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L'Europe des sciences et des techniques

 | 
Liliane Hilaire-Pérez
, 
Fabien Simon
, 
Marie Thébaud-Sorger

Sciences, techniques et religions

Protestantismes et « révolution scientifique » : Merton, thèse, antithèse, synthèse

Fabien Simon

Testo integrale

1Dans un ouvrage important pour la construction de l’approche « historienne » des sciences, Jacques Roger invitait à se pencher plus avant sur leur historicité et sur l’identification des facteurs qui, à un moment donné de l’histoire, interviennent dans le « choix rationnel » opéré par les savants. Il s’agissait d’être attentif aux contextes de production des sciences, car le scientifique, loin du génie dans sa tour d’ivoire, partage l’outillage mental – pour reprendre l’expression de Lucien Febvre – des hommes de son époque. La « vérité scientifique » apparaissait alors comme un concept à bannir puisqu’elle est « un produit de l’histoire. Elle ne la “surplombe” pas » (Roger, 1993).

2Or, durant toute l’époque moderne, un élément fondamental de ce contexte est sa dimension religieuse. Religion et science ont d’autant plus partie liée qu’elles partagent un désir de proposer un énoncé à prétention universelle, un discours de véridiction, qu’il est nécessaire pourtant de réinscrire dans le contexte serré de son élaboration, de l’époque et des lieux depuis lesquels il est proclamé.

3Ce bref chapitre se veut une introduction à une partie centrée sur les rapports entre sciences, techniques et religions. Il ne s’agit en aucun cas d’être exhaustif sur la question fondamentale des rapports entre confessions protestantes et la dite « révolution scientifique », mais simplement d’indiquer les grandes lignes, des points de repère dans une historiographie ayant abouti à la construction de ce rapport. Le rôle central y est joué en particulier par les travaux du sociologue Robert K. Merton (1910-2003).

The Merton Thesis : éthique protestante et esprit de la science moderne

4Les travaux de Merton s’inscrivent dans le contexte historiographique ayant vu naître l’opposition entre tenants d’une approche internaliste et tenants d’une approche externaliste des sciences. Les premiers considèrent qu’il existe une essence de la révolution scientifique comme ensemble cohérent et spécifique, lisible dans l’essor du mécanisme, de la mathématisation, de la philosophie naturelle (Shapin, 1988). Ces travaux auraient conduit à une rupture entre les sciences telles qu’elles se pratiquaient avant et telles qu’elles sont envisagées à partir du XVIIe siècle. C’est ce que mettent en avant, dans leurs ouvrages fondateurs, Alfred Rupert Hall (1920-2009), avec son The Scientific Revolution 1500-1800 : The Formation of Modern Scientific Attitude (1954), et Alexandre Koyré (1892-1964) et ses Études galiléennes (1939), faisant de la figure de Galilée, le héros de cette nouvelle conception des sciences. D’autres historiens privilégient, eux, au contraire, les continuités plutôt que les ruptures entre sciences médiévales et celles du XVIe-XVIIe siècle : de Pierre Duhem, (Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée, 1908) à Charles B. Schmitt (Aristotle and the Renaissance, 1983). Mais ils partagent une attention centrée sur le fonctionnement et les dynamiques internes des sciences.

5L’approche externaliste, tout en maintenant l’idée, dans un premier temps, d’une « révolution scientifique », privilégie, elle, l’attention aux contextes et aux pratiques concrètes qui conduisirent à la production des concepts et des faits scientifiques considérés comme nouveaux. Les auteurs y insistent sur la prise en compte des facteurs politiques, religieux ou économiques et de leurs effets sur le contexte social de la production scientifique. Cette approche a abouti aux synthèses de Hendrik Floris Cohen (The Scientific Revolution : An Historiographical Inquiry, 1994) ou, avant lui, de Thomas S. Kuhn (La structure des révolutions scientifiques, 1963/1972). Ce dernier est un élève de Merton, dont l’ouvrage principiel date de 1938, Science, Technology and Society in Seventeenth-Century England (Merton, 2001).

