Un paradoxe : la question d’une école confessionnelle et laïque

1La Société pour l’encouragement de l’instruction primaire parmi les protestants de France (SEIPPF) est à double titre « hors » et « dans » l’école, selon la définition que l’on donne à l’école.

2Au début du XIX^e siècle, elle l’est premièrement parce que fondée pour prolonger l’engagement limité des Écoles du Dimanche. En France, ce mouvement d’éducation populaire s’efforçait d’instruire les enfants protestants que leurs parents refusaient d’envoyer dans des écoles, majoritairement tenues par des instituteurs et des institutrices catholiques dont ils redoutaient le prosélytisme. En Angleterre, où est né le mouvement en 1780, la fonction des premières Écoles du Dimanche était de scolariser des enfants ouvriers, leur seul jour libre.

3Ensuite, après 1833, par leur statut « d’écoles privées », les écoles de ce réseau sont « hors de l’école publique ». Même si nombreuses d’entre elles demandent alors à être communalisées comme écoles protestantes, d’autres, pour des raisons religieuses, tiennent à rester indépendantes de l’État.

4Patrick Cabanel présente la SEIPPF comme « la face scolaire de l’Église réformée de France1 ». À une époque où le Concordat régissait les relations de l’État avec les « Églises reconnues », à sa création, cette Société incarne donc un modèle d’éducation privée confessionnelle. Elle est cofondée en 1829 et présidée pendant vingt ans (de 1852 à 1872) par François Guizot (1787-1874)2, celui-là même qui institutionnalisait l’Instruction publique par la loi de 1833 qui porte son nom.

5Ce double engagement de Guizot sur le front de l’Instruction publique et privée illustre sa propre définition libérale de l’éducation publique. Il l’exprime ainsi en 1816, en fondant son Essai sur l’histoire et sur l’état actuel de l’instruction publique en France sur ce postulat : « L’État donne l’éducation et l’instruction à ceux qui n’en recevraient point sans lui, et se charge de les procurer à ceux qui voudront les recevoir de lui3. » Rappelons que l’enseignement religieux figurait en tête du programme de cette école publique, jusqu’aux lois Ferry.

6Mais le titre de cet article, qui s’inscrit dans l’histoire des idées éducatives, « La SEIPPF : une volonté de promouvoir l’école laïque ? » pointe un paradoxe qui peut surprendre. En effet, comment peut-on mettre sur un même plan en France une École confessionnelle et le concept de laïcité, et cela au début du XIX^e siècle ?

7À moins que la laïcité promue par cette Société confirme la thèse d’Eugène Sue (1804-1857) selon laquelle le protestantisme a servi de « religion pont » vers le rationalisme4. La SEIPPF aurait-elle cherché à promouvoir l’école laïque avant Ferdinand Buisson (1841-1932), désigné comme « l’apôtre de l’école laïque » pour reprendre le titre de la thèse de Laurence Loeffel5 ?

8À première vue, l’idée d’un ralliement spontané et sans regrets des protestants à l’école de Ferry telle que Mona Ouzouf la présente est corroborée par une rapide lecture des statistiques de 1882. Sur les 1 535 écoles protestantes en France en 1881, 1 000 écoles sont remises à l’État cette année-là, et peu de temps après, 500 autres6.

9Mais quelle est la cause de ce ralliement massif ? Est-il forcément la preuve d’une approbation spontanée des lois Ferry par les protestants ? Ce n’est pas ce que certaines voix et d’autres chiffres laissent entendre. En 1882, Frédéric Lichtenberger (1832-1899), professeur à la faculté de théologie protestante de Paris, affirmait regretter comme chrétien et comme républicain la suppression de l’enseignement religieux dans les écoles communales7. En 1884, sur les 394 églises réformées représentées au synode officieux de Nantes, et interrogées sur les lois Ferry, seulement 137 d’entre elles, soit 35 %, les approuvaient ; 142, soit 36 %, les désapprouvaient ; et 114, soit 29 %, ne se prononçaient pas8.

