1Le terme de dessin technique s’applique à des dessins aux sujets très variés exécutés par des dessinateurs à des fins multiples. Ces dessinateurs peuvent être de grands artistes visionnaires, des savants découvreurs d’idées, des ingénieurs auteurs de nouvelles machines, des artistes renommés qui travaillent pour des commanditaires royaux, princiers ou privés et qui donnent des œuvres originales ou tout simplement des dessinateurs artisans qui dessinent des modèles qu’ils n’ont pas créés et qu’ils mettent au net ou qu’ils recopient dans le cadre d’institutions comme les académies.

2L’exécution des dessins techniques varie selon l’époque, le sujet et la destination du dessin. Cette dernière est particulièrement importante parce qu’elle dicte le caractère même du dessin. Il faut faire une distinction entre les croquis exécutés à « main levée » qui sont la première pensée du créateur et les dessins qui en découlent et qui sont des dessins de démonstration, de présentation ou destiné à garder la mémoire des œuvres exécutées.

3Pour l’artiste et le savant, le dessin est un moyen de transcrire sa pensée ; pour cela, il exécute des croquis à « main levée » généralement à la pierre noire, à la sanguine ou à la plume et encre noire ou brune. Les dessins repris et plus élaborés qui suivent sont de techniques variées : outre la plume et l’encre noire ou brune, nous trouvons le pinceau, pour le lavis gris ou de sépia et celui de couleurs. L’usage des couleurs est très tôt codifié et fait l’objet d’ouvrages pédagogiques en France et dans les Pays-Bas. Au XVI^e siècle, le choix des couleurs est restreint et s’élargit ensuite. Les instruments utilisés sont ceux de l’architecte, les règles, les équerres, les compas de tous types et les rapporteurs.

4Les dessins techniques à la fin du Moyen Âge montrent l’ensemble du sujet en élévation sans perspective, vu en aplat ; par la suite, l’introduction de la perspective modifie la manière de voir et de représenter aussi bien l’espace que les machines. Le dessinateur exécute son sujet vu de profil, en coupe, avec des détails grossis pour en montrer des parties importantes. Il introduit des annotations, des indications de mesures, des échelles, des mises au carreau, des pointillés, des hachures, toutes sortes de procédés qui améliorent la lecture du dessin. Les ombres jouent un rôle primordial et indiquent les volumes et les formes. Les dessinateurs cherchent toujours les moyens de rendre leurs dessins le plus compréhensibles.

5Le dessin technique joue un rôle essentiel à partir du XVI^e siècle et jusqu’à la fin du XVIII^e siècle en entrant directement dans le processus de création des techniques. Il est aussi important dans la transmission et dans la diffusion des connaissances auprès de publics différenciés.

Les « ingénieurs artistes »

6L’histoire de ce que l’on peut qualifier de dessin technique remonte aux bâtisseurs des cathédrales qui utilisent la géométrie et la gnomonique, comme le prouvent les rares dessins sur parchemin conservés (Deforge, 1981 ; Lefèvre, 2004). Les « ingénieurs artistes » italiens des XIV^e et XV^e siècles sont à la fois architectes, principalement de fortifications, hydrauliciens, et inventeurs de machines réelles ou utopiques. Ils travaillent en connaissant la science antique (Aristote, Archimède et Vitruve) et les techniques arabes. Tous dessinent généralement à la plume et encre noire sur parchemin. Mariano di Jacopo dit il Taccola (1381-1453/1458) est l’auteur du codex De machinis renfermant des machines inspirées par le De Aquis urbis Romae de Frontin. Francesco di Giorgio Martini (1439-1501) hérite des carnets de Taccola et s’en inspire pour ses machines (Biblioteca apostolica vaticana). Leonardo da Vinci (1542-1519) s’attaque aux mêmes problèmes et à d’autres plus larges qui vont au-delà du dessin technique.

7Au début du XVI^e siècle, se mettent en place des savoirs nouveaux principalement en géométrie et l’introduction de la mécanique. Ce siècle et le suivant marquent l’importance de la machine qui doit être utile à l’homme et qui peut être de grandes dimensions : machine à moudre, à scier, à fouler, à presser à monter ou descendre l’eau ou les fardeaux, à creuser à l’aide de forces naturelles. Certains ingénieurs, italiens, français et allemands publient de 1570 à la deuxième moitié du XVIII^e siècle des ouvrages illustrés qu’on appelle « théâtres de machines » et qui réunissent des figures expliquées par un commentaire ou par une légende plus ou moins courte (Dolza et Vérin, 2004). Leurs planches sont gravées d’après des dessins qui ne sont pas l’œuvre des auteurs du texte mais d’artistes ayant reçu commande : l’architecte Jacques 1^er Androuet du Cerceau (1520-1586) est l’auteur des planches du Livre premier des instruments mathématiques et mécaniques de Besson (1572).

