L’action publique et les Parcs nationaux français : discours d’acteurs et instrumentalisation politique des conflits en zone centrale du Parc national de la Vanoise (Savoie)
p. 227-238
Note de l’auteur
Note portant sur l’auteur1
Texte intégral
1Près de trois ans de maturation entre la nouvelle loi sur les parcs nationaux (avril 2006) et le rapport Giran (juin 2003), du nom du député du Var qui avait été missionné par le Premier ministre pour proposer une réforme de ces Établissements publics, emblèmes de la protection de l’environnement en France. De lourds enjeux politiques se sont cachés derrière cette réforme et ont tardé à la faire prendre forme. La dimension politique des espaces protégés s’est accentuée au fur et à mesure de l’émergence d’une conscience environnementaliste en France, mais aussi du renforcement du local et des implications des populations dans les projets de développement. La gestion de la zone centrale du Parc national de la Vanoise peut servir de base à une lecture politique des enjeux environnementaux.
2L’action publique est définie par le Petit Robert comme « une action exercée au nom de la société par le ministère public pour l’application des peines ». Elle sera considérée dans cet article comme tout fait politique ayant une incidence sur les espaces protégés, la mise en place de mesures et la prise de décisions visant au développement et/ou à la protection des milieux montagnards (Finger-Stich et Ghimire, 1997). Le géographe l’aborde comme un phénomène politique ayant une implication spatiale, notamment à l’échelle locale par le croisement et parfois l’entrechoquement de logiques décisionnelles multiscalaires (municipalité, communauté de communes, conseil général, conseil régional, État, Europe…). Comment s’organise cette action publique dans les zones centrales et autour des Parcs nationaux alpins français ?
3Instrumentaliser revient à considérer quelque chose ou quelqu’un comme un instrument, rendu purement utilitaire, c’est-à-dire au service d’une ambition, d’un projet, d’une volonté, d’un axe de développement. Il s’agira ici d’une utilisation à des fins collectives ou personnelles d’une situation sociale que l’on contribue à exacerber. Les acteurs sont les personnes qui prennent une part active à la vie des massifs concernés (tout le monde est acteur, dans la mesure où il est partie prenante ou émet un avis sur l’aménagement de la montagne). D’où la récurrence des conflits d’usage, définis par A. Lecourt (2003, p. 17) comme « le fruit d’une concurrence autour d’un espace ou d’une ressource », l’auteur les différenciant des conflits environnementaux analysés par B. Charlier (1999) et des conflits d’aménagement (J.-M. Dziedzicki, 2001). Mais les différentes oppositions entre usages recoupent bien sûr les projets d’aménagement qui en découlent et les processus d’évolution environnementale qui les façonnent. Quoi qu’il en soit, ces conflits s’expriment invariablement en termes d’espaces, de temps (court terme ou longue durée), de pratiques, d’activités, de quotidien, de visions du monde et de représentations. Le statut d’espace protégé à réglementation rigoureuse des cœurs de Parcs nationaux est en effet très contraignant, ce qui ne va pas sans poser de lourds problèmes de gestion, au sens plein du terme. Ceci est particulièrement net dans le cas du Parc national de la Vanoise.
LE PARC NATIONAL DE LA VANOISE, PIONNIER DE LA « PROTECTION DE LA NATURE » EN FRANCE
4Le Parc national de la Vanoise (PNV) est situé en Savoie, entre les vallées de la Tarentaise au nord et de la Maurienne au sud. Sa zone périphérique (devenue aire d’adhésion selon la terminologie de la nouvelle loi) de 1 450 km2 compte 32 078 habitants (1999) et la zone centrale (cœur) s’étend sur 528 km2 (pas d’habitat permanent). Les missions assignées à cet organisme administratif sont (loi de 1960 et décret de 1963) : la protection, qui est la finalité première, la fréquentation touristique induite et l’« éducation des visiteurs » recommandée ; les pratiques ancestrales sont tolérées (ici l’élevage) mais ont longtemps été considérées comme peu compatibles avec la mission fondamentale de préservation. La Vanoise est un Parc national montagnard s’échelonnant entre 1 280 m et 3 855 m d’altitude, où domine l’étage alpin, celui des alpages (entretenus depuis plusieurs siècles ; Gardelle, 1999 ; Collomb, 1989) et des prairies « naturelles » (61 % de la superficie totale de la zone centrale). Il s’agit d’espaces en majorité « produits », c’est-à-dire aménagés et appropriés par les habitants.
