Introduction

1Le 7 décembre 1913, de jeunes Éclaireurs prêtent serment dans la cour d’une école primaire parisienne du quartier des Batignolles. Avec ses saynètes et ses chansons suivies du tirage d’une tombola, le caractère bon enfant de la cérémonie n’échappe à personne. Mais, devant les parents des garçons, il semble vibrer un esprit nouveau appelé à régénérer l’enseignement primaire. Le cadre est martial, le style militaire, le ton solennel. Tout indique que l’école est le théâtre d’une cérémonie initiatique :

« Un Éclaireur récite ensuite “l’invitation au serment”, puis le chef de troupe appelle : 8^e arrondissement 1^re patrouille : un aspirant se présente, accompagné de son chef de patrouille qui lui porte son bâton et son foulard. – Le chef demande : “Comprenez-vous l’importance de l’engagement que vous allez prendre ?… – Oui, chef. – Connaissez-vous le code de l’Éclaireur ? – Oui, chef. – Promettez-vous de lui être fidèle ? Je promets sur mon honneur d’agir en toutes circonstances comme un homme conscient de ses devoirs, loyal et généreux ; D’aimer ma patrie et de la servir fidèlement, en paix comme en guerre ; D’obéir au Code de l’Éclaireur.
– Vous êtes maintenant digne de faire partie de l’Association des Éclaireurs de France. En disant ces mots, le chef de troupe remet l’insigne et le chef de patrouille donne le bâton et noue le foulard, puis le nouvel admis est accompagné à sa place et un autre lui succède”1. »

2Le rituel est parfaitement codifié. L’impétrant est présenté devant l’initiateur par un tuteur. Il répond à une série de questions normalisées posées par l’éducateur. Les réponses contiennent la récitation du serment appris par cœur. Le jeune aspirant rejoint le groupe des pairs déjà initiés. Le rituel revêt une importance de premier ordre dans la formation des Éclaireurs.

3En 1911, la campagne de presse de l’hebdomadaire populaire Journal des Voyages aboutit à fonder l’association des Éclaireurs de France. Ils s’approprient la pédagogie de l’aventure de Robert Baden-Powell, le scoutisme, cette « méthode d’éducation civique en plein air ». Mais les Français maintiennent une ferme distance avec le mouvement britannique. Les présidents successifs y veillent, le journaliste André Chéradame (1911-1913) puis l’explorateur Jean-Baptiste Charcot (1913-1921). Les camps sous tente, les veillées autour du feu et les randonnées imitent l’aventure coloniale des « batisseurs d’empire » pour rénover la formation des adolescents2. En 1914, les Éclaireurs rassemblent 10 000 jeunes. Ils lient la réforme éducative à l’expression nationaliste de la plus grande France. Comme le comité Dupleix dont ils sont proches, les Éclaireurs veulent former des « hommes d’actions » pour dépasser celle des « fonctionnaires3 ». Leur nationalisme laïque s’adresse aux enfants de toutes les catégories sociales. Leur fondation est liée à la rénovation de l’enseignement secondaire. Mais ils désirent diffuser leur méthode vers l’école primaire, qui enseigne à tous les jeunes Français. À partir d’instituteurs nationalistes militants Éclaireurs, le serment est une pierre pour édifier l’école nationale.

4Le serment permet d’intérioriser des normes de comportement par une éducation totalisante de l’individu. Mais comment enseigner aux enfants le sentiment de l’honneur par les pratiques sportives de plein air ? Peuvent-ils obéir à la promesse de se conformer à une loi qui, pour être générale, n’en est pas moins contraignante ? Le serment des Éclaireurs renouvelle les formes scolaires d’enseignement de la morale. Mais comment cette formation qui engage totalement la personne intéresse l’enseignement primaire républicain ? Les objectifs des Éclaireurs contredisent-ils ou prolongent-ils ceux de l’enseignement primaire ?

5Le serment ne figure pas dans les préconisations scolaires, notamment celles du Nouveau dictionnaire de pédagogie4, dont la fondation des Éclaireurs en 1911 est contemporaine. L’idée d’un serment prononcé par les enfants y est absente. Pourtant, ceci mobilise les républicains. Au même moment, la municipalité radicale de Lyon rassemble les écoliers sur le modèle du serment des éphèbes athéniens. Il s’agit d’affermir l’adhésion patriotique, spécialement chez les garçons, en comblant cet espace « entredeux stratégique école-armée5 » laissé vacant par les institutions républicaines, l’école primaire jusqu’à 13 ans, puis la conscription à 20 ans.

