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L'Europe des sciences et des techniques

 | 
Liliane Hilaire-Pérez
, 
Fabien Simon
, 
Marie Thébaud-Sorger

Sciences, techniques et religions

Focus thématique. Médecine, médecins et papauté au XVIe siècle

Elisa Andretta

Texto completo

1La sous-partie dans laquelle s’inscrit ce focus rend compte du changement historiographique qui a permis de reconfigurer radicalement la géographie de l’Europe savante de la première modernité en restituant la place des savoirs dans les politiques culturelles et spirituelles de l’Église romaine et des puissances catholiques de l’époque, ainsi que le rôle des savants catholiques dans des réseaux intellectuels qui se construisaient au-delà des frontières confessionnelles. Dans une telle reconfiguration, Rome s’est affirmée comme un centre névralgique de production et de mise en communication des savoirs en vertu du statut particulier de la ville – capitale d’un état territorial et capitale spirituelle – ; de la multiplicité de ses centres de pouvoirs et de ses infrastructures culturelles ; de l’importance accordée aux savoirs par l’autorité apostolique.

2La médecine offre un angle particulièrement propice à l’observation de la manière dont les savoirs scientifiques sont mobilisés à différents niveaux par la papauté lors de la première modernité. Le corps du souverain-pontife, la ville et son état territorial, l’horizon chrétien dans son ensemble constituent les différents espaces d’activités des médecins des papes du XVIe siècle (Andretta, 2011).

3Depuis le Moyen Âge, les pontifes disposent d’un corps sanitaire qui veille sur leur propre santé et sur celle de leur entourage. Les études d’Agostino Paravicini Bagliani ont éclairé pour la période médiévale les enjeux matériels et symboliques de la prise en charge du corps du pontife (Paravicini Bagliani, 1994). Tout au long du XVIe siècle, l’organisation sanitaire pontificale se renforce et se structure (Palmer, 1990). Les dix-huit pontifes qui se succèdent entre 1500 et 1600 peuvent tous compter sur un nombre nourri d’archiatres (médecins et chirurgiens). Le chef hiérarchique de ce groupe est le medicus secretus, qui a un accès privilégié au pontife et à son corps. Il dirige et coordonne l’intervention du reste du personnel sanitaire stable (médecins de la famille apostolique, chirurgiens, apothicaires) et de tous les autres professionnels convoqués en cas d’urgence, selon une organisation que l’on retrouve à quelques variantes près dans la plupart des cours européennes de l’époque. La spécificité du contexte romain est à voir dans l’hétérogénéité des profils des médecins qu’on retrouve à la cour. Elle est redevable des reconfigurations périodiques de l’ensemble des familiers qui suit chaque élection pontificale. Elle est proportionnelle aux besoins, aux orientations et aux goûts des différents pontifes. Parmi les médecins employés à la cour des papes au XVIe siècle on trouve des médecins célèbres et des savants de l’époque (Andrea Turini, Paolo Giovio, Michele Mercati…), des professeurs d’universités (Girolamo Accoramboni, Realdo Colombo, Andrea Cesalpino…) et des praticiens qui avaient déjà fait preuve de leur habilité dans d’autres cours. On trouve aussi des médecins au profil plus local : originaires des terres de provenance des pontifes, ils étaient recrutés sur la base d’un rapport de confiance qu’ils avaient instauré avant l’élection de ceux-ci. La cour pontificale est donc un lieu de confrontation entre praticiens porteurs de différentes cultures médicales.

4Les domaines d’activité des médecins au sein du palais Apostolique sont multiples. Au quotidien, ils surveillent les habitudes de vie du pontife, en lui conseillant un régime de vie adapté à son tempérament, son âge, sa condition – selon la conception de l’époque. En cas de maladie, ils posent leur diagnostic. En cas de besoin ils consultent d’autres collègues réputés, ils organisent le traitement et coordonnent l’activité des chirurgiens et des barbiers. Avec un personnel médical qui se distingue par sa variété, le chevet du pontife peut se transformer en un terrain de controverses médicales parfois acharnées. L’activité des médecins pontificaux ne s’interrompt pas avec la mort du pontife. Après son décès, ils procèdent à l’autopsie de son corps, pratique qui à partir de la moitié du XVIe siècle devient presque systématique. Enfin, une tâche fondamentale des médecins des papes est celle de communiquer avec l’entourage du pontife, mais aussi avec les cardinaux et les ambassadeurs, sur la santé du pape, dont l’état a des retombées à une échelle universelle. La gestion des maladies des pontifes est une véritable affaire politique.