5Le cas du Parc national de la Vanoise présente divers avantages pour une analyse des enjeux liés aux conflits. D’abord celui d’un statut particulier de l’espace, dans la mesure où des mesures de protection strictes régissent le cœur et que l’aire d’adhésion est soumise à une convergence d’acteurs publics variés (différents ministères, administrations départementales et régionales, municipalités…). En outre, la zone centrale est entourée de réserves naturelles, créées tout au long de l’histoire de l’espace protégé, et qui demeurent elles aussi difficilement admises. Pour autant, il s’agit d’un espace vécu, anciennement humanisé, d’un espace politique qui est l’objet de nombreux enjeux de pouvoir, de résistances, d’un espace économique placé sous le sceau de la rentabilité (agricole et touristique). C’est le plus ancien des Parcs nationaux français. Par conséquent, il offre au bout de 40 ans un recul appréciable pour observer son évolution et ses jeux d’acteurs. C’est aussi le Parc national qui est l’objet des plus fortes pressions en terme d’aménagement touristique car il est ceinturé par le plus grand ensemble de stations de sports d’hiver d’Europe ; et « là où il y a enjeu, il y a conflit » (Gravari-Barbas et Veschambre, 2000, p. 4).
Figure 1 : Les espaces protégés dans les Alpes françaises.

6Les logiques de spatialité (intérêt national et ancrage local) et de temporalité (durabilité de la civilisation agropastorale, création des espaces protégés) des Parcs nationaux sont au cœur de l’analyse géographique (Richez, 1992). L’action publique s’envisage elle aussi dans un emboîtement d’échelles (du local au national). Dans ce contexte, le propos s’attachera à démontrer que les Parcs nationaux alpins français, dont la Vanoise, ont été confrontés à des situations de conflits mettant en scène divers acteurs, conduisant les espaces protégés à rechercher des formes de compromis et de consensus afin d’éviter l’accroissement des phénomènes de rejet dont ils étaient l’objet. Différents exemples soulignent qu’au-delà des frictions concernant les usages de l’espace, c’est bel et bien l’utilisation qui en est faite par les différents acteurs qui est révélatrice des distances existant entre les groupes sociaux sur les questions touchant à l’environnement et à l’espace rural, et de manière plus large, aux représentations de la société.
LES PARCS NATIONAUX ALPINS, SEGMENTATION SPATIALE ET « POLITIQUE DU COMPROMIS »
7Pour éviter les conflits, les Parcs nationaux alpins français, dont la Vanoise, ont recherché le compromis par la pratique de la segmentation spatiale. Cette pratique s’avère finalement peu convaincante si l’on en juge par ses résultats sociaux et spatiaux. Il semble pourtant que la politique menée par les Parcs nationaux soit en perpétuelle recherche de consensus social.
Un espace segmenté ?
8La segmentation spatiale est abordée comme un processus visant à séparer différents usages potentiels de l’espace jugés non compatibles. Elle se traduit par le tracé de frontières et par les oppositions, voire les conflits, qu’implique toute attribution spatiale à des groupes sociaux d’intérêts divergents.
