Versione classicaVersione mobile

L'Europe des sciences et des techniques

 | 
Liliane Hilaire-Pérez
, 
Fabien Simon
, 
Marie Thébaud-Sorger

Les publics

Focus thématique. Matthew Boulton (1728-1809) et ses réseaux : les Lumières industrielles

Liliane Hilaire-Pérez

Testo integrale

1Si James Watt (1736-1819), inventeur de la machine à vapeur, fait figure d’icône de la révolution industrielle anglaise depuis le XIXe siècle, son partenaire Matthew Boulton est longtemps resté dans l’ombre. Ce n’est plus le cas maintenant, Boulton étant considéré à son tour comme un savant inventif (Miller, 2013). Cette considération nouvelle pour Boulton a été nourrie par un courant d’études qui a mis en valeur le rôle de Boulton comme animateur de réseaux de sociabilité savants, à l’échelle anglaise et européenne faisant de lui un passeur, entre le monde de l’industrie et celui des sociétés savantes. À ce titre, Boulton est devenu une figure emblématique des Lumières industrielles (Jones, 2009a). Alors qu’un débat a eu lieu dans le passé sur la capacité ou non des praticiens à bénéficier des avancées de la science [L’artisan*], le cas de Boulton a servi à montrer que les relations existaient mais qu’il s’agissait moins d’application de la science à l’industrie (Mokyr, 2009) que d’échanges multiples permis par des sociabilités partagées.

2Fils d’un fabricant de boucles et de boutons, Boulton est à la tête de l’entreprise de Soho, à Birmingham, construite en 1765. C’est une manufacture pionnière pour la métallurgie légère (toyware) comme la bijouterie d’acier ou d’argent laminé, l’argenterie en plaqué, le monnayage et les médailles, les dorures et l’ormoulu. Le marché est celui des biens de consommation, en plein essor dans l’Angleterre du XVIIIe siècle (Hilaire-Pérez, 2013a).

3Comme l’a montré Eric Robinson, les savoir-faire acquis dans la quincaillerie ou toyware (mécanisation, travail de précision, alliages, traitements de surface) sont réinvestis lors de la production des machines à vapeur à la fin du siècle (Robinson, 1969). Les difficultés financières de Watt, suite à la faillite de son premier associé, l’industriel John Rœbuck, pour l’exploitation de la machine à vapeur à simple effet, protégée par un premier patent de 1769, le conduisent à chercher un nouveau partenaire. Il se lie à Matthew Boulton, en 1774 qui hésite cependant à investir alors que le patent de 14 ans court déjà depuis cinq ans. En 1775, Watt et Boulton obtiennent une extension du patent par un private act du Parlement pour 25 ans. Ce partenariat entre Watt et Boulton constitue le cœur d’un réseau de sociabilité innovant, qui fait de Birmingham une ville phare des Lumières industrielles en Europe.

4À la fin du XVIIIe siècle en Angleterre, dans les métropoles en plein essor, à Birmingham, Manchester, Sheffield, Derby, Newcastle, les sociétés privées et les instituts techniques (Mechanics’Institutes) bourgeonnent (Musson et Robinson, 1969) [Académies*]. Ces institutions promeuvent les savoirs pratiques (« useful knowledge »), les échanges entre savants et industriels et permettent des rencontres et des discussions informelles, mêlant les débats sur des thèmes d’intérêt général, les échanges d’informations et les partenariats privés (Golinski, 1992).

5La Lunar Society de Birmingham joue un rôle pionnier dans l’essor de cette culture urbaine provinciale (Schofield, 1963). Le couple Boulton-Watt domine cette société développée à partir de relations privées, informelles dans les années 1750 et institutionnalisées en 1780. À leurs côtés, gravite une douzaine de membres comme le manufacturier de porcelaine Josiah Wedgwood (1730-1795), les chimistes James Keir (1735-1820) et Joseph Priestley (1733-1804), le médecin et botaniste Erasmus Darwin (1731-1802), grand-père de Charles Darwin. La Lunar Society intensifie les correspondances privées (à défaut de transactions), et ses membres, comme Boulton, développent une civilité de la visite, à destination des invités étrangers qui affluent par dizaines tous les ans à Soho, surtout quand commence la production de machines à vapeur (Jones, 2009b). Les quelques 550 visiteurs recensés entre 1765 et 1820 viennent de 17 pays différents, y compris la jeune Amérique, et pour 20 % de France tels Joseph Montgolfier [focus Aérostats*]. Passer par Birmingham, c’est visiter Soho, dont la demeure, Soho House, est baptisée « hôtel de l’Amitié » et assister à une réunion de la Lunar Society.

