Focus document. Enquête administrative et savoir technique dans la France préindustrielle : l’enquête du Régent de 1716-1718
p. 405-409
Texte intégral
1Dans l’histoire des enquêtes administratives de la France, l’enquête conduite sous l’autorité du Régent en 1716-1718 est restée peu connue (Gille, 1980), sans doute parce qu’elle est inachevée et aussi parce que ses traces archivistiques se trouvent à l’Académie des sciences et non aux Archives nationales. Elle constitue pourtant un gisement de documents considérable par leur masse et leur intérêt, qui ont fait l’objet d’une édition récente (Demeulenaere-Douyère et Sturdy, 2008). L’un de leurs principaux apports est de montrer presque en direct, dans ses moindres détails, le processus d’une enquête administrative sous l’Ancien Régime et d’éclairer la question : comment l’administration opérait-elle pour élaborer un savoir administratif sur le royaume ? Et, surtout, ils mettent en évidence un des aspects les plus novateurs de cette enquête en révélant la place centrale qu’y tient le document graphique.
La fabrication d’une enquête sous l’Ancien Régime
2Quand Philippe d’Orléans accède au pouvoir en septembre 1715, le bilan matériel du règne de Louis XIV est désastreux et il est urgent de redresser la situation économique du royaume. Pour mener à bien cette tâche, le pouvoir dispose d’atouts majeurs.
3Le Régent a hérité de son prédécesseur un pouvoir étatique centralisé fort, auquel ni les parlements ni la noblesse ne sont alors en situation de faire échec. Il hérite aussi d’une organisation administrative structurée qui va démontrer pleinement son efficacité au cours de l’enquête : les intendants, véritables chefs de l’administration régionale (Timbal et Castaldo, 1993), relaient les décisions du pouvoir central jusque dans les campagnes les plus reculées, notamment par le biais des subdélégués et des notables locaux, et informent le gouvernement ; cette machine bien huilée fonctionne à la perfection.
4L’enquête de 1716-1718 s’inscrit dans une longue tradition qui permet à la monarchie de réunir un savoir administratif sur le royaume. Cependant, par rapport à l’enquête de 1698 « pour l’instruction du duc de Bourgogne », la situation est nouvelle au moins sur deux points importants qui confèrent une tonalité particulière à cette nouvelle enquête. D’une part, le Régent s’est convaincu sous l’influence de Guillaume Homberg, son médecin et professeur en chimie de « l’utilité des sciences » ; à ses yeux, elles doivent être mobilisées au service de l’économie et des arts, donc de l’État. Et surtout il dispose d’une institution scientifique officielle reconnue : l’Académie royale des sciences ; celle-ci a reçu une organisation par le Règlement de 1699 qui l’a confirmée comme assemblée savante au service du pouvoir royal (Demeulenaere-Douyère et Brian, 2002). Le Régent s’appuie sur cette instance d’expertise savante en lui confiant la direction scientifique des opérations.
5Dès les premiers jours de 1716, le Régent lance une vaste enquête nationale pour réunir des informations quantitatives et qualitatives sur les richesses naturelles de la France et particulièrement sur les ressources minérales qui pourraient être valorisées. Cette enquête est menée tambour battant, pendant trois années, de 1716 à 1718, grâce aux intendants qui en sont les artisans infatigables sur le terrain : aucune subdivision administrative du royaume ne reste à l’écart.
6À Paris, en dehors du Régent qui suit personnellement les opérations, l’enquête est le fait de deux hommes étroitement liés avec l’Académie royale des sciences : l’abbé Jean-Paul Bignon, conseiller personnel du Régent et membre influent de l’Académie dont il a été le réformateur. L’autre personnage clé est un membre géomètre de l’Académie, René-Antoine Ferchault de Réaumur, qui s’est déjà signalé par son intérêt pour les questions « techniques » et va être le maître d’œuvre de l’expertise scientifique.
7Au-delà de ces individualités, l’engagement de l’Académie des sciences dans l’enquête du Régent est effectif, même si celle-ci est rarement évoquée au cours des séances. Cependant, quand on lit les très nombreux documents qui en sont conservés, on ne peut douter de la réalité de son implication. Au-delà de son expertise savante, l’Académie des sciences apporte un appui logistique capital à l’enquête en mettant à sa disposition son laboratoire pour analyser et titrer les échantillons de minerais envoyés à Paris.
8L’enquête débute avec la diffusion d’une longue lettre-circulaire, due à Bignon et Réaumur, qui apporte aux intendants des instructions précises sur les objectifs de l’enquête et le mode opératoire. Elle détaille les principaux objets sur lesquels ils auront à s’informer et leur demande de collecter des échantillons.
9Les intendants envoient les premières données recueillies, en les accompagnant parfois d’échantillons de matières minérales et même, dans certains cas, de modèles réduits d’installations comme les fours. Le Régent, qui prend connaissance personnellement de certains de ces mémoires, transmet ces matériaux à Réaumur. Il se forme ainsi une véritable circulation d’informations, depuis les « informateurs » les plus obscurs sur le terrain jusqu’au Régent et l’Académie des sciences, à Paris, en passant par les intendants qui organisent et coordonnent leur collecte au plan local et leur transmission vers le pouvoir central.
