Postface
p. 401-403
Texte intégral
1Au moment où j’écris (janvier 2016), on parle de violences sexuelles exercées sur des femmes, dans la nuit de la Saint-Sylvestre, autour de la cathédrale de Cologne. Quels en sont les auteurs ? Des hommes « ordinaires » ? des immigrés auxquels l’opinion hostile à leur venue voudrait bien les attribuer ? C’est important, mais on ne doit pas gommer l’essentiel : le corps des femmes pris pour cible d’une fête quelque peu arrosée, un soir de réveillon. Comme si les femmes ne pouvaient circuler seules la nuit, comme si elles étaient coupables d’être là, sur la place de Cologne, entre gare et cathédrale, où elles n’avaient pas à être, étant des femmes, c’est-àdire des corps interdits, convoités, exposés, susceptibles d’être dépecés, mis « en lambeaux », selon le titre éloquent de ce livre.
2Livre noir de la « condition » féminine, comparable à celui que Christine Ockrent et Sandrine Treiner avaient publié il y a quelques années, aux éditions Fixot, pour alerter sur une situation dramatique, surtout dans les pays en voie de développement. En Inde, les filles étaient/sont supprimées à la naissance au nom de la « valence différentielle des sexes » (Françoise Héritier) qui fait qu’on souhaite un descendant mâle, pas une fille. Le déficit démographique engendré est tel qu’on a pu parler de « génocide des petites filles ». Or l’Inde est en passe de devenir le premier sous-continent du monde. De peser lourd par conséquent. Dans cette région, les « faits divers » illustrant la violence sur les femmes sont légion. Au Pakistan, Mahlia Yousafzai fut sauvagement agressée parce qu’elle revendiquait l’instruction pour les filles : crime impardonnable pour des talibans intégristes, dont la liberté des femmes est la hantise. Daech n’a-t-il pas élaboré une « théologie du viol », qui justifie toutes les brutalités ?
3Mais la violence sur les femmes n’est l’apanage ni de ces régions ni de ces religions, même si elles en fournissent aujourd’hui des formes exacerbées qu’on croyait disparues. En France, enquêtes (notamment ENVEFF) et témoignages (Christine Angot) mettent en évidence l’ordinaire des jours : viols, incestes tus, femmes battues, violences conjugales au foyer qui s’avère plus périlleux pour elles que la rue, harcèlement sexuel au travail et dans les transports constituent un quotidien peu attrayant. La violence est physique ; elle passe par les frôlements, les attouchements, les coups, les tortures qui s’en prennent au sein et au sexe, par le viol, omniprésent. Elle est aussi symbolique et s’exprime par les quolibets, les injures dépréciatives, voire les chansons d’un rap brutal qui prend plaisir à scander que « les meufs sont toutes des putes » (Orelsan) qui méritent d’être « trintignées », allusion au meurtre de Marie Trintignant par son compagnon. Les mots tuent presque autant que les gestes que, d’une certaine manière, ils autorisent.
4Cette violence est ancienne. Elle imprègne l’histoire. Le passé en fournit des formes innombrables que ce livre repère et étudie. « Il s’agit de mettre en évidence l’existence d’un invariant, celui des violences sexuelles faites aux femmes. » Elles apparaissent « avant tout comme une prise de corps, une appropriation physique du corps de l’autre », expression d’une domination masculine dont l’anthropologie montre l’universalité et la constance et dont la psychanalyse scrute la complexité singulière. Elles font système. Non que les femmes ne soient pas capables de violence, y compris sexuelle, mais dans une disproportion problématique. Collectives, ces violences sont le fait de bandes de jeunes désireux d’affirmer leur virilité, ou de soldats qui considèrent que le viol est le droit du vainqueur, comme le « droit de cuissage » était (en principe) celui du seigneur, voire une arme de guerre, tant le corps des femmes est assimilé à un butin, à une terre promise. Plus souvent encore, elles se produisent dans l’intimité close du foyer qui s’avère paradoxalement dangereux. Parce qu’il légitime la possession du corps d’une femme par son mari, le mariage aggrave sa dépendance. Où s’arrête le devoir conjugal de la bonne épouse, ainsi réduite au silence par un sentiment de culpabilité ? Parler est difficile, porter plainte, quasi insurmontable. D’où la rareté relative des poursuites et par conséquent des dossiers judiciaires qui s’épaississent seulement à partir de l’époque moderne, en fonction de l’individualisation, subjective et objective, des femmes et aussi de la prise de conscience de la sexualité. Car les historiennes de l’Antiquité (Barouin, Boehringer, Bodiou) nous le rappellent : il est des sociétés « sans sexualité », où la différence des sexes n’est pas l’élément déterminant du classement social. « Où se joue le genre ? » Est-il cet « instrument utile » de l’analyse historique que Joan Scott discernait dans un article célèbre ? Oui, sans doute, oui, certainement ; mais autrement, en évitant les anachronismes et les usages inappropriés de mots ou de notions.
5Outre sa richesse factuelle proprement inépuisable, ce livre est une leçon de méthode par le soin que les auteurs mettent à préciser le sens du vocabulaire et des catégories. Selon les époques, les lieux et les milieux. Pluridisciplinaire, il accorde une grande place au droit, à la fois symptôme des émergences et producteur de normes. Mais aussi, à l’analyse littéraire, iconographique, psychanalytique. Il fait appel à des sources très variées : la mythologie, le roman, les archives judiciaires, les « faits divers », le cinéma (exemple : les films d’horreur et la final girl), les cas cliniques seuls susceptibles de capter une parole enfouie. Axé majoritairement sur la France, dont la plupart des historiens sont spécialistes, il explore l’Italie antique et contemporaine (Moravia, observateur bouleversé des viols de la Libération), le Guatemala de Rigoberta Menchou, dont la mère fut torturée et violée par les soldats de l’armée régulière, le Rwanda de la tragédie tutsi, la Lybie où les troupes de l’Otan se sont rendues coupables de « parties de viol » révélées seulement par la presse alternative. La diversité des lieux ne fait que renforcer le sentiment de parenté des situations, d’unité des femmes, comme si leurs corps multiples formaient un corps unique soumis à une violence pérenne.
6Fresque, ce livre nous donne à voir l’infini de la souffrance des femmes. Somme, il nous en révèle l’étendue et la diversité. Instrument, il nous aide à sonder ses ressorts et à entrevoir sa possible issue. Par son existence même, il est une protestation contre l’inacceptable si longtemps (et encore) accepté. Il témoigne d’une prise de conscience dont il émane et à laquelle il concourt. Il faut en remercier les auteurs et les maîtres d’œuvre, tout particulièrement Frédéric Chauvaud qui, depuis des années, a choisi les chemins de l’Histoire pour comprendre et combattre la violence du présent.
Auteur
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