9Sur le terrain, la limite de la zone centrale du PNV est très découpée, parcourant près de 250 km (dont quatorze sur la frontière italienne limitrophe du parc du Grand Paradis), suivant approximativement la courbe de niveau des 2 000 mètres. Ainsi, dès sa création, par le tracé des limites de la zone centrale, le PNV se place dans une logique de compromis (Laslaz, 2004, p. 118) entre intérêt supérieur de la nation (la protection d’espaces à forte valeur patrimoniale, « naturelle » à l’origine, puis bâtie par la suite) et impératif local de développement touristique, marqué par le flot de constructions des stations de la « troisième génération », notamment en Tarentaise. La solution trouvée n’est alors ni plus ni moins que de diviser l’espace afin de satisfaire les deux attentes. Cette solution supposée contenter les deux parties s’est révélée en fait peu convaincante : elle a exacerbé les oppositions au lieu de rechercher le juste milieu, poussé au jusqu’au-boutisme et à la fuite en avant en constituant de véritables continuums de remontées mécaniques sur certaines portions du pourtour de la zone centrale. Elle a poussé les espaces protégés au repli et à l’intangibilité de leurs limites, ce qui n’a fait qu’accroître les phénomènes de mécontentement, voire de rejet à leur égard.
10Le débat houleux qui opposa de 1984 à 1994 le village mauriennais de Bonneval-sur-Arc – qui demandait son raccordement à la station tarine de Val d’Isère par deux télésièges traversant la zone centrale – à l’État en est l’illustration. À l’occasion du trentième anniversaire des Parcs nationaux en 1993, Michel Barnier, ministre de l’Environnement mais aussi pendant longtemps député et président du conseil général de Savoie, posa la question de l’intangibilité des limites des Parcs nationaux pour leur trentième anniversaire. Un Collectif de défense des Parcs nationaux rassemblant 4 000 associations de protection de la nature en France et en Europe est constitué en mars 1994 et la campagne menée par France Nature Environnement contre « le démantèlement des Parcs nationaux » rassembla 70 000 signatures en mai 1994. Le projet ne vit jamais le jour et plus aucun ministre ne se hasarda à poser publiquement la question des limites des zones centrales…
11Chaque commune de Vanoise négocia au début des années soixante hectare par hectare les superficies destinées à être intégrées à la zone centrale, conservant hors de celle-ci au maximum les propriétés privées, les territoires de chasse giboyeux, ou les terrains potentiels d’aménagement touristique (communes de Termignon, Val-d’Isère…). Par exemple, la commune de Saint-Martin-de-Belleville, dont le maire n’était autre que J. Fontanet, premier Président du conseil d’administration du PNV, mais surtout ministre et député de la Savoie, ne concéda rien de ses 15 500 hectares à la zone centrale. Elle a par contre été entièrement incluse en zone périphérique, ou en termes plus directs, attendait les retombées de celle-ci sans vouloir subir les contraintes de celle-là.
12La logique d’opposition entre espace aménagé et espace préservé culmine de 1969 à 1971 avec l’« Affaire de la Vanoise », moment paroxysmique des tensions entre promoteurs, élus partisans de la construction d’une station de ski (Val-Chavière, sur la commune de Modane) en zone centrale, et défenseurs de l’environnement (Carlier, 1972). La station devait être créée dans le vallon de Polset, au pied du glacier de Chavière, et connectée à Val-Thorens. Créée en 1972 au sommet de la vallée des Belleville, cette dernière avait comme objectif la pratique du ski d’été. Le 16 décembre 1969, un des protagonistes de la future « Affaire de la Vanoise », le général Antoine Béthouart intervient à la tribune du Sénat. Il regrette en s’adressant au ministre de l’Agriculture que « la plus grande de ces zones (du pré-parc), la haute vallée de Belleville et de Thorens, qui était comprise dans les limites du projet du parc, en a été retirée pour permettre d’y construire ». On ne s’étonnera donc pas de constater qu’aujourd’hui son territoire compte trois stations de ski (pour un total de 47 000 lits et un débit horaire de 117 000 skieurs) reliées entre elles et au reste des Trois Vallées, raccordées par télécabine au village mauriennais d’Orelle afin d’attirer la clientèle italienne empruntant le tunnel du Fréjus…
13Dans le massif de la Vanoise, le nombre de lits des stations varie de 250 lits pour Villaroger à près de 49 000 pour La Plagne. Les stations entreprennent fréquemment des aménagements lourds et peuvent être différenciées selon quatre paramètres : le débit horaire total des remontées mécaniques, qui est en général lié à la capacité d’hébergement touristique, la pression exercée sur l’environnement par la station (enneigement artificiel, modification de la topographie des versants), la volonté d’expansion, notamment en direction de la zone centrale et des réserves naturelles. Les grosses stations disposent évidemment de fortes capacités d’investissements et d’un potentiel de développement plus important. Un autre critère est le poids de la saison estivale dans l’activité économique de la station. Il est important dans les stations familiales qui souhaitent conserver une « authenticité » de station-village et une bi-saisonnalité touristique. Au final, le contraste entre Maurienne et Tarentaise (où se concentre l’essentiel des grosses stations), hormis quelques cas spécifiques, est édifiant, et l’opposition entre espace non équipé, principalement destiné à la pratique de la randonnée, et l’espace aménagé pour le ski, très nette. Les écologistes « radicaux » (Champollion, 1977) avaient d’ailleurs pressenti dans cette partition une, forme de marchandisation des espaces naturels, qui fait aujourd’hui débat à l’échelle internationale (Héritier et Laslaz, dir., 2008).