6La thèse de Merton repose sur la mise en relation entre sciences et techniques (mines…) et religion dans l’Angleterre du XVIIe siècle [Techniques et religion*] : les premières auraient trouvé dans le puritanisme du milieu du siècle un terreau favorable au développement de nouvelles pratiques et de nouvelles institutions scientifiques. Pour Merton, la science est « dans la société » et le rapprochement se fait aussi suivant le schéma défini par le sociologue Max Weber de l’« affinité élective », c’est-à-dire la rencontre, parfois fortuite, entre deux formes culturelles, religieuses et scientifiques ici (Saint-Martin, 2013). Ainsi l’ethos scientifique aurait coïncidé – contact ayant conduit à une adhésion réciproque – avec l’ethos puritain ; ethos étant défini comme un « complexe de valeurs, de présuppositions, de croyances, de coutumes, de normes teintées d’affectivité, supposé “contraindre” l’action de l’homme de science » (Saint-Martin, 2013, d’après Merton, 1973, p. 258, 268-269). Ces normes ou « mœurs scientifiques » intériorisées par les acteurs sont de deux ordres – « techniques » (méthodes et règles) ou « morales » (c’est-à-dire éthiques) – et elles reposent sur quatre « impératifs », résumés par l’acronyme CUDOS (Communism, Universalism, Desinterestedness, Organized Skepticism) et mis en branle par les « 3 C » (communication, coopération et compétition) (Bonneuil et Joly, 2013 ; Saint-Martin, 2013). Le communalisme ou communisme, par exemple, repose sur la notion de « bien public » vis-à-vis des connaissances scientifiques et donc l’idée d’usage partagé, collectif, de celles-ci, de manière synchronique ou diachronique. L’on y retrouve aussi bien la notion de « collectif de pensée », développée par Ludwik Fleck (1935) [Expérimenter*], que Merton et Kuhn avaient contribué à traduire de l’allemand, que l’idée associée à la formule « prendre appui sur les épaules des géants », développée depuis le XIIe siècle et jusqu’à Newton (Merton, 1965), c’est-à-dire d’une collaboration à travers le temps, construite sur une accumulation du savoir et des références aux autorités antérieures. Quant à universalisme et désintéressement, qui fonctionnent de concert, ils reposent sur le fait que les propositions scientifiques ne doivent pas dépendre des attributs sociaux ou personnels de l’énonciateur mais de « critères objectifs et préétablis », soulignant le « caractère impersonnel de la science » (Saint-Martin, 2013).

  • 1 Boyle à Lady Ranelagh, 31 août 1649, in Boyle, Works, vol. VI, édition établie par Birch, p. 49-50 (...)
  • 2 Boyle, Works, vol. III, édition établie par Birch, p. 62.

7Cet ethos scientifique se serait co-construit avec celui du puritanisme anglais, y trouvant un certain nombre de valeurs culturelles communes. Merton lit ainsi dans les textes comme le Christian Directory (1664-1665) du pasteur et théologien Richard Baxter (1615-1691) l’idée que le « public service is God’s greatest service » (I, 456), c’est-à-dire un utilitarisme social bâti sur la notion fondamentale de « meritory works » (chap. iv « Puritanism and cultural values » de Science, Technology and Society). Si la doctrine de la prédestination ne fait pas des œuvres des actions efficaces pour le salut individuel, la certitudo salutis, la conviction de la prédestination, réside néanmoins dans la réussite sociale. Les inventions peuvent être un signe de l’élection divine de leurs « inventeurs » [Inventer* ; Hommes à projet*]. Plutôt que le retrait du monde, au monastère, prôné par certains catholiques, il s’agit de participer aux affaires intramondaines. Merton reprend ici à Max Weber la notion d’innerweltliche Askese, d’ascétisme intramondain, qui peut passer par les learned vocations ou vocations pour l’éducation ou les sciences, tendant selon Baxter toujours vers le « common good » (vol. II, p. 212). Foi et Raison ne sont alors pas antinomiques et, au contraire, les sciences « physiques », donc de la nature, sont un moyen de comprendre Dieu. L’investigation de la nature apparaît comme un biais pour se rapprocher du Créateur et décrypter l’œuvre divine, tel que l’affirme le courant de la théologie naturelle anglaise dont John Ray [Expérimenter*]. Utilitarisme et empirisme sont des valeurs partagées par le puritanisme et les institutions scientifiques anglaises naissantes, et donc par les acteurs œuvrant à leur mise en place, Thomas Sprat ou Robert Boyle entre autres. Si ce dernier n’occupe pas spécifiquement, comme d’autres acteurs scientifiques contemporains, de fonctions ecclésiastiques, parmi les identités qu’il active suivant les contextes, il se présente comme un chrétien, voire un prêtre au service de la nature dans ce temple qu’est son laboratoire, « une sorte d’Élysée, dont le seuil possède la qualité que les poètes confèrent au Léthé », le philosophe y oubliant toutes ses autres affaires1. Parallèlement, ce temple se doit d’être accessible : le « noble laboratory » fait même, selon John Aubrey, l’objet d’un « pèlerinage intellectuel » (Shapin), en étant « constamment ouvert aux Curieux », dont, en 1668, l’envoyé de Florence Lorenzo Magalotti (1637-1712) (Shapin, 2014). Pour Boyle, l’homme doit « étudier et rendre spirituelle la nature » (« must study & spiritualize it [Nature2] »). La « nouvelle échelle des valeurs » est co-construite par science et religion (Merton, 2001, p. 96), bien que le développement des sciences expérimentales puisse n’être que la « conséquence non anticipée de l’action sociale finalisée », selon un autre des articles de Merton, c’est-à-dire une conséquence fortuite et non prévue par les puritains (Saint-Martin).

