La formation des jardinières d’enfants, une institutionnalisation conflictuelle (1910-1931)
p. 171-183
Texte intégral
Introduction
1Les jardins d’enfants qui se développent en Europe au XIXe siècle selon les principes froëbeliens s’implantent plus difficilement en France où les salles d’asile, puis l’école maternelle instituée par Pauline Kergomard1, développent un accueil spécifique pour les enfants d’âge préscolaire. Néanmoins, ils bénéficient dès les années 1910 de l’essor mondial du montessorisme, et l’on constate la création de nombreux jardins d’enfants et d’écoles nouvelles jusqu’à l’orée de la seconde guerre mondiale. Les jardinières reçoivent une formation spécifique, centrée sur les méthodes actives prônées par les psychologues s’intéressant au développement de l’enfant, et délivrée dès le début du XXe siècle par des institutions privées. Cette formation est prise en charge par l’État entre les années 1921 et 1931, alors que Mlle Amieux, professeur au collège Sévigné, crée un cours pédagogique au lycée de jeunes filles de l’École normale de Sèvres. Les jardinières munies du certificat d’État sont ensuite embauchées dans les jardins d’enfants et les classes enfantines des lycées bourgeois. Cette expérience s’arrête en 1931 lorsque les lycées ne sont plus autorisés à ouvrir des classes enfantines, mettant ainsi un terme à l’existence des jardins d’enfants dans l’enceinte de l’enseignement secondaire. Nous verrons dans ce chapitre en quoi cette formation a été à la résultante, pas toujours harmonieuse, de l’institution scolaire et du mouvement en faveur de l’éducation des jeunes enfants, et en quoi elle a été un enjeu qui reste actuel. Quelle était cette formation spécifique, quelles raisons conduisent à son arrêt en 1931 et qu’advient-il de la formation des jardinières après cette date ? Voici les questions que nous envisageons d’explorer à travers le prisme d’une éducation préscolaire envisagée dans et hors l’école, à partir de sources provenant de fonds d’archives publics2 et privés3, complétés par des ouvrages et revues pédagogiques telles La Nouvelle Éducation, la Revue universitaire, l’Éducation enfantine ou encore la Revue de l’enseignement secondaire des jeunes filles.
Les jardins d’enfants, laboratoires d’une nouvelle éducation
2Dès la seconde moitié du XIXe siècle, les jardins d’enfants constituent les laboratoires d’une éducation nouvelle à laquelle nombre de pédagogues se rallieront au siècle suivant. Le mensuel intitulé L’Éducation nouvelle, méthode Froëbel, dont le premier numéro paraît en juin 1861 à l’initiative de M. Raoux, professeur de philosophie à l’académie de Lausanne et fondateur du premier jardin d’enfants en 1860 en Suisse romande, précise ainsi dans son sous-titre : ou de la méthode Froëbel et de ses applications aux divers âges – Jardins d’enfants, écoles professionnelles et scientifiques, écoles normales. Dans plusieurs cantons romands, la « méthode Fröebel » devient dès les années 1870, la méthode de référence dans l’éducation préscolaire, et ce jusqu’à la Première Guerre mondiale4.
3Il n’en est pas de même en France où les jardins d’enfants sont susceptibles de concurrencer dans le champ scolaire l’éducation mise en place dans les salles d’asile, puis dans les écoles maternelles. Il existe bien une Association pour l’étude et la propagation des meilleures méthodes d’enseignement dans les écoles et dans les salles d’asile, créée en 1871, dont le comité d’études cherche à adapter les procédés froëbeliens aux salles d’asile. Cependant, ainsi que l’écrit Suzanne Brès dans l’article consacré aux jardins d’enfants du Dictionnaire pédagogique de Buisson :
« Les expériences faites à Paris ont contribué à vulgariser en France le matériel Froebel, mais non les principes directeurs de la méthode, malgré leur extrême importance. Les “dons Froebel” furent inscrits au catalogue du matériel scolaire, et l’on en usa médiocrement. On tira meilleur parti des “occupations”, et les travaux manuels enfantins, insuffisamment et trop rarement variés, figurèrent aux horaires5. »
4L’utilisation du matériel pédagogique de Froëbel à l’école maternelle ne parvient pas à en faire adopter les préceptes, dont l’origine germanique et le spiritualisme religieux ne vont pas de pair avec la volonté d’unification du peuple français que représente l’école de Jules Ferry, ni la laïcité scolaire, renforcée par les lois de 1904 et 1905. Les jardins d’enfants, dont la création va être favorisée par l’essor mondial du montessorisme, vont se développer en dehors de la sphère scolaire dans un premier temps, à l’initiative de femmes de terrain telles Emilie Brandt, froëbelienne bientôt convaincue par les préceptes montessoriens.
