1En 1694, le Dictionnaire de l’Académie française fait du laboratoire « le lieu où les Chymistes ont leurs fourneaux & leurs vaisseaux pour travailler ». Forgé en français depuis le début du siècle à partir de laboratorium, qui existe depuis le Moyen Âge, le terme « laboratoire » est d’abord associé au monde de l’alchimie en quête de la pierre philosophale pour la transmutation des métaux en or et d’un médicament universel. Ce lieu secret de transformation de la matière où l’homme interroge la nature et tente de la maîtriser répond à la demande sociale en substances chimiques de toutes sortes – y compris pour la médecine, les arts et l’alimentation. Là naissent aussi les pratiques du laboratoire savant, dans un continuum avec celui des arts et métiers.

Naissance du laboratoire

2À Florence au XVI^e siècle, laboratoires et ateliers sont un signe et un outil de la puissance politique et économique des Médicis. Le Grand-Duc Cosme I^er travaille lui-même dans la Fonderia du jardin Boboli, que son fils François I^er transfère et développe aux Offices en 1586 (Kieffer, 2014). La gravure Distillatio de Giovanni Stradano (1590) représente les multiples activités du laboratoire alchimique, atelier de fabrication de produits pharmaceutiques et cosmétiques dont l’envoi dans les cours d’Europe atteste du prestige médicéen (fig. XI dans le cahier iconographique). Écarté du pouvoir par son oncle Ferdinand I^er, Antoine de Médicis reçoit en contrepartie le laboratoire, les ateliers et la riche bibliothèque scientifique du Casino di San Marco. Il en fait un actif lieu de recherche et d’expérimentation, où travaillent et expérimentent artistes, artisans, distillateurs. Parmi eux, le verrier Antonio Neri tire de ses expériences un traité sur son art (1612) diffusé dans toute l’Europe jusqu’au milieu du siècle suivant (Beretta, 2014a).

3Au XVII^e siècle, les laboratoires de chimie sont plus nombreux, installés au domicile des savants (Kenelm Digby à Covent Garden, à Londres) ou chez leur mécène, comme la maison de Salomon que Samuel Hartlib essaie de mettre en place à Charing Cross, à Londres, selon les idées de Francis Bacon (Shapin, 2010). Les chimistes expérimentent et reçoivent au laboratoire : même Robert Boyle, qui préfère s’isoler dans son laboratoire londonien de Pall Mall, y accueille le Grand-duc de Toscane en 1669 [Expérimenter*]. Au XVIII^e siècle, grands seigneurs, administrateurs, parlementaires et financiers créent dans leur hôtel ou château des laboratoires équipés des meilleurs instruments ; ils les ouvrent aux savants et travaillent parfois avec eux. Fourcroy souligne ainsi le bonheur qu’auraient éprouvé les plus grands personnages du royaume à suivre les expériences et les recherches des chimistes réputés du siècle des Lumières que sont « les Rouelle, les Darcet, les Macquer, les Bucquet1 ».

4Les premiers laboratoires publics ou rattachés à des institutions scientifiques apparaissent lentement. Robert Hooke, le « curator of experiments » de la Royal Society, fondée en 1660, a le sien au Gresham College [focus Description of Helioscopes*]. L’Académie royale des sciences de Paris, fondée en 1666, tarde à en installer un, que dirige un Hollandais naturalisé, Wilhem Homberg, médecin et ami du duc d’Orléans, et elle n’en a plus au XVIII^e siècle : les académiciens travaillent chez eux ou dans d’autres laboratoires institutionnels. Dans les États de l’Église, le pouvoir pontifical autorise Martino Poli à établir un laboratoire public à Rome et lui confie la production des médicaments chimiques (16912), et l’institut des sciences de Bologne en a un dès sa fondation (1714). Les universités suivent le mouvement, qui s’accélère au début des années 1770 : le laboratoire de l’université de Padoue devient alors le modèle de ceux de Parme, Florence et Turin (Giormani, 2000).

L’équipement du laboratoire de chimie

5Dans la peinture de genre flamande et hollandaise, depuis Brueghel l’Ancien, l’alchimiste est auprès de son fourneau, au milieu des livres dans un modeste atelier mal éclairé et aéré (Principe et De Witt, 2002). Au cœur du laboratoire du chimiste traditionnel se trouvent encore les fourneaux servant aux diverses opérations de fusion ou distillation, construits en brique ou posés sous la hotte de la cheminée. Marie Meurdrac (La Chymie charitable & facile, en faveur des dames, 1666) prône les fourneaux portatifs, que l’on dispose à son gré, ou « un ou deux réchauds comme dans les cuisines », et c’est bien dans la cuisine de son beau-père Samuel Hartlib que Clodius installe son laboratoire à Londres. Le frontispice de la Chymie du goût et de l’odorat de Polycarpe Poncelet (1766) illustre bien cette chimie de salon accessible à un plus vaste public.