Des limites spatiales et une politique visant à limiter les contentieux territoriaux
14En tentant de répondre à chacune des demandes des communes concernées, l’État a induit un tracé de zone centrale qui répond plus à des tractations politiques qu’à des impératifs altitudinaux, écologiques et biologiques. « Les frontières épousent plus la courbe des intérêts locaux que les courbes de niveau » sera la première constatation effectuée au lendemain du tracé des limites. Cela explique le caractère « écrasé » de la zone centrale au Nord (car il a fallu exclure les grands domaines skiables tarins construits ou en projet), plus arrondi et basé sur la topographie au Sud, dans la vallée de la Maurienne.
15Pour limiter les accrochages avec les populations locales, l’administration a été contrainte de trouver des solutions acceptables pour les deux parties. Prenons l’exemple de la libre circulation des propriétaires au sein de la zone centrale : celle-ci est interdite aux touristes, mais, munis d’un macaron à l’effigie du Parc national et délivré par la direction, les éleveurs peuvent utiliser leurs véhicules sur les pistes pénétrant en zone centrale : c’est le cas à Bonneval-sur-Arc et à Termignon. Quelques éleveurs, notamment parmi les anciennes générations, refusent toujours d’afficher ce macaron sur leur pare-brise, arguant du fait qu’ils ont le droit de circuler librement sur leur propriété privée et réfutent ce principe du laissez-passer. La route pastorale d’Entre-deux-Eaux, tracée en 1971 par les Eaux et Forêts, la commune de Termignon (jusqu’à Bellecombe) et EDF (Jail, 1973), financée par le FIAT (Fonds interministériel à l’aménagement du territoire), reste la plus conflictuelle. Une navette est mise en place le 15 juillet 1972, suite à l’interdiction de circulation pour les touristes. En septembre 1972, elle avait déjà transporté 2 500 personnes. Les effets immédiats ont été doubles : trajet très raccourci pour les alpagistes (au lieu de neuf heures aller-retour à pied de Termignon jusqu’à Entre-deux-Eaux, cinq heures pour Chavière-Bellecombe) et pénétrante pour des flux touristiques croissants, de concert avec l’ouverture de la « Porte » PNV du Plan du Lac en 1973, un des itinéraires de randonnée les plus courts et les plus faciles en zone centrale. M. Jail (op. cit.) a prouvé que cette voie a contribué au maintien du pastoralisme ; il était question à l’époque d’étendre l’autorisation de circulation aux touristes séjournant à Termignon, ce qui ne sera jamais réalisé. Le problème reste le coût d’entretien de la piste et son utilisation. Mais trente ans après cet article, l’alpagisme reste tout de même très actif : la route permet l’accès à une quinzaine d’exploitations. Mesure de compensation par rapport à l’intégration du secteur très actif d’Entre-deux-Eaux ou pas, la piste a servi à l’activité du secteur, même si l’attachement viscéral des alpagistes et la tradition familiale ont aussi contribué à cette survivance. Sans doute n’y a-t-il guère de compromis possible puisque la plupart des agriculteurs exigent la totale liberté de circulation, mais la compréhension des gardes-moniteurs du secteur de Termignon fait le reste…
« Confiscation d’espace » et logiques de territorialisation