Le développement des machines

8Au XVII^e siècle, les souverains jouent un rôle fondamental dans le développement du dessin technique en faisant par exemple élever dans leurs propriétés des systèmes hydrauliques très complexes permettant l’irrigation de leurs immenses jardins. Le Souabe Heinrich Schickhardt (1558-1635) est architecte, hydraulicien et inspiré lui aussi par les inventions italiennes (Popplow, 2004). Ses dessins, comme tous ceux des dessinateurs allemands, à la plume et encre noire portent la marque de la technicité et sont rigoureusement tracés. On connaît aussi des dessins en relation avec la machine de Marly construite de 1681 à 1684, destinée à pomper l’eau de la Seine et à la conduire jusqu’au château de Versailles. Ils montrent les canalisations, les roues ou des détails de la machine dans son ensemble élevée à la gloire du roi (exposition Marly-le-Roi, 2006). Ces roues verticales et horizontales colossales sont également des sujets à reproduire ce qui permet de comprendre comment elles fonctionnent : le religieux flamand Lievin Cruyll (1634-1720) les représente dans plusieurs dessins de grands formats relatifs la construction du Pont Royal, élevé à Paris de 1685 à 1688, par Jules Hardouin Mansart (1646-1708) (Paris, BnF et autres coll.). En Italie, les ingénieurs construisent d’énormes machines pour élever les obélisques antiques sur des places romaines comme le montrent les planches de Della trasportatione dell’obelisco Vatican et delle fabriche di nostro papa Sisto V (1590) de Dominico Fontana (1543-1607) Natale Bonifacio (1538-1592) et Giovanni Guerra (1544-1618) qui donne de grands dessins, et celles des Castelli et Ponti (1743) publiés par Dominico Zabaglia (1664-1750).

Le rôle fondamental de Colbert

9Colbert donne au dessin technique une importance qu’il n’avait jamais eue auparavant. Il demande au dessin de remplir le double rôle de mémoire et de progrès et de présenter par l’image tous les monuments et machines du royaume dans le but de glorifier le règne de Louis XIV. Deux décisions sont importantes : l’acquisition de la collection de Michel de Marolles, abbé de Villeloin (1600-1681) en 1667 marque la création du Cabinet des estampes du roi qui désormais conservera tous les dessins et gravures qui ne sont pas de grands maîtres. La date de 1671 marque la coupure définitive entre les dessins, les dessins de maîtres constituant désormais le Cabinet des dessins du roi au Louvre, les dessins techniques, d’antiquités et d’histoire naturelle restant à la bibliothèque du roi (exposition Paris, 1977-1978). La création de l’Académie royale des sciences en 1666 permet la mise en place d’une politique qui amène la participation de correspondants quels qu’ils soient à participer aux progrès scientifiques en envoyant des projets dessinés de machines « nouvelles et utiles » destinées à améliorer la vie quotidienne et le travail des hommes (album de dessins, Paris, bibliothèque du Cnam). Tous ces travaux sont examinés par l’Académie et publiés plus tard dans la collection des Machines et inventions approuvées par l’Académie qui se situe dans l’héritage des théâtres de Machines (7 volumes in-4° qui couvrent la période 1666 à 1754 sont publiés à partir de 1735) (Halleux, 2001).

L’époque des travaux civils et le rôle des ingénieurs

10La France connaît une période intense de grands travaux civils au XVIII^e siècle à la suite de la création du Bureau des dessinateurs destiné à lever les cartes et les plans du royaume, puis de l’École royale des ponts et chaussées en 1747 fondée par Daniel Charles Trudaine (1703-1769) et dont le premier directeur est Jean-Rodolphe Perronet (1708-1794). Les élèves reçoivent un enseignement scientifique et technique. Ils doivent connaître l’architecture et l’art du trait, savoir dresser des devis de ponts de bois ou de pierres et des autres ouvrages publics, lever les cartes et les dessiner très soigneusement à l’aquarelle. L’enseignement du dessin va au-delà de celui traditionnel de l’architecture, puisque les dessins de cartes conservés montrent que les élèves sont passés maîtres dans l’art du trompe-l’œil et connaissent les œuvres des artistes contemporains. Ils donnent des projets très aboutis d’architecture civile, certains marqués par l’esthétique en vigueur à la fin des Lumières, avec l’influence de Giovanni Battista Piranesi (1720-1778). Mais pour montrer la construction du pont de Saumur (1769) qui comprend des innovations techniques, des piles levées sans épuisement et une machine pour enfoncer les pilotis inventée par Perronet, l’ingénieur Louis de Cessart (1719-1806) utilise la pierre noire, la plume et l’encre noire sur un rouleau de papier, long de 4 mètres 40 de façon à bien concentrer l’attention du lecteur et à servir de démonstration (Marne-la-Vallée, ENPC).