6Le serment demeure un solide moyen d’enseigner le sentiment de l’honneur dans le cadre de pratiques sportives de plein air. Le serment des Éclaireurs dit en creux l’idéal pédagogique du maître que souhaite voir émerger l’association dans le cadre d’un projet d’éducation nationale. Quelle est cette éducation totalisante passant par le culte de l’honneur ? Comment pense-t-elle réveiller le patriotisme de l’enseignement primaire ?

7L’enseignement patriotique des Éclaireurs désire fortifier la volonté des enfants. Nous intéresse ici la construction anthropologique du serment. Nous verrons dans un premier temps comment l’honneur personnel et collectif demeure au centre de ce programme d’édification morale. Dans la deuxième partie, nous étudierons son héritage militaire et corporatiste en référence à trois moments clé de l’héroïsme enfantin, l’Antiquité athénienne, l’Ancien Régime et la Révolution française. En troisième partie, nous verrons comment le serment participe de la nationalisation de l’adolescence. Les institutions publiques laissent l’adolescence en friche, entre la fin de l’obligation scolaire et la conscription. Les sources mobilisées concernent les périodiques, les comptes-rendus des assemblées générales et les manuels. Ces documents sont conservés aux Archives du Val-de-Marne dans le cadre du PAJEP6. Le Pôle de conservation des archives de jeunesse et d’éducation populaire collecte, classe et valorise les sources sur les associations éducatives des XIX^e et XX^e siècles ainsi que celles de leurs militants7.

Enseigner l’honneur

8Prêter serment marque l’entrée dans la société des Éclaireurs. L’individu accède à tout ce qui fait de lui un homme total, physiquement et moralement. Il doit devenir pleinement conscient de ses droits et devoirs au sein de la société du XX^e siècle, celle alliant production économique de masse et démocratie représentative. Mais en même temps, il devient un individu capable de se suffire à lui-même, c’est-à-dire situé au-delà de la modernité socio-économique. La pédagogie de l’honneur exprimé dans le texte du serment Éclaireur pose l’enjeu de l’autonomie individuelle dans la société de masse. Le serment dit ceci :

« Je promets sur mon honneur :
D’agir en toutes circonstances comme un homme conscient de ses devoirs, loyal et généreux ;
D’aimer ma patrie et de la servir fidèlement en paix comme en guerre ;
D’obéir au Code de l’Éclaireur8. »

9Les mots clés du serment : honneur, patrie, loyal, devoirs et généreux méritent ici une analyse. L’honneur se manifeste à travers l’attitude corporelle. L’Éclaireur cultive la « dignité de corps et d’esprit », il demeure lié par le serment contre le « lâché des attitudes ». La tenue scoute matérialise, rend visible « honneur, énergie, dévouement9 », ceci afin de signifier subtilement à l’enfant sa sujétion permanente au regard des autres. Qu’est-ce que l’honneur ? Il est le « miroir de la conscience, comme le ressort qui fait bondir la volonté10 ». L’honneur détermine l’esprit de sacrifice habitant le garçon dans l’exercice de ses devoirs. Mais l’évocation de l’honneur rappelle qu’il en existe des petits comme des grands, du plus humble au plus élevé, celui de la vie. Les exemples d’honneur puisés dans l’histoire ne font pas de doute quant à leur source militaire. Pour les Éclaireurs, la condition militaire demeure la première pourvoyeuse d’exemples dignes d’éloges. Les récits sont puisés sous l’Ancien Régime ou au XIX^e siècle, citant les actes héroïques d’officiers et de simples soldats. Une vie fauchée en pleine jeunesse demeure leur point commun décisif, source d’une injonction singulière : « Maintenant, Éclaireurs, vous avez vu comment de jeunes Français savent se dévouer et mourir11. » Les Éclaireurs enseignent la mort comme accomplissement d’une vie d’adolescent. Mais cette singularité n’a rien d’étonnant. Au même moment, l’école publique enseigne le maniement des armes. Chaque lycée possède une salle d’arme où un maître d’arme enseigne l’escrime. Pour les élèves de l’école primaire les concours de tir scolaire fleurissent chaque année, annoncés par le bulletin ministériel.