16Ce type de pratiques induit une partition entre le « dedans » et le « dehors » de l’espace protégé, bien que, pour les populations locales, cette division reste peu admise… Elle n’est vécue qu’à travers la pratique de la chasse, et les nombreux cas de braconnage avérés dans les années 1960 soulignent à quel point Tarins et Mauriennais faisaient fi, volontairement ou inconsciemment, des limites qui leur étaient imposées. En outre, ils considèrent le « Parc » comme l’institution politique en charge de sa gestion et non l’espace qu’il englobe. « Chez nous » désigne le lieu, car le territoire du Parc est un espace vécu, doublé d’un espace institutionnel depuis 1963 : c’est ce qu’E. Leynaud (1985, p. 41) a nommé le « territoire des autres ». Des logiques opposées d’appropriation spatiales s’installent, entre ceux qui possèdent ou pratiquent l’espace au quotidien, ceux qui aspirent à le découvrir ou à le mettre à la disposition du grand public, et ceux qui considèrent l’intérêt supérieur de la nation en terme de protection comme primordial sur la propriété privée. Le rapport aux autres est producteur de territoire, territoire ancestral et identitaire de repli par rapport à l’État, mais aussi territoire économique et touristique qui tend à l’expansion sous l’effet de la concurrence internationale.
17Le cas des refuges est aussi éloquent : l’ouverture de refuges privés en zone centrale étant interdite, ils sont pour l’essentiel propriétés du Club alpin français (10 refuges) ou du PNV (17 refuges). Pour ces deux organismes, il s’agit d’un service public relevant de structures nationales, ce qui revient à limiter les offres d’hébergement et donc les nuisances en zone centrale. Dans certains secteurs, les Établissements publics Parcs nationaux ont fait le choix politique de ne pas implanter de refuges afin d’en maintenir la quiétude et l’aspect « sauvage ». Mais pour certains propriétaires de chalets d’alpage, cette politique de refus de refuges privés revient à conserver un monopole lucratif de nuitées et de restauration. Les demandes de rénovation de chalets d’alpage en zone centrale sont ainsi examinées, après de longues démarches administratives, dans le but d’éviter la transformation de ces abris saisonniers en « bars d’altitude ». À ceci près que l’entretien d’un parc de refuges et la rentabilisation hasardeuse de quelques-uns sur des itinéraires de randonnée peu fréquentés, nuancent des retombées commerciales considérées comme exagérément juteuses. Le contentieux identitaire se double donc de litiges purement économiques.
18Le cas des Parcs nationaux français est ainsi un bon exemple de « production de territoire » (Di Méo, 1998) : des rapports de domination se jouent dans la dimension spatiale des politiques publiques (enjeux de pouvoirs, superpositions de pratiques, exclusion d’espaces par les limites du Parc national…). Les Parcs nationaux ne sont-ils pas finalement la recherche d’un consensus social par la segmentation spatiale (entre le protégé et l’équipé) ? Est-ce satisfaisant ? Existe-t-il d’autres alternatives ou le compromis par la division est-il la règle en matière de protection de l’environnement et de gestion des espaces montagnards ?
MULTIPLICITÉ DES ACTEURS, CONFLITS D’USAGE ET INSTRUMENTALISATION POLITIQUE EN ZONE CENTRALE DU PARC NATIONAL DE LA VANOISE
19La multitude d’acteurs concernés par le devenir de la montagne, le caractère passionnel des débats autour de sa protection et des espaces « naturels » sont à l’origine d’un brouillage des politiques publiques menées par le Parc national de la Vanoise : plus seulement cantonné à l’unique objectif de protection, celui-ci se voit attribuer une kyrielle de fonctions pour lesquelles il n’a pas toujours la compétence requise, tout en rassemblant les mécontentements face à la politique environnementale de l’État français, dont certains acteurs considèrent que le PNV est l’incarnation.