10Si, pour Cabanel, ce n’est pas Guizot, mais le triumvirat Buisson, Pécaut, Steeg, qui a incarné en France « le plus républicain des christianismes et qui a protestantisé la République9 », comment comprendre ces chiffres non concordants ? Ne seraient-ils pas les indicateurs d’une volonté de promouvoir avec une autre école laïque, une autre forme de laïcité au sein de la SEIPPF ?

11Pour comprendre le rapport de cette Société à l’idée de laïcité scolaire, nous décrirons cette situation complexe, en particulier à partir des textes fondateurs de cette Société créée sous la Restauration le 2 mai 1829 et déclarée d’utilité publique dans la foulée le 5 juillet 1829, mais aussi des rapports annuels de ses dirigeants avant 1905, et particulièrement des rapports des dernières années d’activités de l’École normale d’instituteurs protestants de Courbevoie.

12Étymologiquement, rappelons que le mot laïque vient du grec laos, qui désigne le peuple « au sens d’ethnie ou de nation10 », et c’est au sens religieux qu’il désigne la personne qui n’appartient ni au clergé ni à un ordre religieux. Si le mot laïcité ne se trouve pas, en tant que tel, sous la plume des membres de la SEIPPF, le sens qu’il recouvre existe avant 1882, année où Ferdinand Buisson le présente comme un néologisme dans le dictionnaire de pédagogie, et avant 1850, lorsque Edgar Quinet l’utilisait dans L’Enseignement du peuple pour désigner l’école comme un espace idéal protégé des influences religieuses (p. 225). Au Royaume-Uni, John Locke (1632-1704) doit être cité à ce sujet et, un peu avant lui, Roger Williams (1603-1683) en Nouvelle Angleterre, mais pour désigner un concept s’attachant à promouvoir un « vivre ensemble » qui n’uniformise pas, dans l’espace public, les systèmes symboliques que sont les religions, au sens socio-anthropologique du terme11. Cela laisse entendre qu’il peut y avoir plusieurs types de laïcité. Jean Baubérot va jusqu’à en distinguer sept pour la France : la laïcité antireligieuse, la laïcité gallicane, la laïcité séparatiste de 1905, la laïcité séparatiste contemporaine, la laïcité ouverte, la laïcité identitaire, et la laïcité concordataire12.

13Peut-on parler, pour la SEIPPF, de laïcité « ouverte positive ou conviviale » comme chez Ricœur et Jean-Paul Willaime, type de laïcité majoritaire en Europe13, alternative à l’idée d’une « catho-laïcité » séparatiste ou « laïcité intégrale » chez Buisson14 que l’on pourrait rapprocher aujourd’hui de celle d’universitaires comme Henri Pena Ruiz15 ou Catherine Kintzler16, qui serait plus attractive pour les pays sociologiquement marqués par la tradition catholique17 ? En reprenant à notre compte la métaphore mathématique du professeur Philippe Pettit, citée par Kintzler18, la laïcité promue par la SEIFFP partirait-elle de « 1 », posant la croyance en un Dieu comme fondement méthodologique et non de « 0 », ou de l’athéisme méthodologique sur lequel la « laïcité à la française » serait fondée ? Guizot et Buisson serviront d’idéaux types, emblématiques de ces deux formes de laïcités scolaires.

14Nous délimiterons l’objet d’étude à une période de soixante ans, allant de 1829, date de la création de la SEIPPF, à 1889, date de l’intégration des instituteurs dans le corps des fonctionnaires de l’État (loi du 19 juillet 1889), un an après de la fermeture du fleuron de la Société, l’École normale d’instituteurs protestants de Courbevoie. La première partie s’attachera au berceau de la SEIPPF puis à son développement dès 1829, la seconde à sa réception, des lois Ferry puis à son déclin dès 1881.