10L’intervention de Réaumur dans l’enquête, et par là l’expertise de l’Académie des sciences, est capitale. Il fait un travail très méticuleux de compilation et de critique des données reçues. Avec un soin sans égal et une patience infinie, il examine tous les documents reçus, les analyse, les compare, les confronte avec les renseignements déjà recueillis, notamment dans ses lectures ou d’autres mémoires. Mais aussi, par ses questions qui traduisent ses intérêts personnels, pour les minerais et la métallurgie, par exemple, il oriente l’enquête. L’enquête se construit ainsi peu à peu par un va-etvient constant entre Paris et les provinces. Il est rare qu’un premier mémoire soit satisfaisant et Réaumur a toujours des questions nouvelles à poser. Il réclame des éclaircissements, sollicite d’autres mémoires, des plans, des profils, toujours au nom du Régent. Les intendants se remettent alors au travail, se renseignent et rédigent de nouveaux mémoires qui répondent point par point aux questions de l’Académie. Et Réaumur reprend son examen et sa critique…
11Les mémoires adressés à Paris sont accompagnés d’une masse considérable d’échantillons de toute nature : plantes, pierres précieuses ou non, coraux et autres produits de la mer, sables, coquillages, perles, eaux minérales, voire bitume ou pétrole…, et surtout matières minérales (or, argent, fer, étain, plomb). Leur analyse représente un travail important et souvent compliqué. Il arrive que le minerai soit en quantité insuffisante pour faire des essais et il faut en réclamer. D’autres fois, les échantillons sont mal identifiés et il faut en vérifier la nature véritable. Il s’en suit des retards : en janvier 1719 (donc après la fin de l’enquête), seule est achevée l’analyse des échantillons envoyés par la moitié des généralités et provinces (14 sur un total de 31 concernées par l’enquête).
12Quel est le résultat de tout ce processus ? Trois années durant, de 1716 à 1718, cet énorme chantier permet de collecter une documentation considérable, extrêmement riche, sur l’économie du royaume et ses possibilités de développement. Les investigations sont poussées dans le domaine de l’exploitation minière (Demeulenaere-Douyère, 2008) et dans celui de l’industrie, particulièrement métallurgique. Mais, à la suite de circonstances particulières (la majorité de Louis XV, puis la mort du Régent en 1723), l’enquête n’est pas suivie d’effets politiques concrets immédiats et semble être tombée dans l’oubli administratif. Sur le plan scientifique également, si Réaumur utilise certaines informations réunies dans le cadre de l’enquête pour ses travaux personnels, il s’en détourne assez vite au profit, notamment, de ses travaux d’histoire naturelle.
13L’intérêt majeur des documents conservés dans les archives de l’Académie des sciences réside en grande partie dans l’extraordinaire détail avec lequel on peut y suivre le travail d’enquête. Pour les enquêtes précédentes, et particulièrement celle de 1698, on dispose de résultats aboutis, mis en forme dans des mémoires retravaillés, sans connaître les documents intermédiaires. On ne sait rien de la méthode suivie pour l’enquête, des problèmes rencontrés par les intendants, des mémoires provisoires qu’ils ont rédigés avant de rendre leurs mémoires définitifs, de la manière dont les mémoires ont été ensuite collationnés au niveau central, dont on les a édités et préparés pour leur destinataire. À l’inverse, pour l’enquête du Régent, on dispose d’éléments précis à la fois sur sa direction à Paris et sur son exécution en province et on peut la suivre étape par étape, dans ses moindres détails, jusqu’à sa fin. Les documents qu’elle a produits sont tellement abondants qu’ils apportent des informations sur tous ses aspects, tant en province qu’à Paris. En renseignant sur le modus operandi de l’enquête, ils en montrent un aspect particulièrement intéressant et novateur : l’usage du dessin et son rôle dans la constitution du savoir administratif.
La place et le rôle du dessin dans l’enquête
14À de nombreuses reprises au cours de l’enquête, Réaumur réclame des dessins, plans ou profils. Il faut sans doute voir dans cette importance accordée au document graphique la marque de la formation académique de Réaumur, l’Académie royale des sciences ayant toujours accordé dans ses projets une place au dessin (Pinault-Sørensen, 2002).
15Les objets sur lesquels se concentre l’intérêt « iconographique » de Réaumur s’organisent très majoritairement autour de la métallurgie : fourneaux à fondre le minerai, fenderies et tréfileries, forges, fonte des canons, moulage d’objets ménagers divers ; il semble même avoir un projet d’enquête particulière, à l’intérieur de l’enquête du Régent, sur les procédures utilisées dans l’ensemble du royaume pour fondre le minerai. En seconde position, viennent l’extraction du charbon et la taille des pierres précieuses. En revanche, il réclame peu de dessins de métiers à tisser, par exemple, montrant un intérêt modéré pour l’industrie textile au profit des industries extractives (mines) et surtout métallurgiques, et confirmant ainsi au plan graphique la direction générale qu’il imprime à l’enquête.