6La planche de l’article « Laboratoire de chymie » de l’Encyclopédie par Venel, directeur de celui du duc d’Orléans à Sainte-Geneviève, regroupe dans un espace savant fictif les opérations successives ou indépendantes entre le fourneau et la table, espace de la réflexion et de la prise de notes (1765). La scène de genre fait place à la représentation d’un espace de travail modèle, comme celui qui figure sur le frontispice du Commercium philosophico-technicum or the philosophical commerce of the arts de William Lewis (Londres, 1765). Pour l’Encyclopédie, le laboratoire doit avoir trois caractères : être vaste, car les nombreux instruments requièrent de l’espace ; lumineux, pour déceler des phénomènes très peu sensibles parfois, comme un changement de couleur ou l’apparition de vapeurs ; et aéré par une grande cheminée donnant « une sortie libre et constante aux fumées, exhalaisons, vapeurs nuisibles » et des fenêtres opposées assurant un courant d’air pour emporter les poussières dangereuses. Le Dictionnaire de chymie de Macquer (1766, rééd. 1778) ajoute deux autres exigences : l’ordre et la propreté. En 1775, l’architecte Antoine oppose son projet monumental des laboratoires de la Monnaie sur la Seine au véritable « bouge » qu’étaient les ateliers établis rue de la Vieille-Monnaie au XIV^e siècle (Lanoë et Bret, 2006).

7Le laboratoire de chimie se trouve en réalité au centre d’un ensemble d’espaces complémentaires, avec des dépendances pour entreposer les matières selon les conditions de conservation, qui sont elles-mêmes utilisées « comme instrument chimique » : « L’air chaud du grenier pendant l’été, pour dessécher certaines substances, la fraîcheur de la cave pour favoriser la cristallisation de certains sels3. » De même, la cour ou le jardin constituent un véritable laboratoire externe pour « les explosions et déflagrations violentes, les évaporations de matières très puantes, les dessications au soleil » : au Louvre, l’Académie des sciences dispose du Jardin de l’infante, où Lavoisier et ses confrères installent sur un chariot la grande lentille de Montigny qui concentre les rayons du soleil pour la combustion au « verre ardent » (Lanoë et Bret, 2006).

8Avec l’étude des gaz et l’électricité, l’équipement du laboratoire moderne se diversifie et devient plus onéreux. À Birmingham, Priestley évalue le sien à 4 000 livres sterling. Celui du fermier général Lavoisier à l’Arsenal comporte 7 000 pièces : six ou sept fourneaux, une abondante verrerie de laboratoire, des balances de précision, des instruments pneumatiques sophistiqués, construits à sa demande par les plus habiles fabricants français ou venus d’Angleterre, comme les cornues de terre de Wedgwood et le générateur électrostatique de Ramsden. Quelque soixante-dix ingénieurs constructeurs d’instruments scientifiques, artisans de diverses corporations, manufacturiers ou collaborateurs ont participé à la fabrication d’instruments ordinaires ou conçus par lui. Dans son ultime version construite par Mégnié pour 7 000 livres (1787), le gazomètre est l’instrument le plus cher du laboratoire dont l’équipement total – estimé à plusieurs centaines de milliers de livres – est à la hauteur de la fortune du savant (Beretta, 2014b).

9Richement équipé, le laboratoire de l’Arsenal constitue ainsi l’archétype d’un nouveau type de laboratoire de recherche. Le mouvement durable de professionnalisation instaurant une science « sévère » – par opposition à la science « mondaine » – est servi par une équipe de jeunes assistants et collaborateurs, déjà académiciens (Laplace) ou prometteurs (notamment Seguin), tandis qu’une élite savante assiste aux expériences principales pour en témoigner, tels les académiciens Bochart de Saron, Berthollet ou l’Anglais Blagden, de la Royal Society. La révolution chimique lavoisienne s’est ainsi formée à l’écart de la faculté de médecine de Paris et, à Padoue où l’université est hostile à cette nouvelle « chimie des Français », le comte Nicolò Da Rio installe un laboratoire chez lui pour répéter et promouvoir les expériences du Traité élémentaire de chimie de Lavoisier (1789) (Giormani, 2000). Lieu de pouvoir intellectuel, le laboratoire indépendant peut ainsi s’opposer au pouvoir établi de l’université.

L’enseignement au laboratoire

10Outre la recherche, le laboratoire est encore le lieu d’apprentissage des apothicaires, avant de devenir un lieu d’enseignement de la chimie par la méthode expérimentale. Jean Beguin, médecin d’Henri IV et aumônier de Louis XIII, enseigne dans son laboratoire de chimie et pharmacie à Paris et publie le premier manuel de chimie en latin (1610) bientôt traduit en français (1615). Une planche du manuel d’Annibal Barlet (Le vray et methodique cours de la Physique resolutive, vulgairement dite Chymie, 1653) montre quelques élèves suivant un cours au laboratoire (fig. 1).