Du froëbelisme au montessorisme
5Émilie Brandt6, née à Berlin le 3 octobre 1879, passe son enfance en Alsace, dans le petit village de Barr, avant de suivre en 1897 la formation de jardinière, réputée, de l’Institut Froëbel de Berlin. Au terme de ses deux années de formation, elle est engagée comme préceptrice dans une famille allemande, avant de se rendre à Paris, où nous la retrouvons en 1907 aux côtés de l’abbé Viollet, fondateur des œuvres du Moulin Vert7. Il lui apporte son soutien pour créer un jardin d’enfants organisé selon les méthodes froëbeliennes, qui aboutit à la création de l’École d’éducation familiale, située au 33 bis rue du Moulin-Vert à Paris, dans le quartier du Petit-Montrouge, destinée aux enfants des familles ouvrières du quartier. Protestante convertie au catholicisme, Émilie Brandt est alors très proche du mouvement d’éducation populaire du Sillon dirigé par Marc Sangnier, militant d’un christianisme démocratique et social, qui fédère de nombreux cercles d’études catholiques avant sa dissolution en 1910.
6Son jardin d’enfants devient réputé et est pris en modèle, notamment par les directrices du collège Sévigné et du lycée de jeunes filles de Versailles qui s’assurent de sa collaboration. De ce fait, nombre de jardinières feront leur stage d’études au Moulin Vert. Durant cette même période, Émilie Brandt crée plusieurs jardins d’enfants en France, dont le plus célèbre est celui qu’elle ouvre en 1910 à Thivet, dans la Haute-Marne, avec l’aide de l’inspecteur d’académie Edmond de Blanguernon. Cet inspecteur réformateur, initiateur des classes promenades8, a eu connaissance des qualités du jardin d’enfants du Moulin Vert et souhaite voir les institutrices de la Haute-Marne s’en inspirer, ainsi que nous l’indiquent les rapports du conseil général de la Haute-Marne de 19099. L’expérience du jardin d’enfants de Thivet est relatée par l’abbé Félix Klein, dans un ouvrage qui paraît en deux volumes10, et par Émilie Brandt qui publie un Manuel du jardin d’enfants chez Armand Colin en 191311. L’ouvrage est préfacé par Paul Bureau, professeur de droit et d’économie à l’Institut catholique de Paris, catholique, dreyfusard, membre de la Science sociale, disciple de Frédéric Le Play12. Il place l’action d’Émilie Brandt dans la suite de celle de Pestalozzi et Froëbel, dont, nous dit-il, l’« initiative a paru si bienfaisante qu’aujourd’hui des milliers d’écoles s’en inspirent dans le monde13 ». Le but cher à Froëbel de « développer en toute liberté la nature individuelle de l’enfant dans une atmosphère de bon ordre et d’harmonie14 », devient possible dès lors que les jardinières d’enfants choisissent des objets qui vont permettre « l’étude et l’observation prolongée de l’enfant » et qui apportent vie aux « idées centrales », c’est-à-dire aux sujets d’enseignement, par lesquelles les enfants « apprennent à voir, à sentir et à vivre par eux-mêmes ». Et c’est bien parce qu’il n’y a « rien de figé dans l’enseignement qui en découle » que l’enseignement théorique doit être réduit au profit de la pratique, ainsi qu’il est exposé dans les pages suivantes à travers une dizaine de chapitres. Pour acquérir ces notions centrales dans la formation des jardinières, Émilie Brandt recommande d’avoir recours à l’observation des enfants à tout instant, y compris pendant les récréations, les enfants montrant par leurs jeux « mieux qu’ailleurs [leur] vraie nature ». Elle envisage la morale non pas comme un enseignement séparé, mais « au contraire mêlé à toute la vie de l’enfant15 ». En conclusion de l’ouvrage, elle précise que l’enfant, après avoir fréquenté le jardin d’enfants, aura comme avantage sur ses camarades de l’école de posséder « toute une série de notions générales », d’avoir « appris à observer par lui-même, à entendre, à toucher ce qui l’entoure », tout autant qu’à « comparer, à réfléchir, à former son jugement », ayant ainsi « rempli le programme que traçait Froebel » :
« L’enfant doit être pour chacun des degrés de son développement, ce que ce degré exige qu’il soit. C’est ainsi que tout degré procède du degré précédent… Ce n’est qu’en satisfaisant complètement aux exigences d’un degré de développement antérieur que l’homme peut se flatter d’atteindre au développement complet du degré suivant16. »
7Cette attention au développement de l’enfant et de ses sens se retrouve dans les théories de Maria Montessori qui se diffusent à l’échelle mondiale dès le début du XXe siècle.
