Images et savoirs
p. 303-309
Texte intégral
1La production d’images dans les sciences, les savoirs et les techniques en Europe à l’époque moderne définit un objet d’étude extraordinairement vaste. Prise dans son ensemble, cette production représente des dizaines de milliers d’images, un corpus qu’on ne saurait d’ailleurs quantifier avec précision, tant son périmètre est indécis. Cela tient notamment à l’indétermination relative de ce que l’on entend, pour cette longue période de trois siècles, par science, technique et, surtout, savoir. Les images anatomiques ou botaniques, les diagrammes mathématiques ou astronomiques, les cartes, les dessins de machines ou d’instruments, les images d’architecture ou celles insérées dans les livres d’alchimie ne suscitent en principe guère de doute à l’heure de leur assigner un statut scientifique, technique ou savant. Il n’en est pas de même pour d’autres types de représentations graphiques, comme les illustrations que l’on retrouve dans les traités de typographie, les livres pédagogiques illustrés ou les livres d’emblèmes (Saunders, 1988 ; Paultre, 1991 ; Boureau, 1987), pour ne citer que trois cas d’images savantes rarement considérés par l’historiographie sous l’angle de leur appartenance aux cultures visuelles des sciences.
2La question se complexifie davantage si on s’interroge sur les images de science ailleurs que dans les circuits de production et d’usage scientifiques ou techniques – dans la peinture, par exemple : il suffit à cet égard de rappeler les dizaines de leçons d’anatomie des XVIIe et XVIIIe siècles, en particulier aux Pays-Bas (Heckscher, 1958 ; Baljet, 2000 ; Mandressi, 2003) [Découvrir*]. Aux questionnaires qu’impose l’enjeu de la délimitation de ce corpus immense, s’ajoutent ceux qui ont trait à son organisation : thématique, chronologique, spatiale, matérielle aussi, c’est-à-dire tenant compte, entre autres, des supports, des formats et des techniques de réalisation. Aussi convient-il d’examiner des sous-ensembles caractérisés par des propriétés matérielles et formelles, dont ceux résultant d’un premier partage, évident, entre images imprimées et images manuscrites ; parmi les premières, on établira en outre des distinctions en fonction de l’objet imprimé au sein duquel elles sont proposées – livre ou feuille volante, par exemple (Carlino, 1994, 1999) – ainsi que par leurs formes propres, que l’on pourrait, sous certaines conditions, assimiler à des « genres » : images naturalistes ou figuratives, tableaux synoptiques, schémas, images narratives (scènes, portraits).
Forme et matière
3Or les aspects matériels et formels des images scientifiques et techniques sont loin d’être un simple critère de classement ou un pur outil descriptif. Ils permettent de rappeler, tout d’abord, que ces images, dont il faut certes cerner les spécificités, ne sauraient être analysées en dehors de ce qu’elles ont en commun avec toute autre image, notamment imprimée, à commencer précisément par les procédés de fabrication et les acteurs impliqués dans ces procédés – dessinateurs, graveurs, imprimeurs. D’autre part, ainsi que l’ont montré les développements de l’histoire du livre depuis une trentaine d’années, les formes physiques sous lesquelles un imprimé se présente « ont une fonction expressive et contribuent à la production du sens » (McKenzie, 1991 ; Chartier, 1992, 1996 ; Johns, 1998 ; Frasca-Spada et Jardine, 2000 ; Kusukawa, 2012). Leur étude est par conséquent indissociable de celle des fonctions cognitives des images, qui ne se présentent jamais, d’ailleurs, de façon isolée mais toujours articulées avec un ou plusieurs textes. En d’autres termes, elles acquièrent une signification et sont activées, pour ainsi dire, en tant qu’énoncé visuel porteur d’une proposition de connaissance, dans leurs relations avec des textes qui les entourent, les traversent, les expliquent, les donnent à voir, en somme, en permettant de les lire.