10Le serment lie l’honneur à la patrie, comme le rappelle alors la devise honneur et patrie brodée au revers des drapeaux régimentaires. On sait la ferveur qui entoure ces symboles dans le culte que le régime voue à une armée peu à peu républicanisée12. La devise est celle de la Légion d’Honneur, distinction éminente qui repose sur la reconnaissance du mérite individuel conçu comme l’expression vivante de ce qui existe au-delà des générations. Les Éclaireurs voient dans la patrie le dépassement des hommes. L’idéal toujours lointain et en même temps bien vivant qui transcende l’ordre social justifie le possible sacrifice suprême. Une citation du philosophe Lamennais sur la patrie, « la commune mère, » étaye le principe de la permanence du collectif national, « nom sacré qui exprime la fusion volontaire de tous les intérêts en un seul intérêt, de toutes les vies en une seule perpétuellement durable13 ». La patrie est le terrain d’union nationale indépassable. Elle explique aussi dans le texte du serment l’absence de référence à Dieu mais également l’absence d’option laïque. Significativement, les Éclaireurs n’adhèrent pas à la Ligue de l’enseignement. Ils proclament se placer au-dessus des querelles qui divisent le pays. Leur enseignement patriotique exclut de descendre dans l’arène des luttes du siècle pour se situer au-dessus de telles contingences.

11L’honneur et la patrie sont les deux premiers témoins de la place de l’individu dans le temps et l’espace. Viennent ensuite deux traits de caractère fondamentaux, la loyauté et la générosité. Ils essentialisent une sorte d’idéal psychologique pour former le stéréotype national du jeune Français. Celui-ci s’anime de loyauté et de générosité.

12La loyauté est la « monnaie d’échange » des rapports entre les hommes. Les Éclaireurs « n’oublieront pas que ce mot « français » sert de racine aux mots franc, franchise14 ». Le scoutisme est une école « d’enthousiasme et de confiance, non de scepticisme15 ». Les discussions politiques et religieuses sont prohibées. Elles sont susceptibles de corroder la confiance entre les jeunes, préfiguration de l’union nationale à venir. Les conditions d’égalité entre les enfants de la même patrie reposent sur la loyauté. L’obligation est d’autant plus forte qu’ils sont extérieurs au corps politique jusqu’à leur majorité. La distance se construit avec le débat démocratique et ses méandres, source potentielle d’affaiblissement dans le cadre d’un programme d’édification. La loyauté entre Français conditionne une solide frontière nationale, aussi invisible que puissante :

« Cet esprit de dénigrement qu’il ne faut pas confondre avec le juste et nécessaire esprit de critique, jette ci et là le doute, le ridicule, la méfiance, le découragement. Ces détestables habitudes contribuent encore à perpétuer les divisions et les malentendus entre les fils d’une même patrie ; elles ne profitent qu’aux étrangers qui recueillent avec soin les propos malveillants, les opinions fâcheuses, émises par des Français sur d’autres Français16 ! »

13La loyauté borne un territoire symbolique d’avec l’extérieur jugé hostile. L’intérieur s’anime de générosité entre les égaux. Elle s’exprime par « le bon cœur, la pitié envers ceux qui souffrent ». La générosité est dotée d’une portée morale qui peut embrasser la correction des inégalités socio-économiques : « L’assistance aux faibles est encore un des côtés les plus caractéristiques du tempérament français17. » La valeur de l’exemple personnel prend toute sa dimension dans la bonne action quotidienne, incluse dans le code de l’Éclaireur et popularisée puis brocardée sous le terme de B. A. Le scoutisme proscrit tout ce qui est mauvais en insistant sur le quotidien marqué du sceau du bien (bonne action, bonne volonté, bonne humeur). La pédagogie de l’exemple marque la douce tyrannie du bien par l’obligation morale de se conformer quotidiennement à l’attention aux autres. Le soin généreux quotidien complète la loyauté jalouse à l’égard de la communauté nationale :

« Cette bonne action sera aussi simple, aussi facile qu’on voudra, puisque sa principale vertu est d’être quotidienne. Elle donnera à l’éclaireur la pratique continue, l’habitude, la hantise des petits dévouements, qui, inconsciemment, le prépareront aux grands. Ces petits dévouements proposés à l’éclaireur découleront de la complaisance, de l’urbanité, de la pitié. D’un mot, l’éclaireur sera serviable18. »