Les maisons des enfants
8Au même moment où Émilie Brandt importe de Berlin les pratiques et théories de Froëbel qui la conduisent à créer des jardins d’enfants en France, Maria Montessori ouvre en 1907 la première « casa dei bambini » à Rome, emportant l’enthousiasme de ceux s’intéressant à la petite enfance.
9En France, la première Maison des enfants ouvre en octobre 1911 à Paris, au numéro 5 de l’avenue du Général-Tripier, près du Champ de Mars. Elle est créée par Mme Pujol, qui a « fréquenté les écoles italiennes et y [a] travaillé sous la direction de la doctoresse Montessori17 ». On voit comment s’opère dès lors le glissement du froëbelisme au montessorisme par un ouvrage qu’elle publie en 1911, intitulé Jardins d’enfants – Programme général (Méthode Montessori)18. Au gré des chapitres, y sont déclinés les principes des méthodes appliquées au Jardin d’enfants : la méthode de pédagogie scientifique de la doctoresse Montessori, le chant pour les enfants, la méthode Alis Hérès, la gymnastique rythmique selon la méthode Jacques-Dalcroze. Il est publié par la branche parisienne de la Société théosophique, que dirige au plan international l’anglaise Annie Besant depuis le décès, en 1891, de sa fondatrice, Helena Blavatsky. Nous entrevoyons ici le rôle que joue la théosophie dans l’établissement du mouvement de l’Éducation nouvelle, qui se développe, par la suite, à travers notamment Béatrice Ensor, théosophe, fondatrice de la New Education Fellowship, et co-organisatrice en 1921 du congrès d’éducation tenu à Calais où est fondée la Ligue internationale de l’éducation nouvelle (LIEN)19.
10Après avoir participé à essaimer le froëbelisme, les jardins d’enfants deviennent les lieux où vont se développer les théories de Maria Montessori, mais aussi d’autres pédagogues qui participent au renouveau de l’éducation. La formation des jardinières est prise en charge par des institutions privées, dans le cadre d’écoles de formation sociale, telles celles mises en place par Émilie Brandt à Strasbourg dès 1918, et au Collège Sévigné qui organise un cours pédagogique dès 1910.
La formation des jardinières
11Le cours pédagogique du collège Sévigné forme en effet plusieurs générations de jardinières d’enfants dès le début du XXe siècle. Ce cours débouche sur une expérience de formation dans l’enseignement public qui a lieu durant une dizaine d’années, entre 1921 et 1931, à l’initiative d’Adèle Fanta dans le but de former les jardinières des classes enfantines des lycées de jeunes filles, ainsi que nous allons le voir ci-après.
Le cours pédagogique du collège Sévigné
12Le collège Sévigné, créé en 1880 quelques mois avant le vote de la loi Camille Sée, est le premier établissement secondaire pour jeunes filles en France. Dès 1909, ouvre un jardin d’enfants dirigé par Mlle Monod, assorti en 1910 d’un « cours froëbelien » qui assure la formation de onze élèves jardinières20. Ce dernier est créé à l’initiative d’Adèle Fanta21, qui le finance sur ses propres deniers les deux premières années, avant qu’il soit assimilé aux cours réguliers du collège. Également professeur d’allemand à l’École normale supérieure de Sèvres, à la Maison de la Légion d’honneur à Saint-Denis, Adèle Fanta est née à Vienne en Autriche le 12 décembre 1856. Agrégée d’allemand, elle enseigne d’abord au lycée de Nantes, puis à Paris au lycée Fénelon, où elle obtient des rapports élogieux qui décrivent une enseignante « très intelligente et très dévouée, […] qui instruit avec vivacité et un charme irrésistible ses disciples22 ».