La SEIPPF et son enracinement laïc avant les lois Ferry

La SEIPPF : repères historiographiques

15La SEIPPF est fondée après une enquête lancée par Philippe Albert Stapfer (1766-1840), président de l’éphémère Comité pour l’encouragement des écoles du dimanche (CEED : 1826-1828), auprès des pasteurs des églises réformées, pour dresser un état des besoins en éducation chez les protestants de France19. Stapfer avait été ministre des Sciences et des Arts, du 2 mai 1798 au 8 janvier 1800, puis ambassadeur plénipotentiaire de la République helvétique à Paris, de 1800 à 1803. C’est sur son initiative qu’en 1798 Pestalozzi (1746-1827) était nommé directeur de l’orphelinat de Stans20. À son arrivée de Genève à Paris, c’est chez les Stapfer que, de 1807 à 1810, avait élu domicile le jeune Guizot21.

16Le manuscrit du rapport des séances préparatoires des notables protestants (future SEIPPF), daté des 17 et 24 avril 1829, est rédigé par François Martin fils (1792- ?)22. C’est lui qui, le 13 juin 1815, tenait la première École mutuelle de la Société pour l’instruction élémentaire (SIÉ) à Paris et dirigeait le premier Cours normal pour instituteurs. La SIÉ venait d’être fondée à Paris en 1815 par Lazare Carnot (1753-1823), fils d’une famille bourgeoise calviniste. Elle était présidée par le baron de Gérando, un catholique qui avait fréquenté le cercle du poète et pédagogue aveugle Pfeffel (1736-1809) à Colmar. Avec Philippe Bellot et Émile Frossard, François Martin avait été formé au modèle d’éducation mutuelle chez Lancaster, à l’école de Southwark23. Mais l’expérience de la mixité religieuse n’avait pas été longue pour les trois protestants contraints de démissionner pour des raisons religieuses, le 27 décembre 1815 « tous les exercices du culte catholique » étant imposés à ces écoles.

17Les premiers membres de la SEIPPF ont appartenu aux « plus grands noms de l’establishment protestant français » d’alors24. Comme évoqué plus haut, Guizot en a été son deuxième président25. Au moment où les lois Ferry sont adoptées, à partir de 1881, c’est Charles Robert (1827-1899) qui préside la SEIPPF. Robert avait été conseiller d’État, secrétaire général du ministère de l’Instruction publique et conseiller de Victor Duruy (1811-1894), ministre de l’Instruction entre 1863 et 1869.

18Sur les 29 membres qui forment le premier comité d’administration de la SEIPPF, se trouvent, pouvant appartenir à plusieurs catégories simultanément : 14 députés (ou futurs), 4 pairs de France (ou futurs), 4 banquiers, 2 conseillers d’État et de préfecture, 2 négociants, 2 professeurs, et 3 pasteurs dont la nomination paraît plutôt symbolique : l’un est le réformé Jean Monod père (1765-1836), l’autre le luthérien Georges-David-Frédéric Boissard (1783-1836), le troisième est présenté comme ministre du Saint-Évangile. Jacques Martin (1794-1874) n’est donc pas un pasteur d’une « église reconnue ». Il semble être un pasteur de l’église de Genève, inspecteur des écoles protestantes du Canton.

19D’après les notices biographiques de l’Assemblée nationale, l’appartenance des 14 députés sur l’échiquier politique témoigne d’un pluralisme politique, infirmant l’idée reçue d’après laquelle les protestants seraient tous plutôt affiliés aux partis de gauche. Prenant en compte des changements d’appartenance possible, on dénombre : 1 député de gauche, 6 députés de centre-gauche, 4 députés d’opposition (1 modéré, 1 libéral, 1 constitutionnel, 1 non déterminé), 1 bonapartiste, 1 député centre modéré, 6 députés affilés à la majorité ministérielle sous Louis-Philippe et 1 royaliste constitutionnel.

