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L'Europe des sciences et des techniques

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Liliane Hilaire-Pérez
, 
Fabien Simon
, 
Marie Thébaud-Sorger

Patronage et institutionnalisation des savoirs

Académies et sociétés savantes : l’institutionnalisation et la socialisation des sciences et des arts, XVe-XVIIIe siècle

Patrice Bret and Marie Thébaud-Sorger

Full text

1À la Renaissance, la fondation d’académies sous la protection d’un prince constitue – à côté d’autres lieux institutionnels, comme le Collège royal à Paris (1530) ou le Gresham College à Londres (1597) – l’une des réponses alternatives au déclin relatif des universités et de leur enseignement scolastique. Produit de la « révolution organisationnelle » qui accompagne la « révolution scientifique » du XVIIe siècle dans l’historiographie des sciences classique, les sociétés savantes structurent la République des lettres et représentent, jusqu’à la fin du siècle suivant, la principale forme de production, circulation et légitimation des sciences et des techniques (des « arts ») avant les formes modernes d’exercice de la science institutionnelle, apparues avec l’autonomisation des disciplines et la professionnalisation autour des laboratoires et des organismes de recherche des XIXe et XXe siècles. (McClellan, 1985, 2003). Dans les dernières décennies, l’histoire sociale et la sociologie culturelle se sont emparé de cette question de façon fructueuse en nuançant fortement le paradigme de la « révolution scientifique » et en étudiant des modes de sociabilité savante. À la légitimité attachée aux seules relations personnelles du savant avec le prince, dans le cadre des réseaux de la cour, succède la crédibilité et le rayonnement scientifique que la corporation confère plus largement (Biagioli, 1995). Par-delà une diversité territoriale liée aux contextes sociaux, politiques et religieux, le mouvement de sociabilité académique couvre progressivement toute l’Europe dans cette logique corporative qui assure leur légitimité aux acteurs du développement et de l’organisation des sciences et des techniques en même temps que l’appropriation de celle-ci par la société d’Ancien Régime : « L’académie est l’une des arènes principales où le consensus autour des sciences se crée et s’élargit » (Donato, 2015).

Des cénacles savants aux sociétés scientifiques, XVe-XVIIIe siècle

La naissance des académies (XVe-XVIe siècle)

2Sur le modèle de l’« académie » d’Athènes, le traducteur de Platon en latin, Marsile Ficin (1433-1499) crée à Florence, au milieu du XVe siècle, une académie néoplatonicienne sous la protection de Cosme l’Ancien de Médicis. Remettant en cause la scolastique enseignée dans les universités et la formation hiérarchisée de maître à élève, l’humanisme encyclopédique du Quattrocento italien symbolisé par Pic de la Mirandole inaugure ainsi de nouvelles règles de civilité et de communication égalitaire au sein de cercles d’érudits soutenus par les pouvoirs municipaux ou princiers. De composition hétérogène (astronomes, religieux, professeurs, juristes, militaires), souvent informelles et éphémères, près de quatre cents académies de toutes sortes sont établies en Italie au siècle suivant – elles seront deux fois nombreuses au XVIIe siècle et quelque cinq cents existent encore au siècle des Lumières. Le mouvement gagne la France des derniers Valois : fondée avec l’autorisation de Charles IX (1570) autour de Ronsard et de membres de la Pléiade, l’Académie de poésie et de musique (dite aussi Académie du palais, par suite de la protection d’Henri III en 1576) s’occupe également de philosophie naturelle et de mathématiques (Yates, 1996 ; Mazauric, 1997).

3Les premières académies dédiées aux sciences naissent alors, avec l’Accademia Segreta de Ruscelli à Naples [Expérimenter*]. Dans une tension entre la tradition médiévale du secret, la volonté d’ouverture voulue par le prince et la méfiance de l’Église, le conflit avec le pouvoir politique ou religieux est parfois inévitable : toujours à Naples, le pape Grégoire XIII fait fermer l’Accademia dei Segreti de Della Porta (1578) et un siècle plus tard, le vice-roi espagnol dissout l’Accademia degl’Investiganti (Fisch, 1953).