6La Lunar Society est aussi un outil qui accompagne l’essor du capitalisme industriel. Boulton et Keir s’associent pour approvisionner la Navy en un alliage résistant en 1780, après l’obtention d’un patent par Keir.

7Enfin, à son apogée, entre 1781 et 1791, la Lunar Society permet le rayonnement de ses membres bien au-delà de Birmingham. C’est ce qu’illustre la relation de Boulton avec le Suisse Aimé Argand, inventeur de lampes. Inséré à de puissants réseaux sur le continent (Lavoisier, les Montgolfier), Argand est aussi un partenaire de Boulton et un proche de la Lunar Society. Entre 1784 et 1786, la correspondance de la Lunar Society est envahie par les recherches sur les lampes. Ces collaborations se matérialisent par des systèmes d’entraide ; Boulton aide Argand à prendre un patent en 1784 ; la contestation du patent, le procès et la révocation du patent en 1786 intensifient la mobilisation de la Lunar Society, si préoccupée par la mise en place d’institutions au service des entrepreneurs.

8Les réseaux de Boulton, par les liens entre industriels et savants et leur dimension européenne, sont caractéristiques des Lumières industrielles. Il faudrait ajouter l’intensité des relations avec les métiers, comme les artisans du luxe parisiens (Hilaire-Pérez, 2013b). Autant l’attractivité de Soho atteste la fascination naissante des Européens pour l’industrie anglaise, autant la correspondance de l’entreprise confirme que la révolution industrielle est un phénomène européen et que l’Angleterre a puisé dans les savoir-faire du continent pour assurer sa réussite.

Bibliografia

BIBLIOGRAPHIE

Golinski Jan, 1992, Science as Public Culture: Chemistry and Enlightenment in Britain, 1760-1820, Cambridge, Cambridge University Press.

Hilaire-Pérez Liliane, 2013a, La pièce et le geste. Artisans, marchands et savoirs techniques à Londres au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel.

Hilaire-Pérez Liliane et Vaisbrot Bernard, 2013b, « Matthew Boulton’s Jewish Partners between France and England. Innovative Networks and merchant Enlightenment », in Michael Dick, Peter M. Jones et Kenneth Quickenden (dir.), Matthew Boulton – Enterprising Industrialist of the Enlightenment, Aldershot, Ashgate, p. 199-214.

Jones Peter M., 2009a, Industrial Enlightenment: Science, Technology and Culture in Birmingham and the West Midlands, 1760-1820, Manchester, Manchester University Press.

Jones Peter M., 2009b, « Matthew Boulton et ses réseaux, à partir des archives de Soho à Birmingham », Documents pour l’histoire des techniques, no 17, p. 11-18, en ligne.

Miller David P., 2013, « Was Matthew Boulton a Scientist? Operating between the Abstract and the Entrepreneurial », in Michael Dick, Peter M. Jones et Kenneth Quickenden (dir.), Matthew Boulton – Enterprising Industrialist of the Enlightenment, Aldershot, Ashgate, p. 51-65.

Mokyr Joel, 2009, The Enlightened Economy. An Economic History of Britain 1700-1850, New Haven, Yale University Press.

Musson Alfred E. et Robinson Eric, 1969, Science and Technology in the Industrial Revolution, Manchester, Manchester University Press.

Robinson Eric, 1969, « International Exchange of Men and Machines, 1750-1800, as seen in the business Records of Matthew Boulton », in Alfred E. Musson et Eric Robinson (dir.), Science and Technology in the Industrial Revolution, Manchester, Manchester University Press, p. 217-229.

Schofield R., 1963, The Lunar Society of Birmingham. A Social History of Provincial Science in Eighteenth-Century England, Oxford, Clarendon.

Autore

Professeur d’histoire moderne à l’université Paris Diderot et directrice d’études à l’EHESS. Elle est spécialiste de l’histoire de la culture technique et des échanges dans l’Europe moderne. Après L’expérience de la mer. Les Européens et les espaces maritimes au XVIIIe siècle (Seli Arslan, 1997), elle a publié L’invention technique au siècle des Lumières (Albin Michel, 2000) puis La pièce et le geste. Artisans, marchands et savoirs techniques à Londres au XVIIIe siècle (Albin Michel, 2013). Elle est directrice de publication de la revue Artefact. Techniques, histoire et sciences humaines.

Il testo e gli altri elementi (illustrazioni, file importati) possono essere utilizzati con OpenEdition Books License, se non diversamente specificato.

Cerca su OpenEdition Search

Sarai reindirizzato su OpenEdition Search