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L'Europe des sciences et des techniques

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Liliane Hilaire-Pérez
, 
Fabien Simon
, 
Marie Thébaud-Sorger

Patronage et institutionnalisation des savoirs

Focus thématique. Les controverses scientifiques dans l’Europe moderne

Gilles Montègre

Volltext

1En histoire des sciences, l’analyse des controverses représente bien davantage qu’une thématique de recherche privilégiée : elle s’est imposée depuis quarante ans comme l’outil méthodologique ayant permis de transformer la discipline en profondeur. Le renouveau est venu d’outre-Manche, avec le « Programme fort » lancé par David Bloor en 1976, suivi du « Programme empirique du relativisme » (EPOR) formulé par Harry Collins. Leur proposition est aussi simple que radicale : étudier les controverses scientifiques dans l’histoire en prenant en compte de manière équitable, symétrique et impartiale les positions des différents protagonistes, sans tenir compte de la posture de vainqueur ou de vaincu que leur a assignée la postérité. De la sorte, il est apparu possible de dépasser les impasses d’une « histoire jugée », et de se départir d’une tendance à la réification de l’objet « science », restée présente dans les écrits de philosophes et théoriciens aussi célèbres que Gaston Bachelard, Thomas Kuhn ou Karl Popper. Étudier les controverses a permis de comprendre que la science n’est pas une entité essentielle existant de toute éternité, mais le fruit d’un processus historique long et complexe, résultant en particulier de la crise des systèmes de savoirs qui traverse l’Europe du XVe au XVIIIe siècle (Pestre, 2006, 2007).

2Au cours de la première modernité, les controverses tendent d’abord à opposer les partisans de l’aristotélisme scolastique, hérité du Moyen Âge, à ceux qui en dévoilent les incohérences tant dans le domaine de l’astronomie, de la physique que de la physiologie. Cette phase ne saurait cependant être réduite à un banal antagonisme entre le monde clérical et le monde savant. D’abord parce que la plupart des praticiens de la « philosophie naturelle » ne revendiquent pas une condamnation de l’ordre ecclésial. Ensuite parce que d’autres acteurs entrent rapidement dans le jeu, au premier rang desquels les États monarchiques. Le patronage étatique des cénacles puis des académies insinue ainsi au sein de l’espace savant l’œil du pouvoir politique, lequel s’arroge le droit de statuer sur des questions longtemps débattues. D’une certaine manière, le succès de l’hypothèse héliocentrique se trouve consacré par le choix de la centralité solaire dans la représentation du pouvoir louis-quatorzien.

3À partir de la première moitié du XVIIe siècle, les controverses tendent de plus en plus à opposer entre eux les partisans de la « science » nouvelle, lesquels rivalisent tout en revendiquant une adhésion commune à une représentation mécaniste de la nature. Ces antagonismes recouvrent alors trois dimensions distinctes. D’une part, les controverses portant sur l’interprétation fondamentale des réalités naturelles : les savants cartésiens revendiquent ainsi l’hypothèse d’un univers plein dont les mouvements s’expliquent par des tourbillons de matière, tandis que les savants newtoniens supposent un univers fait de vide où les corps s’attirent entre eux conformément aux lois de la gravitation. D’autre part, les controverses relatives aux méthodes permettant d’appréhender cet univers ordonné : dans le contexte politique favorable de la Restauration anglaise, Robert Boyle impose avec sa pompe à air une défense et illustration de la méthode expérimentale, tandis que Thomas Hobbes, théoricien de l’absolutisme dans son Léviathan, dénie toute efficience à l’instrument en vue d’une juste compréhension de la nature de l’air (Shapin et Schaffer, 1985). Une autre controverse de ce type éclate au XVIIIe siècle au sujet de l’électricité, lorsque l’abbé Nollet revendique à l’inverse de Benjamin Franklin, un régime spectaculaire d’administration de la preuve expérimentale (Licoppe, 1996). Il faut enfin faire un sort aux controverses de priorité, comme celle ayant opposé Newton et Leibniz sur l’invention du calcul infinitésimal : si elles ne s’imposent pas d’emblée comme les plus intéressantes à analyser, elles permettent néanmoins de cartographier les tensions qui traversent la République des lettres et des sciences par-delà ses idéaux de civilité et d’universalité.