5Par leurs différentes fonctions, les médecins des papes ont un accès privilégié à la sphère intime du pontife et c’est dans ce cadre qu’une relation de confiance peut s’instaurer. Elle amène souvent les papes à leur confier des missions qui vont au-delà de leur fonction strictement médicale et à leur reconnaître un rôle de conseiller dans les affaires politiques ou dans l’organisation de la vie culturelle du Vatican. Le cas de Michele Mercati, médecin appelé à résoudre une « crise sanitaire » liée à la santé précaire de Pie V et qui passe trente ans de sa vie au palais Apostolique est, de ce point de vue, particulièrement significatif. Il réorganise et élargit l’hortus vaticanus, il fonde une nouvelle collection de minéraux – la Metallotheca Vaticana –, il célèbre une grande entreprise culturelle de Sixte V : la récupération et l’érection d’obélisques égyptiens sur les places principales de Rome. Il suit aussi le nonce apostolique Ippolito Aldobrandini chargé par Sixte V d’accomplir une mission diplomatique très délicate en Pologne en 1588-9 (Andretta 2013a).

6Selon une intensité variable tout au long de la période considérée, l’activité des médecins des pontifes ne se limite pas au périmètre du Vatican. Les papes et leurs familiers sont loin d’être leurs seuls patients. Dans leur clientèle on trouve d’autres personnalités de la Curie, des membres de l’aristocratie romaine, des ambassadeurs étrangers. Sur la base d’une relation privilégiée avec ces membres des pouvoirs romains, ils accèdent en outre à des charges importantes liées à la formation ou à la régulation du marché sanitaire de la ville. On trouve des médecins et des chirurgiens des papes parmi les professeurs de la faculté d’arts et médecine de l’université romaine reformée en 1513-1514 et surtout parmi les membres du Collège des médecins, organisme qui contrôle la formation médicale et les pratiques sanitaires dans le milieu urbain et dans les territoires placés sous la juridiction de la ville. Dans ce cadre, de telles personnalités jouent souvent un rôle de médiation entre le corps professionnel des médecins et la Curie. Parmi les neuf médecins qui, en 1531, signent les statuts du Collège, au moins six ont offert leurs services au pontife en charge Clément VII. Plus de soixante ans plus tard, Antonio Porto, chef suprême du Collège et médecin de Sixte V (1585-1590) marque de son empreinte le milieu médical romain en réformant, en tant que Protomedicus (chef suprême du Collège) les règles du marché thérapeutique romain en grande expansion à l’époque pour ce qui est du nombre d’individus et des figures professionnelles.

7Au-delà de ces fonctions institutionnelles, les médecins des papes sont impliqués dans l’espace urbain à d’autres titres. On les retrouve dans les hôpitaux romains et en particulier au sein du principal hôpital de la ville, le Santo Spirito, qui a un lien privilégié avec la Curie et, au fil du siècle, s’affirme comme un lieu de recherche anatomique important (Conforti et De Renzi, 2008). Dans le cadre des tribunaux de justice ils sont appelés à fournir des expertises sur les corps des victimes de meurtres à l’arme blanche ou par empoisonnement, ou dans les cas d’avortements (De Renzi, 2007). Dans ces contextes, les médecins des papes participent à l’affirmation d’une nouvelle culture médicale fondée sur l’observation et la manipulation directe des corps, morts ou vivants (Carlino, 1992 ; Mandressi, 2009).

8Plusieurs archiatres pontificaux sont également employés par les confréries romaines et dans les maisons des ordres religieux (Andretta, 2013b). Alessandro Petroni, archiatre pontifical sous Paul IV et sous Grégoire XIII, fut le médecin d’Ignace de Loyola et de la Compagnie de Jésus ; dans le cercle dévotionnel qui se construit autour de Philippe Neri et de l’Oratoire, on trouve Michele Mercati, Angelo Vittori ou Giuseppe Zerla, tous archiatres pontificaux de Grégoire XIII.

9Dans le cadre des communautés religieuses ces médecins soignent les confrères malades, fournissent des expertises sur les lieux où implanter de nouveaux bâtiments, ou des examens sanitaires des futurs membres. Ils sont aussi appelés à fixer des règles de santé pour les membres en relation avec les normes spirituelles. Dans certains cas, comme dans le cas des jésuites en particulier, ces normes sont inscrites dans les Constitutiones qui réglemente la vie de l’Ordre.

10En exerçant ces différentes activités, les archiatres pontificaux jettent des ponts entre le Vatican et la ville, entre la santé du pape et celle de la population romaine, sédentaire ou de passage. Tout au long de ces parcours articulés dans le cadre desquels ils rentrent en relation avec d’autres savants (médecins, naturalistes, astronomes, philologues, antiquaires…), ils sont également actifs dans le milieu culturel urbain où ils deviennent membres des réseaux intellectuels dont Rome constitue l’un des pôles. Ils participent ainsi de l’important processus de reconfiguration de savoirs et méthodes qui caractérise la culture médicale européenne de la première modernité et qui fait dialoguer constamment théorie et pratique de la médecine, étude des autorités anciennes et observations empiriques (Siraisi, 2007).