16Certains intendants ne comprennent pas l’intérêt de Réaumur pour les représentations figurées ; ils accueillent avec réticence ses demandes et Réaumur doit se montrer insistant et directif dans ses demandes. Ses exigences sont généralement précises et témoignent de son expertise technique car il connaît bien les installations ou les objets dont il demande des croquis et sait désigner avec exactitude le détail qui l’intéresse.
17Réaumur a aussi des exigences sur la qualité des dessins à lui fournir : il demande « moins des deisseins finis que des deisseins exacts ». Sans cesse, il attire l’attention de ses correspondants sur la nécessité de lui envoyer des dessins précis, détaillés et surtout munis d’une échelle. Pour lui, le dessin doit être porteur d’informations, au même titre que le mémoire. Ce n’est pas un élément subalterne, servant seulement à illustrer le mémoire. Réaumur n’établit pas de hiérarchie entre mémoire et dessin quant à la valeur de l’information portée, les mettant sur le même plan, ou plutôt assignant à chacun une spécificité particulière. Pour décrire des installations, il semble se fier à un dessin en perspective, à un plan ou à un profil plutôt qu’à un mémoire, qu’il réserve plutôt à la description des processus techniques, du travail en train de se faire.
18Le dessin peut avoir aussi pour fonction de préciser ou de compléter un mémoire insuffisamment détaillé ou qui manque de clarté. Il peut expliciter, rendre plus intelligible ce qu’un mémoire omet ou explique insuffisamment. Enfin, il permet de débusquer les incohérences des mémoires, ce qui peut parfois embarrasser un intendant pris en flagrant délit de contradiction (Demeulenaere-Douyère, 2010).
19Au-delà de l’enquête, Réaumur a une autre motivation. Depuis 1709, il est engagé dans un autre projet académique, très ambitieux : la publication des Descriptions des arts et métiers, un projet qui remonte aux dernières années du XVIIe siècle et qui vise à réunir en un ouvrage utilitaire à caractère encyclopédique des savoirs et des savoir-faire utiles aux arts ; la publication doit contribuer à améliorer les techniques et à développer les manufactures en France. Aussi voit-il dans l’enquête de 1716-1718 un moyen rapide et commode (puisqu’elle est faite sous l’autorité du Régent) pour réunir des informations dont il a besoin pour cet ouvrage.
20Née de la volonté du pouvoir central, orchestrée par lui dans ses moindres détails et relayée et exécutée par ses agents, l’enquête du Régent a été riche d’informations, même si elle a été suivie de peu d’effets politiques immédiats. Elle marque une étape décisive dans la mise au service de l’utilité publique des sciences et des techniques. On peut y voir un précédent aux grandes enquêtes scientifiques de la fin du XVIIIe siècle, touchant notamment la salubrité publique, dans lesquelles l’Académie royale des sciences bénéficiera pleinement du statut de partenaire scientifique de l’État.
21Si les préoccupations économiques et techniques n’étaient pas totalement absentes de l’enquête de 1698 (Corvisier, 1975), dont de nombreuses informations sont reprises par Réaumur pour formuler ses propres questions, vingt ans plus tard, les choses ont beaucoup évolué. Ces questions se retrouvent au fondement même de l’enquête du Régent. En interrogeant avec insistance les intendants sur les ressources minières, les carrières, la récolte des paillettes d’or dans les rivières, la métallurgie…, elle les convainc que ces matières doivent être intégrées à l’administration de leur généralité. Elle contribue à habituer les administrateurs à inscrire des critères d’ordre scientifique ou technique parmi les considérations à prendre en compte dans la gestion des territoires. Elle participe ainsi à l’élaboration de méthodes modernes d’administration.
22Un des intérêts les plus nouveaux de l’enquête du Régent est ainsi de montrer comment l’intelligence technique précède l’intelligence administrative. Le rôle central qu’y joue le dessin, s’il est à mettre aussi en relation avec les intérêts de Réaumur pour les questions techniques et son travail de rédacteur des Descriptions des arts et métiers, est également un indice du prodigieux essor que va connaître le dessin au cours du XVIIIe siècle, avec le développement d’établissements consacrés à son enseignement (D’Enfert, 2003) et son intégration dans la formation des ingénieurs.
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BIBLIOGRAPHIE
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Timbal Pierre Clément et Castaldo André, 1993, Histoire des institutions publiques et des faits sociaux, Paris, Dalloz, 9e édition.
Auteur
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Christiane Demeulenaere-Douyère
Conservateur général du patrimoine (h) et membre correspondant du centre Alexandre Koyré (Paris). Ses travaux s’intéressent notamment à l’histoire institutionnelle de l’invention technique.
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