversaire qui, en se brisant, transperça son masque et pénétra au-dessus de l’œil, profondément dans le crâne. Larrey suivit précisément l’évolution d’un mal qui se traduisit d’abord par des céphalées, une hémiplégie, une agueusie, une cécité partielle, mais pas de perte de conscience, ni de délire. Le soldat parvint toutefois à recouvrer peu à peu toutes ses facultés sensorielles et motrices, mais, un jour

« il fut informé par une lettre de son frère, qu’on eut l’imprudence de lui remettre, qu’une femme avec laquelle il avait eu des rapports intimes, lui avait gardé une somme considérable […]. Cette nouvelle lui fit une si vive impression, qu’il éprouva une indigestion violente27 ».

24Il fut alors pris de céphalées et de vomissements, puis il perdit l’usage de la parole et mourut trois jours après, soit trois mois après son accident. Cette fin était véritablement romanesque, car la nostalgie incitait à rechercher dans les méandres de la psyche, les tourments de l’âme, dont l’image et les archétypes avaient été façonnés par les romans où l’on meurt de chagrin, où l’on s’évanouit sous le coup de l’émotion et où les soldats font l’expérience de la folie et de la mort.

25Ainsi, au cours de la première moitié du XIX^e siècle, s’est affirmée une figure romanesque du soldat et de ses affections psychologiques, fortifiée par le discours médical, qui empruntait lui-même au roman certains de ses schémas. La pensée militaire s’en trouva profondément transformée en intégrant le facteur psychologique dans la conception même de la guerre et du combat. Dans ses Études sur le combat réunies dans les années 1860 et publiées à titre posthume en 1876, Ardant du Picq a fait du facteur psychologique, l’argument majeur d’un profond bouleversement de l’art militaire. Son œuvre place les passions du combattant au cœur même de la guerre, au lieu d’en faire un simple facteur entravant ou favorisant l’action militaire28. Nulle pensée militaire ne devait, selon Ardant du Picq, faire l’économie d’une véritable réflexion sur les ressorts psychologiques du combat. Il définissait la tactique comme « l’art, la science, de faire combattre les hommes avec leur maximum d’énergie, maximum que peut donner la seule organisation à l’encontre de la peur ». Cette dernière, dont l’emprise est totale et qui détermine la nature même du combat, ne pouvait être combattue par les moyens ordinaires de la discipline et de la motivation. C’est donc au combat lui-même de s’adapter à son empire, car « le combattant est de chair et d’os ; il est corps et âme, et, si forte souvent que soit l’âme, elle ne peut dompter le corps à ce point qu’il n’y ait révolte de la chair et trouble de l’esprit en face de la destruction29 ». Dès le début des années 1860, la perspective de la destruction apparaissait de plus en plus clairement aux théoriciens militaires, qui prenaient en compte le perfectionnement technique des armements30.

26Ardant du Picq ne fut donc pas le seul à préconiser la prise en compte du facteur psychologique pour préparer les soldats à affronter les déluges de feu de la guerre industrielle. Dans une conférence du ministère de la Guerre prononcée en 1869, M. de Parades de La Plaigne constatait lui aussi que « la crainte de la mort, l’émotion du combat contribuent à empêcher l’homme de bien tirer31 ». L’efficacité de l’action offensive passait donc par un renforcement du dispositif de protection individuelle des soldats, de façon à leur permettre de conserver la maîtrise de leurs émotions et de leur jugement. À l’inverse, d’autres auteurs préconisaient de surmonter la peur par une surenchère de motivation en mobilisant, notamment, le sentiment religieux. La maîtrise de soi ou l’égarement passionnel : ainsi se dessinait l’alternative posée par le développement de la puissance des armements modernes.