11C’est à cette nouvelle culture médicale que les pontifes font appel non seulement au bénéfice de leur santé et à celle des effectifs de la ville, mais aussi à un autre niveau qui a comme horizon le monde chrétien dans sa globalité, à un moment qui se caractérise par les fractures confessionnelles et par un effort d’évangélisation en acte aux quatre coins du monde. À partir de la deuxième moitié du XVIe siècle, le savoir médical, dont sont porteurs les médecins des pontifes, jouent un rôle important dans la réaffirmation de certains dogmes mis en cause par les protestants et dont la signification prend une nouvelle ampleur à l’échelle globale. Tel est le cas de la certification des miracles et de la sainteté. Dans un tel cadre, le milieu médical romain, et pontifical en particulier, est fortement mobilisé. Une figure, inconnue jusqu’à nos jours, est révélatrice de ce phénomène. Il s’agit d’Angelo Vittori, un médecin originaire d’Ombrie qui, après des études de médecine à l’université de Pérouse, complète sa formation dans le cadre de l’hôpital de Santo Spirito, sous la direction du médecin néo-hippocratique Alessandro Petroni dont l’enseignement était fondé sur l’observation directe et fouillée du corps du patient. Angelo Vittori, qui fut archiatre de Grégoire XIII comme son maître Petroni, et médecin de l’Oratoire, eut une longue expérience professionnelle au sein du tribunal romain de la Sacra Rota. Au cours de sa carrière il certifie un nombre consistant de miracles présumés comme l’atteste son ouvrage posthume Medicae consultationes (Rome, 1640) où il relate ses différentes expertises fournies. En outre, en raison de ses liens institutionnels et dévotionnels avec l’Oratoire, avec le chirurgien Francesco Zazzera et un barbier inconnu, il dissèque le corps de Filippe Neri, fondateur de l’Oratoire mort en forte odeur de sainteté, le 26 mai 1595, dans un climat de dévotion fervente. Il rend compte des observations conduites sur le corps de Philippe dans un petit traité publié en 1613 et dans ses dépositions du procès de béatification (Siraisi, 1998 ; Touber, 2014). Dans un tel contexte, il commente des données autoptiques de première main en s’appuyant sur les autorités classiques de la médecine et sous l’influence de sa dévotion pour le futur saint, partagée au demeurant par toutes les figures sanitaires impliquées dans l’examen du corps. Par le biais de cette opération, Angelo Vittori et ses collègues médecins jouèrent un rôle non négligeable dans la fabrication de l’un des saints principaux de la Contre-Réforme. Les ressources d’un savoir clinique et anatomique nouveau, fondé sur la compénétration de la connaissance d’Hippocrate, de Galien et d’autres autorités de la médecine ancienne avec les phénomènes observés sur les corps vivants ou morts, sont ainsi mises au service de l’Église universelle. À partir de ce moment-là, la certification de la sainteté in praesentia ou in absentia, située à la croisée d’enjeux scientifiques, politiques, religieux ne cessera de constituer un terrain d’activité important pour les médecins des papes (Bouley, 2013).

Bibliografía

BIBLIOGRAPHIE

Andretta Elisa, 2011, Roma medica. Anatomie d’un système médical au XVIe siècle, Rome, École française de Rome.

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Andretta Elisa, 2013b, « Medicina e comunità religiose nella Roma del secondo Cinquecento. Il caso dei Gesuiti e degli Oratoriani », in Luc Berlivet et al. (dir.), Médecine et religion. Compétitions, collaborations, conflits (XIIe-XXe siècles), Rome, École française de Rome, p. 121-143.

Bouley Bradford, 2013b, « Contested Cases: Medical Evidence, Popular Opinion, and the Miraculous Body », in Luc Berlivet et al. (dir.), Médecine et religion. Compétitions, collaborations, conflits (XIIe-XXe siècles), Rome, École française de Rome, p. 139-162.

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Siraisi Nancy, 2007, History, Medicine and the Traditions of Renaissance Learning, Ann Arbor, University of Michigan Press, notamment p. 168-193.

Touber Jetze, 2014, Law, Medicine, and Engineering in the Cult of the Saints in Counter-Reformation Rome : the Hagiographical Works of Antonio Gallonio, 1556-1605, Leyde/Boston, Brill.

Autor

Chargée de recherche au CNRS (LARHRA-Lyon). Elle a publié le livre Roma medica. Anatomie d’un système médical au XVIe siècle (2011) et plusieurs articles sur l’histoire de la profession médicale, les rapports entre médecins et patients et les relations entre médecine, politique et religion dans l’Europe catholique de la première modernité.

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