De multiples acteurs pour une approche différente de l’espace
20En s’attachant au cas des tracés de pistes pastorales en zone centrale, on mesure quel écart il existe entre les représentations spatiales des différents acteurs impliqués. Dans le contexte actuel, une exploitation bovine laitière ne peut survivre que par l’utilisation d’une salle de traite mobile qui permette d’assurer la traite bi-quotidienne (valorisée en Vanoise par l’AOC Beaufort). Celle-ci n’est possible que si une piste pastorale est tracée. En 1975, il existe 75 km de routes pastorales. Déjà dans le programme d’aménagement 1980-1984, l’Établissement public précise qu’il doit « limiter et contrôler les ouvertures des pistes de désenclavement qui s’avéreraient indispensables à l’activité pastorale des chalets les plus isolés ». Il subsiste fréquemment un hiatus entre les discours officiels, fussent-ils écrits, et les réalités de terrain.
21Ainsi, l’ouverture d’une piste pastorale demande de longues procédures, des analyses approfondies sur les impacts environnementaux, et le conseil d’administration, qui se prononce après l’avis du comité scientifique, doit combiner avec les réticences de ce dernier, longtemps essentiellement composé de biologistes. Les éleveurs relèvent fréquemment, comme l’ont confirmé les entretiens que nous avons menés, ces lenteurs et ces réticences des décideurs quant à l’amélioration de leurs conditions de vie en alpage et la survie de leur exploitation (desserte mais aussi rénovation des chalets d’alpage soumis à des examens de dossiers complexes et interminables).
22Pour les touristes, le tracé d’une piste pastorale n’est pas toujours bien accueilli non plus, eux qui voient circuler des véhicules là il leur est interdit de le faire, entraînant des désagréments visuels, olfactifs et sonores ; mais ils sont les premiers à souhaiter le maintien d’une exploitation de vaches laitières, assurant l’entretien du paysage et correspondant à leur idéal de « montagne alpine ». On constate donc des contradictions propres à chaque acteur du massif.
Tableau 1 : Dimensions temporelles et échelles de représentations spatiales chez les différents acteurs de la zone centrale.

Source : L. Laslaz.
23Aussi les référents spatio-temporels des acteurs de la zone centrale sont-ils différents, ce qui explique des conflits et des accrochages, par exemple entre les éleveurs ou les chasseurs et l’État, les premiers estimant que le second a confisqué leurs « territoires du quotidien » pour l’instaurer en « espace naturel d’exception ». Les élus locaux sont donc pris en tenaille entre la nécessaire utilisation de l’image produite par ces espaces au « patrimoine remarquable » et la contestation systématique de toutes les mesures de confiscation, partielle ou totale, de territoires par les services de l’État, notamment à des fins écologiques, particulièrement impopulaires dans les hautes vallées alpines. Les associations de défense de l’environnement les accusent ainsi fréquemment d’être les premiers à accuser le Parc national d’être à l’origine de tous les maux tout en se contentant fort bien de la fréquentation touristique qu’il induit, et que les élus locaux recherchent afin de développer l’emploi local.
Les conflits d’usage et leur instrumentalisation politique…
24Le débat autour de la « sur-fréquentation » estivale et de son impact sur le milieu naturel est récurrent dans les Parcs nationaux alpins français depuis le début des années 1970 et l’essor considérable de la randonnée estivale induite par l’« Affaire de la Vanoise ». Avant 1969, c’est environ 50 000 randonneurs et alpinistes qui parcourent la Vanoise, pour 250 000 en 1974 et plus de 700 000 en moyenne dans les années 1990. Pour les agriculteurs, la fréquentation touristique est considérée comme une gêne (piétinement des prés de fauche, stationnement anarchique…), alors même qu’elle constitue leur clientèle (vente de produits à l’alpage ou aux fruitières des villages). Pour les gestionnaires des espaces protégés ou les protecteurs de l’environnement, la « sur-fréquentation » est décriée, cependant elle reste très ponctuelle et concentrée dans le temps (15 juillet-15 août principalement). En outre, la promotion des espaces protégés a pour objectif d’attirer la population urbaine, certes avec comme but induit de les « éduquer » à l’environnement. La logique est la même pour les communes et les stations touristiques qui n’ont de cesse de développer leur image estivale tout en regrettant l’insuffisance des infrastructures d’accueil (capacité des parkings) et en incitant les touristes à respecter les activités locales (perturbation de l’agriculture…).
