1Spectacle populaire, performance curieuse, expérience de chimie en place publique… Si les interprétations en ont été multiples, l’impact des premiers vols en ballons dans les sociétés européennes de la fin des Lumières a été amplement souligné : vaincre la pesanteur semblait répondre aux aspirations prométhéennes engendrées par le progrès des sciences et des techniques.

2En l’espace de deux ans, de 1783 à 1785, la répétition des vols fait du prodige un spectacle forain, qui n’en demeure pas moins enthousiasmant. Avant de devenir un « art », c’est-à-dire une pratique codifiée, décrite dans les dictionnaires, reproductible et reproduite, ainsi que le motif d’une « mode au ballon » décorant des objets des plus luxueux aux moins coûteux – boîtes émaillées, éventails, faïence et gravures bon marché – les premiers envols incarnent un « événement ». Ils s’inscrivent à la fois dans le temps de l’histoire et dans la vie des contemporains : en être témoins constitue une expérience radicale et bouleversante.

3En ce sens l’événement cristallise et révèle à la fois les conditions culturelles, intellectuelles, sociales et politiques qui l’ont produit.

4Il exprime en premier lieu, la forme et la structure du milieu inventif français dans sa diversité et ses capacités d’innovations. D’une part, celles de manufacturiers provinciaux, Joseph (1740-1810) et Étienne (1745-1799) Montgolfier qui dirigent avec leur fratrie plusieurs papeteries en Ardèche. Ils rendent publics leurs essais de vaisseau aérien « plus léger que l’air » (une enveloppe de toile doublée remplie « d’air raréfié par la chaleur ») en passant par une série d’expériences publiques : d’abord devant les notables d’Annonay et les États du Languedoc, puis à Paris devant la commission pluridisciplinaire nommée par l’Académie royale des sciences, enfin devant Louis XVI à Versailles (fig. 1). D’autre part, la grande réactivité du milieu d’amateurs de sciences parisien se manifeste autour du professeur de physique expérimentale Jacques Alexandre César Charles (1746-1823), qui adapte ce procédé avec les frères Robert, en réalisant le tour de force d’utiliser cette fois de « l’air inflammable » (hydrogène), enfermé dans une enveloppe de soie vernie. Ils mènent une première expérience financée par souscription, qui rassemble le « tout Paris », et se déroule en même temps que celle de Montgolfier dans la capitale. La concurrence entre les deux procédés nourrit un débat public intense, favorise la circulation d’informations, l’édition de pamphlets, poèmes et spéculations. Dans ce climat, en quelques semaines, la mise en place des premiers vols habités est accomplie : le 23 novembre 1783 dans un ballon à air chaud, Pilâtre de Rozier et le marquis d’Arlandes s’élèvent depuis le château de la Muette, tandis que le 1^er décembre 1783, Charles et Robert s’envolent à bord d’un ballon à gaz du jardin les Tuileries.

5Deuxièmement, l’événement met en lumière le jeu des autorités qui encouragent l’émulation, la large réception des publics intéressés aux sciences et particulièrement à la chimie (mémoires envoyés aux académies, réplications de petites expériences), et celle des milieux urbains provinciaux – de l’intendance aux édiles. Ainsi une vingtaine de vols sont réalisés et financés en province en 1784, à l’exception de l’expérience de Xavier de Maistre à Chambéry, et de celle du comte Andréani et des frères Gerli près de Milan, ne touchant l’Angleterre que fin 1784. Ces expériences sont de véritables fêtes publiques, prônant le patriotisme local, glorifiant le règne de Louis XVI et le progrès universel qu’inspire la victoire sur les éléments. Elles suscitent occasionnellement des débordements populaires, à Bordeaux, et à Paris où l’échec du ballon de Miollan et de Janinet le 11 juillet 1784 au jardin du Luxembourg suscite l’impatience de la foule.

6Enfin, troisièmement, la construction des aérostats requiert un travail collaboratif, présentant une opportunité de convergences entre savoirs techniques et scientifiques pointus (mathématiques et chimiques) qui mobilisent des communautés d’amateurs, d’hommes de l’art et de savants locaux autour de leur fabrication : calcul et découpe de l’enveloppe, fabrication de vernis imperméable et élastique, système de nacelle détachable, toile ignifuge, soupape et réfrigérant pour la production du gaz. Les envols sont conçus comme des expérimentations, des laboratoires en plein air, en lien autant avec les transformations théoriques de la chimie portée par Lavoisier qu’avec des milieux entrepreneuriaux – à l’instar des réseaux de la manufacture de Javel du comte d’Artois – constituant un moment clé dans la mise au point expérimentale des gaz manufacturés.

7Les vols rassemblent une population immense : les mémorialistes tracent ainsi le portrait de femmes levées dès potron-minet pour suivre le premier vol habité le 1^er décembre 1783 « parlant, jabotant d’air, de gaz inflammable1 », ou de paysans venus assister à une expérience à Toulouse et comparant la réussite de tel ou tel envol. Au-delà du sarcasme, ces récits témoignent de la manière dont l’aérostation a d’une part, rassemblé le corps social lors des envols, et d’autre part, suscité des discussions portant sur les opérations techniques ou les procédés chimiques. Loin de la soumission béate aux effets de l’expérience, la capacité d’appropriation de larges publics s’exprime sur des sujets alors à la pointe des échanges savants.