Focus thématique. Mercantilisme, libéralisme
p. 411-413
Texte intégral
1Le mot « mercantilisme » a été forgé par les libéraux pour nommer les manières de faire de leurs adversaires. Il ne doit donc pas être regardé comme une théorie économique telle qu’on peut l’entendre aujourd’hui, mais plutôt comme ce qui résulte d’un ensemble de positions pragmatiques et émane de plusieurs convictions largement partagées par les États de l’Europe moderne. La première d’entre elles tient au fait que la richesse et la puissance d’un État reposent sur l’abondance d’or et d’argent possédés par le pays. Ce postulat impose de facto aux États de trouver les moyens d’attirer les métaux précieux. Les mercantilistes sont aussi convaincus que la somme des richesses disponibles est fixe, ils n’envisagent donc aucune possibilité de croissance. Pour accroître son stock de métaux précieux, un État doit puiser dans celui de ses voisins en leur vendant plus de produits (et à prix fort) qu’il ne leur en achète. Le jeu sur les tarifs douaniers est censé freiner les importations et encourager la production nationale pour lui donner les moyens de conquérir des marchés extérieurs.
2Cette logique conduit à améliorer les conditions de production en introduisant de nouveaux savoir-faire et de nouvelles techniques, c’est-à-dire le plus souvent en offrant des conditions très favorables aux artisans et aux manufacturiers les plus qualifiés pour qu’ils s’installent sur le territoire. Les privilèges économiques sont emblématiques de ces dispositifs d’intervention et de réglementation développés par la monarchie française depuis le règne d’Henri IV et particulièrement, pendant celui de Louis XIV (Ruellet, 2016). Si Colbert est associé à la mise en œuvre de cette politique mercantiliste, il applique les principes posés par des théoriciens qui l’ont précédé (Antoine de Montchrestien, Barthélémy Laffemas, et même Richelieu) et cette politique ne cesse pas avec lui (Hilaire-Pérez, 2000). Ainsi, l’inspection des manufactures – créée en France en 1699 et chargée de la surveillance des draperies – perdure au XVIIIe siècle et voit sa présence sur le territoire s’étendre (Minard, 1998). D’autres initiatives, notamment les enquêtes sur les ressources menées par le Contrôle général [Science du territoire*], se généralisent et sont censées contribuer à rendre l’économie française plus puissante face à ses concurrentes.
3Cependant, dès la fin du XVIIe siècle, les idées mercantilistes sont l’objet de vives critiques. Les premières sont exprimées par des négociants qui se plaignent de la réglementation mise en œuvre. Leurs positions relèvent d’une approche empirique de l’économie. Peu à peu, des économistes font aussi entendre leur voix. Pierre le Pesant de Boisguilbert (1646-1714) remet en cause le fait que l’or et l’argent sont regardés comme principes de richesse, il pose qu’un ordre économique naturel, à condition d’être libre, tend vers l’équilibre. Boisguilbert critique donc le protectionnisme. Selon lui, la politique douanière entraîne des représailles et ferme des débouchés, au lieu d’encourager l’industrie. Il prône au contraire la liberté de circulation, sauf pour le commerce du blé qui doit rester sous le contrôle de l’État. En 1735, dans son Essai politique sur le commerce, Jean-François Melon reprend l’idée selon laquelle la richesse ne réside pas dans les métaux précieux. Il explique que toutes les activités (manufactures, commerce, navigation, culture des terres) sont créatrices de richesses et que la force de la nation est économique, et non pas militaire. Melon voit donc la liberté comme la base de la croissance et de l’enrichissement. Pour concilier liberté et maintien de protections particulières, il estime d’une part que le libre-échange ne peut fonctionner que si l’ensemble des autres pays européens l’applique, il juge d’autre part légitime pour un gouvernement d’interdire l’exportation de matières indispensables à l’industrie, ainsi que les importations concurrençant les productions nationales. Au milieu du XVIIIe siècle, les attributions de l’inspection des manufactures évoluent, il ne s’agit plus seulement pour ses membres de favoriser la production textile mais, plus généralement, de rendre l’économie française puissante face à ses concurrents en veillant à la normalisation des productions. Cette posture concerne aussi bien le textile que la fabrication d’armes ou la construction navale (Alder, 1997 ; Vérin, 1993). En parallèle, l’État se dote du corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées, chargés d’assurer la fluidité des échanges grâce à des infrastructures adaptées, sur l’ensemble du territoire [Les ingénieurs*].
4À partir des années 1760, plusieurs experts qui partagent les idées libérales de Turgot sont nommés au bureau de commerce (Louis-Paul Abeille, Simon Clicquot de Blervache, Pierre Samuel Dupont de Nemours). Ils se préoccupent d’adapter de la réglementation aux besoins des entrepreneurs. À la même période, des initiatives sont prises pour encourager l’innovation technique et leur forme varie d’un État à l’autre (Hilaire-Pérez, 2000). En Angleterre, la faible garantie des privilèges aux inventeurs, nommés patents, est compensée par l’attribution de récompenses ou de prix par des sociétés privées dont la plus célèbre est la Society of Arts de Londres. En France, l’État reste très présent, notamment via l’Académie des sciences qui organisent des concours techniques ou industriels.
5Dans La richesse des nations, Adam Smith regarde toutes les interventions du gouvernement dans la vie économique comme une manière de détourner des capitaux des usages plus productifs vers lesquels ils se seraient spontanément dirigés. Smith fait du « mercantilisme » le symbole d’un système de pensée et d’administration qui se fourvoie. Il voit dans les règlements et les privilèges le sacrifice de l’intérêt de la communauté au profit de l’intérêt de quelques-uns. Il n’envisage aucune exception à la liberté des échanges et estime que si toutes les nations européennes adoptaient le libre-échange, le libéralisme contribuerait à apporter l’abondance dans toutes les régions. Bien que cette lecture s’impose peu à peu dans la pensée économique, le protectionnisme demeure cependant la règle dans les États européens.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
BIBLIOGRAPHIE
10.7208/chicago/9780226012650.001.0001 :Alder Ken, 1997, Engineering the Revolution: Arms and Enlightenment in France, 1763-1815, Princeton, Princeton University Press.
Hilaire-Pérez Liliane, 2000, L’invention technique au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel.
Minard Philippe, 1998, La fortune du colbertisme. État et industrie dans la France des Lumières, Paris, Fayard.
10.4000/books.pur.46944 :Ruellet Aurélien, 2016, La maison de Salomon. Histoire du patronage scientifique et technique en France et en Angleterre au XVIIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
Vérin Hélène, 1993, La gloire des ingénieurs. L’intelligence technique du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel.
Auteur
-
Isabelle Laboulais
Professeur d’histoire moderne à l’université de Strasbourg. Ses travaux portent sur l’histoire des savoirs au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle. Elle a plus particulièrement étudié les conditions de production et les usages des savoirs géographiques. Ses recherches actuelles portent sur les savoirs mobilisés par le corps des Mines au moment de la construction du métier d’ingénieur. Elle a notamment publié en 2012 aux Presses universitaires de Rennes La Maison des mines : la genèse révolutionnaire d’un corps d’ingénieurs civils (1794-1814). En 2015, elle a contribué au volume I de l’Histoire des sciences et savoirs. 1 : De la Renaissance aux Lumières, en rédigeant le chapitre « La fabrique des savoirs administratifs ».
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008