13Elle crée en 1910 « l’Union froëbelienne française », qui a pour but de rechercher les conditions d’adaptation de la méthode froëbelienne en France, et délivre des diplômes à l’issue de deux années d’étude. L’Union fait paraître, dès le début de l’année 1913, une revue mensuelle, L’Éducation Joyeuse aux Jardins d’Enfants et dans la Famille, que dirigent Mme E. Destrée, Adèle Fanta, et sa collègue du cours Sévigné, Alice Bauer-Hertz, l’épouse du sociologue et anthropologue Robert Hertz23. Le cours froëbelien sera plus connu sous le nom de « cours pédagogique », et bénéficie de l’enseignement de professeurs contribuant à faire la renommée du collège Sévigné. Y enseignent ainsi Paul Dupuy, secrétaire général de l’École normale supérieure, Georges Colomb24, professeur à la Sorbonne et auteur de nombreux manuels pédagogiques et didactiques. Les élèves jardinières comptent également parmi leurs enseignants Mme Bauer-Hertz et Mme Maurette, diplômées du Froëbel Institute après deux années passées au « Maria Grey Training College », Mlle Amieux, dont il sera question ci-après, et le philosophe Alain25. Les cours théoriques dispensés aux élèves jardinières sont accompagnés de stages pratiques, effectués au jardin d’enfants du collège et à celui du Moulin Vert ainsi que nous l’avons vu précédemment. L’enseignement évolue ensuite vers les méthodes prônées par les pédagogues de l’Éducation nouvelle : Montessori, Decroly, Dewey… La pédagogie n’est plus limitée à la petite enfance et s’étend aux enfants des classes élémentaires, ce qui conduit les jardinières à effectuer leurs stages dans les classes appliquant les méthodes actives. Le cours pédagogique remporte un fort succès et suscite des créations de plusieurs jardins d’enfants dirigés par les jardinières formées à Sévigné, notamment dans les lycées de jeunes filles parisiens à l’instar du lycée Jules Ferry, ou encore du lycée Victor Duruy. Adèle Fanta, déterminée à porter la formation des jardinières jusqu’à l’université, profite de cet engouement pour la mettre en place dans l’enseignement secondaire.
Le cours pédagogique du lycée de jeunes filles de Sèvres
14En 1919, l’action que mène Adèle Fanta concernant les jardins d’enfants est reconnue, ainsi que l’attestent des courriers officiels la chargeant de « représenter le ministre, comme présidente fondatrice de l’œuvre des jardins d’enfants au Congrès interallié des Jardins d’enfants26 » qui se tient à Baltimore le 22 mai 1919. Elle est soutenue aussi bien par ses supérieurs que par des organismes comme la Croix Rouge américaine, et parvient, forte de ces appuis, à introduire la formation des jardinières dans l’enseignement public en 1921 avec l’aide de l’une de ses collègues, Anne Amieux27. Celle-ci, professeur de sciences au lycée Victor Hugo de Paris, devient la première directrice du lycée Jules Ferry en 1913, où elle implante, dès l’ouverture, un jardin d’enfants que dirige Germaine Stökel selon les méthodes froëbeliennes. En 1919, elle est déléguée pour trois ans aux fonctions de directrice de l’École normale supérieure de l’enseignement supérieur des jeunes filles de Sèvres. C’est sous sa direction qu’est créé le cours pédagogique au lycée de Sèvres, qui délivrera à l’issue de la formation un certificat d’État.
15La première étape consiste en la création, par le décret du 14 avril 1920 qui renouvelle les statuts de l’École normale de Sèvres, d’une école d’application au sein de laquelle les futures jardinières d’État feront leurs stages. Le certificat d’aptitude à l’enseignement dans les classes primaires et enfantines est ensuite institué par le décret du 12 janvier 1922. Il dispose que « les candidates dudit certificat doivent justifier d’une part de la possession du diplôme de fin d’études secondaires ou du baccalauréat ou encore du brevet supérieur et d’autre part d’un stage préalable effectué quotidiennement pendant deux années consécutives à raison de trois mois au minimum par année ». La formation proposée pour sa préparation est de deux années, au terme desquelles les jardinières reçoivent le certificat qui leur permettra d’être embauchées dans les jardins d’enfants et les classes enfantines des lycées de jeunes filles.
16Les épreuves du concours de 1923 nous renseignent sur la formation qui y est délivrée. Elles sont réparties en 3 catégories : écrites, orales et pratiques.