27Le général Trochu incarnait la fusion entre l’esprit militaire et le sentiment religieux. Il avait publié L’Armée en 1867, qui explorait avec une finesse dont il fut rarement crédité, les ressorts de l’âme guerrière en esquissant, longtemps avant Gustave Le Bon, une intéressante psychologie des foules et des mouvements de panique. Composée d’individualités qui « n’ont entre elles aucun rapport », la foule, selon Trochu, agissait comme un individu particulier, par entraînement mimétique que Le Bon analysa, plus tard, de façon systématique. Les mouvements de panique entraînaient ainsi chacun, comme « par la force invincible d’un propulseur magnétique32 ». L’identification de cette force collective qui saisissait les individus était essentielle dans la démonstration de Trochu. C’est son empire sur le champ de bataille où règnent la peur et l’impression du chaos, qui justifiait le secours de la religion :

« Pensez-vous qu’à ce moment, l’appât de la gloire pour quelques-uns, des récompenses pour les autres, suffise à soutenir les cœurs soumis à de telles épreuves ? Non, il leur faut un plus noble excitant. Il leur faut le haut sentiment des grands devoirs et du sacrifice. C’est alors que, dans leur liberté, ils marchent fermement et dignement à la mort. Et parmi eux, ceux-là seulement ont la sérénité, qui croient à une autre vie33 ! »

28Trochu ne fut pas le seul à défendre le modèle religieux de la valeur militaire. En 1866, Louis Veuillot établissait, dans La guerre et l’homme de guerre, un parallèle entre le prêtre et le soldat, qui ont tous deux, « pour première loi l’obéissance, pour premier devoir le dévouement, pour principale habitude le sacrifice34 ». Le développement du référent religieux accompagna l’ouverture de l’école de Saint-Cyr aux jeunes gens formés dans les établissements privés, à la suite de la loi Falloux. De 1864 à 1869, de 26 à 35 % des Saint-Cyriens furent issus des établissements religieux contre 2 % avant 185235. Victor Duruy remarquait ainsi « que les Jésuites travaillent à encombrer Saint-Cyr de leurs élèves ».

29Il existait, par ailleurs, une version laïque de l’héroïsme sacrificiel, thème structurel de la culture militaire. Au milieu du XIX^e siècle, cette dernière lui accorda une importance particulière en l’instituant en valeur fondatrice de plusieurs unités, à travers le culte de la défaite glorieuse. Dès 1845, les chasseurs érigèrent le combat de Sidi-Brahim (23-26 septembre 1845) en mythe fondateur, dont ils cultivent aujourd’hui encore la mémoire. À cette occasion, un bataillon de chasseurs et un escadron de hussards affrontèrent plusieurs milliers de soldats d’Abd El-Kader. Submergés par le nombre, ils livrèrent une résistance héroïque dont 80 hommes sur plus de 500 sortirent vivants.

30Ce fut un scénario comparable qui distingua l’affaire de Camerone (30 avril 1863). Là, 62 soldats et 3 officiers de la 3^e compagnie du Régiment étranger, sous le commandement du capitaine Danjou, livrèrent une résistance héroïque face à 2 000 hommes de l’armée mexicaine. Cet épisode illustra les valeurs du sacrifice et du dévouement exprimées par le capitaine Danjou qui, selon le récit officiel du combat, « jura de se défendre jusqu’à la mort et fit prêter à ses hommes le même serment ». L’ordre général rédigé par le général Bazaine fixa définitivement les contours de la légende :

« Camerone restera dans nos annales comme un des plus brillants épisodes de la campagne. Le régiment étranger gardera le souvenir du capitaine Danjou, des sous-lieutenants Maudet et Vilain et des 62 braves qui, après une lutte acharnée de douze heures, un contre 30, après avoir usé leurs dernières cartouches et mis plus de 300 hommes hors de combat à l’ennemi, ont refusé de se rendre, et, chargeant à la baïonnette, sont morts pour l’honneur de leur drapeau. Exemple héroïque qui a prouvé à notre ennemi qui ne nous connaissait pas encore ce qu’il pouvait attendre des soldats de la France36 ! »

31Le désastre de 1870 fut riche en événements susceptibles de nourrir cette mystique du sacrifice. La religion de la défaite glorieuse s’enrichit ainsi de nouveaux objets de culte : la charge des cuirassiers de Reichshoffen-Frœschwiller (6 août 1870) et la défense héroïque de Bazeilles (31 août-1^er septembre 1870) en furent les plus célèbres. La défaite donnait une nouvelle actualité à l’héroïsme sacrificiel illustré par les tableaux de Detaille et Neuville, souvent consacrés aux drames intimes de la guerre37.