L’institutionnalisation de la science (XVIIe-XVIIIe siècle)

4C’est dans la seconde moitié du XVIIe siècle, avec la science expérimentale, qu’apparaissent les académies scientifiques modernes structurées à l’échelon d’un État. Leur apparition est précédée d’entreprises privées de moindre envergure. En Italie, l’Accademia dei Lincei (1603-1630), à laquelle appartient Galilée, est fondée à Rome par l’aristocrate Cesi et le médecin naturaliste hollandais van Heeck. En France, à partir de 1630, des conférences académiques sont établies par le médecin Renaudot, l’aristocrate Montmor ou le Père Mersenne (Ornstein, 1928 ; Brown, 1967 ; Mazauric, 1997).

5Trois modèles vont avoir une influence notable à partir des années 1660 (Biagioli, 1995). Mariant la tradition médicéenne et l’expérimentation galiléenne, l’Accademia del Cimento (« Académie de l’expérience ») à Florence est fondée par Léopold de Médicis (1657) (Middleton, 1971 ; Beretta, Clericuzio et Principe, 2009). Elle a une influence durable par la publication de ses travaux en italien (1667), traduits en anglais (1684) puis en latin avec des commentaires du physicien hollandais Musschenbroek (1731), enfin en français dans la Collection académique (1755). Surtout, elle inspire les deux modèles de sociabilité savante qui s’imposent parallèlement aux modèles politiques anglais et français.

6De nature privée, la Royal Society de Londres (1660) reçoit une charte royale de Charles II (1662). Dans une conception éclectique et utilitaire, elle accueille de façon assez égalitaire, sans les rémunérer, des savants (y compris étrangers), des techniciens et de riches membres des élites socio-politiques. Sans cautionner les explications théoriques, elle recueille les faits (observations et preuves expérimentales) que leur publication dans les Philosophical Transactions, dès 1665, et les débats auxquels ils donnent lieu suffisent à valider.

7Quant à l’Académie des sciences de Paris (1666), elle est fondée par Colbert pour mettre la science au service de la gloire de Louis XIV. Refondée par le Règlement de 1699 comme institution « royale » et installée au Louvre, symbole du pouvoir monarchique à Paris, elle devient un véritable instrument administratif autonome auprès de l’État monarchique sous le contrôle du ministre. Malgré une augmentation de l’effectif, elle forme alors un corps restreint, très hiérarchisé, de savants nommés par le roi sur présentation par l’Académie (les pensionnaires, qui reçoivent une pension royale, les associés et les élèves puis adjoints) et d’administrateurs ou amateurs liés à la cour et nommés directement par le roi (les honoraires) (Hahn, 1971 ; Sturdy, 1995 ; Demeulenaere-Douyère, 1998). Elle est divisée en deux classes, les « sciences mathématiques » et les « sciences physiques » (au sens ancien : qui s’occupent des trois règnes de la nature) (Salomon-Bayet, 1978 ; Stroup, 1990).

8Académies ou sociétés ? Ces dernières sont plus répandues dans l’Europe protestante, maritime et relativement démocratique, les premières dans l’Europe catholique, continentale et plus autoritaire (McClellan, 1985, 2003). Selon des modalités variables, le modèle parisien devient indissociable de l’absolutisme et de la construction et la modernisation de l’État, avec les académies de Berlin (1700) et de Saint-Pétersbourg (1725), et même de Bruxelles (1769) et de Turin, où la Société des sciences privée (1759) devient Académie royale (1783). Pour autant, la Société royale des sciences de Montpellier (1706) les sociétés royales de médecine (1778) (Mandressi, 2004) ou d’agriculture (1788) s’inscrivent pleinement dans les institutions savantes de la monarchie, mais dans un partage hiérarchisé des compétences : la première est moins une sœur qu’une filiale provinciale de l’Académie royale, laquelle entend garder le contrôle de l’expertise sur le domaine des autres. Les sociétés de Châlons ou Grenoble, fondées dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, deviennent académies après une vingtaine d’années d’existence, comme si cette dernière appellation procurait un pouvoir symbolique accru.