17Les épreuves écrites sont constituées de composition de psychologie et pédagogie enfantines, composition de langue française, composition de sciences physiques et naturelles (physique, astronomie et biologie), et d’une épreuve d’arithmétique et de géométrie. Les épreuves orales quant à elles sont consacrées à la psychologie et la pédagogie, la littérature enfantine, l’histoire et la géographie, l’histoire naturelle, l’arithmétique et la géométrie. Enfin les épreuves pratiques permettent d’aborder musique, dessin et modelage, couture, exercices d’observation, ainsi que mouvements rythmiques. Les résultats indiquent qu’il y eut pour ce premier concours 103 composantes pour 113 inscriptions, avec 30 candidates admissibles et 18 reçues.
18Le métier de jardinière gagne en notoriété et une Association des Jardins d’enfants de l’enseignement secondaire est créée, qui prend part à différentes actions, et promeut les jardins d’enfants tels qu’ils sont mis en place dans l’enseignement secondaire en France. Elle participe à ce titre au Congrès international de l’enfance qui se tient à Paris du 27 juillet au 1er août 193128. À ses côtés, en tant qu’associations organisatrices, on trouve le Comité national de l’enfance, les Compagnons de l’université nouvelle29, la Société Alfred Binet et la Société française de pédagogie. De nombreuses personnalités participent au congrès. Dans le comité d’honneur, aux côtés de Mlle Amieux, sont présentes des personnalités telles que Jean Vial, alors directeur de l’enseignement secondaire, Paul Fauconnet, Henri Piéron, co-vice-président du GFEN, le professeur Langevin ou encore le docteur Simon, président de la Société Alfred Binet. Parmi les femmes, Thérèse Sance, directrice du collège Sévigné, Jeanne Evrard, inspectrice générale honoraire des écoles maternelles et présidente de la Section d’éducation au Conseil national des femmes, Mme David Weil, fondatrice de l’école de plein air de Vincennes, et Mlle Graugovel, directrice de l’École normale supérieure de l’enseignement primaire. Le comité d’honneur étranger comprend également des noms prestigieux ; on retrouve ainsi Ovide Decroly et le professeur Jonckheere, Élisabeth Rotten, Béatrice Ensor, Mlle Anna Wulf, qui est la directrice de l’école supérieure Froëbel à Copenhague, Maria Montessori et Lombardo Radice qui représentent l’Italie, ainsi que les pédagogues suisses Messieurs Bovet, Piaget, Ferrière, Dottrens et Claparède, qu’accompagne Mlle Butts.
19Ce congrès, qui souligne le rôle des jardinières dans le cadre scolaire, a un goût amer pour les partisans de la formation instituée à Sèvres dont la fin est programmée pour la même année.
Les jardinières d’enfants, un vivier pour les écoles nouvelles
La fin de l’expérience à Sèvres
20Si l’expérience de la formation des jardinières à Sèvres est stoppée en 1931, c’est qu’elle participe à creuser le fossé entre l’école du peuple et l’école de la bourgeoisie, alors que les mesures entreprises pour unifier l’école s’accélèrent. En inscrivant à son programme un cours pédagogique destiné à munir d’un certificat d’État les jardinières des classes enfantines des lycées, l’École normale de Sèvres est en proie à de vives critiques, ainsi qu’en témoigne Charles Charrier dans un ouvrage qui parait en 1929, La Pédagogie vécue à l’école des petits :
« Mais les familles riches ne consentirent point à envoyer leurs enfants à la “Maternelle”, à les voir mêlés à des garçonnets et à des fillettes d’ouvriers, c’est-à-dire parfois à de petits pauvres. Et alors, avec l’assentiment tacite de l’État, proviseurs et directrices de lycées, principaux de collèges, directeurs et directrices d’institutions privées créent des jardins d’enfants pour attirer une clientèle qui ferait reculer le vocable d’école maternelle. Il faut voir là une concession faite à la vanité des familles. L’école maternelle reçoit les enfants des familles ouvrières. Le jardin d’enfants est l’école maternelle de l’aristocratie et de la bourgeoisie30. »
21La volonté d’unification de l’école se fait de plus en plus forte, et une série de réformes entame le processus de réunification qui mettra fin à l’expérience de la formation des jardinières à Sèvres. Le décret du 2 mars 1924 institue la fusion des enseignements secondaires féminins et masculins initiés par la réforme Bérard, puis en 1925 et 1926 deux décrets attribuent l’enseignement dans les petits lycées à des instituteurs et alignent le programme du lycée sur ceux du primaire. En 1927, débute la réforme des agrégations féminines et en 1930, le concours général s’ouvre aux élèves des lycées de jeunes filles. Enfin en 1931, les jardins d’enfants et les classes primaires des lycées sont rattachés à l’enseignement primaire31, mettant également un terme à la formation des jardinières dans l’institution publique. Formées aux méthodes d’éducation nouvelles centrées sur l’enfant, elles travailleront désormais dans l’enseignement privé, profitant ainsi de l’engouement pour les écoles nouvelles privées qui se créent en nombre entre 1919 et 1936.