14Le garçon doit apprendre la conscience de sa responsabilité et de ses devoirs. Ceux-ci sont définis dans les 12 points du Code de l’Éclaireur. « Mais à côté, tous les autres subsistent et s’imposent. Ceux-ci nous ne pouvons prétendre les énumérer, parce qu’il reviendra à ouvrir un cours de morale. » L’association ne veut pas construire une série d’exercices de morale, ce qui enfermerait le programme scout dans la forme scolaire de la morale laïque19. Ils refusent d’une part d’en faire un contenu disciplinaire aux connaissances segmentées, ce qui amoindrirait la portée de leur option spiritualiste. D’autre part, ceci les obligerait à prendre position sur la question laïque, ce qui reviendrait à choisir une France contre l’autre. Significativement, les mots « laïque » et « laïcité » sont absents de leur vocabulaire. La patrie tient lieu de religion pour ne pas descendre dans l’arène politique. Ils revendiquent un pouvoir hors du champ politique, c’est-à-dire métapolitique, débarassé des enjeux de l’actualité. La méthode des Éclaireurs n’enseigne pas la morale en action, mais l’action en morale. Leur savoir être de portée générale prolonge à la fois l’école et la famille. C’est la raison pour laquelle ils ne souhaitent pas heurter les prérogatives de la famille : « Nous ne voulons pas, nous ne pourrions pas accepter des enfants qui viendraient sans l’autorisation verbale ou écrite de leurs parents20. » Ménager la famille permet de déployer l’espace du consensus social. Le serment scout se situe au-delà des institutions mais tout en reconnaissant subtilement leur place. Les notions clé du serment – patrie, honneur, devoir, joie – résument un programme moral selon lequel l’Éclaireur accomplit joyeusement son devoir de patriote en paix comme en guerre. Notons que le Nouveau dictionnaire de pédagogie n’a aussi pas d’entrées patrie, honneur, devoir, serment et loyauté.

Une anthropologie historique de l’honneur

15L’importance du culte de l’honneur patriotique peut s’expliquer par les références historiques mobilisées. Elles expriment une anthropologie de l’honneur à travers trois séquences emblématiques. Il s’agit des éphèbes de l’Antiquité grecque, de l’honneur aristocratique d’Ancien Régime et des enfants héros de la Révolution française. Les Éclaireurs ne comptent que deux enseignants à leur direction. Ils ont enrôlé deux historiens, L’instituteur national Ernest Lavisse au comité de patronage et Albert Malet, professeur à Henri IV, au comité directeur21.

16L’imaginaire antique est une formidable machinerie. Les nationaux pédagogues mobilisent le serment des éphèbes dans la langue fleurie de la reconstruction antique :

« Voici quel était ce serment qui condense l’idéal d’une race qui a vaincu à Salamine, bâti le Parthénon, sauvé l’honneur à Chéronée, et, en disparaissant, laissé à la postérité ce legs impérissable : Vérité, Beauté, Liberté22 ! »

17Pour les Éclaireurs, le serment des éphèbes est contemporain des guerres médiques au V^e siècle av. J.-C. Or, on sait combien la généalogie du serment civique en Grèce antique est complexe. L’origine archaïque est certaine en Grèce insulaire23. Son attestation formelle en Attique n’apparaît qu’au moment de la bataille de Chéronée (338 av. J.-C.) qui marque la fin de l’indépendance athénienne devant Philippe de Macédoine. L’engagement militaire et civique des jeunes citoyens émerge par une inscription contemporaine de l’accablement de la cité par les dissensions internes, la rivalité épuisante avec Sparte et la guerre étrangère24. L’engagement viril de la jeunesse masculine émerge dans les sources antiques avec l’échec des adultes à maintenir la souveraineté de l’État25. Significativement, le Nouveau dictionnaire de pédagogie qui n’a pas d’entrée éphébie, porte son attention sur l’opposition structurante pour les contemporains entre l’éducation libérale d’Athènes et son contre-modèle autoritaire de Sparte26.

18Le serment évoque directement l’ordre juridique et social de l’Ancien Régime. Dès 1909, avant de se documenter sur les Éclaireurs, le marin Nicolas Benoît développait la figure du chevalier27. Adressée aux adultes, son « éducation personnelle expérimentale » marquée par la théosophie ne disait cependant rien de la dimension cérémonielle. Le serment scout retrouve la force contraignante du sacramentum médiéval, la promesse solennelle prêtée sur les Évangiles ou sur des reliques. Les scouts s’inspirent du lien féodo-vassalique d’homme à homme entre le vassal et son suzerain ou le serment de personnes exerçant la même activité professionnelle, les jurandes puis les corporations de l’époque moderne. Il renoue avec des relations économiques et sociales dans lesquelles l’engagement oral a force de loi, au sein d’une société où les échanges peuvent se conclure sans avoir toujours de traces écrites bien qu’elles soient présentes par ailleurs28. Mais le serment évoque la parole de l’individu enfermé dans son engagement public, ne pouvant se dédire sous peine d’infamie. L’individu est tenu devant la collectivité par le caractère sacré de son engagement29. Dans le bulletin Éclaireur, la série frères d’éclaireurs nourrit les exemples de jeunes sacrifices pour l’honneur militaire sous l’Ancien Régime. Tel le jeune noble Louis de Mascaron (1725-1746), lieutenant à 13 ans, volontaire au régiment d’Auvergne servant en Corse puis tué à Rocourt30. Tel encore le serment de Porçon de La Barbinnais, corsaire malouin pris en 1665 par le dey d’Alger. Tenu de retourner annoncer à Louis XIV les conditions de sa libération, il laisse ses compagnons captifs. Revenant à Alger annoncer le refus du roi de France, il meurt décapité : « Éclaireurs, voilà comment un Français sait tenir un serment31 ! » Ici, le serment, l’honneur et la mort baignent dans le légendaire colonial. Le récit reprend un lieu commun de l’enseignement colonial sur une figure emblématique du sacrifice dont le caractère historique est sujet à discussion. Henri Martin, figure de l’intellectuel républicain et président de la Ligue des patriotes en 1882, le colporte dès le milieu du XIX^e siècle32.