25Le « retour du loup » a été fortement instrumentalisé depuis 1992 et sa réapparition (avérée) dans le Parc national du Mercantour (Bracque, 1999 ; Campion-Vincent et al., dir., 2002 ; Carbone, 1991). De nombreux chercheurs en sciences sociales ont récemment analysé en profondeur les incidences de l’arrivée des grands prédateurs (Benhamou, Emery, Lebaudy, Mounet). Ainsi, les opposants à sa présence dans les alpages le rendent responsable des difficultés structurelles, mais aussi de commercialisation, de la filière ovine. Ils arguent du coût des dédommagements aux éleveurs en cas d’attaque de troupeau, ne compensant de toute façon pas les pertes affectives et le temps de travail consacré (Mauz, 2002). À l’opposé, les partisans saluent ce retour comme un indicateur fort de la qualité retrouvée des écosystèmes, et donc d’une réussite de la politique environnementale menée en France. Pour eux, ce nouveau paramètre qu’est la présence du loup nécessite une adaptation drastique des éleveurs ovins, impliquant un contrôle plus strict des troupeaux et de leur pâturage qu’il juge également bénéfique sur le plan écologique. Le loup, placé au sommet de la hiérarchie des préoccupations des environnementalistes, symbole de leur combat, ne fait que figer et exacerber les oppositions. Le tout débouche sur des positions fermes et ancrées de part et d’autre, expliquant le blocage de toute conciliation.
CONCLUSION : POUR UNE LECTURE POLITIQUE ET IDÉOLOGIQUE DES CONFLITS ENVIRONNEMENTAUX…
26Les Parcs nationaux alpins français, soumis à de fortes pressions et à une inégale acceptation de la part des différents groupes sociaux, tentent d’être admis par la recherche de dédommagements à l’égard de ceux qui sont considérés comme les plus lésés par leur existence (populations locales et agriculteurs notamment). Ils s’orientent également vers une politique de contractualisation à l’égard des communes de la zone périphérique. Ainsi, le « passage en force » des mesures de protection, provoquant en France des phénomènes de rejet (cas du réseau Natura 2000), s’accompagne de mesures compensatoires, d’aides diverses au développement, ce qu’a relativement réussi le Parc national des Écrins, mais qui restent perçues comme insuffisantes pour le Parc national de la Vanoise. Les différentes tensions qui animent le PNV depuis sa création ont fondamentalement été instrumentalisées à des fins politiques ou économiques : gel ou poursuite des aménagements touristiques, superposition ou adoption de nouvelles mesures de protection, prise en compte des revendications et de manière plus large de l’échelon local, levier idéal en vue d’une reconnaissance des « handicaps » des espaces de montagne et de l’utilité sociale de leurs habitants, sacralisation de l’héritage et de l’activité agricoles…
27À notre sens, un Établissement comme celui-ci, qui exerce une action publique, au nom de la Nation, est aussi en proie à divers jeux d’influence, concurrences entre groupes de pression, qui orientent et modèlent sa politique. Il s’agit donc d’une émanation étatique qui prend nécessairement corps sur un territoire, sur un espace vécu à l’échelle locale, et dont les décisions ne peuvent être transposables sur un autre. D’où les grandes diversités de gestion et de rapport aux populations locales dans les trois parcs nationaux de l’arc alpin français (Vanoise, Écrins, Mercantour). Une nuance apportée aux tenants du caractère trop « éloigné, rapporté, et imposé » des Parcs nationaux, observation reconductible dans d’autres espaces que les Alpes par ailleurs.
Notes de bas de page
1 lionel.laslaz@univ-savoie.fr
Auteur
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Lionel Laslaz
Maître de conférences en géographie, UMR CNRS 5204 EDYTEM, Université de Savoie, Chambéry
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