La densification au siècle des Lumières

9Au siècle des Lumières, le mouvement d’institutionnalisation de la science s’intensifie et couvre toute l’Europe, mais les modèles sont reconfigurés en fonction du contexte local. Il est moins vif et plus tardif dans les Provinces Unies – où la société de Haarlem n’est fondée qu’en 1752 – car les universités, créées entre 1575 et 1634 à l’écart de la tradition scolastique, sont ouvertes à la discussion, l’introduction d’idées nouvelles et la méthode expérimentale avec s’Gravesande et Boerhaave [Publics*]. C’est aussi le cas en Écosse, où la Royal Society d’Édimbourg (1783) prend la suite d’une série de sociétés éphémères en marge d’une université phare du Scottish Enlightenment avec le chimiste Joseph Black. Inversement, à Bologne, vieille ville universitaire des États de l’Église, les conférences académiques du jeune Manfredi, dès les années 1690, puis celles du comte Marsigli (correspondant des compagnies de Londres, Paris et Montpellier) préparent la création de l’Institut des sciences que celui-ci obtient du sénat de la ville avec l’appui du pape Clément XI (1714).

10De 1660 à 1790, près d’une centaine de sociétés au caractère scientifique plus ou moins prononcé sont créées en Europe et jusque dans les colonies. Leur multiplication est le fruit des dynamiques urbaines : la précoce Oxford Philosophical Society auprès de l’université au XVIIe siècle, l’informelle Lunar Society de la Birmingham industrielle un siècle plus tard [focus Boulton et ses réseaux*] ou la Literary and Philosophical Society of Manchester (1781). Certaines de ces sociétés locales s’éteignent, faute d’activité et de ressources ; d’autres se démultiplient sur la base d’orientations différentes sans cesser d’exister, comme les trois sociétés de Dublin en 1683, en 1731 et, en 1785, la Royal Irish Academy, dotée d’une charte royale l’année suivante.

11La territorialisation de cette constellation académique (Mc Clellan, 1985) se lit sur les cartes des membres et correspondants de celles de Paris, Londres, Berlin, Saint-Pétersbourg, Stockholm et Bologne vers 1778 (Sigrist, 2013), comme le réseau de l’Académie royale des sciences de Paris (1699-1793) (Boutier, 2006 ; Sigrist, 2013) ou celui de l’Académie impériale et royale de Bruxelles (1769-1794) (Beaurepaire, 2014). Élargissant les réseaux personnels, ceux des correspondants officiels des académies instituent une sociabilité épistolaire essentielle à la circulation de l’information dans un échange équilibré où ceux-là gagnent un crédit symbolique envié et celles-ci étendent leur capacité d’observation et d’investigation à moindre coût que des voyages. Ce maillage académique maintient dans la République des lettres les savants isolés ou fait entrer des figures inattendues (le douanier naturaliste) dans les circuits de la reconnaissance. Par cette communication ouverte, les académies deviennent des centres de collecte et de validation de savoirs épars. Elles participent à la construction de la vérité scientifique, par le seul pouvoir de leurs débats et publications, à Londres, ou par une approbation explicite, à Paris.

L’exercice du pouvoir académique

12Pour Mario Biagioli, « les codes de civilité liés à l’absolutisme politique ont créé les conditions pour rendre possible les diverses formes de la sociabilité scientifique, de l’autorité et des types de preuves scientifiques » (Biagioli, 1995). Mais cela ne s’est pas fait sans jeux de pouvoir et tensions récurrentes (Hahn, 1971 ; Demeulenaere-Douyère et Brian, 2002).

13Régulièrement, le corps académique s’élève avec respect contre la pratique des membres surnuméraires, nommés au bon vouloir du roi et qui occupent ensuite de droit la première place vacante, privant les savants de la libre disposition de sièges rares et convoités par leurs pairs. Les académiciens font parfois corps autour d’un consensus de savoirs contre ces intrus, comme l’ingénieur alchimiste bolonais Martino Poli ou le général d’artillerie Deschiens de Ressons nommés dans les dernières années du règne de Louis XIV (Bret, 2016). Pour éviter ces « sujets médiocres » entrés par suite « d’abus [de] l’intrigue et l’autorité », l’Académie tente de se protéger en instaurant un règlement spécial (Bret, 2002). À l’inverse, les effets pervers de l’élection produisent aussi des dynasties académiques : six astronomes des familles alliées Cassini et Maraldi sur quatre générations entre 1666 et 1793.