19Le sacrifice individuel est la forme la plus présente de l’appel aux jeunes à demeurer fidèles à leur serment d’Éclaireur. L’idée du sacrifice des enfants de la patrie s’attache à la période fondatrice des guerres de la Révolution et de l’Empire. La littérature Éclaireurs présente le stéréotype héroïque dans le lien sacré établi par serment avec la nation. L’enfant héros offre sa minorité en sacrifice à la patrie pour régénérer le corps social. Le serment densifie la posture du jeune martyr fidèle à la cause nationale. D’où la rhétorique fleurie dans la presse Éclaireur liant jeunesse incandescente et Révolution française. Les « grandes choses » ont été l’œuvre « de tout jeunes gens, sans doute ardents, sans doute hardis jusqu’à la témérité, mais épris avant tout d’idéal ». Un lyrisme désuet les décrit « enthousiastes, désintéressés » dans une gloire militaire, « espérant, par l’épée, construire plus qu’ils ne détruisaient33 ». Le nationalisme républicain des dirigeants EDF rend mérite à 1789 pour l’accouchement d’un monde nouveau révélant à leurs yeux tant de talents. Le creuset patriotique est consacré à travers les enfants héros de 1793. Il s’agit de Joseph Bara, hussard de 14 ans tombé sous le fer vendéen, et d’Agricol Viala, mort à 13 ans la même année sous les balles des fédéralistes marseillais34. En 1794, le projet robespierriste de panthéoniser les petits héros s’arrêtait in extremis par la réaction thermidorienne. Quatrevingt-dix ans après, lors de la décennie 1880, la III^e République en ravivait le souvenir par une commande officielle35. Puis en 1914, les pédagogues Éclaireurs cherchent à retrouver le souffle des débuts de la III^e République. Le souvenir des jeunes héros a cependant glissé à droite36.

20Le serment prenant comme hypothèse le sacrifice de la jeunesse pour régénérer la société construit sa légitimité dans l’histoire habilement mobilisée de l’Antiquité, de l’Ancien Régime et de la Révolution qui aboutit à nationaliser l’adolescence.

Lever les enfants héros

21Le serment des Éclaireurs exprime l’idée d’une violence régénératrice. L’enjeu est de former le civisme des enfants dans sa forme absolue. Le président Jean Charcot apprécie les formules musclées ne laissant planer aucun doute : « Nous rêvons de créer une race forte, saine de corps et d’esprit, marchant tout droit dans la vie, imposant le respect par des actes accomplis au grand jour. » Les Éclaireurs forment « des hommes qui, suivant leurs qualités ou leurs penchants, pourront diriger les autres sans être suspectés, ou obéir sans se croire pour cela diminués37 ». L’espoir placé dans l’adolescence s’exprime dans le culte de l’honneur agissant pour redresser la société. Il s’agit d’une réaction antimoderniste contre le temps contemporain des masses, celui-ci compris comme la conjonction entre la production économique de masse et son corrollaire politique de la démocratie parlementaire. En réaction, les Éclaireurs mettent en avant des valeurs idéalement antérieures à la contemporanéité économique et politique. Sans doute est-ce pour cette raison qu’une éthique au parfum aristocratique des Éclaireurs légitime le duel comme ultime défense de l’individu, car « dans notre pays, une législation insuffisante nous défend mal contre le sans-gêne, la grossièreté ou les insolences des goujats38 ». Le nationalisme des Éclaireurs impose le duel comme dernier rempart de l’honneur individuel.