22Quant à leur formation, elle se poursuivra, comme avant 1921, dans différentes institutions privées, et il faudra attendre 1946 avant de la voir se réorganiser dans le cadre de l’Association des Centres de Formation de Jardinières éducatrices (ACFJE), créée sous la présidence d’Émilie Brandt.
L’Association des centres de formation de jardinières éducatrices
23La formation des jardinières continue tant bien que mal pendant la guerre. En 1929, Emilie Brandt a ouvert à Strasbourg une école de jardinières rattachée à une école nouvelle comprenant un jardin d’enfants, qui fonctionnera jusqu’en 1939, sous la direction de Paule Jaeger, diplômée également de l’Institut Froëbel, puis de Mion Valloton. En 1940, après avoir fui Strasbourg en laissant sur place tout ce qu’elle possédait, elle installe son école à Limoges, où elle retrouve l’abbé Viollet, puis à Vichy fin 1941 où elle ouvre une école pour les enfants du ministère de la Guerre32. Les jardinières continuent à être formées aux méthodes Montessori. Parmi les enseignantes nous retrouvons Mion Valloton, Paule Jaeger, Hélène Lubienska de Lenval, Marie-Aimée Niox-Chateau. Emilie Brandt fait la connaissance du Capitaine Michel Lanternier, chargé du Service de l’action sociale des armées au sein duquel elle travaille, et le convainc de fonder une école montessorienne, avec son épouse Fanny, à Limoges. La première enseignante est Marie-Louise Pasquier, élève d’Émilie Brandt, qui obtient son diplôme de jardinière pendant la guerre. Les époux Lanternier transporteront ensuite l’école à Rennes. À l’aide de son réseau, Emilie Brandt va réussir à fédérer la formation des jardinières dans le cadre de L’ACFJE. L’association compte en mars 1946 onze écoles « groupant des tendances pédagogiques assez diverses, sans préoccupations polotiques [sic] ou confessionnelles, mais avec une inspiration spiritualiste33 », dont le siège se trouve à l’atelier expérimental du Père Castor. C’est à cette époque que Paul Faucher34 organise l’atelier par lequel il souhaite « outiller » les enfants en fonction de leurs besoins fondamentaux :
« Centre de recherches et de création pédagogiques – et non bureau d’édition – l’Atelier s’attache à réaliser l’outillage éducatif et culturel (guides et répertoires d’activités, livres, images, jouets, objets matériels incitant à l’activité créatrice) sans lequel toute réforme profonde de l’éducation serait impossible. Cet outillage n’aurait de valeur qu’à condition de servir les besoins réels, fondamentaux de l’enfant aux différents âges, besoins qui, pour une large part, sont encore à découvrir et à préciser35. »
24Il y adjoint d’une école expérimentale, prémisses de l’école du Père Castor, dont Marie-Aimée Niox-Chateau prend la direction. Émilie Brandt le met alors en rapport avec le capitaine Lanternier, qui fabrique, au sein de la communauté de travail qu’il a créée à Limoges, du mobilier et du matériel Montessori. Les échanges entre Paul Faucher et Émilie Brandt se poursuivent dans le cadre de l’ACFJE, qui se développe rapidement, et organise en juin 1950 un « Congrès national des jardins d’enfants », qui réunit pendant quatre jours à Paris les jardinières de la France entière. En dehors de cette collaboration avec le Père Castor, l’ACFJE s’attache à mettre au point un programme de formation pour les jardinières, qui donnera lieu à un examen commun à un certain nombre d’écoles. Le diplôme délivré par l’ACFJE comporte deux étapes : la première sanctionne la scolarité, qui se déroule en deux années d’études théoriques et pratiques, la deuxième est délivrée après un examen pratique. Le collège Sévigné continue à organiser cette formation, comme en témoignent les programmes de 194736, qui ont pour double objectif l’acquisition de connaissances et leur mise en pratique avec les enfants. Elle s’accompagne d’un mois de stage, facultatif, dans un milieu extra-scolaire, et de