4C’est en tenant compte du fonctionnement conjoint des images et des textes, en particulier dans l’imprimé, que l’espace du visuel s’y dessine véritablement. On constate ainsi, par exemple, la complexification croissante, tout au long du XVIe siècle, des systèmes de renvois. De simples paragraphes placés aux côtés des illustrations dans les années 1520 on passe, deux ou trois décennies plus tard, à des dispositifs d’une tout autre sophistication, qui tracent des trajectoires reliant images, notes marginales, texte d’explication des figures, index et corps du texte. On retrouve ces trajectoires, tissées par la mobilisation de ressources graphiques et typographiques à des fins d’imbrication des images et des textes, dans un des plus célèbres traités d’anatomie de la Renaissance, le De humani corporis fabrica d’André Vésale, paru à Bâle en 1543. La lecture consciencieuse des sept pages du chapitre iii du deuxième livre de cet ouvrage conduirait à passer du texte à l’image et vice-versa plus de cent cinquante fois, le chapitre en question n’étant pas exceptionnel à ce sujet (Siraisi, 1994). Il en est de même pour l’Historia de la composición del cuerpo humano (Rome, 1556) de Juan Valverde, avec néanmoins la difficulté supplémentaire de réussir une opération analogue avec des images regroupées en cahiers situés à la fin de chacun des sept livres qui la composent (Mandressi, 2011).
5Cette disposition des images chez Valverde répond au choix de faire graver les planches sur cuivre et non pas sur bois, ce qui rehaussait la qualité graphique des illustrations mais rendait exorbitant le coût de les insérer dans le texte lui-même. Voici encore la technique et le support ayant une incidence significative dans la mise en livre, ainsi que dans l’usage des images : la plus grande qualité des gravures permettait à Valverde de mettre en avant la représentation de détails, mais introduisait une contrainte supplémentaire dans l’organisation des interactions entre les figures et les textes. Une contrainte qui en dérivait d’une autre, celle du coût de production des images, qui pouvait atteindre les trois-quarts du capital nécessaire à la fabrication d’un livre (Kusukawa, 2000). Le rôle décisif est ici celui des imprimeurs : à la tête d’entreprises commerciales, ils étaient les propriétaires des matrices – bois gravés, plaques de cuivre ou autres – et avaient à ce titre le pouvoir d’en disposer : vente, achat, échange de planches entre imprimeurs, mais aussi réutilisations des mêmes planches par un seul imprimeur dans plusieurs de ses publications sont autant d’opérations liées aux besoins d’amortir les investissements effectués. Le lien exclusif et univoque entre un ouvrage et les images qu’il contient n’est donc pas la règle.
Circulations et pratiques du regard
6L’histoire des images scientifiques et techniques à l’époque moderne, ancrée dans les matérialités et dans l’économie de l’imprimé, est par conséquent aussi celle de leurs circulations. Celles-ci relèvent de la réimpression ou la reproduction d’images savantes qui connaissent ainsi des usages multiples dans des imprimés appartenant souvent à des registres de savoir différents : des images anatomiques, parfois remaniées, servent à illustrer des traités de typographie, par exemple, mais aussi de perspective, dont l’illustration anatomique s’approprie, en retour, les formalisations (Mandressi, 2015). Les circulations au sein de l’imagerie scientifique et technique concernent également des dispositifs à la fois intellectuels et graphiques, tels ceux que les images du corps empruntent à la cartographie, parfois explicitement, comme chez Bartolomeo Eustachi dans ses Opuscula anatomica (Venise, 1564), ou encore, au XVIIIe siècle, dans l’Impetus primi anatomici d’Arent Cant (Leyde, 1721), qui adoptent la grille des coordonnées ptoléméenne pour établir leurs systèmes de renvois (Mandressi, 2014).