De la diversité des protestantismes : déconstruire, reconstruire Merton

8La « thèse de Merton », dans la continuité plus ou moins critique de laquelle s’inscrivent tous les travaux de sociologie des sciences, a été depuis sa formulation largement étoffée et/ou remise en cause. Certains y ont vu une analyse du seul discours de l’élite scientifique, d’autres un anglocentrisme trop prononcé, conduisant à la non reproductibilité de la thèse ailleurs et donc à son caractère inadéquat à l’analyse d’une science déjà internationale au XVIIe siècle.

9Ainsi, si les travaux de Charles Webster avaient creusé les liens entre puritanisme et médecine notamment, dans The Great Instauration : Science, Medicine and Reform 1626-1660, où il évoque les « Chemical Evangelists » et la circulation transnationale des travaux du Hollandais Glauber par exemple (Webster, 1975) [Expérimenter*], ceux de Barbara Shapiro remettaient plus largement en cause la thèse mertonienne. Ils permettent d’évoquer un cas de recherches s’appuyant sur la complexité du paysage religieux anglais du XVIIe siècle pour élargir l’étude au-delà du seul puritanisme, lui-même nuancé. Le point de départ est son ouvrage sur John Wilkins, évêque de Chester à partir de 1668, un des fondateurs de la Royal Society dans les années 1660 et un de ses deux premiers secrétaires avec Henry Oldenburg (John Wilkins 1614-1672, an Intellectual Biography, 1969). Barbara Shapiro en était venue à considérer l’importance d’autres attitudes religieuses dans la genèse des sciences anglaises. Et particulièrement du latitudinarisme, c’est-à-dire des positions religieuses modérées, entre puritanisme modéré et anglicanisme modéré. B. Shapiro le qualifiait de « broad middle ground » (un « large terrain intermédiaire »), adopté notamment par Wilkins et qui lui permet de surmonter sans encombre le retour du roi et de se fondre dans l’anglicanisme restauré (Shapiro, 1974). Or, comme sont distinguées à l’intérieur de ce courant en termes de religion, les choses fondamentales des choses non essentielles – telles que les cérémonies, les codes vestimentaires… –, en termes de sciences aussi, plusieurs niveaux de probabilité et de certitude sont hiérarchisés et la connaissance divisée en trois catégories : physical, mathematical et moral. La dernière laisse la place aux doutes. C’est à partir de ces réflexions, que l’auteure élaborait sa thèse autour de la construction de la notion de « probabilité » dans l’Angleterre du XVIIe siècle (Shapiro, 1983).

10Au sein de l’éminemment complexe contexte de la « révolution puritaine », de l’Interregnum puis de la Restauration, les tensions et débats religieux ne permettent pas de limiter le paysage à la simple ferveur puritaine. Les positions sont très éloignées entre celles de Wilkins et celles du « sectaire » John Webster, proche tantôt des Levellers, tantôt des Seekers ou de la New Model Army. C’est à son Academiarum Examen, or the Examination of Academies (1654) et ses vues sur la science contemporaine que Wilkins réplique, avec le mathématicien Seth Ward. Et ce sans évoquer, encore, les positions d’un acteur majeur comme Francis Lodwick (1619-1694), influencé, lui, par le pré-adamisme du calviniste français Isaac de La Peyrère (1594-1676) (Poole, 2005).

