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Le corps en lambeaux

 | 
Frédéric Chauvaud
, 
Lydie Bodiou
, 
Myriam Soria
, 
et al.

Quatrième partie. Reconnaître : soigner et juger

Introduction

Entre Eros et Thanatos : le mouvement et la parole

Laurie Laufer

Testo integrale

  • 1 S. Freud (1923), Introduction à la psychanalyse, trad. fr., Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1982 (...)

« Un enfant, anxieux de se trouver dans l’obscurité, s’adresse à sa tante qui se trouve dans une pièce voisine. “Tante, parle-moi ; j’ai peur. – À quoi cela te servirait-il, puisque tu ne me vois pas ?” À quoi l’enfant répond : “Il fait plus clair lorsque quelqu’un parle”. »
Sigmund Freud1.

1Face à la montée du nazisme et à la décomposition politique et sociale de l’Europe, Freud s’interroge sur ce qui produit l’Unbehagen (le malaise) et sur les différentes causes de la souffrance et de la vulnérabilité psychique. Dans Malaise dans la civilisation, en 1929, il fait cette analyse :

  • 2 S. Freud (1929), Malaise dans la civilisation, trad. fr., Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2012, (...)

« La souffrance nous menace de trois côtés ; dans notre propre corps qui, voué à la décrépitude et à la destruction, ne peut même pas se passer des signaux d’avertissement que sont la douleur et l’angoisse ; du monde extérieur, qui peut se déchaîner contre nous avec ses forces supérieures, implacables, destructrices ; et enfin, des rapports avec les autres hommes : la souffrance née de cette source nous semble peut-être plus pénible que tout autre ; nous avons tendance à la considérer comme un élément presque superflu, bien qu’elle ne soit pas moins fatalement inévitable que la souffrance due à une autre cause2. »

2Qu’est-ce qui pousse un sujet à vouloir en détruire un autre ? Qu’est-ce qui fonde la haine et la destructivité ? Selon Freud, la violence sociale est la plus dévastatrice pour la vie psychique. En 1920, il émet l’hypothèse de la pulsion de mort et de la compulsion de répétition. Avant cette date, la répétition avait pour fonction, selon lui, de réguler, voire de diminuer le traumatisme, mais il est amené à constater qu’elle ne parvient pas à remplir cette mission. Elle doit sans cesse être reconduite, elle ne cesse pas de ne pas cesser. La répétition est souvent un phénomène d’emprise, la production d’un lien paradoxal par lequel un sujet détruit un autre pour le conserver. Entre l’amour et la haine, entre Éros et Thanatos, qui peut prévoir l’issue du combat ? Telle est l’ultime question que Freud ajoute à son texte, en 1931, dans la deuxième édition de Malaise dans la civilisation.

3C’est dans Totem et Tabou que Freud avance l’idée que l’essence même de la famille est d’être un meurtre. Cependant lorsqu’il développe cette hypothèse, il considère davantage la haine et la violence des enfants sur leurs parents (vœux incestueux et meurtriers) que celle qui advient dans le couple lui-même, et il considère davantage les violences psychiques que physiques. Que peut expliquer la violence physique et psychique faites aux enfants ou/et aux femmes ? Quel amour, quelle haine, quelles motions pulsionnelles peuvent justifier un passage à l’acte violent (agression sexuelle, coups entamant l’intégrité physique) sur le corps d’une femme ? Énoncer les causalités et multiples étiologies sur les (dé)raisons d’un acte de violence peut momentanément avoir des effets d’apaisement sur l’angoisse que suscite l’horreur de la situation, que cette angoisse soit celle du praticien/ne, des victimes ou des auteurs de violences. Donner un sens à un acte in-sensé l’intègre dans un récit dont la vertu imaginaire fait écran au Réel.

4Dans cette logique, nombre d’auteurs d’articles et de récits de violences faites aux femmes dans la sphère familiale s’accordent à interpréter le déchaînement de la violence comme un acte de défense interne contre l’angoisse de perdre l’autre et le pouvoir qu’on a sur lui. La question de l’angoisse de perdre est en lien avec la notion de primitif ou de « l’archaïque régressif », selon l’expression de Freud, en ce qu’elle renvoie l’individu à des angoisses primaires de souffrance, d’abandon, de désêtre (Hilflösigkeit). Cette violence devient une nécessité paradoxale pour conserver un équilibre social et un équilibre interne. Détruire l’autre pour le conserver.

  • 3 K. Abraham, « Esquisse d’une histoire du développement de la libido fondée sur la psychanalyse dan (...)

« Souvenons-nous du fait mémorable, écrit Karl Abraham, que les différentes langues conçoivent “perdre” de deux façons correspondant parfaitement à notre expérience psychanalytique. L’allemand verlieren et l’anglais lose correspondent à la conception anale, de même le latin amittere. Le grec apollunai et le latin tardif perdere par contre signifient “gâcher, détruire”. Rappelons à ce sujet l’analyse par Freud du fait de perdre comme tendance inconsciente à écarter : elle se trouve bel et bien confirmée par les langues qui identifient tout simplement perdre et détruire3. »

  • 4 S. Freud, « Considérations actuelles sur la guerre et la mort », Œuvres complètes, t. XIII, Paris, (...)

