1Les frontières de la Scandinavie à l’aube de la modernité différaient substantiellement de celles que nous connaissons aujourd’hui. Jusqu’au XVIII^e siècle, la région était constituée de deux États : la Suède, qui durant toute cette période comprenait également le territoire de l’actuelle Finlande, et l’union personnelle du Danemark et de la Norvège, placée sous la domination de la couronne danoise. Ces États opéraient à partir de deux centres politiques : Copenhague d’une part, siège du pouvoir politique et religieux et du savoir pour le Danemark, Stockholm (avec Uppsala) d’autre part, qui jouait le même rôle institutionnel pour la Suède. C’est à partir de ces deux pôles que les sciences et les techniques scandinaves modernes allaient prendre leur essor, favorisées en cela par la circulation des biens, des personnes et du savoir autour de la mer Baltique. L’on observe parallèlement que les sciences et techniques n’ont pas toujours joui du même statut ni de la même prééminence dans les deux États à travers l’histoire, ce qui montre à quel point ces activités étaient tributaires des besoins matériels, politiques et religieux.

2Jusqu’à la fin du XV^e siècle, les étudiants scandinaves fréquentaient les universités de l’Europe continentale. Cependant, avec la demande croissante d’individus formés intellectuellement à la théologie et au droit, les États scandinaves ressentaient de plus en plus fortement le besoin de promouvoir l’enseignement supérieur sur leur territoire. Ainsi à la fin des années 1470, furent fondées les deux plus anciennes universités de Scandinavie : l’université d’Uppsala (1477), située au nord de la capitale suédoise, et l’université de Copenhague (1479). Catholiques à l’origine, ces deux institutions furent affectées de manière très différente par la Réforme luthérienne. L’université d’Uppsala ferma ses portes jusqu’à la fin des années 1500 (Ingemarsdotter, 2011) ; celle de Copenhague, quant à elle, devint une université protestante en 1539, et prospéra dans la seconde moitié du XVI^e siècle. Durant cette période, les universités scandinaves jouèrent un rôle central dans la mise en œuvre de la Réforme protestante dans les deux États. À l’image de ce qui se passait dans d’autres universités de leur temps, les érudits scandinaves ne percevaient pas d’opposition fondamentale entre philosophie religieuse et philosophie naturelle (Fink-Jensen, 2004). Cependant, il faut également noter que les universités n’étaient pas les seuls – ni même les principaux – espaces dédiés à la promotion des sciences en Scandinavie au début de l’ère moderne. L’agriculture, l’industrie minière et d’autres domaines d’exercice de l’État comptaient sans doute parmi des champs d’investigation scientifique les plus importants (Hessenbruch, 1998).

3C’est au Danemark que l’on vit apparaître les premiers lieux de savoir scientifiques et technologiques de la Scandinavie au XVI^e siècle. Au premier plan, figure la ville d’Uraniborg, située sur l’île de Hven. Bénéficiant de la protection du roi, l’astronome et aristocrate Tycho Brahe édifia un château dédié à l’étude de l’astronomie et de la philosophie naturelle. Uraniborg est à l’origine non seulement d’importantes contributions à l’astronomie européenne, mais également d’une nouvelle forme d’organisation qui aida à l’unification des arts, des techniques et de la philosophie naturelle ; le château n’hébergeait pas seulement Brahe et son observatoire astronomique, mais aussi de nombreux assistants, des ateliers de fabrication d’instruments ainsi qu’une imprimerie (Christianson, 2000).

4Dans les années 1600, les États scandinaves se renforcèrent et se muèrent en monarchies absolues, et la volonté du monarque se vit bientôt relayée par un appareil d’État de plus en plus centralisé. Dans le courant du XVII^e siècle, les États scandinaves, comme la plupart des États germaniques, disposaient d’une chambre fiscale qui dirigeait les affaires du souverain. Très vite, ces chambres se scindèrent en plusieurs services administratifs spécialisés en charge de l’exploitation minière, du commerce ou encore de la guerre. Au fil du temps, la connaissance de la nature et la notion de service public finirent par se confondre au sein des services de l’État, et à la fin du XVII^e et au début du XVIII^e siècle, ceux-ci devinrent d’importants foyers de développement des mathématiques et des sciences naturelles, en lien étroit avec les besoins de l’État (Orrje, 2015).