22Le projet des Éclaireurs inscrit son caractère révolutionnaire dans la rupture aussi subtile que réelle avec la civilisation de masse où l’individu serait menacé d’abdiquer sa liberté. La civilisation moderne rend obsolète le duel comme moyen de régler les différends. Légitimer une violence comme le duel revient à replacer l’engagement de l’individu au centre des relations interpersonnelles. Les Éclaireurs déplacent habilement le débat au profit du courage, du dévouement et de la générosité, ne serait-ce que pour ne pas heurter les familles. Le véritable héroïsme s’exerce dans la vie quotidienne. Dès le premier bulletin en octobre 1913, il fait l’objet de la rubrique du Livre d’Or de la Jeunesse. Celle-ci relate les sauvetages de noyés, les arrêts de chevaux emballés, les maîtrises d’automobiles ou d’incendies. On relate en un bref récit les événements, le nom du jeune héros, le lieu et la nature de l’exploit. Le comité directeur souhaite récompenser l’auteur par la frappe d’une médaille39. Celle-ci vient en plus du programme d’épreuves et d’examens que passent les adolescents, les étapes et les insignes de capacité. Le sauvetage couronne les savoirs Éclaireurs. Il atteste de la force du caractère dans des circonstances imprévisibles. Le serment ambitionne de créer les conditions d’un tel comportement. À cette fin, la bonne humeur doit régner dans une troupe. Le climat moral est décisif : « La gaieté, la bonne humeur de l’éclaireur sera la directe résultante de sa bonne santé physique et morale. Elle s’épanouira par le franc rire ; elle éclatera dans la chanson… la gaieté est une forme de vaillance : la belle humeur conduit à l’héroïsme40. » L’atmosphère des camps doit diffuser un stéréotype du caractère national, la belle humeur, « une qualité bien française41 ». Un exemple pris dans l’histoire militaire impériale – la guerre de Crimée (1853-1856) – vient unir l’esthétique du spectacle vivant à la valeur militaire :

« Ils suivront en cela une tradition bien française, car toujours et partout nos camps virent naître des théâtres de comédies et de chansons. Ainsi, devant les murs de Sébastopol, sous le feu des canons du siège, nos Zouaves (après vérification, le texte est bien écrit avec une minuscule, faut-il maintenir la majuscule ?) montèrent leur célèbre théâtre, où des soldats de quatre nations : Anglais, Italiens, Turcs, Russes mêmes, durant les armistices, vinrent applaudir les nôtres. Et ces étrangers demeurèrent stupéfaits devant l’héroïsme joyeux de cette race gauloise qui, de même qu’aux temps antiques de Vercingétorix et de César, savait, par ses chants, bafouer la mort42 ! »

23La nation qui donne le plus beau spectacle nourrit ainsi l’héroïsme de ses enfants.

24La guerre, disent les Éclaireurs, engage la jeunesse. Ainsi observent-ils la Première Guerre balkanique de 1912, notamment dans la part qu’y prennent les Scouts grecs, les proskopi. Certains auraient remplacé les instructeurs militaires en formant les recrues : « Là, vous auriez vu un scout de 15 ou 16 ans exercer 60 soldats43. » Les Français idéalisent la contribution scoute à la victoire grecque. D’autant que siège à leur comité directeur le philhellène Gaston Deschamps, ancien élève de l’École française d’Athènes et membre de la Ligue pour la défense de l’hellénisme44. Un renversement copernicien transforme les adolescents en formateurs de conscrits. La guerre accélère singulièrement la révolution pédagogique en cours dans la mobilisation de toutes les forces vives du pays. Le serment joue donc un rôle clé dans ce basculement pédagogique. En renouant habilement avec le serment civique de la cité antique, il n’en connaît pas moins des accents violemment sacrificiels. La préparation à de la guerre européenne à venir paraît traduire un véritable désir de catastrophe : « Voués par serment à la patrie, comme les éphèbes de la Grèce antique, ils se préparent et se disposent à lui consentir un jour toutes les immolations45. » Les nouveaux éphèbes de la guerre balkanique sont présentés comme les meilleurs élèves des Français à travers l’appui aux Scouts hellènes d’un officier français détaché auprès de l’armée grecque. On peut dès lors annoncer l’enrôlement des sections locales par le ministère de la Guerre en cas de mobilisation, sur terre46 comme sur mer47.

Réveiller le patriotisme de l’enseignement primaire

25Il manque à leur construction patriotique l’assurance d’un terrain déjà labouré par l’Instruction publique. Préparer à la patrie ses vaillants défenseurs ne sert à rien si l’école n’en partage pas également le souci et la mission. Or, le nationalisme des Éclaireurs rejette la tiédeur patriotique des maîtres de l’enseignement primaire, accusés de préférer l’amicalisme et son internationalisme. Le serment offre de corriger cette anomalie :

« Nous ne voulons pas ici nous faire les échos des reproches adressés à certains maîtres de notre enseignement primaire au sujet de la manière plus ou moins ardente avec laquelle ils donnent la leçon de patriotisme. Mais nous nous demandons plutôt si, dans la pratique et dans le cadre de leur école, ces maîtres seront bien outillés pour appliquer au cœur de l’enfant une empreinte du patriotisme, à ce point profonde qu’elle ne risque de disparaître jamais ? Pour cette tâche, les maîtres disposent d’ordinaire de lectures, d’histoires contées, de cartes murales. Est-ce suffisant ? Nous ne le croyons pas48. »

26À leurs yeux, l’enseignement se situe dans la visite des monuments du passé, des lieux de combat de 1870 et des infrastructures économiques. Il faut embrasser les « sites admirables, les panoramas enchanteurs ». Les chefs Éclaireurs et les maîtres d’école reçoivent la même mission de mettre l’enfant « à même de sentir les splendeurs de cette terre, qui est la sienne ». Ce patriotisme « renseigné, éveillé et sensible49 » est « impossible à donner entre les quatre murs d’une salle d’étude50 ».