11Le dessinateur est au service de projets dont les responsables sont des ingénieurs. Il doit représenter des machines complexes difficiles à dessiner et de grandes dimensions comme les machines à feu (Pinault Sørensen, 2002). Les ingénieurs français et anglais ne travaillent pas de la même manière. En France, pour la machine de Bois-Bossu en Hainaut, nous connaissons deux albums de dessins très finis à la plume et au lavis de couleurs (Paris, Cnam et Marne-la-Vallée, ENPC) considérés comme des œuvres de présentation. Le dessinateur emploie des feuilles de grand format non seulement pour la machine mais aussi pour les détails, ainsi que des pièces de papier qui se soulèvent pour montrer les parties invisibles de la machine. Les dessins de ces deux manuscrits annoncent ceux exécutés quelques années plus tard à l’École royale des ponts et chaussées. Quatre autres manuscrits, œuvres du sous-ingénieur Mandroux, montrent des détails. De moins bonne qualité, ils sont probablement destinés au travail. En Angleterre, Matthew Boulton (1728-1809) et James Watt (1736-1819) passent en 1779 un contrat avec les frères Périer et leur fournissent des dessins d’une machine à feu. Vingt-neuf doubles (infrastructures, détails divers) de ces dessins sont conservés (Birmingham Library), dont vingt-cinq à la plume et au lavis gris portant des cotations, des annotations en français et en anglais. Ces dessins sont considérés exclusivement comme des outils de travail. Boulton créé en 1790 un bureau de dessin dans lequel on exécute des dessins destinés à la sous-traitance et aux clients.

L’Académie des sciences et les arts et métiers

12Parallèlement à l’importance donnée aux grosses machines, les arts et métiers connaissent dès la fin du XVI^e siècle un essor considérable. De nombreux dessinateurs se consacrent à la représentation du travail. Les arts et métiers peuvent être traités de deux façons différentes, un parti purement technique centré sur l’instrument et un autre qui montre l’ouvrier au travail, usage qui sera en vigueur jusqu’au XIX^e siècle (Fox, 2009).

13Confronté à la difficulté de représentation et à la demande de précisions, en France, des auteurs commencent à réfléchir à la manière de voir et de représenter les choses dans le cadre des institutions nouvellement créées. Colbert donne une profonde impulsion aux arts et métiers en créant des manufactures et des programmes de recherches pour l’Académie royale des sciences ; dès 1675, il demande par l’intermédiaire de Claude Perrault (1613-1688) de faire lever des dessins de rubaneries établies dans la vallée de Chevreuse. Il est à l’origine d’un projet, envisagé dès 1675, portant sur les arts et métiers, indépendant du programme scientifique propre à l’Académie et envisagé dès 1675 (Salomon-Bayet, 1968). Des discussions sur la conception des planches amènent l’abbé Jean Paul Bignon (1662-1743) et son équipe à mettre en place vers 1693 un schéma dessiné qui trouve ses racines dans des ouvrages antérieurs notamment les Principes de l’architecture, de la sculpture, de la peinture, et des autres arts qui en dépendent (1676) d’André Félibien (1619-1695), lequel s’inspire des livres qui illustrent l’art de la mémoire tels ceux de Johannes Host von Romberch de Kyrspe (1480-1533) et Robert Fludd (1574-1637) (Yates, 1966 ; Pinault Sørensen, 2004). Félibien reconnaît qu’il y a « beaucoup de choses qui se comprennent encore plus par les Figures que par des paroles », remarque que l’on retrouve dans le premier volume de l’Encyclopédie (1751), dans le Discours préliminaire de D’Alembert et dans l’article « Art » de Diderot. Les livres de perspective (père Jean Dubreuil [1602-1670], Abraham Bosse [1602-1676] et Sébastien Le Clerc [1637-1714]) sont utilisés pour tout ce qui concerne la représentation des ateliers, Les figures d’ouvriers aux attitudes consacrées à leurs principaux gestes prennent naissance dans les séries de métiers gravées très en vogue à cette époque, notamment celle du suisse Jost Amman (1539-1591) et dans des figures dessinées dans les ateliers par Louis Simonneau le Jeune (1654-1727) engagé dans le projet. Le schéma adopté rend clairement le métier et peut être décrit simplement et précisément par l’auteur de l’art. Chaque Art devait débuter par une planche servant de frontispice, avec au tiers de sa hauteur, en haut, une vignette un « condensé de sens » comme l’écrit Roland Barthes à propos des planches de l’Encyclopédie dans laquelle sont résumées les principales opérations et en bas dans les deux tiers restants, la description des outils ; les planches suivantes ne comprennent qu’une description d’objets. Elles sont répétées quels que soient les Arts (dessins préparatoires à ces planches, Paris, bibliothèque de l’Institut de France). Ce schéma perdure jusqu’aux derniers Arts même si de nombreuses variantes interviennent au fur et à mesure de la publication des Arts confiés à des auteurs et des dessinateurs d’horizons différents (Pinault Sørensen, 2002). Les Arts préparés par la première équipe concernent les arts du livre (imprimerie, gravure, reliure) et sont en relation avec l’Imprimerie royale mais ils restent à l’état de manuscrits. Après la réforme de 1699 de l’Académie, la collection de la Description des arts et métiers est officiellement lancée : une liste concernant essentiellement les arts du luxe est prévue. Ces Arts doivent être rédigés par les académiciens mais aucun d’eux ne parait. En 1709, René Antoine Ferchault de Réaumur (1683-1757) prend la direction du projet et travaille, notamment à partir de l’enquête du régent, mais ne publie aucun art. Il faut attendre sa mort et la nomination de Henri Louis Duhamel du Monceau (1700-1782) pour voir la publication jusqu’en 1788 de 81 Arts écrits par les académiciens, y compris, les mathématiciens, puis pour les derniers par des artisans (Halleux, 2001).