32Le traumatisme de la guerre de 1870 provoqua une profonde transformation de l’appareil militaire, qui accompagna la consolidation de la République38. Il ne s’agissait pas seulement de redéfinir la nature même du service militaire mais également de concevoir l’emploi des soldats recrutés selon les modalités instituées par les nouvelles lois sur la conscription (1872, 1889, 1905). Immédiatement après la défaite, le constat dominant semblait confirmer les intuitions de ceux qui, dans les années 1860, avaient souligné l’importance des facteurs psychologiques du combat. La publication posthume de l’œuvre d’Ardant du Picq survint, en 1876, dans un contexte favorable à la prise en compte du sort individuel des soldats. Le général Lewal constatait ainsi que « la physionomie du combat se caractérise par la succession des efforts et l’efficacité du feu. Diminuer les pertes dans la première phase de l’engagement est le mobile principal39 ». Pour économiser la vie des soldats, il fallait les autoriser à se dissimuler en exploitant le terrain, ainsi que l’avait préconisé Ardant du Picq. De la capacité des soldats à tirer parti du terrain pour s’abriter et à progresser par bonds, dépendait l’efficacité de leur propre feu. Comme l’avait également démontré Ardant du Picq, un tireur est d’autant plus efficace qu’il se sent protégé. Le règlement de 1875 conciliait ainsi les deux impératifs de la sécurité et de l’efficacité en recommandant de « 1) augmenter l’effet utile de son feu ; 2) se soustraire en même temps, autant que possible, aux atteintes du feu ennemi40 ». Cette double injonction articulait également les dimensions matérielles et morales du combat, qui, loin de s’opposer, se combinaient en un véritable cercle vertueux : « Les effets matériels produits par un feu supérieur donneront la supériorité morale qui procure le succès41… »

33Ces innovations accordaient une place particulièrement importante au soldat en tant qu’individu, maître de toutes ses facultés. Cette évolution, selon Lewal, résultait du perfectionnement technique de l’armement, car :

« En donnant au soldat une arme plus perfectionnée, on a agrandi son rôle et il ne peut le remplir que par le développement de l’action individuelle. L’homme serré dans le rang astreint à une certaine rigidité d’allure ou de position, ne donne pas tout ce dont il est capable. Le feu à commandement, par exemple, est infiniment moins bon que le feu libre. L’ordre dispersé est donc celui dans lequel le soldat est le mieux placé pour le développement maximum de ses facultés42. »

34Lewal décrivait ainsi un dispositif où « l’initiative individuelle43 », la liberté et la faculté d’adaptation garantissaient l’efficacité du combat.

35Face au déchaînement de la puissance de feu, deux sillons s’étaient ainsi creusés dans la pensée militaire. Les uns, comme Ardant du Picq, pensaient qu’il fallait avant tout garantir la sécurité du soldat en le protégeant de l’ennemi et de sa propre peur. Les autres, comme Trochu, considéraient avant tout le combat comme un sacrifice dont le culte devait subsumer l’instinct de conservation. La doctrine militaire de 1870 prit résolument la première voie, dominée par la volonté de protéger le soldat, mais elle subit une inflexion majeure au cours des décennies suivantes. Le constat de la vulnérabilité du soldat face au feu ne fit que se renforcer avec les innovations techniques des années 1880 et 1890. La poudre sans fumée et la mélinite accentuèrent la puissance et l’efficacité des fusils comme de l’artillerie. Face à un tel déchaînement de puissance, la préoccupation pour le sort individuel du soldat et pour sa protection ne devenait-elle pas illusoire ? Était-il vraiment possible comme l’avaient pensé Ardant du Picq, puis Lewal, de garantir au soldat la sécurité nécessaire pour le rendre efficace et parfaitement maître de soi ?