4Même si aujourd’hui les analyses de controverses scientifiques n’ont plus le caractère primordial qu’elles avaient acquis dans les années 1980, elles demeurent un outil heuristique fondamental pour au moins trois raisons. Premièrement, elles favorisent les jeux d’échelles dans la manière d’appréhender les faits du passé. Toute controverse se doit d’être envisagée à l’appui d’une microanalyse ciblée des contextes cognitifs, politiques et sociaux. Mais comprendre comment les consensus finissent par émerger suppose aussi d’élargir le spectre de l’analyse en prenant en considération les phénomènes d’acculturation dans le temps, d’efficacité persuasive ou de transmission générationnelle. Ainsi Descartes parvient à faire triompher sa pensée et sa nouvelle vision du monde en usant de la controverse comme d’une arme visant à convaincre progressivement les milieux savants, religieux et lettrés de son temps (Van Damme, 2002). Deuxièmement, les analyses de controverses scientifiques intègrent nécessairement une dimension spatiale à laquelle les diverses sciences sociales sacrifient aujourd’hui de plus en plus volontiers. Les arènes propices aux controverses scientifiques se sont en effet démultipliées tout au long de l’époque moderne, des correspondances aux académies en passant par les salons, les cafés et les périodiques spécialisés. Au XVIIIe siècle, un savant tel que Maupertuis use sciemment et concomitamment de l’espace académique, de l’espace éditorial et de l’espace mondain parisiens pour imposer contre les cartésiens sa conception newtonienne d’une terre aplatie aux pôles (Terrall, 2002). Enfin, l’étude des controverses scientifiques permet de se prémunir de toute vision téléologique des identités sociales et professionnelles. Dans la Rome du XVIIIe siècle, les controverses sur l’origine des marbres antiques mobilisent des individus qui se veulent à la fois antiquaires et naturalistes, sans que leur légitimité ne se trouve mise en cause dans l’un ou l’autre des deux domaines (Montègre, 2006). Étudier les controverses permet donc d’envisager l’hybridation pérenne entre ce que nous appelons aujourd’hui la science et les autres formes de savoirs qui l’ont précédée.

Literaturverzeichnis

BIBLIOGRAPHIE

Licoppe Christian, 1996, La formation de la pratique scientifique. Le discours de l’expérience en France et en Angleterre (1630-1820), Paris, La Découverte.

Montègre Gilles, 2006, « L’expertise artistique entre science et politique. Échanges et controverses autour de l’origine des marbres antiques entre Rome et Paris », Genèses, no 65, p. 27-48.

Pestre Dominique, 2006, Introduction aux Science Studies, Paris, La Découverte.

Pestre Dominique, 2007, « L’analyse de controverses dans l’étude des sciences depuis trente ans », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, no 25, p. 29-43.

Shapin Steven et Schaffer Simon, 1993, Leviathan et la pompe à air. Hobbes et Boyle entre science et politique, Paris, La Découverte.

Terrall Mary, 2002, The Man who Flattened the Earth, Maupertuis and the Sciences in the Enlightenment, Chicago, University of Chicago Press.

Van Damme Stéphane, 2002, Descartes. Essai d’histoire culturelle d’une grandeur philosophique, Paris, Presses de Sciences Po.

Autor

Agrégé d’histoire, est maître de conférences à l’université de Grenoble-Alpes, où il enseigne l’histoire des sciences et des savoirs à l’époque moderne. Ses recherches portent sur l’anthropologie des mobilités savantes dans l’Italie du siècle des Lumières, entre voyage naturaliste et voyage antiquaire. Membre du LUHCIE (laboratoire universitaire Histoire cultures Italie Europe), il a publié La Rome des Français au temps des Lumières (École française de Rome, 2011), coécrit Les circulations internationales en Europe, 1680-1780 (Atlande, 2011), et prépare l’édition critique en plusieurs volumes des Éphémérides italiennes du voyageur naturaliste François de Paule Latapie (Classiques Garnier).

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