14L’Académie entre aussi en conflit avec le pouvoir royal pour la sauvegarde de ses privilèges de corps, que le secrétaire perpétuel Condorcet (1743-1794) défend auprès du baron de Breteuil, ministre de la Maison du roi, en distinguant les académiciens nommés comme experts à titre personnel de ceux qu’il lui revient de choisir elle-même comme experts de l’Académie. Car, en dehors des expertises demandées à l’institution, des académiciens sont souvent choisis par les diverses autorités pour des expertises ponctuelles ou comme experts permanents, tels les inspecteurs des manufactures Du Fay, Hellot, Macquer qui se succèdent pour les teintures, de même qu’ils le sont dès l’origine comme professeurs au Jardin du roi et au Collège royal puis dans de nouvelles écoles comme celles du génie à Mézières (1748) et des mines à Paris (1783) ou des cours novateurs au Louvre (Taton, 1964).

15Une partie essentielle de l’activité académique consiste en effet à juger les mémoires scientifiques ou inventions techniques qui lui sont présentés. Les enjeux scientifiques et sociaux sont majeurs, car l’approbation de l’Académie procure un capital symbolique à l’inventeur et constitue une garantie favorisant l’obtention ultérieure de financements, voire l’octroi d’un privilège, et la confiance du public (Gillispie, 1980 ; Hilaire-Pérez, 2000). Dans les années 1780, Lavoisier critique « cette sorte de despotisme » qu’elle exerce en forçant ses commissaires à modifier les conclusions de leurs rapports lorsque le corps les refuse. Il tente de rendre plus efficient le fonctionnement de ce « tribunal de la science » en instaurant des pratiques rigoureuses inspirées du monde judiciaire et de grandes commissions spécialisées pour l’examen de séries d’objets relatifs aux grandes questions (aérostation, abattoirs, hôpitaux…) au lieu des traditionnelles commissions particulières établies au coup par coup (Gillispie, 1980 ; Mafarette-Dayries, 2000 ; Bret, 2005).

16Un fait majeur au siècle des Lumières est l’orientation de la recherche par la politique de prix fondés par des mécènes (prix Rouillé de Meslay à Paris à partir de 1720), par les autorités ou à l’initiative des académies, qu’elles soient à vocation nationale, de province ou spécialisées (agriculture, arts, médecine, chirurgie) [Publics*]. Les concours font partie des stratégies de reconnaissance et créent une vive émulation entre elles et entre les candidats (Bret, 2005 ; Caradonna, 2012). Leur annonce est largement relayée à travers l’Europe par les journaux des divers pays et par les journaux de journaux (L’esprit des journaux, 1772).

17Mais la plus large audience des académies passe par leurs publications ou par des journaux qui leur sont étroitement liés, selon le modèle créé en 1665 par le Journal des savants à Paris et les Philosophical Transactions de la Royal Society, et qui se répand en Italie (Giornale dei Letterati de Rome, 1668) – l’Académie des sciences ne publie un recueil annuel qu’après la réforme de 1699. Dans sa lettre à la société de Montpellier déjà citée, Marsigli dresse aussi un tableau des périodiques académiques et journaux savants au début du XVIIIe siècle, qu’illustre la carte établie à partir des journaux scientifiques et techniques recensés par David A. Kronick pour l’année 1700 (Peiffer, 2014). Les suivantes montrent une densification parallèle à celle des académies, plus vive encore puisque les journaux sont au moins dix fois plus nombreux que celles-ci. Le fait saillant est la richesse de l’édition périodique aux Provinces Unies dans un pays resté en marge du mouvement académique. Les Mémoires de l’Académie royale des sciences de Paris ne publient que les travaux des membres, mais celle-ci publie aussi, moins régulièrement, un recueil dit des Savants étrangers pour les meilleurs travaux examinés. Comme les avis de concours, la parution des recueils de mémoires académiques est annoncée par la presse dans toute l’Europe. La Collection académique entend même publier en français les principaux travaux des sociétés savantes étrangères (1755-1779) (Bret et Moerman, 2014).