5Si le Danemark resta la première puissance scandinave jusqu’au début des années 1600, au cours du XVII^e siècle, la Suède finit par se libérer de la domination danoise après plusieurs campagnes militaires successives. Peut-être le signe le plus clair de ce nouvel ordre politique fut-il le traité de Roskilde en 1658, en vertu duquel le Danemark céda un tiers de son territoire à la Suède. Cependant, au cours du XVII^e siècle, la Suède conquit également des terres le long des côtes orientales de la Baltique et dans le Nord de l’Allemagne. Cette nouvelle situation géopolitique marquée par la domination de la Suède est perceptible également dans l’activité scientifique de chaque État. Alors qu’à partir du milieu des années 1600 et jusqu’au milieu du XVIII^e siècle la monarchie absolue danoise refusa de considérer les sciences comme un champ de recherche à part entière (Kragh et al., 2008), la fin du XVII^e siècle, et plus encore le XVIII^e siècle, peuvent être considérés comme un âge d’or pour la science suédoise (Widmalm, 1992).

6À l’époque où il était en plein essor, l’empire suédois était un État multilingue qui consistait en une constellation de territoires d’expression suédoise, danoise, finnoise ou germanique. Il bénéficiait également d’un afflux de migrants germanophones, artisans ou administrateurs, qui allaient jouer un rôle de premier plan, dans le développement rapide de l’exploitation minière par exemple (Fors, 2015). L’histoire de la science moderne et des techniques en Scandinavie est de ce fait étroitement mêlée à celle du réseau de communication en mer Baltique, notamment entre les États germano-baltes (Rausing, 1999).

7Les services civils et militaires devinrent d’importants espaces dédiés à l’élaboration d’un savoir pratique et utile à la nouvelle administration impériale suédoise. Le bureau des Mines en est sans doute l’exemple le plus frappant. Il était en charge de la supervision et de la réforme de deux des plus importantes activités économiques de la Suède des XVII^e et XVIII^e siècles : la production et le commerce des métaux. À la fin du XVII^e siècle, le bureau avait favorisé l’émergence d’une communauté de caméralistes miniers, unis par des normes, un socle de connaissances en chimie et en mécanique et un cadre expérimental communs. Au début du XVIII^e siècle, les chimistes du bureau se trouvèrent au centre du débat sur la matière, dont on comprit qu’elle était composée d’éléments distinctsqui pouvaient être identifiés et définis (useful knowledge) au moyen d’une analyse chimique pouvaient être identifiés au moyen d’une analyse chimique (Fors, 2015). Peut-être plus encore que l’université d’Uppsala, les services de l’État, par le savoir utile qu’ils élaborèrent, s’avérèrent fondamentaux pour l’essor de la science dans la Suède du XVIII^e siècle. Comme dans d’autres administrations étatiques européennes, au cours du XVIII^e siècle, un nouvel idéal de méritocratie se développa dans ces bureaux qui allaient rendre la relation personnelle avec le monarque moins importante qu’auparavant (Lindqvist, 1984).

8À la différence de la situation dans le royaume de Danemark et de Norvège, qui demeure une monarchie absolue au sens strict jusqu’à une date avancée du XIX^e siècle, plusieurs changements fondamentaux interviennent dès le XVIII^e siècle en Suède dans la manière de gouverner. Après la mort du roi Charles XII en 1718 et la défaite consécutive de la Suède dans la grande guerre du Nord – durant laquelle la Suède perdit la plupart de ses territoires d’outre-mer – le pays se mue en une monarchie constitutionnelle dotée d’un parlement fort et d’un monarque aux fonctions essentiellement cérémonielles (Roberts, 1986). Durant cette période que l’on a appelée par la suite l’« Âge de la liberté » en Suède, les communautés scientifiques du pays connaissent une rapide expansion, de même que ses ambitions technologiques.