11Le phénomène s’amplifie au milieu du siècle des Lumières. Les plus célèbres cours à Paris sont alors ceux du laboratoire d’officine de Guillaume Rouelle, place Maubert puis rue Jacob (1739-1779), que suivent le jeune Lavoisier et un grand nombre d’auditeurs, y compris des femmes, puis ceux du laboratoire de Fourcroy, au parvis Notre-Dame, puis rue des Bourdonnais. Parfois un médecin-chimiste professe dans le laboratoire d’un apothicaire, tels Venel chez Montet à Montpellier, ou Macquer chez Baumé à Paris. Dans les années 1780, les laboratoires des apothicaires participent activement à la diffusion de la révolution chimique en province. Pilâtre de Rozier enseigne dans celui de Jean-Baptiste Boudet à Reims avant de diriger ceux du musée de Monsieur, servis par trois garçons, avec plus de trois cents instruments scientifiques, estimés à 17 000 livres (1781-1785) (Belhoste, 2011).

12Cependant, malgré l’abondance de ces cours privés payants ou de cours particuliers, la seconde moitié du XVIII^e siècle est surtout marquée par le développement des cours publics de chimie des laboratoires institutionnels. Outre ceux du Jardin du roi depuis le XVII^e siècle, sont ouverts entre 1771 et 1780 ceux de la faculté de médecine, du Collège royal, du Collège de pharmacie, de l’hôtel de la Monnaie et du Collège de chirurgie, parallèlement à ceux des formations scolaires (École vétérinaire d’Alfort, École des mines). Les professeurs de ces établissements donnent souvent des cours privés dans leurs propres laboratoires, tels Demachy et Mitouart, du Collège de pharmacie. Pour Paris, John Perkins estime le nombre d’auditeurs à 1 200 en 1761 et à quelque 3 500 en 1786, dont les trois quarts dans des lieux institutionnels. Parmi eux, 300 sont des étudiants « sérieux », engagés dans des études professionnelles (médecine, pharmacie, mines, poudres) ou auditeurs assidus (Perkins, 2010). En province, les autorités et les sociétés savantes prennent le relais, comme les États de Bourgogne, qui financent les cours publics de chimie, pharmacie et minéralogie de Guyton de Morveau au laboratoire de l’académie de Dijon (1776), où les auditeurs les plus avancés manipulent et expérimentent en dehors des cours (Bret, 2016), et ceux du Languedoc, qui fondent celui de Chaptal au laboratoire de la Société royale des sciences de Montpellier (1781). À Florence, le laboratoire de chimie du musée de Physique et d’Histoire naturelle créé par le Grand-Duc Pierre-Léopold (1775) est équipé des meilleurs instruments, construits par des artisans locaux ou acquis à l’étranger, notamment à Londres.

Laboratoire et atelier dans les arts et métiers

13Lieu de l’expérience, de l’enseignement et de l’expertise savante, le terme laboratoire s’applique aussi au monde des arts et métiers et les divers dictionnaires de l’Encyclopédie méthodique par ordre de matières éditée par Panckoucke, publiés entre 1782 et 1832, présentent le laboratoire sous toutes ses formes, académique, artisanale ou proto-industrielle.

14Le laboratoire de l’apothicaire se situe à l’intersection de ces mondes : « On dit aussi le laboratoire de l’Apothicaire, en ce sens que la Pharmacie est une branche de la Chymie4. » Avant tout, le maître apothicaire produit des préparations communes du Codex officiel et des nombreuses autres pharmacopées publiées, ou y fabrique des « remèdes secrets » qui lui sont spécifiques. Fourcroy nomme laboratoire « le lieu destiné aux travaux & aux recherches de chimie […] espèce d’atelier, plus compliqué que ceux de tous les autres arts », donnant ainsi à la discipline un statut mixte entre science et art5. Les termes laboratoire et atelier sont tenus pour synonymes par l’inspecteur des manufactures Roland de la Platière, qui fonde sur l’emploi de ces mots une hiérarchie intellectuelle distinguant deux catégories d’artisans. Ce lieu de mise en œuvre de tout procédé « qui demande de l’imagination, de l’intelligence & de la réflexion […], [celui] où l’Artiste fait ses recherches, quelquefois ses compositions » s’oppose pour lui à la « boutique », qui est le lieu où l’« ouvrier » n’exécute qu’une « opération purement mécanique, où la routine suffit6 ». Par le laboratoire, l’artisan s’élève donc du statut d’ouvrier, dans un métier de la routine et du seul savoir-faire, à celui d’artiste, relevant d’un art fondé sur l’intelligence et le savoir, tels ceux de l’émailleur, du distillateur, du teinturier (Belhoste, 2015) ou du parfumeur (Lanoë, 2008). Dans le monde artisanal, le fourneau constitue souvent le cœur du laboratoire, comme dans le laboratoire de chimie traditionnel. Pour la corporation des distillateurs d’eaux-fortes, avoir un fourneau, c’est avoir un laboratoire, et la Cour des monnaies traque les fourneaux clandestins qui pourraient produire de l’eau régale. Les planches de l’Encyclopédie représentent les quatre « laboratoires » du confiseur, mais deux seulement avec fourneau, four ou étuve. Cependant, les distinctions entre le laboratoire, l’atelier et la boutique sont parfois ténues, les espaces se côtoyant et se juxtaposant au sein d’un même ensemble. L’officine de Baumé, rue Coquillière à Paris, comprend un laboratoire pour l’enseignement, un pour la préparation des médicaments et cinq autres pour la fabrication des produits chimiques. Jusqu’en 1780, il fournit en produits chimiques, en instruments et en livres de chimie, les officines des apothicaires, les savants, mais aussi les ateliers des confiseurs, des vinaigriers, des distillateurs et des chapeliers de Paris et de province (Belhoste, 2011).