36Dès le début des années 1880, il ne fut plus guère question de canaliser et de contrer les effets de la peur, mais, au contraire, de les accepter et de les mobiliser dans une philosophie de la guerre et du combat érigeant l’irrationnel et la folie guerrière en modèles. Tout ce qui avait contribué à établir le portrait psychologique du combattant fut alors investi dans des constructions philosophiques, politiques et tactiques, qui placèrent l’élan irrationnel au premier plan.

37La diffusion en France des textes et des idées de Clausewitz fournirent de nouveaux arguments à ceux qui pensaient que le déchaînement de la puissance matérielle ne pouvait être surmonté que par un surcroît de motivation et de force morale au premier rang desquelles, De la guerre plaçait la « vertu guerrière ». Cette dernière résultait aussi bien de la formation et de l’entraînement, que de l’esprit de corps et de l’aguerrissement, et du cycle vertueux des victoires. Parmi les principaux commentateurs de Clausewitz, Dragomirov pensait qu’il était « nécessaire de se familiariser d’avance avec la pensée de périr avec honneur44 ». La figure romanesque du sacrifice militaire acquit alors une profondeur supplémentaire en devenant un véritable paradigme politique, nourri par des développements scientifiques nouveaux.

38La dialectique de la peur et du sacrifice, qui était longtemps restée marquée par son caractère romanesque, devint un phénomène social parfaitement identifié et sur lequel il devenait possible de bâtir des logiques collectives, qu’elles fussent de nature politique ou militaire. La psychologie des foules publiée par Gustave Le Bon en 1895, explorait les caractères collectifs qui formaient l’âme des groupements humains réunis à l’échelle d’une nation ou d’une foule. Selon Gustave Le Bon :

« L’ensemble des caractères communs que l’hérédité impose à tous les individus d’une race constitue l’âme de cette race. Mais lorsqu’un certain nombre de ces individus se trouvent réunis en foule pour agir, l’observation démontre que, du fait même de leur rapprochement, résultent certains caractères psychologiques nouveaux qui se superposent aux caractères de race, et qui parfois en diffèrent profondément45. »

39Le changement d’échelle d’une psychologie qui n’était plus seulement individuelle, mais sociale, apportait la valeur d’une construction scientifique au discours nationaliste sur le génie de la « race » et ses incarnations militaires. Titulaire du cours d’Histoire militaire et de tactique générale à l’École Supérieure de Guerre, Henri Bonnal exerça une influence majeure sur la pensée militaire des années 1890 et 1900. Il fut, en particulier, l’un des principaux inspirateurs des Principes de la guerre de Foch, par son interprétation du modèle napoléonien et des leçons de la défaite de 1870. Dans L’esprit de la guerre moderne46 publié en 1904, il a analysé les qualités naturelles du soldat français en faisant, notamment, de la peur un caractère collectif s’appliquant à chacun en particulier :

« La peur n’est pas une maladie ordinaire, car, étant le plus souvent d’origine ancestrale, elle est intimement liée aux qualités de race et de famille47. »

40Il devenait ainsi possible de juguler ce sentiment par des institutions et une éducation appropriée :

« En l’état actuel, la plupart des mères françaises gâtent leurs enfants, et les maîtres d’école, de par leur éducation purement livresque, ont une répugnance marquée pour tout ce qui touche, de près ou de loin, à la force physique. […] Actuellement, il n’est pas de milieu plus favorable à l’éducation physique et morale du jeune Français que le régiment48. »

41L’exploration scientifique ou militaire des caractères collectifs confortait les théories nationalistes. Dans les Scènes et doctrines du nationalisme, Maurice Barrès accordait à l’une et à l’autre une importance particulière. Dans un chapitre consacré au « pèlerinage dans les champs de Frœschwiller », il a commenté le livre du général Bonnal, lui-même dédié à la guerre de 1870, Frœschwiller. Récit commenté des événements militaires qui ont eu pour théâtre le Palatinat bavarois, la Basse Alsace et les Vosges moyennes du 15 juillet au 12 août 187049, publié en 1899. Le choix de la bataille de Frœschwiller n’était, évidemment, pas anodin. Comme s’en explique l’auteur, « l’analyse critique des combats livrés à l’ouest de Wœrth et de Spachbach console notre patriotisme et autorise nos espérances50 ». De fait, Bonnal montrait que les charges désespérées et héroïques des cuirassiers de Reichshoffen, mais également des turcos et des zouaves, illustraient la supériorité de l’esprit militaire des Français, qui n’ont été vaincus que par le nombre et la qualité de l’organisation prussienne. À propos de la charge à la baïonnette du 1^er turcos, il écrivait :

