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L'Europe des sciences et des techniques

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Liliane Hilaire-Pérez
, 
Fabien Simon
, 
Marie Thébaud-Sorger

Gestes

Dissection : savoir du corps, savoir sur le corps

Christelle Rabier

Testo integrale

1Le corps humain est au centre d’investigations multiples depuis la Renaissance : à la fois objet d’étude et instrument de savoir, il se trouve à l’interface entre les savoirs et les pouvoirs à l’époque moderne. C’est d’abord l’instrument et l’objet du « procès de civilisation » (Elias), ce lent contrôle de soi, des gestes, de l’apparence en société ; il est, pourrait-on dire, la matière des « artisans du corps » (Cavallo, 2007) qui apparaissent dans les villes européennes (Lanoë, 2008 ; Cavallo et Storey, 2013 ; Jones, 2014) [Techniques du corps*]. C’est aussi la matière du « biopouvoir » (Foucault), qui inscrit dans les corps la puissante coercition des gouvernements sur les sociétés ; dans ce cas, c’est également le corps social qui fait l’objet de contrôle et d’attention : depuis la peste noire qui décime les populations européennes entre 1346 et 1353, les malheurs des temps – épidémies, guerres – et les aspirations politiques étendent l’injonction de santé, de sa protection et de son amélioration, aux populations, urbaines en particulier (Fressoz, 2012 ; Rabier, 2016). La maîtrise du corps, de ses parties et ses fonctions reposent ainsi sur un ensemble de gestes et d’instruments, parmi lesquels nous pouvons isoler l’anatomie. Depuis la Renaissance, connaître le corps humain veut dire le disséquer. Cette pratique savante a fait l’objet de nombreuses études, en histoire de la médecine et des sciences comme en histoire des arts, dont nous souhaitons reprendre ici les enseignements les plus récents. L’anatomie, à cet égard, permet d’illustrer comment savoirs du corps et pouvoirs tissent leurs rapports dans l’Europe moderne.

Anatomies européennes

2« Je veux étudier l’anatomie » : Descartes écrit à Mersenne fin 1629 qu’il souhaite désormais se consacrer entièrement à l’exploration de la structure matérielle du corps humain afin de comprendre la conservation de la santé et mieux connaître la vie et les passions qui la gouvernent. Là, dans ces Provinces Unies où la prospérité matérielle semble, aux yeux des contemporains, une conséquence de la liberté de penser et d’entreprendre, Descartes ressent la fièvre qui anime un public éclairé qui se presse aux dissections publiques (Cook, 2007). À Amsterdam, Delft et Leyde ont lieu des leçons d’anatomie courues, à l’instar de celle du Dr Tulp que peint Rembrandt en 1632. À Paris, les familiers du roi se disputent les services d’une poignée d’anatomistes, qui dissèquent hommes et animaux en privé, à l’Académie des sciences ou encore au Jardin du roi (Guerrini, 2015). La dissection anatomique inaugure ainsi les spectacles de science moderne, où se côtoient praticiens, étudiants et amateurs [Publics*]. La fièvre des dissections qui gagne l’Europe entière entre 1620 et 1640 trouve son origine dans l’Italie septentrionale du milieu du XVIe siècle. André Vésale (1514-1564), formé aux langues classiques dans le collège de Louvain, a ainsi pu suivre des dissections à Paris, où il acquiert son doctorat en médecine, avant de gagner Padoue où il exerce comme professeur de chirurgie et conduit lui-même des dissections dans plusieurs villes d’Italie septentrionale. Il est, par exemple, invité par les étudiants de médecine à en conduire dans l’église San Francesco, où sont installés une table et des bancs placés en arc de cercle pouvant accueillir quelque deux cents personnes. À Padoue, qui continue à être un centre majeur de la recherche anatomique après le départ de Vésale, un premier théâtre anatomique est érigé en 1585, bien vite imité par d’autres villes européennes.

  • 1 Vésale André, De humani corporis fabrica, Bâle, Johannes Oporinus, 1543.

3Aux yeux des médecins, l’expérience anatomique de la Renaissance ne peut se penser hors de la vaste entreprise de redécouverte des textes anciens [Découvrir*]. Comprendre la pertinence de Galien (129-v. 216) : c’est le projet même de Vésale dans son De humani corporis fabrica (Bâle, 1543), texte majeur des savoirs anatomiques de la Renaissance1. En repérant les occurrences structurelles, par des observations répétées, l’anatomiste se dit capable de proposer un canon du corps humain, qui réduit la diversité observée à ce qu’il juge être une anatomie normale, ou téléologique, selon un idéal de structure qu’il recompose et qu’il dessine (Kusukawa, 2012). Alors que Galien, de son aveu même, n’a jamais pu avoir accès au cadavre humain, Vésale entend corriger une anatomie humaine fautive en la mettant en rapport avec ses propres résultats sur les animaux. En identifiant correctement les observations anatomiques de Galien comme provenant du chien, du singe ou du porc, Vésale renforce la crédibilité de ses résultats en anatomie humaine. La recherche anatomique déborde largement les murs du théâtre et la table de dissection : pour mieux comprendre la structure des osselets de l’oreille, Vésale invite ses étudiants à ouvrir la tête d’un veau ou d’un agneau servi à dîner. Si Descartes obtient son matériel d’étude auprès des bouchers, les correspondances des étudiants transalpins venus à Padoue relatent leur véritable chasse aux cadavres.

