1L’ouvrage du jésuite Wilhelm Gumppenberg (1609-1675) participe pleinement de la modernité des savoirs catholiques au XVII^e siècle. Son objectif est de bâtir une peritia mariale, une « science » de la Vierge, jouant à plusieurs niveaux : une géographie catholique ; un outil imprimé, réservoir d’exempla dans la controverse religieuse ; voire une prise de position dans le débat scientifique au long cours sur la question du magnétisme.

Un Atlas de la Vierge : géographie catholique et entreprise collective jésuite

2L’Atlas marianus s’inscrit dans le contexte de la redéfinition, sur le temps long, d’une universalité catholique, à la suite de l’éclatement de la christianitas médiévale sous les coups de boutoir des réformes. Aux lendemains de la guerre de Trente Ans et des traités de Westphalie (1648), les sanctuaires mariaux recensés par le jésuite jouent à plein leur rôle d’« arme de la reconquête catholique » (Julia, 2000). Ils sont des marqueurs de la frontière confessionnelle (Christin et Flückiger, 2008).

3La Vierge est un nouvel « Atlas imaginaire », selon les termes-mêmes de Gumppenberg. Elle soutient le monde catholique et sert de « mediatrix » entre les cieux et la terre, comme l’indique le frontispice (fig. 1). La Santa Casa de Lorette est un lieu intermédiaire : sur son toit, le zodiaque – cieux catholicisés – se reflète ; et de ses fondations, des rayons partent en direction d’une Méditerranée éclairée par eux (Christin et Serdeczny1).

4La compagnie de Jésus participe de cette (ré)unification du monde, en tant qu’ordre post-tridentin par excellence et aux ramifications globales. L’ouvrage de Gumppenberg est, en effet, un « produit jésuite », dont le point de départ est une enquête interne à l’Ordre, reposant sur la correspondance, pour recourir à l’expertise de ses membres (Delfosse). 274 correspondants répondent depuis les assistances européennes de la compagnie. Bien que Gumppenberg n’abdique finalement pas son « auctorialité » sur le texte, il y a bien eu « collégialité de la composition » de l’Atlas (Van Damme, 2005).

Science des images et efficacité de l’intercession mariale

5Contre une forme de polythéisme dénoncée par les protestants face à la multiplication des images, l’Atlas contribue à la réaffirmation, prononcée notamment lors du concile de Trente (1545-1563), de la théorie catholique du « transitus ad prototypum ». Ce ne sont pas les images qui sont adorées telles des idoles, mais le prototype et donc l’intercesseur céleste auquel elles renvoient. C’est grâce à cette figure tutélaire, qui leur confère leur force, qu’elles sont efficaces. Les rayons du frontispice le disent iconographiquement.

6L’ouvrage de Gumppenberg vise ainsi à attester des miracles de la Vierge et de ses images. Il s’insère dans la réflexion autour de la catégorisation de la nature, entre naturel, préternaturel et surnaturel (Vermeir). La validation scientifique, et en tout cas méthodique, de l’efficacité de l’intercession repose sur les témoignages rassemblés. Ils constituent des observations des miracles [Expérimenter*]. Or le capital social de certains témoins les rend d’autant plus efficaces. Ainsi, Athanasius Kircher (1601-1680) est utilisé à la fois comme « témoin-objet » d’une intervention de la Vierge, à Paderborn où il était novice en 1618, mais aussi comme champion de l’apostolat marial, expert en mariologie. En effet, Kircher a été à l’origine de la restauration du sanctuaire latial de la Mentorella, à propos duquel il a écrit une Historia Eustachio-mariana (Rome, 1665), mobilisée dans l’Atlas (Simon). La position occupée par Kircher dans l’Ordre est utile dans l’optique de Gumppenberg : prototype du « missionnaire savant » (Romano, 2005), il tient la chaire de mathématiques du Collège Romain puis est utilisé par la Compagnie comme « scriptor imprimendorum » et responsable du musée du Collège [Collections*]. Auteur de beaux in-folio illustrés à destination de la République des lettres, il s’y fait le chantre d’une science catholique, reposant à la fois sur des théories physiques et spirituelles.

7Son nom apparaît donc dans l’« Index des informateurs » de l’édition de 1672 de l’Atlas. Dans cette version largement étendue (d’une centaine à un millier de sanctuaires) et sans illustration, les index sont le lieu de la peritia. Il s’agit d’organiser le matériau rassemblé afin de produire une « taxinomie jésuite » (Ghermani). Elle doit permettre à l’ouvrage de fonctionner comme un outil dans les débats confessionnels autour de l’efficacité des miracles et fournir des arguments dans une controverse. Les index, classés suivant la « topique » ou science des lieux communs [Écrits savants*], permettent de retrouver les différents sanctuaires, les informateurs… L’Atlas sert de carte pour se repérer au sein du savoir sur Marie.

Un magnétisme catholique

8L’ouvrage peut même servir d’instrument catholique dans les grands débats scientifiques de la période, en l’occurrence celui sur le magnétisme (Weill-Parot, 2013). L’« adresse au lecteur » donne une clé d’interprétation des rayons apparaissant sur le frontispice : « L’aimant transmet sa puissance à l’anneau de fer de sorte à ce que l’anneau puisse la transmettre à un autre anneau et ainsi de suite, comme une chaîne. Il est certain que la force miraculeuse qui réside dans l’image de Marie vient de Marie elle-même2. » L’action de la Vierge fonctionne à la manière de celle d’un aimant.

9Or, symétriquement à la participation de Kircher à l’Atlas, Gumppenberg est intégré à une autre entreprise collective, pilotée, elle, par le jésuite romain. Le projet de Consilium Geographicum universel est exposé notamment dans un ouvrage intitulé Magnes sive de arte magnetica (Rome, 1641) (Gorman, 2004). Dans la cinquième partie consacrée à la « géographie magnétique », Kircher évoque la mobilisation de son réseau de correspondants afin de procéder à des relevés de déclinaisons magnétiques. Parmi les professeurs des différents collèges mis à contribution, entre autres, nous retrouvons un certain « Gugliel. Gumpenperg » opérant depuis Ingolstadt (Simon).

10Il y a une double dimension de ce magnétisme catholicisé, religieuse mais aussi politique. La force magnétique unifie le monde catholique grâce à l’aimant-Marie. L’Arcana nodis, dont les anneaux se tiennent sans être entremêlés, est ainsi l’emblème de la congrégation mariale du Collège romain. Mais, patronne des Habsbourg, Marie soude aussi l’Empire. Sur le frontispice de l’arte magnetica, l’aigle impérial, suspendu par cette même chaîne magnétique, tient dans ses serres la corona triplex impériale et les trois sceptres de Ferdinand III à qui l’ouvrage est dédicacé (roi de Hongrie, de Bohème et des Romains).