5Il s’agit donc de détruire l’objet d’amour pour ne pas avoir à le perdre : « L’homme originaire, écrit Freud, était certainement un être très passionné, plus cruel et plus mauvais que d’autres animaux4. »

  • 5 J. Hassoun, Actualités d’un malaise, Paris, Erès, 1999, p. 111.

6On peut mettre en perspective une série de paradoxes pour tenter de comprendre cette violence : détruire l’autre pour le conserver, idéaliser l’objet tout en déchaînant sa cruauté contre lui lorsque cette idéalisation est menacée ou lorsqu’elle s’effondre, aimer et haïr dans un mouvement simultané, se soumettre à une pulsion de domination. Ces hypothèses donnent un sens à des scènes qui sont hors scènes ou ob-scènes. Cependant « la psychanalyse nous l’enseigne, écrit Jacques Hassoun, les données de sens et d’évidence relèvent de l’imaginaire. Ce sont des scènes, des scénarios qui peuvent permettre une certaine articulation du Symbolique et du Réel. Mais lorsqu’elles sont fixées, figées, enkystées, fétichisées, elles constituent au contraire un obstacle à la symbolisation5 ». Symboliser, c’est-à-dire problématiser ce qu’il en est de la fonction mutative, la capacité métamorphique de la parole, rendre possible par la parole un déplacement subjectif. Or, dans les cas de violences psychiques et physiques, désapproprier l’autre de sa parole est l’un des moyens les plus courants de la cruauté psychologique et morale. Ces violences produisent, chez les victimes comme chez les auteurs de violences, des mouvements psychiques qui ont des effets subjectifs (déni, étrangéité, honte, culpabilité, ambivalence, peur).

7L’ensemble des articles présentés dans cette section de l’ouvrage problématise précisément la question de la parole, celle des conditions de possibilités d’articuler une parole à un acte de violence (que ce soit la victime de la violence ou l’auteur de cette violence). Comment faire émerger une parole singulière dans une situation de violence hors consentement, hors sens, désubjectivante, lorsque précisément « l’excès et l’irruption de l’étrangeté radicale ne peut pas devenir une expérience » de parole ? (Marie-José Grihom.) Comment la culpabilité et la honte de parler d’une violence subie peuvent engendrer un « exil psychique », ce, par l’angoisse que peut susciter la prison pour l’auteur ? (Louise Atani-Torasso.) Les violences conjugales ne sont pas réductibles à un conflit de couple qu’il s’agirait de reléguer à la sphère privée et à l’intime de l’espace domestique. Elles se constituent dans un rapport de domination, elles résultent de la valeur inférieure accordée au féminin, justifiée par la valence différentielle des sexes promue par les discours courants. « Pourquoi la plupart d’entre-elles décident-elle de se taire et ne portent jamais plainte ? » se demande ainsi Maïté Billore dans le contexte historique du XVe au XVIIIe siècle dans le Lyonnais.

8Que ce soit dans un cadre d’injonction de soins (Christophe Chevalier), dans un groupe de travail anthropologique sur les stéréotypes de genre auprès d’auteurs de violence (Natacha Chetcuti-Osorovitz), dans la prévention de l’homicide conjugal (Alexia Delbreil, Jean-Louis Senon) ou encore dans le cadre de formation des jeunes médecins généralistes au planning familial à l’écoute – entre le dicible et l’indicible – et aux dépistages des violences (Sabine Lambert), la question est celle des conditions de l’émergence d’une parole alors même que précisément l’acte de violence nie et étouffe cette parole.

9Pour chacun des auteurs, il s’agit ici de rendre compte avec engagement de ce qu’il en est de l’expérience de travail de parole auprès de victimes et d’auteurs de violences. Le pari est d’importance : retrouver l’usage d’une parole qui permettrait à Eros de remporter son combat sur Thanatos.

Note

1 S. Freud (1923), Introduction à la psychanalyse, trad. fr., Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1982, p. 384.

2 S. Freud (1929), Malaise dans la civilisation, trad. fr., Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2012, p. 62, voir aussi p. 78.

3 K. Abraham, « Esquisse d’une histoire du développement de la libido fondée sur la psychanalyse dans les troubles mentaux », (1924), trad. fr., Œuvres complètes, Paris, Payot, 1966.

4 S. Freud, « Considérations actuelles sur la guerre et la mort », Œuvres complètes, t. XIII, Paris, PUF, 1994.

5 J. Hassoun, Actualités d’un malaise, Paris, Erès, 1999, p. 111.

Autore

Psychanalyste et professeure de psychopathologie clinique à l’université Paris Diderot. Elle est directrice de recherche au sein du laboratoire « Centre de recherche psychanalyse, médecine et société » (CRPMS) et responsable de l’axe « Genre, normes et psychanalyse ». Elle est également co-responsable de l’action structurante PluriGenre de l’université Paris Diderot. Auteure de nombreux articles sur les questions de psychanalyse et genre, elle a récemment codirigé avec A. Squverer l’ouvrage Foucault et la psychanalyse, Paris, Hermann, 2015, et avec F. Rochefort, Qu’est-ce que le genre ?, Paris, Payot, 2014.

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