« Elle ne fut pas ordonnée ; la passion guerrière l’inspira ; elle se fit sans but défini. L’ennemi arrive, il a pris des canons, c’en est trop, marchons ! L’action de ces braves fut héroïque dans toute l’acception du terme ; mais elle ne produisit aucun résultat utile, parce qu’elle ne répondait pas à un but défini51. »

42Selon Bonnal, cet élan irraisonné était porteur de tous les espoirs, car il exprimait le tempérament profond d’une nation guerrière, à laquelle il ne manquait que l’accessoire, c’est-à-dire une meilleure organisation militaire. L’essentiel résidait bien dans les forces morales, qui démontraient la supériorité des Français sur les Allemands : « Les zouaves et les turcos, le 21^e de ligne, le 56^e, le 45^e, le 96^e, le 1^er bataillon de chasseurs et bien d’autres troupes françaises, ont fait preuve, en ces circonstances, d’une élasticité physique et morale qu’on cherche en vain dans les rangs allemands52. » En particulier, les soldats de l’armée française ont démontré, en ces occasions, leur capacité à surmonter « les effets déprimants et destructeurs du feu53 », pour obtenir des actions, qui dans d’autres contextes auraient été susceptibles d’avoir des effets décisifs.

43Pour Maurice Barrès, les charges de Frœschwiller-Reichshoffen illustraient la capacité à surmonter la « défaite de notre race54 ». Il y percevait la conjonction entre la mystique patriotique et les logiques militaires mises en évidence par le général Bonnal. Ainsi, selon lui, « en rendant hommage aux turcos, la légende populaire s’accorde avec l’École de guerre55 ». La mystique et la folie guerrières devenaient ainsi la raison ultime de l’art militaire. Selon le commandant de Grandmaison, l’un des principaux inspirateurs de la doctrine de l’offensive à outrance, « seuls, les hommes possédés du désir de vaincre, poussés par ce besoin de marcher sur l’obstacle et de joindre l’ennemi qui constitue proprement l’esprit guerrier, dressés par ailleurs au respect de l’ordre reçu et à la solidarité du champ de bataille, c’est-à-dire animés de l’esprit militaire, pourront y réussir56 ». Barrès, quant à lui, louait le « tourbillon de folie57 » qui avait saisi les combattants de Frœschwiller.

44Face aux appels au sacrifice et au culte de la folie guerrière, qui fleurissaient dans la littérature nationaliste autant que dans la pensée militaire, des voix critiques s’élevèrent. Jaurès, notamment, s’opposait à une doctrine qui privait le combattant et le citoyen de l’autonomie de sa raison et de sa capacité de jugement. L’Armée nouvelle témoignait en cela d’une très bonne connaissance des réalités et de la littérature militaires58. Jaurès y exprimait une sensibilité aiguë à l’égard de la dimension anthropologique et psychologique du combat, dont il percevait toute la déraison sans, toutefois, le réduire à cette dimension. Il reconnaissait que, dans le combat, le soldat subissait une mutation, qui faisait de lui un fantôme, un être aliéné, étranger à lui-même : « Dans l’être humain un moment aliéné de lui-même, un être nouveau qui surgit, une personne nouvelle, blême d’épouvante et d’audace, presque aussi étrangère à soi qu’à l’individu dépossédé auquel soudainement elle se substitue59. » Cette mutation, toutefois, ne devait pas procéder d’un renoncement de la conscience et de la raison. Pour surmonter cette « crise de la vie », il fallait faire appel à la conscience éclairée et lucide :