20Pour remédier à la laïcisation des programmes scolaires, en 1881, la SEIPPF fondait les Écoles du Jeudi, organisées en commission mixte avec la Société des écoles du dimanche (SED)26. Robert insiste sur la nature de l’activité d’enseignement et non du culte que revêtent ces écoles : « Il s’agit bien d’une classe, d’un véritable enseignement27. »

21Bien qu’officiellement dissoute en 1994, l’élan de la SEIPPF a été coupé avec la promulgation des lois Ferry en 1881-1882. Un sursaut de vigueur avait été espéré en 1934 suite au vœu exprimé à l’occasion d’une Assemblée générale du protestantisme français, mais cela n’a pas permis de redonner de la vigueur à la SEIPPF.

La SEIPPF : données chiffrées sur les écoles

22Lorsqu’était fondée la SEIPPF, de 426 églises dépendaient 345 écoles protestantes reconnues. Elles étaient dirigées par 256 instituteurs et institutrices qui suivaient l’ancienne méthode précentrale, 89 ayant adopté la méthode de l’enseignement mutuel28.

23Par comparaison avec les chiffres établis au synode national de Loudun, en 1659, où l’on comptait, pour 813 lieux de culte, 611 écoles, 23 collèges et 6 académies, il y avait aussi 75 % des églises entretenant une école primaire ; mais, au début du XIX^e siècle, le nombre d’églises et d’écoles avait presque diminué de moitié29. Après la révocation de l’édit de Nantes, le 18 octobre 1685, les huguenots ne pouvaient plus ni célébrer leur culte librement, ni éduquer leurs enfants selon leur tradition religieuse, sous peine de se les voir retirer. La SEIPPF avait participé au renouveau des écoles protestantes.

24D’après le rapport Villemain, il y avait en France en 1840 : 28 018 écoles catholiques, soit 91 % des écoles. À côté de celles-ci, 2 059 écoles étaient mixtes quant à la religion, 677 étaient protestantes, soit deux fois plus qu’en 1829, et 31 écoles étaient de confession israélite30.

25En chiffres ronds, entre 1829 et 1893, la SEIPPF avait soutenu 1 400 écoles (garçons, filles, et salles d’asile hors Paris), 650 écoles du jeudi (depuis 1881)31 et contribué à la formation de 2 500 instituteurs et institutrices ainsi répartis : 570 instituteurs à Courbevoie, 320 institutrices à Boissy-Saint-Léger, 800 instituteurs et 350 institutrices en province32.

26Mais ajoutons que la SEIPPF n’était pas la seule société à encourager l’instruction des enfants protestants. La Société biblique avait ouvert deux Écoles normales, l’une d’instituteurs à Paris, l’autre d’institutrices à Sainte-Foy en Gironde. Les méthodistes avaient aussi ouvert une École normale à Nîmes.

La SEIPPF : circonstances et but

27En 1829, le marquis de Jaucourt justifie la création d’écoles confessionnelles en s’appuyant sur l’ordonnance du 29 février 1816 qui organisait les écoles primaires selon les confessions. Fonder des écoles protestantes, c’était se conformer aux lois en vigueur33.

28Ce choix répondait aussi à un besoin, celui des trop nombreux parents « qui préféraient l’ignorance à l’erreur34 », c’est-à-dire qui, par crainte du prosélytisme, refusaient de scolariser leurs enfants dans une école tenue par un instituteur ou une institutrice catholique35 (Jaucourt, 1829, p. 4 et 5).

29Mais le président de la Société ajoute l’intention de ses promoteurs de favoriser les écoles mixtes, selon ce que prévoyait l’ordonnance du 21 avril 1828. Celle-ci offrait aux instituteurs qui le voulaient, la possibilité d’obtenir l’autorisation spéciale d’ouvrir une école réunissant des élèves de plusieurs communions. Si c’est la forme d’écoles à privilégier, Jaucourt estime que le contexte n’est pas encore assez mûr pour rendre cela possible.

