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L'Europe des sciences et des techniques

 | 
Liliane Hilaire-Pérez
, 
Fabien Simon
, 
Marie Thébaud-Sorger

Gestes

Focus document. Luxe, précision et mesure du temps : une montre de John Arnold comme document matériel

Gianenrico Bernasconi

Testo integrale

1La montre (fig. VI dans le cahier iconographique) réalisée en 1768 par le célèbre horloger anglais John Arnold (1736-1799) fut offerte par le roi George III (1738-1820) à son écuyer William Price (1749-1817) (Cardinal et Piguet, 1999). Le monarque, féru de techniques et de sciences, avait déjà acheté en 1764 et en 1766 à Arnold des montres montées sur une bague (Mercer, 1972). Cette montre de poche se caractérise par le raffinement de son boîtier extérieur signé Daniel Aveline (DA) (?-1772), qui présente un décor de fantaisie orientale dans lequel on reconnaît une fabrique d’inspiration chinoise, un chien et un oiseau perché. Ces motifs gravés en or de plusieurs couleurs sont appliqués sur un fond d’émail bleu, encadré de rinceaux à fleurettes. L’objet s’inscrit dans le marché de produits de luxe et de haute technicité, caractéristique du XVIIIe siècle. Le boîtier peut être facilement ouvert. À l’intérieur, se trouve un deuxième boîtier en or avec décor de fleurs, percé afin de pouvoir entendre la sonnerie. Ce deuxième boîtier peut également s’ouvrir pour laisser admirer le mouvement signé par Arnold. Entre les deux boîtiers, on trouve le papier à la marque de l’horloger (fig. VII dans le cahier iconographique), et une dentelle en papier décorée avec une figure féminine (fig. VIII dans le cahier iconographique) dont la fonction est de stabiliser le mouvement lors du portage.

2Arnold est l’un des horlogers les plus doués de sa génération, réputé pour ses montres de précision et spécialement pour les chronomètres de marine dont il contribue au perfectionnement et à la diffusion à travers la production de plusieurs centaines d’exemplaires de haute qualité. Il fait partie des horlogers qui, à la suite de John Harrison (1693-1776), participent à la solution du problème de la mesure de la longitude, un des grands défis techniques et scientifiques de l’époque moderne (Sobel, 1995). La montre offerte à William Price présente une série de dispositifs empruntés aux chronomètres de marine – constituant en cela un cas exemplaire de la combinaison entre produit de luxe et article de précision comme l’atteste la compensation thermique obtenue par une lame bimétallique linéaire agissant sur le spiral (fig. IX dans le cahier iconographique). Exposée à la chaleur, la montre subit une petite dilatation des matériaux, compensée par la déformation programmée du métal engendrant une force opposée. La communication de l’heure présente aussi des éléments originaux pour une montre de la deuxième moitié du XVIIIe siècle : elle sonne à la demande les heures, les fractions de dix minutes, puis les minutes supplémentaires et présente une aiguille des secondes qu’il est possible d’arrêter par un système de blocage agissant directement sur le balancier.

3Signée par John Arnold et Daniel Aveline, cette montre s’inscrit dans un processus de production fondé sur la sous-traitance. Développé dans les campagnes du Sud-Ouest Lancashire ou de Birmingham (Weiss, 1982 ; Riello, 2008), ce mode de production est rendu nécessaire par l’augmentation de la demande et par la complexité des savoirs nécessaires à la fabrication de ces montres. La division du travail est caractéristique de la production horlogère du XVIIIe siècle.