14L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert reprend la partie des planches gravées au temps de Réaumur. Au début du projet, celles-ci devaient même être utilisées sans changement dans la publication. Après la suppression de l’Encyclopédie (1759), les libraires obtiennent un privilège pour la publication d’un nombre plus important de volumes de planches, mais les encyclopédistes sont accusés la même année par le graveur Pierre Patte (1723-1814) de malhonnêteté, ce qui entraîne l’affaire des « plagiats ». Les libraires abandonnent les planches de la Description et font graver de nouvelles planches cependant inspirées par les planches académiques (Proust, 1967). Ils font appel à des sources gravées de toutes époques et de tous pays et à des dessinateurs pour mettre aux normes de la publication les sources qui peuvent alors changer de format ou de sens. L’un des emprunts significatifs concerne le laiton publié dans la Description par Jean Gaffin Gallon (1706-1775) sous le titre L’art de convertir le cuivre rouge ou cuivre de rosette en laiton ou cuivre jaune (1764) et repris par Diderot dans son article « Laiton » (IX, 1765) et dans les planches correspondantes publiées en dans le tome VI (1768). L’idée de mémoire qui dominait dans les premières planches de la Description disparaît au profit des planches qui se veulent avant tout pédagogiques à défaut d’être réalistes (Barthes, 1964). Au total, onze volumes de planches sont publiés de 1762 à 1772.

L’enseignement du dessin

15L’importance prise par le dessin dans les arts et métiers amène à s’intéresser à l’enseignement du dessin même si le rôle de l’apprentissage et du compagnonnage continuent d’être des facteurs importants de diffusion des connaissances. Des articles publiés dans le journal anglais The Gentleman’s Magazine mettent en relief la nécessité de donner une éducation solide aux futurs artisans et attirent l’attention de nombreuses personnes. Le mémoire du peintre Antoine Ferrand de Monthelon (1686-1752) souligne dans le Mercure de France en 1746 « l’utilité des arts du dessin pour les arts mécaniques ». Devait suivre la fondation d’écoles gratuites de dessin en province. L’École royale gratuite de dessin de Paris (1767-1815) fondée en 1767 par le peintre Jean Jacques Bachelier (1724-1806) joue un rôle important en distribuant un enseignement de qualité aux élèves, futurs artisans ou ouvriers qui devaient être capables de réaliser le projet d’un artiste ou d’un architecte (Leben, 2004). Selon Bachelier, le dessin forme « la main-d’œuvre pour le commerce et l’industrie nationale ». Ces écoles jouent un rôle considérable dans la formation des dessinateurs de fabriques que l’on voit apparaître dans la deuxième moitié du XVIII^e siècle (Millet, 2014 ; Morvan-Becker, 2014). Leurs travaux peuvent être inclus dans le dessin technique dans la mesure où ils s’inscrivent dans les métiers qu’il s’agisse des arts du textile ou du feu par exemple. Certains de ces dessinateurs sont capables de donner des modèles spectaculaires.

16Le dessin technique connait une évolution qui l’écarte petit à petit de l’art pour ne privilégier que la technique. Dès la fin du XVIII^e siècle, on voit sous l’influence de Gaspard Monge (1746-1818) se mettre en place l’art du trait et le rejet de la couleur. Cette manière de voir s’accentue au fur et à mesure du XIX^e siècle. Le dessin technique n’est plus le domaine du créateur mais celui d’un exécutant, souvent peu considéré, qui met au net selon des normes bien définies auparavant le projet qui doit être exécuté. On ne retrouve plus dans les dessins techniques la diversité d’approches que l’on voyait dans les trois siècles précédents.