30Les statuts de la SEIPPF précisent le but et la confession des bénéficiaires de son action, mais sans limiter son champ d’action aux Écoles libres. Le but de la SEIPPF est de « seconder les progrès de l’instruction primaire parmi les Protestants de France » (art. 1). L’article 2 des statuts stipule :

« La Société emploiera les fonds qui seront mis à sa disposition de la manière qui paraîtra la plus utile pour aider à l’amélioration des écoles existantes, à l’établissement de nouvelles écoles, et pour concourir avec les institutions publiques ou particulières à tout ce qui peut propager l’instruction primaire dans la population protestante » (art. 2).

La SEIPPF et la réception de la laïcité après les lois Ferry

La relation entre l’instruction religieuse et universelle

31La SEIPPF adoptait la thèse de Locke, qui rejetait l’athéisme comme une option possible pour fonder le lien social. Locke écrivait en 1698 :

« [C]eux qui nient l’existence d’un Dieu, ne doivent pas être tolérés, parce que les promesses, les contrats, les serments et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile, ne sauraient engager un athée à tenir sa parole et que, si l’on bannit du monde la croyance d’une divinité, on ne peut qu’introduire aussitôt le désordre et une confusion générale36. »

32Dans ce courant de pensées, dès 1826, le président du CEED assignait à ce Comité naissant le but d’œuvrer en faveur du bonheur des individus et la prospérité des peuples par le développement de l’instruction religieuse et élémentaire intimement liées37.

33En 1843, le marquis de Jaucourt et le pasteur Montandon cosignent une circulaire présentant la mission de la SEIPPF d’enseigner « la lumière et la foi » auprès des jeunes protestants pour les sortir de l’ignorance et éviter qu’ils ne soient « perdus » pour l’Église réformée38.

34En 1852, pour la SEIPPF, Guizot confirme cette lecture de l’articulation entre la science et la foi : « L’instruction n’est rien sans l’éducation et l’éducation n’est pas sans la religion39. »

35Louis-Frédéric François Gauthey, le premier directeur de l’École normale de Courbevoie, reprend en France ce qu’il avait déjà affirmé à Lausanne précédemment : « Le développement de la pensée hors de Dieu conduit à des abîmes ; avec Dieu et en Dieu, elle a sa règle sûre, son aliment et sa lumière40. » « La culture religieuse est la seule qui puisse donner quelque liberté solide aux nations41. »

36À l’opposé, pour Buisson, l’école laïque doit délivrer l’homme des traditions rétrogrades par la science. La religion n’est que « la fleur du printemps de l’humanité » dit-il, ajoutant : « La religion de l’avenir trouvera sans doute qu’il y a assez de vérité et assez de poésie dans les trésors de l’art et de la science, qui sont à elle, pour n’avoir pas besoin d’en chercher ailleurs par les procédés rudimentaires d’autrefois42. »

Les écoles publiques mixtes à partir de 1833

37Les discussions nourries autour du projet de la loi Guizot confirment, dès 1831, la volonté de plusieurs membres de la SEIPPF de créer des écoles mixtes. Alors que certains se demandaient si la mission de la Société n’était pas à présent terminée, puisque la loi Guizot allait instituer les écoles mixtes43, pour d’autres, l’instruction primaire devait nécessairement s’appuyer sur la religion pour être salutaire, ce que seules les écoles protestantes pouvaient garantir sûrement44. Le pragmatisme l’emporta. Considérant difficile d’étendre un réseau suffisant d’écoles protestantes sur tout le territoire français, mais jugeant l’instruction religieuse protestante nécessaire, la SEIPPF s’engagea sur les deux fronts : développer les écoles confessionnelles et soutenir les écoles mixtes là où c’était possible, dans la mesure où l’instruction religieuse pouvait être donnée aux élèves dans le respect de leur tradition.