Évolution, reconfiguration et contestation des modèles au siècle des Lumières

Un phénomène urbain : les académies de province

18La puissance des institutions de Paris et de Londres ne doit pas faire oublier l’importance de celles d’autres capitales ou de villes secondaires dont le rayonnement extérieur est également assuré par les publications et les concours. Daniel Roche a révélé l’importance sociale, en France où le maillage est le plus dense, des académies de province, qui participent pleinement des fonctions urbaines et des modes de sociabilité culturelle (loges, salons, cafés, cabinets de lectures, théâtres de société, concerts…) (Roche, 1978). À l’exception de l’éphémère académie de physique de Caen (1662-1672) (Lux, 1989) et de la Société royale des sciences de Montpellier, ce sont généralement des académies « des sciences et belles-lettres », avec (Lyon, Rouen, Amiens, Besançon) ou sans (Bordeaux, Béziers) les « arts », voire des sociétés littéraires qui peuvent aussi les accueillir (Roche, 1988). Outre la vie scientifique locale, elles servent la construction des réputations : le Discours sur les sciences et les arts fait connaître Jean-Jacques Rousseau qui emporte le prix à Dijon en 1750.

19Les villes parlementaires fournissent des exemples de l’interpénétration entre les milieux académiques, judiciaires, médicaux et administratifs. À Dijon, l’académie est fondée par legs du Doyen du Parlement Pouffier (1740) pour pallier les limites d’une université consacrée uniquement au droit. Sous un chancelier et un secrétaire perpétuel dynamiques – l’avocat-général et chimiste Guyton de Morveau (1737-1816) et le médecin Hugues Maret (1726-1786) – elle développe dans les années 1770 une stratégie collective originale fondée sur trois niveaux de diffusion : les séances elles-mêmes ; la publication de mémoires périodiques dès 1769 ; la mise en place d’un « bureau de traduction de Dijon » qui fournit divers journaux savants [Langues*] (Bret, 2013). Loin d’être enfermée dans ses murs, l’académie étend à la cité la pratique sociale de la science. Elle établit des lieux de fabrique et d’apprentissage des sciences largement ouverts : un observatoire, un cabinet d’histoire naturelle et un jardin botanique et un laboratoire de chimie. Parfois en liaison avec l’école gratuite de dessin, elle y organise, des cours de botanique, de matière médicale, d’anatomie, de chimie, d’astronomie, dispensés par les académiciens qui assurent encore d’autres cours, également financés par les États de Bourgogne (cours d’accouchement, de maladie des yeux). Dijon témoigne particulièrement bien de la vitalité et de la capacité d’innovation des académies de province, au point que le Journal de Paris écrit en 1784 : « On peut, quant aux progrès & à l’amour des Sciences, regarder la Ville de Dijon comme la rivale de la Capitale. » L’espace urbain est le lieu même de l’action innovante de l’académie, avec la désinfection chimique imaginée par Guyton (1773) pour prévenir la contagion dans les lieux fermés (église, prison, hôpital) et l’installation de paratonnerres qu’ignore encore Paris (1776).

Musées, sociétés des arts et sociétés économiques

20L’efflorescence de sociétés diverses qui répondent aux aspirations nouvelles des publics constitue un mouvement général en Europe. Offrant des opportunités de sociabilités moins marquées par l’élitisme académique, et caractéristiques d’audiences socialement mixtes désireuses de s’investir dans le progrès, elles intègrent les élites marchandes et entrepreneuriales, et sont ouvertes aux femmes et aux amateurs. En France, les académies de province ont pu dans une certaine mesure tenir ce rôle – sans s’ouvrir aux hommes de profit et aux praticiens – mais se voient concurrencées à la fin du siècle des Lumières par un autre type d’institutions privées, les « musées » [Publics* ; Collections*].

21Le musée de Monsieur, fondé par Pilâtre de Rozier en 1781, propose des services (espaces de réunion, bibliothèque, cours) et un cabinet d’instruments richement doté (Guénot, 1986 ; Lynn, 1999 ; Thébaud-Sorger, 2011). Des formes similaires émergent en province, le musée de Bordeaux (1783-1793) qui mêle sciences arts et concerts, d’autres tentatives avortées (Nantes, Nancy) et en Europe avec le Teylermuseum à Haarlem [Collections*]. À côté de ces fondations privées, la vivacité des clubs et associations caractérise la culture urbaine anglaise avec des lieux de réunion tels que la Coffee House Philosophical Society de Londres (Levere et Turner, 2002). Jouant de la mutualisation des compétences, les médecins et philanthropes d’un autre type de sociétés, les Humane societies se donnent des objectifs précis, tels que la réanimation des noyés. Ils diffusent des méthodes et animent des débats autour d’observations physiologiques et chimiques sur l’asphyxie. D’abord réunie dans un coffee house (1774), la société anglaise fondée par souscription passe sous patronage royal dès 1783 et fonctionne en relation avec celles d’Amsterdam (créée dès 1767), Paris et une kyrielle de sociétés créées sur leur modèle (Davidson, 2001).