15Les parfumeurs, quant à eux, disposent rarement de plus d’un fourneau, et nombreux sont ceux qui effectuent leurs opérations sur des trépieds installés dans la cheminée. D’après les inventaires après décès postérieurs à 1740, seuls 15 % d’entre eux disposent d’un laboratoire et il y a souvent confusion entre l’espace de fabrication et l’espace voué à la vente. On trouve alors pêle-mêle dans la boutique les marchandises, le mobilier et le matériel servant à la fabrication : outre des mortiers, moulins à poudre, terrines, balances, la boutique d’André-Charles Marganne en 1759 contient des alambics, celle de Marguerite Pécourt en 1779 un « fourneau de creuset » et « pour la fonte de la pommade, deux chaudrons, une petite bassine, une poêle à queue, et une écumoire, trois tamis ». La majorité dispose néanmoins d’une boutique aux odeurs délicates, où se trouvent les marchandises et où trônent souvent les appareils de distillation emblématiques de la profession, et d’une arrière-boutique, cuisine ou cour qui concentre les activités de production, avec le traitement des matières grasses animales malodorantes. Contrairement au chimiste, dont le laboratoire détermine l’activité, celui du parfumeur n’est que l’ultime espace aménagé, le témoignage de l’adaptation pragmatique de l’espace aux besoins de l’artisan et d’une certaine réussite commerciale. Il est souvent difficile de reconnaître une affectation précise à chacun des espaces car les activités sont mobiles : c’est la pratique professionnelle et personnelle de l’artisan qui détermine la fonction des espaces et ce sont les matières, les matériels et les opérations qui s’y déroulent qui permettent aux notaires parisiens d’identifier le laboratoire, non pas à la manière d’un espace modèle, mais comme un espace de travail bien réel. Dans les années 1780, la dissociation entre l’espace de la vente et celui de la fabrication s’impose davantage : le laboratoire est parfois totalement déconnecté de la boutique, installé dans une autre rue (Lanoë, 2008).

Le laboratoire de la nature et le laboratoire de l’art

16Le laboratoire de chimie manifeste le pouvoir de celui qui le possède ou le dirige et laisse présager la puissance de l’homme pour découvrir et dompter les secrets de la nature. Rien ne semble résister à l’expérimentation et à l’analyse au laboratoire : de 1765 à 1785, l’air est décomposé en divers gaz ayant chacun des propriétés propres, l’eau elle-même est décomposée en « air vital » (oxygène) et « air inflammable » (hydrogène) et recomposée par l’étincelle électrique.

17Pour Fontenelle, « un bon Laboratoire [est], pour ainsi dire, toute la Nature en abregé7 » et Venel distingue les transformations naturelles du « laboratoire de la nature » et les opérations et expériences des hommes dans le « laboratoire de l’art8 » [Expérimenter*]. C’est dans les mines que se fait la rencontre avec la nature au travail, et plus encore dans les volcans [Nature*]. Dans le complexe volcanique du Vésuve et des Champs phlégréens à Naples, les savants font des matières volcaniques et du processus éruptif de véritables outils de recherches chimiques, qui sont discutés dans toute l’Europe (Guerra, 2015). Pour les analyses sur le terrain à la fin du XVIII^e siècle, Guyton de Morveau, à Dijon, propose des « laboratoires portatifs », avec boîte de réactifs, et fourneau à lampe à double courant d’air (Bret, 2016). Le laboratoire de l’art se transporte ainsi au plus près de celui de la nature.