38La loi Falloux ranimait les craintes de voir l’hégémonie des écoles catholiques nombreuses et gratuites supplanter les écoles mixtes et contraindre beaucoup de parents protestants d’y scolariser leurs enfants45.

39En 1877, il y a 536 Écoles libres protestantes et 999 publiques protestantes46. Lorsque les lois Ferry sont promulguées, ces 999 écoles protestantes publiques subissent mécaniquement la laïcisation des programmes. Ainsi s’explique pourquoi 1000 écoles protestantes sont de suite devenues laïques. Mais cet effet domino ne prouve pas l’approbation massive et spontanée de cette loi par tous les protestants.

Les écoles publiques laïques après 1881

40Lorsque les Lois Ferry sont promulguées, comme en 1833, deux courants se lèvent au sein de la SEIPPF, avant de se confondre en 1886. D’un côté, il y a le courant des « confiants » qu’incarne Robert. Il encourage l’élan des instituteurs et des parents protestants vers les Écoles publiques laïques, tout en créant les Écoles du Jeudi pour que les instituteurs protestants y dispensent l’instruction religieuse nécessaire à l’éducation des protestants et à la mission de la Société. La clé de la réussite passait par l’observation du principe d’une « neutralité », respectueux des traditions de chacun47. La violation de ce contrat, autant par des laïcistes que des cléricaux, sapait progressivement l’espérance des « confiants », jusqu’à dénoncer l’impunité avec laquelle « la loi est violée tous les jours48 ». En 1886, Robert regrettait la loi Guizot de 1833 qu’il avait qualifiée alors de « vraiment libérale et sage49 ».

41Presque cinquante ans plus tard, pour François de Witt-Guizot (1870-1939), le petit-fils de François Guizot, c’est la « foi » dans le principe de neutralité qui précipita l’action de la SEIPPF. En 1935, il écrivait : « Croyant aux promesses de loyale neutralité, notre Protestantisme a laissé se liquider la plus grande partie de ses écoles50. »

42Mais c’est finalement une succession de lois connexes qui ont fini par provoquer le ralliement des « confiants » aux idées des « inquiets », avec la loi du 30 octobre 1886 sur l’engagement décennal comme « coup de grâce ». Celle-ci ôtait à la SEIPPF les privilèges que lui avait accordés son statut d’association d’utilité publique, comme la dispense de service militaire pour les instituteurs.

43Ce courant des « inquiets » est représenté dès 1881 dans les rapports annuels de la SEIPPF par Charles Samuel Gaudard (1826-1887), le second directeur de l’École normale de Courbevoie.

44Gaudard ne croyait pas au principe de neutralité, allant jusqu’à utiliser de cette métaphore : « Non, l’école ne peut pas rester neutre ; je ne connais pour ma part qu’un seul endroit où la neutralité règne sans partage, c’est le cimetière51 ! » Ce courant encourageait la création d’Écoles libres et la formation de haut niveau de « bons instituteurs » pour transmettre les valeurs chrétiennes aux enfants et perpétuer une tradition éducative protestante52. Ses efforts pour une formation de qualité furent contrariés par les décisions prises par Robert. Si ces réformes ont précipité la fermeture définitive de l’école en 1888, elles attestent aussi du changement de position du président de la SEIPPF. Puisqu’il n’était plus possible de placer les instituteurs bien formés de Courbevoie dans le public, et que l’école était en difficulté financière sans subventions de l’État, au vu du petit nombre d’Écoles libres, Robert imposait les mesures suivantes : réduire le nombre d’élèves instituteurs à Courbevoie et limiter leur préparation à deux ans au lieu de trois : cela suffisait pour préparer le brevet élémentaire au lieu du supérieur, non requis dans le privé53.