22Deux types d’associations se distinguent des précédentes par leur fonction d’expertise : les sociétés des arts et sociétés économiques (Hilaire-Pérez, 2000, 2006 ; Stapelbroek et Marjanen, 2012). Promouvant la réunion des arts et les vertus civiques de l’invention, elles sont inspirées par la double dynamique du profit entrepreneurial et des préoccupations philanthropiques et civiques. De la fin du XVIIe siècle aux années 1720, émergent les premières sociétés des arts. À l’opposé de la lenteur du projet de Description des arts et métiers de l’Académie royale des sciences, la première Société des arts française (1728-1736), repose sur un idéal baconien d’union des sciences et des arts (Hahn, 1963, Hilaire-Pérez, 2000 ; Passeron, 2002 ; Bertucci et Courcelle, 2015) visant à promouvoir l’élite des talents et une sociabilité ouverte. Complémentaire de l’Académie des sciences, elle concurrence cependant l’institution savante qui peu à peu, la dépossède de ses membres.

23Une deuxième génération de sociétés des arts se répand à travers l’Europe avec l’accroissement des publics urbains et le soutien d’édiles attentifs. La Society for the Encouragement of Arts, Manufactures and Commerce londonienne (1754), créée par souscription (Allen, 1974) connaît un succès durable. Réticente à la logique des patents et à la privatisation des savoirs, elle fait de la communication autour des inventions la source d’une amélioration collective (Hilaire-Pérez, 2000). Dans ses Transactions (1783), sont publiées des correspondances d’inventeurs et des planches d’inventions primées. Par sa politique de prix et de gratifications, elle collecte des modèles qui sont exposés [Collections*] (Fox, 2000). Elle entretient des liens forts avec les milieux agronomiques européens, suisses, allemands et français qui débattent de sujets liant botanique, médecine (épizooties) et techniques rurales pour réformer la gestion des subsistances. Il en est de même de compagnies plus proches de l’État : à Florence, l’Accademia dei Georgofili (1753) appuie les réformes du Grand-Duc Pierre Léopold, et à Paris, malgré des relations parfois tendues avec l’administration, la Société d’agriculture de la généralité de Paris (1761) devient société royale et étend ses compétences au royaume (1788).

24Après 1760, se déploie une nébuleuse de sociétés, au nom de la diffusion des connaissances et du développement de l’économie, Lunar Society de Birmingham (1769) et autres sociétés provinciales anglaises, Société libre d’émulation (1777-1782) de l’abbé Baudeau à Paris, Société d’émulation de Liège (1779-1850)… (Hilaire Pérez, 2006). Ces sociétés des arts et sociétés « libres » sont traversées de contradictions : répondant au crédo de la philanthropie et du bien public, elles tâchent de concilier patriotisme et universalisme, profit et progrès social. À côté d’un réformiste libéral proche des intérêts industriels – comme dans la Society of Arts [Boulton*] – coexistent ainsi des acteurs prônant une pensée émancipatrice des techniques, plus radicale, et le refus de l’académisme, particulièrement en France. Ainsi, la question des arts se pose en termes de sociabilités, mais aussi de consensus social ou de contestation du pouvoir académique.

Apogée et déclin d’un modèle ?

25Au XVIIIe siècle, le mouvement académique à son apogée doit faire face à de nouveaux défis : l’élargissement des publics et de l’information, l’accroissement de la vitesse de diffusion de celle-ci et l’ambiguïté du statut des savoirs scientifiques entre charlatanisme, science mondaine et science sévère des savants, qu’accompagne une spécialisation croissante. Concurrence et/ou complémentarité, les musées et autres nouveaux modes de sociabilité sont le signe d’un hiatus croissant, particulièrement sensible en France, avec le modèle académique.

26L’accroissement de l’intérêt pour les sciences et les arts dans la société génère aussi un nombre croissant de savants et d’inventeurs en mal de reconnaissance, qui se heurtent au numerus clausus de l’Académie et à sa volonté de régenter l’invention technique. Pour répondre à cette soif de (re)connaissance légitime, Lavoisier (1743-1794), directeur de l’Académie en 1785, fait une ultime réforme qui augmente le nombre d’académiciens et, parallèlement, celui des classes afin de mieux coller à la réalité des champs disciplinaires en construction, faisant place notamment à la physique moderne ou à la minéralogie.