4Le savoir-faire anatomique de Vésale ne repose pas uniquement sur les gestes de la dissection ; il requiert son inscription dans des textes et des images, et partant, en construit la valeur de vérité (Daston et Gallison, 2007) [Images et savoirs*]. L’autorité du savoir par l’observation repose sur la confiance que ses lecteurs accordent à l’anatomiste, qui se représente en manipulateur de cadavres dans ses portraits et explicite, dans ses écrits, la fonction des nombreux instruments dont il se sert comme les « tubes faits de roseaux, pour gonfler d’air certaines parties du corps » (Kemp, 2000 ; Mandressi, 2003). Diagrammes synthétiques, représentations d’organes isolés selon différents points de vue en relation avec des parties animales, ou encore de systèmes complets, la palette iconographique de Vésale est immense : chaque image renvoie, par un code de lettres, au texte qu’elle illustre et auquel elle donne sens. Argument dans une controverse, guides de l’œil estudiantin pendant une dissection, figures canoniques d’une partie du corps humain, les images, pour Vésale qui porte un soin tout particulier à leur dessin et à leur gravure, participent ainsi à une économie du savoir, faites de gestes et d’observations empiriques, mais aussi de savoir-faire bibliographiques et plastiques (Carlino, 1999 ; Maerker, 2012). Les débats sur les « origines de la couleur des nègres », au concours de l’Académie des sciences de Bordeaux en 1739, qui favorisent l’émergence d’une science raciale au XVIIIe siècle, reposent sur une intense circulation de spécimens anatomiques (Curran, 2011). L’intérêt pour l’anatomie occasionne l’émergence d’un artisanat spécialisé d’ouvrages, de modèles et de cires anatomiques, à destination des professionnels de médecine, mais aussi de curieux, aux consommations multiples, de la dévotion à l’érotisme. Événement urbain, le spectacle anatomique et ses dérivés (modèles et musées) participe du marché de la consommation savante.

Techniques et mécanique des corps

Figure 1 – « Bras ligaturé pour une saignée », figures 3 et 4 (William Harvey, Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus, Francfort, G. Fitzer, 1628, © Wellcome Library, Londres).

  • 2 Harvey William, Exercitatio Anatomica de Motu Cordis et Sanguinis in Animalibus, Francfort, G. Fit (...)

5Les historiens ont récemment souligné les continuités qui existent entre l’activité artisanale, la pratique thérapeutique et les recherches savantes, dans le cas de la médication alchimique ou des régimes de santé (Smith, 2004 ; Cavallo et Storey, 2013). La conceptualisation de la circulation sanguine hérite quant à elle de la connaissance de première main des ouvrages hydrauliques (Boyle, 2008). William Harvey (1578-1657), qui a étudié la médecine à Londres, puis à Padoue, a observé le fonctionnement du système d’écluses de la porte Contarine à Padoue, avant de décrire le système de valvules qui oriente le flux sanguin dans les veines2. C’est pourtant à la pratique de la saignée qu’il fait référence, lorsqu’il rapporte l’expérience qui établit sa théorie. La saignée, à la Renaissance, peut être considérée comme la forme la plus courante de traitement curatif et prophylactique : elle est indiquée pour soigner les douleurs, les fièvres, les maladies épidémiques, nettoyer les urines, améliorer la digestion et renforcer la mémoire et l’ouïe ou encore éloigner l’anxiété. Pour convaincre son lecteur, Harvey lui propose de reproduire l’expérience lui-même (fig. 1) : il propose de sangler le bras d’un homme maigre, après un peu d’exercice, « comme pour la saignée », afin de voir apparaître les protubérances des valvules et de faire glisser le doigt le long de la veine pour en vider le contenu : Harvey fait observer l’absence de reflux sanguin dans la portion de veine ainsi vidée. La pratique thérapeutique commune participe à l’établissement d’une théorie.

6La circulation sanguine n’est qu’un exemple des analogies tissées entre arts mécaniques, pratiques thérapeutiques et corps anatomique : Vésale truffe son texte de métaphores d’ingénierie militaire ; les horlogers adaptent leurs mécanismes aux corps souffrants, déformés ou amputés (Hilaire-Pérez et Rabier, 2013). On peut ainsi parler d’appropriation progressive des codes du dessin technique, de la représentation des instruments à celle du corps instrumenté – pointillés pour indiquer la transparence, séquences opératoires figurées sur un même dessin (fig. X dans le cahier iconographique), transformant le soin chirurgical en art mécanique (Rabier, 2006 ; Adams et Rabier, 2011). En marge des débats sur la Révolution scientifique, la dissection représente ainsi, dans le Paris du Grand siècle, un des principaux espaces d’expérimentation moderne (Guerrini, 2015).