27Quelques maîtres d’école primaire assurent l’enseignement patriotique Éclaireur. On en compte une poignée dans le département de la Seine. La prestation de serment à l’école rue Legendre a été suivie du « discours très patriotique » de l’officier de marine Nicolas Benoît, figure fondatrice des EDF, présent spécialement à la manifestation où son discours déchaîne les applaudissements51. L’esprit est à l’optimisme. On annonce déjà la prochaine « introduction officielle du scoutisme dans les programmes de l’enseignement primaire52 ». Les lecteurs du bulletin sont encouragés à demander à l’inspecteur primaire l’attribution d’un local53. Au comité directeur des Éclaireurs, il ne siège qu’un seul instituteur, Félix Comte, directeur d’école primaire parisienne. En 1906, celui-ci participait à la fondation de l’Union des instituteurs laïques patriotes, groupement nationaliste militant contre l’internationalisme, l’antipatriotisme et le pacifisme de leurs collègues. Son organe, l’Instituteur patriote, reprend d’ailleurs l’ancienne devise de la Ligue de l’enseignement Pour la patrie, par le livre et par l’épée. Félix Comte siège aussi au conseil d’administration de la Ligue de l’enseignement54. L’instituteur Jules Magnez, maître à l’école primaire 25 rue de Reuilly, anime la troupe du XII^e arrondissement qui tient son local dans un préau de l’établissement. En mars 1914, 400 personnes assistent dans la cour à leur démonstration de pistage, brancardage et montage d’un camp de toile. Le dernier tableau offre la « note grave » : le salut aux couleurs et la prestation de serment. Le spectacle édifiant déclenche « immédiatement » les adhésions55. Pour le maître Jules Magnez, le serment a davantage de puissance lorsqu’il est prononcé sur un lieu de mémoire de la guerre de 1870. En décembre 1913, il conduisait ses éclaireurs et élèves sur le champ de bataille de Champigny. Magnez y commentait les « efforts héroïques » de décembre 1870. Devant le monument commémoratif, il eut « la belle pensée » de faire prononcer le serment à ses jeunes. Ce qui est présenté comme un modèle pédagogique mêle randonnée, histoire nationale et édification morale à destination de la clientèle scolaire du « quartier populeux » du faubourg Saint-Antoine. Un jeune participant, orphelin de père, adresse à sa mère le jour même une carte postale commentée, « souvenir de mon serment devant les morts de 1870-7156 ». Le serment scout fait de l’orphelin descendant de sans-culotte de Saint-Antoine un patriote ardent prêt à la Revanche. À Bondy, le directeur de l’école, Alexandre Suzanne, préside la section locale d’Éclaireurs et dont les bois de Villemomble accueillent les sorties57. Parmi les jeunes pronoçant leur serment figure Georges-André Malraux, 12 ans, qui passe le certificat d’études en mai 1913. En 1913-1914, le jeune Malraux suit la classe de fin d’études et les équipées d’éclaireurs58. Le maître patriote est récompensé de livres pour l’organisation des œuvres complémentaires de l’école59.

Serment patriotique ou éducation physique en plein air ?