27Le travail académique s’accroît aussi avec l’explosion des demandes d’examens : de quelques unités par an au début du siècle à plus de 200 en 1786. Le taux de rapports effectivement rendus baisse de 75 % à 43 % de 1744 à 1786, signe d’un malaise du modèle (Bret, 2002). L’institution pousse à une division du travail académique avec la constitution de sociétés spécialisées vers lesquelles sont renvoyées des questions secondaires, comme les « remèdes secrets » vers la Société royale de médecine. Mais elle réaffirme son contrôle de champs de savoirs importants pour la société : lors de la réforme 1785, la section de « botanique » devient même « botanique et agriculture ». Au reste, les académiciens sont acteurs de ces nouvelles sociétés. Ainsi, l’Académie de marine issue d’une initiative locale est créée à Brest sur le modèle de Paris (1752). Relancée par le ministre à la suite de la guerre de Sept Ans, elle devient académie royale : des académiciens des sciences et d’architecture y côtoient des praticiens du domaine naval – officiers de marine, artilleurs, ingénieurs constructeurs de vaisseaux et ingénieurs des ponts et chaussées, dessinateurs, médecins, chirurgiens.

28Enfin, si les publications académiques conservent leur aura, elles ne répondent plus à la demande de circulation des travaux scientifiques. Beaucoup, particulièrement les Mémoires de l’Académie royale des sciences, paraissent avec plusieurs années de retard. Cette lenteur est mal palliée par l’importante circulation de copies manuscrites, tandis que les journaux scientifiques proposent une périodicité réduite.

29Devant un modèle qui semble à bout de souffle, la quête de nouvelles formes de sociabilités savantes conduit à imaginer des configurations originales tendant à renouveler l’organisation et la légitimation des savoirs. Le Journal de physique publie en 1778 un projet prônant la création de sociétés indépendantes pour chaque domaine scientifique, ce qui revient à contester le pouvoir de l’Académie des sciences. En France comme ailleurs, les grandes académies conservent leur puissance, mais les savants constituent en parallèle des sociétés spécialisées, qui tiennent des assemblées formelles, telles les sociétés linnéennes de Paris (1787) et de Londres (1788).

30Dans toute l’Europe, les nouveaux modèles de sociabilité interrogent les territoires politiques de leur action. Les disciplines émergentes, les ruptures avec l’encyclopédisme et la science mondaine, les nouvelles circulations savantes sont les signes avant-coureurs d’une professionnalisation de la science et de nouvelles formes de son institutionnalisation et de ses rapports avec les publics.

Bibliography

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Author(s)

Chercheur honoraire au centre Alexandre Koyré et secrétaire général du comité Lavoisier de l’Académie des sciences, spécialiste de l’histoire culturelle des sciences et des techniques. Ses travaux portent en particulier sur les sociabilités savantes et la communication scientifique (correspondance, traduction, journaux savants) au XVIIIe siècle. Éditeur de la correspondance des chimistes Lavoisier et Guyton de Morveau, il a notamment publié L’État, l’armée, la science. L’invention de la recherche publique en France (1763-1830), Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Carnot », 2002.
Chargée de recherche au CNRS au sein du centre Alexandre Koyré (CNRS, EHESS, MNHN) UMR 8560. Co-rédactrice en chef de la revue Artefact. Techniques et sciences humaines, elle anime plusieurs séminaires et enseigne à l’EHESS. Ses travaux portent sur l’histoire de la réception des techniques et l’activité inventive dans les villes européennes à la période des Lumières, sur les mutations du système de santé et d’assistance liées à l’industrialisation, ainsi que sur l’émergence de « l’air » comme territoire d’appropriations techniques, sociales, symboliques et politiques. Elle a publié les ouvrages suivants : L’aérostation au temps des Lumières, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009 (prix Louis Casteix 2010 de l’Académie française), Une Histoire des ballons. Invention, culture matérielle et imaginaire, Paris, éditions du Patrimoine, 2010, et L’Emprise du vol. De l’invention à la massification : Histoire d’une culture moderne (co-dir. N. Roseau), Genève, MētisPresses, 2013.

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