Les enjeux politiques de la dissection

7Au cours de l’époque moderne, l’anatomie en vient à incarner le savoir-faire médical par excellence, tandis que son usage public transforme l’autorité des médecins. L’ensemble de gestes, de matériaux, de représentations textuelles, tabulaires ou graphiques de l’anatomie nourrit les pratiques thérapeutiques, fonde la certification professionnelle (Lawrence, 1996), mais aussi l’expertise médicale auprès des pouvoirs publics [Expertise*]. Plus que tout autre pratique savante peut-être, la dissection façonne dans le corps social, voire le monde animal, un ordre politique selon une échelle de valeur qui distingue entre corps de basse extraction (ignobile), ou étrangers ou inconnus (ignoti), disséqués, et corps nobles, qu’on embaume (Chamayou, 2008 ; Klestinec, 2011 ; Boumediene, 2016). Les animaux, soumis aux vivisections, perdent alors leur droit de cité (Guerrini, 2015).

8Dans la Rome de la Contre-réforme, l’examen post-mortem des personnalités religieuses participe aux procédures de canonisation, en contrepoint de l’examen médico-légal en cas de suspicion d’homicide (Andretta, 2009) [focus Médecine et papauté*]. Au début du XVIIIe siècle, la dissection contribue à raffermir l’autorité politique des praticiens : c’est le cas pour l’enquête de l’archiatre Lancisi (1654-1720) conduite à la demande du pape qui fait face, en 1705 et 1706, à une épidémie de mort subite (Donato, 2011). À cette occasion, le pape, qui prône prières et processions pour lutter contre le mal mais, convaincu que la maladie frappe les pécheurs, autorise la pratique d’anatomies publiques d’hommes de « condition modeste » pour répondre à ce qui représente à la fois un problème légal et médical. En se fondant sur plusieurs autopsies, Lancisi conclut à l’absence de cause directe de mort subite, mais à l’existence d’états de santé fragiles. Ainsi, en suggérant d’intervenir pour sauvegarder ceux qui peuvent l’être, on peut dire qu’il offre une justification théorique à une médicalisation de l’agonie.

  • 3 Louis Antoine, Mémoire sur une question anatomique relative à la jurisprudence […], Paris, G. Cave (...)

9La dissection représente un des instruments par lesquels chirurgiens et médecins s’emparent de grandes questions religieuses et morales du temps : l’affaire Calas en donne une illustration. Alors que Voltaire organise un groupe de pression pour réviser le procès, le secrétaire perpétuel de l’Académie royale de chirurgie, Antoine Louis (1723-1792) rend compte de ses recherches « dans un mémoire sur une question anatomique relative à la jurisprudence dans lequel on établit les principes pour distinguer, à l’inspection d’un corps trouvé pendu, les signes du suicide d’avec ceux de l’assassinat », en cherchant à établir la cause de la mort du fils Calas3. Pour ce faire, il procède à la fois à des recherches bibliographiques, à des expériences sur des cadavres humains, sur des animaux vivants et morts, ainsi qu’à une enquête auprès du bourreau. Le texte approuvé par l’Académie et présenté à la séance solennelle d’avril 1763, connaît une large publicité dans les gazettes. À la lecture du jugement de réhabilitation au Parlement de Paris où figurent pour la première fois les rapports de médecine légale, le pari est réussi. L’enjeu pour Louis était triple : souligner le rôle des chirurgiens, qui ont le devoir de porter secours et ce d’autant que le suicide résulte, selon lui, d’un état de maladie de celui qui passe à l’acte ; préciser le savoir médical qui doit commander à la décision de justice ; confirmer la possibilité d’utiliser les cadavres de condamnés à des fins de recherche. La médecine légale et ses dissections qui deviennent des éléments de preuve de la chose jugée consacrent le pouvoir des techniques médicales, à la fois sur la sphère religieuse et morale et sur la sphère judiciaire.

Bibliografia

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Note

1 Vésale André, De humani corporis fabrica, Bâle, Johannes Oporinus, 1543.

2 Harvey William, Exercitatio Anatomica de Motu Cordis et Sanguinis in Animalibus, Francfort, G. Fitzeri, 1628.

3 Louis Antoine, Mémoire sur une question anatomique relative à la jurisprudence […], Paris, G. Cavelier, 1763, p. 5.

Indice delle illustrazioni

Legenda Figure 1 – « Bras ligaturé pour une saignée », figures 3 et 4 (William Harvey, Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus, Francfort, G. Fitzer, 1628, © Wellcome Library, Londres).
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Autore

Maîtresse de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales [http://esopp.ehess.fr/index.php?716], a développé des recherches sur l’histoire technique et économique de la médicalisation européenne à l’époque moderne. Elle a notamment édité « Fitting for Health. The Economy of medical Technologies in Early Modern Europe », numéro spécial de Technology and Culture, vol. 53, no 3 (2013).

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