28Comment l’école primaire voit-elle cette méthode ? Elle perçoit essentiellement les Éclaireurs comme une société conscriptive. Dans le Nouveau dictionnaire de pédagogie, il s’agit d’une forme pittoresque de préparation militaire, venue d’Angleterre « où les exercices sportifs sont en grand honneur ». Mais dans les faits, la puissante Union des sociétés d’éducation physique et de préparation militaire déploie l’apprentissage du futur conscrit dans les manœuvres militaires, la gymnastique analytique et le tir60. De leur côté, les Éclaireurs imitent la vie rude des explorateurs par le camp de toile et le feu de camp. Les deux enseignements s’inscrivent dans la formation prémilitaire de la jeunesse mais s’avèrent incompatibles. Or, en 1913, les sociétés préparatistes tirent bénéfice de l’allongement du service militaire à trois ans. De plus, dans la querelle des méthodes qui traverse alors le champ de l’éducation physique, les Éclaireurs gravitent autour de la méthode dite « naturelle » du commandant Georges Hébert. Ils défendent une éducation physique faite de mouvements naturels, applicable à l’école primaire puis à l’armée. Ce choix s’inscrit à la fois contre le sport olympique formant les héritiers dans les lycées, ainsi que contre la gymnastique analytique dans le primaire. Rejoint par les Éclaireurs, Hébert désire former des athlètes complets aux performances motrices homogènes grâce à une solide gymnastique de plein air. Hébert dirige alors le Collège d’Athlètes ayant reçu la mission officielle de préparer les futurs compétiteurs olympiques. Les Éclaireurs lui emboîtent le pas : « Le scoutisme peut donc bien revendiquer le titre d’école primaire de cet athlétisme qui s’organise enfin chez nous pour le plus grand bien du pays61. » En mars 1913, ils obtiennent une médaille d’or au congrès international d’éducation physique où triomphent les gymnastes d’Hébert. Lors de la visite du président de la République en octobre 1913, les Éclaireurs se mêlent aux démonstrations62. Et c’est un professeur du lycée de Reims, Paul Hazard, historien de l’Europe moderne qui, dans la Revue pédagogique, défend la formation par les badges scouts63. L’intellectuel délaisse la finalité patriotique au profit des postulats psycho-pédagogiques, raison pour laquelle, l’article ne reçoit pas d’écho de la part des Éclaireurs64. C’est aussi le cas pour le philosophe Edmond Goblot. Dans un article du Volume, revue primaire favorable au décloisonnement scolaire, il relie la pleine nature à la finalité civique de l’enseignement primaire65. Les Éclaireurs ne relaient pas les écrits d’Hazard et Goblot car les universitaires séparent la pédagogie du plein air de la violence régénératrice. Ils créent les conditions de la distance entre le scoutisme de Baden Powell et l’adolescence sacrificielle.

Conclusion : des limites du serment en pédagogie

29L’hypothèse de la mort des enfants comme condition de régénération de la patrie est la part du programme Éclaireur disqualifiée par la Première Guerre mondiale. Le sacrifice de l’adolescence n’est plus exigible après le conflit. Le coût humain et social du sacrifice collectif disqualifie son invocation comme programme éducatif. Les quelques cas d’enfants héros connus en 1914 et en 1915 échappent d’ailleurs aux Éclaireurs dont l’appareil est désorganisé par la mobilisation générale. Cette anthropologie du sacrifice adolescent, pourtant fondée sur une continuité largement reconstruite par l’histoire, connaît une faible réception dans l’école primaire. Celle-ci ne veut pas d’une éducation totalisante. L’école promeut une instruction consensuelle. L’idée d’un sacrifice des enfants heurte l’esprit libéral de l’enseignement primaire. La Première Guerre mondiale achève la démonstration. La mobilisation des écoliers s’impose en faisant leurs devoirs scolaires plutôt que de se porter volontaire sur le front. La portée révolutionnaire du serment se manifeste dans l’inversion des rôles entre le maître et l’élève. Par le serment, l’élève conquiert une autonomie inédite qui montre la voie au maître. Il suffit alors de remplacer le sacrifice de l’adolescent par une finalité civique – y compris patriotique – acceptable. L’inversion des rôles figure justement dans la devise de l’Institut Jean-Jacques Rousseau à Genève : « discat a puero magister », que le maître apprenne de l’élève. Fondé en 1913, l’établissement est un des lieux phares de l’Éducation nouvelle qui perce en Europe.

30Chez les Éclaireurs, c’est l’arrivée au pouvoir des militants de l’Éducation nouvelle en 1921 qui réforme en profondeur le serment. Les libéraux au pouvoir sous la présidence de Georges Bertier, directeur de l’École des Roches, font adopter la promesse dite alternative en 1923. L’entrée dans la fraternité scoute se manifeste désormais en choisissant « devant Dieu » ou bien « sur mon honneur » selon « le désir de ses parents66 ». Si l’imaginaire de la chevalerie médiévale y trouve de la vigueur, il fonctionne non sur la dimension sacrificielle mais au profit de la noblesse du comportement vers laquelle il faut conduire tous les jeunes. Cette réforme de l’association est d’ailleurs contemporaine de la disparition des devoirs des élèves envers Dieu dans les programmes de l’école primaire. Le chassé-croisé est possible car localisé dans la périphérie scolaire. Les pères de famille n’ont pas à craindre de se trouver soumis contre leur gré à l’empire des lois laïques. Le libéralisme des Éclaireurs s’adresse également aux familles ne donnant pas de formation religieuse à leurs enfants.