4La montre est un objet qui favorise l’acquisition de savoir-faire par le consommateur, devenu usager de dispositifs techniques. L’apprentissage des manipulations nécessaires au remontage, au déclenchement de la sonnerie et au réglage des aiguilles, implique une transmission de techniques, notamment via l’imprimé commercial et les modes d’emploi, qui participe de la technicisation du quotidien et de la formalisation des savoirs artisanaux (Hilaire-Pérez et Thébaud-Soger 2006). Cet objet invite aussi à s’interroger sur la pénétration de la mesure du temps dans la vie quotidienne. Lorna Weatherill dans ses travaux sur l’histoire de la consommation en Angleterre a enregistré une forte augmentation entre 1675 et 1725 de la présence de garde-temps dans les foyers anglais. Si en 1675 seulement 9 % des inventaires après-décès retenus présentaient des horloges, en 1725 leur pourcentage monte à 34 % (Weatherill, 1988). La diffusion sociale de la mesure du temps a pu être également associée au processus d’industrialisation qui repose, selon la fameuse thèse de Thompson (Thompson, 1967), sur une discipline nouvelle de la ponctualité dans l’exercice du travail.

5Les recherches récentes montrent cependant la diffusion d’une pratique de la mesure du temps bien antérieure, ce qui soulève des questions sur le processus de synchronisation au XVIIe et au XVIIIe siècle rendu possible par la diffusion de ces montres portatives et des horloges domestiques et par la multiplication des horloges publiques (Glennie et Thrift, 2009). Le dépouillement des journaux intimes confirme la diffusion d’une mesure du temps de plus en plus précise au cours du XVIIIe siècle, notamment dans l’enregistrement biographique des évènements (Shermann, 1996).

6La montre constitue donc un document matériel permettant de croiser l’histoire des cultures de la précision, celle de l’organisation de la production et celle des formes de consommation. Dans l’objet, s’articulent les exigences du luxe et du « génie » technique, ainsi que la diffusion de nouvelles « techniques du social » dont la mesure du temps est une forme principale.

Bibliografia

BIBLIOGRAPHIE

Cardinal Catherine et Piguet Jean-Michel, 1999, Catalogue d’œuvres choisies du musée international d’horlogerie, La Chaux-de-Fonds, Institut l’homme et le temps.

Dequidt Marie-Agnès, 2014, Horlogers des Lumières : temps et société à Paris au XVIIIe siècle, Paris, CTHS.

Glennie Paul et Thrift Nigel, 2009, Shaping the Day. A History of Timekeeping in England and Wales, 1300-1800, Oxford, Oxford University Press.

Hilaire-Pérez Liliane et Thébaud-Sorger Marie, 2006/2, « Les techniques dans l’espace public. Publicité des inventions et littérature d’usage au XVIIIe (France, Angleterre) », Revue de synthèse, 5e série, p. 393-428.

Mercer Vaudrey, 1972, John Arnold & son. Chronometer Makers, 1762-1843, Londres, The Antiquarian Horological Society.

Riello Giorgio, 2008, « Strategies and Boundaries: Subcontracting and the London Trades in the Long Eighteenth Century », Entreprise and Society, vol. 9, 2, p. 243-280.

Sherman Stuart, 1996, Telling Time. Clocks, Diaries and English Diurnal Form 1660-1785, Chicago/Londres, Chicago University Press.

Sobel Dava, 1995, Longitude. The True Story of a Lone Genius Who solved the Greatest Scientific Problem of his Time, New York, Walker.

Thompson Edward P., 1967, « Time, work-discipline and industrial capitalism », Past & Present, 38, p. 56-97.

Weatherill Lorna, 1988, Consumer Behaviour and Material Culture in Britain, 1660-1760, Londres/New York, Routledge.

Weiss Leonard, 1982, Watch-Making in England, 1760-1820, Londres, Robert Hale.

Autore

Professeur associé à l’Institut d’histoire de l’université de Neuchâtel, est directeur de recherche rattaché au musée international d’Horlogerie de La Chaux-de-Fonds. Ses recherches actuelles portent sur le processus de synchronisation au XVIIe et au XVIIIe siècle, sur les cultures techniques de la réparation dans le domaine de l’horlogerie et sur les cultures artisanales dans les monastères du Sud de l’Allemagne et de la Suisse au XVIIIe et au XIXe siècle. Il est l’auteur du livre Objets portatifs au Siècle des Lumières, Paris, CTHS, 2015.

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