conférences, dont celles organisées avec le GFEN (programme de 1949). Elles ont lieu en soirée, deux à trois fois par mois entre les mois de mars et juin, et sont données par des personnalités de l’Éducation nouvelle telle Angela Medici, qui vient parler des « techniques scolaires », Yvonne Hagnauer, Mlle Goldenbaum de la guilde des faiseurs de pipeau ou encore Mme Sorin parlant de la danse rythmique. L’examen final comprend une épreuve théorique, une épreuve pratique, le développement d’un centre d’intérêt, ainsi que la réalisation d’un chef-d’œuvre. Le centre d’intérêt doit comprendre un plan d’ensemble du centre, la justification de son choix, la valeur pédagogique du sujet, et le programme général de toute l’année en fonction du sujet. Quant au chef-d’œuvre, il consiste en un travail exécuté par l’étudiante en trois mois sur un sujet choisi par le jury, réalisable par les enfants sous la direction de la jardinière. Il est précisé qu’une note sous la moyenne concernant une épreuve pratique est éliminatoire, même si la note théorique est excellente.
25L’élève jardinière reçoit une formation dont l’aspect concret mis en avant lui permettra d’appliquer les méthodes actives dans les jardins d’enfants, tout autant que dans les classes élémentaires. On constate en effet une évolution de la pédagogie, tout d’abord limitée aux enfants de trois à six ans, puis qui s’étend jusqu’à l’âge de huit ans, les stages se faisant alors dans les classes appliquant les méthodes actives.
Conclusion
26On retrouve ainsi dans la formation des jardinières des années 1950 l’esprit porté par Froëbel et les jardins d’enfants du début du siècle qui entendaient révolutionner l’éducation, tel que l’expose en 1912 l’abbé Klein dans son ouvrage Mon filleul au jardin d’enfants, convaincu que « si l’on s’appliquait dès ce premier âge à favoriser le développement de vraies “natures”, à cultiver par-dessus tout le reste l’aptitude essentielle à la personnalité, peu à peu le caractère des années suivantes en serait modifié dans le même sens heureux, et c’est notre système entier de l’éducation, l’école primaire, le collège, l’université, qui se trouveraient poussés en avant par les besoins nouveaux, par l’admirable élan des générations plus fortes qui leur arriveraient37 ».
27Cependant l’institutionnalisation de la formation des jardinières se heurta à la concurrence entre l’école maternelle française et les jardins d’enfants, perçus comme étant « deux étiquettes, la première, écrite en encre noire ordinaire, l’autre en lettres dorées, avec des fioritures et des arabesques, pour attirer les naïfs que le porte-monnaie rend orgueilleux [alors que] le contenu du flacon est identique », ainsi que l’écrivait M. Garcin dans L’Éducation enfantine le 1er août 1923. Ce conflit contribua à faire échouer en France l’action des jardinières dans l’enseignement public, reléguant ainsi leur action, pour ce qu’il en est du champ scolaire, dans le cadre de l’enseignement privé.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 É. Plaisance, Pauline Kergomard et l’école maternelle, Paris, PUF, 1996.
2 Archives nationales, médiathèque du Père Castor à Meuzac, Haute-Vienne.
3 École nouvelle d’Antony, école Émilie Brandt.
4 M. Schärer, « La pédagogie froëbelienne dans l’éducation préscolaire en Suisse romande : 1860-1914 », Revue suisse des sciences de l’éducation, no 25/2, 2003, p. 287-207.
5 H.-S. Brès, « Jardin d’enfants », in F. Buisson (dir.), Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris, Hachette, 1911, IV, paragraphe 1.
6 Émilie Brandt (1879-1963).
7 M. Gardet, Jean Viollet et l’apostolat laïc : les œuvres du Moulin-Vert, 1902-1956. Précédé de Souvenirs et impressions d’apostolat, 1901-1945 : mémoires inédits de Jean Viollet, Paris, Beauchesne, 2004.
8 F. Serina-Karsky, « Les classes-promenades d’Edmond Blanguernon », Symposium Méthodes actives, Actes de l’AREF 2013, Montpellier.