9Dans la Scandinavie du XVIII^e siècle, les sciences et techniques étaient fondées sur un triptyque composé de théologie physique, de mercantilisme et de service public. L’économie publique (ou oeconomie), les mathématiques et l’histoire naturelle allaient devenir les pierres angulaires d’une redéfinition de l’identité nationale des États scandinaves qui, après avoir subi de lourdes pertes territoriales, s’étaient vu relégués au rang de puissances mineures, en périphérie de l’Europe du Nord. La réforme camérale et l’étude de la nature apparaissaient ainsi comme le moyen de développer les territoires restants, voire de regagner les possessions perdues d’outre-mer (comparer Wildman et Christensen, 1996).

10Le concept patriotique d’utilité publique, apparu au XVII^e siècle, trouva une définition plus claire et plus précise dans les années 1700. Cette idéologie gagna les esprits dans les cercles de l’Académie royale des sciences, fondée en Suède en 1739, et de l’Académie royale des sciences et des lettres du Danemark, fondée quant à elle en 1742. De ces deux académies, celle de Stockholm fut peut-être celle qui réussit le mieux à promouvoir des connaissances utiles sur le plan économique (Hessenbruch, 1999). Loin d’être une académie des sciences au sens moderne du terme, elle fonctionnait davantage comme un organisme fédérateur, réunissant des membres appartenant à différentes institutions. En conséquence, ses condisciples comprenaient non seulement des savants, mais aussi des caméralistes, des officiers militaires, de riches aristocrates et marchands (Lindroth, 1967). L’académie publia ses Transactions en suédois, dans le but de diffuser des savoirs utiles pour l’agriculture, l’artisanat et l’industrie, parmi de larges pans de la société. Dans le même temps, les membres de l’académie s’intégrèrent dans les réseaux scientifiques européens à travers leurs voyages et leur correspondance. Aussi faut-il les voir tout autant comme des scientifiques européens que comme des serviteurs de l’État suédois (Widmalm, 1992).

11Au milieu des années 1700, en dépit du fait qu’elle siégeait dans un État aussi limité territorialement que financièrement, l’Académie suédoise comprenait plusieurs chercheurs très en vue dans leurs domaines respectifs. Parmi eux figurait Carl Linnaeus (1707-1778), qui, après la publication de son Systema Naturae, allait faire autorité en Europe en matière de taxinomie botanique [Voyages lointains* ; Langue de la science*]. Linnaeus est peut-être aussi l’un des exemples les plus frappants de cette idéologie du savoir propre à la Scandinavie du XVIII^e siècle : son histoire naturelle était un moyen d’ordonner la création divine et de prolonger ainsi le lien étroit qui existait entre la science scandinave au début de l’ère moderne et l’orthodoxie protestante. Par ailleurs, les travaux de Linnaeus étaient motivés par un authentique souci du bien public, puisqu’il y voyait un moyen de cultiver ce qui restait, territorialement parlant, de la Suède, en important et en adaptant de nouvelles plantes dans le royaume nordique. En définitive, Linnaeus s’inscrivait au centre de plusieurs réseaux cosmopolites européens imbriqués les uns dans les autres (Rausing, 1999).

12L’environnement scientifique danois connut pour sa part une rapide expansion durant les « années de prospérité » de la seconde moitié du XVIII^e siècle, et de nouvelles institutions virent le jour après 1760, formant ce que l’on pourrait appeler l’infrastructure scientifique danoise (Kragh et al., 2008). À la même époque, les communautés scientifiques suédoises, autrefois florissantes, enregistrèrent un net recul avec la fin de la monarchie constitutionnelle et la réinstauration de l’absolutisme suite à la révolution menée par le roi Gustave III en 1772. N’étant pas une priorité pour le nouveau régime à la fin du siècle, la science suédoise se trouvait réduite à une relative obscurité (Widmalm, 1992).