« L’étrange automate sera porté et soutenu dans cette crise de la vie par les réserves mystérieuses de volonté et de courage que se prépare une âme d’homme quand, à l’approche de l’épreuve, mais encore maîtresse d’elle-même, elle a échangé avec d’autres âmes le serment de mourir pour une idée60. »

45À la soumission irréfléchie à l’autorité des chefs et à l’instinct patriotique, Jaurès opposait l’idée d’un contrat politique fondé sur la raison, dont le soldat ne devait jamais se départir. Sur le plan militaire, Jaurès rejoignait ceux qui, comme Pétain ou le général de Négrier61, en appelaient à l’intelligence du soldat dans l’action, pour préserver son autonomie et sa faculté d’adaptation, seules garanties du succès face au déchaînement de la puissance de feu. Sur le plan politique, il rejoignait le combat mené pendant l’affaire Dreyfus, dont l’un des enjeux fut la défense de l’esprit critique et de l’autonomie de la raison au sein de l’armée. Certains anti-dreyfusards comme Ferdinand Brunetière considéraient que la raison devait s’humilier devant l’autorité, la défense des institutions et de la patrie. Les intellectuels dreyfusards étaient ainsi accusés de céder à une forme d’individualisme critique et destructeur de toute cohésion sociale, car « chacun de nous n’a confiance qu’en soi, s’érige en juge souverain de tout62 ». à l’exercice critique de la raison, il fallait donc substituer l’élan passionné du patriotisme et le goût du sacrifice. C’est pourquoi, Barrès puisait dans le pèlerinage à Frœschwiller, une justification de sa position dans l’affaire Dreyfus car « le souvenir de ces héros infortunés [lui] ordonne de combattre sur tous les terrains pour la cause française et notamment contre le parti Dreyfus63 ».

46Le culte de l’héroïsme sacrificiel renouait également avec ses racines religieuses exaltées par Péguy et par le duo formé par Henri Massis et Alfred de Tarade sous le pseudonyme d’Agathon. Ces derniers publièrent en 1913 Les jeunes gens d’aujourd’hui, qui se présentait sous la forme d’une enquête dans l’univers des étudiants et des lycéens pour y déceler l’essor du sentiment patriotique. En matière d’enquête, l’ouvrage, en réalité, se contentait de témoignages individuels et de quelques impressions recueillies, dans leurs classes, par des professeurs. Au moment où la sociologie se donnait une méthode, le travail d’Agathon n’en offrait qu’un simulacre. L’ouvrage était un pamphlet qui exaltait l’élan patriotique des « jeunes gens », rompant ainsi avec l’individualisme de la génération antérieure, qui, née de la défaite de 1870, s’était réfugiée dans « un idéalisme exaspéré qui exaltait l’intelligence pure au détriment de la force ». La charge anti-intellectuelle des antidreyfusards trouvait un prolongement dans cette attaque dirigée contre Durkheim et les défenseurs de l’individualisme humanitaire :

« Telle est l’étonnante logomachie qu’on enseignait en Sorbonne, il y a dix ans à peine : on y maintenait la patrie, à condition qu’elle servit l’idéal humanitaire, et, en fin de compte on la lui sacrifiait64. »

47L’anti-intellectualisme d’Agathon formait une doctrine patriotique immédiatement exploitable par un modèle militaire. La guerre, en effet, présentait « l’occasion des plus nobles vertus humaines, de celles qu’ils [les jeunes] mettent le plus haut : l’énergie, la maîtrise, le sacrifice à une cause qui nous dépasse65 ».

48Ainsi s’opposaient deux visions de la guerre et du contrat politique qu’elle mettait en jeu. D’une part, la soumission irrationnelle à l’appel de la Patrie et à l’enthousiasme des combats ; d’autre part, l’adhésion raisonnée à un contrat politique, que la folie guerrière ne devait pas remettre en cause. À la veille de la Première guerre mondiale, les controverses militaires et politiques prenaient ainsi la tournure d’une réflexion sur la nature profonde de la guerre en tant qu’expression ultime de la raison technique ou triomphe de la folie. L’opposition n’était pas neuve et plongeait ses racines dans deux sillons creusés, au fil des siècles par la pensée militaire.