11Cette vision plus nuancée de la construction de la science « moderne » est aussi celle prônée par Lorraine Daston, qui privilégie une approche par l’« économie morale des sciences », s’inspirant de Merton, mais aussi de E. P. Thompson. Elle construit une histoire plus ouverte, abandonnant celle « normative et fonctionnaliste » de Merton (Daston, 2014) pour s’intéresser, par exemple, à travers la notion de « passion cognitive », aux passerelles entre savants et amateurs [Publics*] en dépassant la seule approche contextuelle.

Sciences protestantes et sciences catholiques : coexistence des paradigmes scientifiques et des modernités

12Les rapports entre sciences et religions restent au cœur des questionnements des historiens de l’époque moderne : des connexions entre « matter of Fact » et « Facts of religion » (Shapiro, 2000) à la question de l’évaluation « scientifique » des miracles (Daston, 1991 ; Dear, 1990). Et ce de part et d’autre de la frontière confessionnelle : les travaux d’un jésuite comme Athanasius Kircher participent ainsi, avec son opus Diatribe de prodigiosis crucibus (Rome, 1661) par exemple, d’une lecture scientifique du miracle, en l’occurrence l’apparition de croix sur des vêtements dans les environs de Naples en 1660. Il y analyse les différents niveaux d’explications, les différentes causes, spirituelles et physiques (Margolin, 2008 ; Hellyer, 2005) [focus Atlas Marianus*].

13S’ils n’en restent pas moins fondateurs de ce type d’approches, les travaux de Merton, au cœur des débats historiographiques du XXe siècle, sont relativisés maintenant par des considérations plus nuancées. Les lignes de front confessionnelles qui auraient démarqué tel ou tel paradigme scientifique sont brouillées. La perméabilité est mise en évidence. Ainsi, plusieurs travaux se sont attachés à démontrer comment au cœur-même de la dite fabrique des sciences expérimentales coexistaient d’autres types d’approches, et comment le paradigme antiquaire était central dans la pratique d’un certain nombre d’acteurs anglais, en rien marginaux, comme Elias Ashmole (1617-1692) (Hutchison, 1982 ; Janacek, 2008).

14Symétriquement, le catholicisme n’est plus associé à la seule censure, au procès de Galilée, et à un prisme antiquaire exclusif. Une ville comme Rome est abordée maintenant, à travers son polycentrisme – voyant cohabiter cours cardinalices, centres de commandement des ordres religieux, comme le couvent de la Trinité des Monts des Minimes, et Académie « physico-mathématique » de Giovanni Giustino Ciampini (1633-1698), représentant de la Chancellerie apostolique – comme une ville-monde, laboratoire de la modernité sur le même plan que Londres [Villes et savoirs*], et où se bâtit aussi le paradigme expérimental [Monde catholique* ; focus Médecine et papauté*] (Romano, 2008).

15C’est précisément à ce type d’approches que se consacrent les textes de cette partie.

Bibliografia

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Note

1 Boyle à Lady Ranelagh, 31 août 1649, in Boyle, Works, vol. VI, édition établie par Birch, p. 49-50 (nous traduisons). Boyle écrit aussi qu’il est « honor’d with the Priesthood of so noble a Temple » as the « Common-wealth of Nature » (Boyle Papers, Royal Society, vol. VIII, f. 128).

2 Boyle, Works, vol. III, édition établie par Birch, p. 62.

Autore

Maître de conférences en histoire moderne à l’université Paris Diderot et membre du laboratoire ICT (EA 337). Il est spécialiste d’histoire des savoirs au cours de la première modernité, notamment de la part prise par les langues dans leur élaboration et leurs circulations (savoirs linguistiques, traductions…). Ses recherches ont porté, en particulier, sur la manière dont la quête d’une langue universelle au XVIe-XVIIe siècle avait été le lieu de la mise en branle d’une province de la République des lettres, reliant les réseaux scientifiques de la Royal Society et ceux de l’ordre jésuite (voir entre autres : « Language as “universal truchman” : translating the Republic of Letters in the 17th Century », in Niall Hodson, Sietske Fransen et Karl Enenkel (dir.), Translation and the Circulation of Knowledge in Early Modern Science, Brill, Intersections Series, à paraître).

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