9 Voir p. 495.
10 F. Klein, Mon filleul au jardin d’enfants. « Comment il s’instruit », Paris, A. Colin, 1912 et Mon filleul au jardin d’enfants. « Comment il s’élève », Paris, A. Colin, 1915.
11 E. Brandt, Manuel du jardin d’enfants, Paris, A. Colin, 1913.
12 A. Savoye, B. Kalaora, Le Play et ses continuateurs aux origines des sciences sociales, Seyssel, Champ Vallon, 1989.
13 Brandt, op. cit., p. vi.
14 Ibid., p. 1.
15 Ibid., p. 56.
16 Ibid., p. 189.
17 M. L. Pujol, Groupe de Paris. La Femme, 7-8, Paris, Union nationale française des amis de la jeune fille, 1912, p. 113.
18 M. L. Pujol, Jardins d’enfants – Programme général. (Méthode Montessori), Paris, Société théosophique, 1911.
19 A. Savoye, J.-F. Condette, « Le congrès d’éducation de Calais (1921), acte fondateur de l’internationalisation de l’éducation nouvelle », Symposium « Savoir savant, savoir militant : la circulation des idées sur l’éducation (1920-1980) », ISCHE, Genève, juin 2012.
20 Collège Sévigné, Le livre du centenaire 1880-1980, Paris, Fernand Nathan, 1982.
21 Adèle Fanta (1856-1940).
22 Rapport de l’inspection générale de l’année 1894-1895. Dossier personnel AN-F/17/22482.
23 Robert Hertz (1881-1915).
24 Marie-Louis-Georges Colomb, dit Christophe (1856-1945), est célèbre pour être l’auteur du sapeur Camenber, du savant Cosinus et de la famille Fenouillard, qui paraissent à partir de 1889 dans le journal Le Petit Français illustré.
25 Émile Chartier, alias Alain, prend son poste au Collège Sévigné au cours de l’année 1908 lorsqu’il reprend, après la mort de ce dernier, le cours de philosophie de Frédéric Rauh, professeur de l’École normale supérieure. Il est un ami. La présence d’Alain, qui est loin d’être conquis par les thèses de l’éducation nouvelle, à un tel cours inspiré des idées montessoriennes, est d’ailleurs du point de vue théorique, une énigme de Mathilde Salomon, qui est à la tête du collège Sévigné depuis 1883 jusqu’à sa mort en 1909.
26 Note du cabinet du Directeur de l’enseignement secondaire en date du 5 mai 1919, AN-F/17/22482 ; Adèle Fanta décidera finalement de ne pas participer au congrès.
27 Anne Amieux, 1871-1961.
28 Association des institutrices des écoles maternelles et des classes enfantines publiques de France et des Colonies, Compte rendu du congrès international de l’enfance – Paris 1931. Organisé par l’Association des Institutrices des Écoles Maternelles et des Classes Enfantines publiques de France et des Colonies à l’occasion du cinquantenaire de l’école laïque 1881-1931, Paris, direction du comité d’organisation du Congrès, 1933.
29 B. Garnier, « Les fondateurs de l’école unique à la fin de la 1re guerre mondiale. L’Université nouvelle, par les Compagnons », in B. Garnier (dir.), Politiques et rhétoriques de l’« École juste » avant la cinquième République, Revue Française de Pédagogie, no 159, avril-juin 2007, p. 35-46.
30 C. Charrier, La Pédagogie vécue à l’école des petits, Paris, Fernand Nathan, 1929, p. 150.
31 É. Flayol, « Écoles maternelles et jardins d’enfants », Littérature, philosophie et pédagogie, 1935, no 1, p. 35.
32 M. Neyret, Hélène Lubienska de Lenval. Pour une pédagogie de la personne, Paris, Éditions P. Lethielleux, 1994, p. 34.
33 Compte rendu de la visite de Paul Faucher à Mlle Réty, École normale sociale de la rue Blanche, du 16 mars 1946. Fonds d’archives du Père Castor, boîte 58, classeur noir.
34 Paul Faucher (1898-1967).
35 Note sur l’atelier du Père Castor, Fonds d’archives du Père Castor, boîte 58, classeur bleu.
36 Bureau universitaire de statistique et de documentation scolaires et professionnelles, ministère de l’Éducation nationale – ministère du Travail, La jardinière d’enfants, Paris, BUS, 1947, p. 18-20.
37 F. Klein, op. cit., 1912, p. 284.
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