7Des thèmes et des motifs, des topoi de l’image circulent aussi, qui assurent à des pans entiers de ce corpus iconographique une cohésion qui se manifeste dans la longue durée, et s’inscrit dans une culture visuelle que cette iconographie nourrit et contribue à façonner (Baxandall, 1972). Voici une autre surface de circulations, qui rappelle que l’espace des visualisations scientifiques est loin d’être clos, non seulement quant aux ressources graphiques et matérielles qui y sont mobilisées, mais également par rapport aux pratiques sociales et culturelles du regard, informées à leur tour par des savoirs sur la vision et son rôle dans la connaissance.
8Le statut cognitif des images est en effet un aspect central dans le choix de s’en servir en tant que véhicule de connaissance. Il s’agit d’une question débattue aux XVIe et XVIIe siècles, les pouvoirs de l’image n’étant pas évalués positivement de façon unanime parmi les auteurs de textes scientifiques. D’autre part, le problème se pose différemment selon la nature des objets visuels proposés ; une scène de distillation ou un maître universitaire dispensant une leçon constituent des illustrations au sens strict du terme, et leurs liens avec les textes sont plutôt lâches, voire inexistants. Un diagramme, comme une « roue des urines » (fig. XV dans le cahier iconographique) ou une « tête aux facultés », montrant les localisations attribuées aux sens internes, sont porteuses, tout comme les dessins de machines, par exemple, d’informations au sujet desquelles les théories de la vision et celles de la connaissance par la vue revêtent un caractère moins critique que lorsqu’il s’agit d’images censées représenter le réel, telles qu’on les retrouve en histoire naturelle ou en anatomie (Hall, 1996). Celles-ci requièrent un rapport de l’œil au monde régi par l’« intromission », c’est-à-dire que l’opération de voir implique que les images des objets « entrent » dans l’œil, et non pas que celui-ci émet des rayons ou des esprits qui, en atteignant les objets, produisent la vision (Havelange, 1998 ; Lindberg, 1976).
9En « entrant » dans l’œil à travers des images, le monde peut être représenté par des images artificielles, qui sont à même, sous certaines conditions, de remplacer, dans l’acte de connaissance, le réel représenté (Mandressi, 2011). C’est dans ce cadre de savoir que l’image peut acquérir toute sa puissance persuasive, et devenir, au-delà de ses attributs didactiques, un argument, autrement dit, un outil de véridicité (Daston et Galison, 2007). Il faut pour cela, conformément à la tradition rhétorique, qu’elle soit « délectable » – pas de persuasion sans plaisir, en l’occurrence plaisir de l’œil ; d’où l’importance de la qualité esthétique que les artistes (peintres, dessinateurs, graveurs) sont en mesure d’y apporter. Il en est ainsi, par exemple, dans la monumentale Historia animalium de Conrad Gessner, publiée entre 1551 et 1558 à Zurich en quatre volumes in-folio. L’une de ses images les plus connues est celle du rhinocéros, prise d’une gravure réalisée par Albrecht Dürer en 1515 (fig. 1). Au XVIIIe siècle, l’anatomiste néerlandais Bernhardt Siegfried Albinus fait l’éloge, dans ses Tabulæ sceleti et musculorum corporis humani (Leyde, 1747) de l’artiste qui a œuvré à la réalisation des quarante somptueuses planches de l’ouvrage, le dessinateur et graveur Jan Wandelaar (fig. 2).
10Expliquer, montrer, démontrer, agrémenter, le tout en donnant à voir du savoir, en soumettant à l’œil, sous des formes graphiques variées, une partie des énoncés de connaissance, en faisant du lecteur aussi un spectateur, les milliers d’images scientifiques et techniques produites et diffusées en Europe à l’époque moderne sont l’expression massive d’une triple tradition : cognitive, technique, culturelle. Leurs usages sont sous-tendus par des rationalités historiquement situées qui en définissent les attendus ; leurs formes concrètes, qui encadrent ces usages, résultent de la mise en œuvre de savoir-faire et d’outils mis au point pour les matérialiser ; leurs significations procèdent de leur inscription dans une culture visuelle qui les rend interprétables et permet l’effectuation de leur fonction de connaissance.
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BIBLIOGRAPHIE
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