45Dans son rapport de 1886, le pasteur Paumier (1821-1899), qui avait fondé en 1885 deux écoles protestantes (une de garçons et une de filles), ainsi qu’un orphelinat de jeunes filles à Paris, constatant l’impossibilité de travailler avec l’État, engageait la minorité protestante à rebondir face à cette situation, l’encourageant au réveil et au soutien des 223 Écoles du Jeudi et des Écoles libres54.

46Dans quelle mesure serait-ce par conviction, sous l’effet des « confiants », ou sous l’effet de l’asphyxie financière, en particulier suite à l’avis donné par le Conseil d’État le 13 avril 1881, ôtant aux corps ecclésiastiques comme aux conseils presbytéraux, le droit de recevoir des dons et des legs à affecter aux écoles55, ou suite au départ de leur instituteur au service militaire, ou à son embauche dans une école publique pour éviter la conscription etc., que les 500 autres écoles protestantes ont été remises à l’école laïque après 1882 ? L’étude des différents cas s’imposerait ici, pour pouvoir vérifier ces différentes hypothèses.

Conclusion

47Ce parcours de près de soixante ans a permis d’esquisser l’histoire d’une société souvent traversée par deux courants en tension, mais distincts de celui de Buisson, par leur volonté de faire de la foi autant l’ancre salutaire de l’éducation que sa finalité. Mais les lois Ferry et celles qui les accompagnèrent ont sonné le glas de cette Société. En cela, la Société « hors » de l’école de Ferry s’est fondue « dans » l’école de Ferry ; mais avec la Société des Écoles du Dimanche, elle fondait des Écoles du Jeudi, pour externaliser l’enseignement religieux « hors de » l’école publique.

48Les acteurs de la SEIPPF ne peuvent donc pas être assimilés aux promoteurs d’une « religion pont » lancée vers les rivages du rationalisme pour reprendre l’affirmation du libre penseur Sue ou de l’athéisme selon le catholique Jean Guiraud. Pour lui, Buisson est présenté comme le « chargé de mission » de Ferry, Ranc et Gambetta, et missionné « pour assurer le triomphe final de l’athéisme et du matérialisme ». La méthode étant : « De passer par une phase de protestantisme, dégagé de tout surnaturel, ramené à une “religion sans dogmes, sans morale, sans prêtres”56. »

49Alors que la laïcité « ouverte » que la SIÉ avait essayé de mettre en place en 1814 a été entravée à Paris par l’action de la hiérarchie romaine, imposant sa tradition, pour la SEIPPF, c’est l’État et l’institution d’une laïcité stricte – ou « catho-laïcité », selon l’expression forgée par Jean-Paul Willaime57 – qui a étouffé la laïcité « positive » à l’anglo-saxonne de la SEIPPF.

50Mais finalement, entre la laïcité telle que l’a comprise la SEIPPF et celle de Ferry, laquelle des deux est la « plus protestante » : celle de Guizot ou celle de Buisson ?

51Si l’on ne peut douter du protestantisme d’engagement de Guizot, membre du consistoire de l’Église réformée de Paris de 1815 à sa mort, ni de celui des membres fondateurs de la SEIPPF, ni de l’héritage familial protestant de Buisson, ce dernier a plutôt fait le choix de présider, dès sa création en 1902, l’Association nationale des libres penseurs de France, rompant avec le protestantisme orthodoxe dès les années 1864-1865 après la publication du christianisme libéral58.

52Nous parlerons donc de laïcités plurielles au XIX^e siècle en France, avec, chez les protestants, celle, anglo-saxonne, de Guizot, précédant celle de Buisson devenue majoritaire en France, mais sans omettre celle que la SIÉ avait antérieurement tentée d’établir.

53C’est pourtant au pasteur protestant Roger Williams (1603-1683), que l’histoire attribue la fondation en 1663, du premier pacte et État laïc à Rhode Island59.

54Mais le principe de « donner à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » sur lequel Williams s’est en particulier fondé, est encore plus ancien, puisqu’il s’enracine dans le judaïsme du début de notre ère.