Les « clous de girofle » du gaullisme
p. 63-73
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Texte intégral
1En 1970, Edmond Michelet, interrogé sur l'ouvrage de Louis Vallon L'anti-de Gaulle répond :
« Louis Vallon appartient à la famille gaulliste. C'est évident. Il fait partie de cette frange gaulliste, un peu anarchiste, disons-le, qui perd de vue l'essentiel, et commet des erreurs graves... Si je voulais employer une comparaison assurément trop familière, je dirais que le gaullisme c'est un ensemble, une sorte de bouillon dans lequel entrent plusieurs ingrédients ; pour que le dit bouillon soit parfait au goût, il est bon qu'il y ait un ou deux clous de girofle. Les clous de girofle, ce sont les anarchistes qui sont au sein de la famille gaulliste. Mais si le bouillon n'était constitué que de clous de girofle, alors là, il serait imbuvable1 ! »
2Il s'agit ici d'étudier cette minorité au sein de la famille gaulliste constituée par ce qu'Edmond Michelet appelle « les anarchistes » et que nous préférons qualifier de « gaullistes de gauche ». Ces minoritaires appartiennent à la gauche gaulliste, composée, par ailleurs, d'un certain nombre d'hommes de gauche gaullistes2.
3Les années 1956-1967 correspondent à l'apogée du gaullisme de gauche avec trois moments dans la crise et la refonte du système partisan où la question de leur existence, de leur organisation et de leur lien avec le « parti » gaulliste majoritaire se pose : 1956, après la mise en sommeil du RPF (Rassemblement du peuple français) et la naissance des républicains sociaux ; en 1958-1959, au moment de la création de l'UNR (Union pour la nouvelle République) et enfin, en 1967, quand l'UNR-UDT (Union démocratique du travail) cède la place à l'UD-Ve République (Union démocratique). La place de ces « clous de girofle » qu'évoquent, entre autres, les organisations – UDT, MPC (Mouvement pour la communauté), FDP (Front du progrès), Convention de la Gauche Ve République – et les noms de Jacques Dauer, L. Vallon, René Capitant, Philippe Dechartre – est encore très insuffisante dans l'historiographie du gaullisme et des formations politiques, malgré une entrée remarquée dans l'ouvrage récent Histoire des gauches en France3. Cette « reconnaissance » confirme la réalité et la diversité du gaullisme, présent à la fois dans l'histoire de la gauche et dans l'histoire de la droite4.
4L'histoire des gaullistes de gauche est, il est vrai, complexe car elle concerne des petits groupes voire des groupuscules, des « chapelles », multiples et variés, à la durée de vie très brève, sans compter l'alternance de phases de renaissance et des temps de sommeil5. Il est impossible, en quelques pages, de montrer toute la diversité, toutes les nuances et toutes les individualités du gaullisme de gauche et de tenir compte d'une chronologie précise durant la décennie 1956-1967. Pour répondre à la problématique du colloque, nous essaierons seulement de répondre à trois questions. Quelle est cette aile gauche du gaullisme et en quoi se distingue-t-elle ? Comment a-t-elle tenté d'exister dans le système partisan ? Comment expliquer l'échec d'un gaullisme qui a pu être qualifié de « sel de la terre gaulliste6 » ?
La gauche de la famille gaulliste
5L'appartenance des gaullistes de gauche à la famille gaulliste est incontestable, comme le dit E. Michelet à propos de L. Vallon, forte et ancienne. Tous ces minoritaires partagent avec les majoritaires un attachement personnel à Charles de Gaulle et pour la plupart, un engagement ancien dans le gaullisme, datant du RPF pour le plus grand nombre et de la guerre pour les autres. Beaucoup ont pratiqué la double appartenance entre un mouvement « gaulliste de gauche » et le parti gaulliste majoritaire. Selon l'un d'entre eux, Jacques Debû-Bridel, l'expression « gaullistes de gauche » date du RPF et aurait été inventée par Jacques Soustelle7. En quoi sont-ils différents des autres gaullistes ? Entre 1956 et 1967, trois originalités constantes les distinguent.
6Les gaullistes de gauche se caractérisent, d'abord, par leur sensibilité sociale. Ils considèrent, à cet égard, être en profonde harmonie avec le cœur du gaullisme. Philippe Lévy refuse ainsi la distinction : « Le gaullisme de gauche ne signifie rien. Cette expression désigne la volonté de servir l'orthodoxie gaulliste, le programme du général de Gaulle dans son intégralité » ; tout en ajoutant : « Cela distinguait le Front du progrès du gaullisme officiel8. » Léo Hamon voit dans « l'espérance sociale » la raison d'être du gaullisme de gauche : « On n'empêchera pas le Front populaire en agitant l'épouvantail du communisme [...]. Le gaullisme n'empêchera cette évolution que s'il se manifeste encore comme une espérance sociale [...]. Rappeler cette vérité au sein du gaullisme est la tâche de ceux qu'on appelle des gaullistes de gauche9. » C'est la fidélité aux objectifs sociaux du gaullisme tels qu'ils ont été affirmés au temps du RPF qui est toujours mise en avant par les gaullistes de gauche. Au milieu des années soixante, quand les autres objectifs ont été atteints – « le changement de régime », « l'indépendance nationale » –, il reste fondamental, aux yeux des gaullistes de gauche de réaliser « la transformation sociale10 ».
7Les gaullistes de gauche considèrent, ensuite, que le parti gaulliste majoritaire, « officiel », est trop à droite. Dès les débuts de la Ve République, L. Vallon exprime ses regrets lors de la première réunion publique de l'UDT : « La droite pèse trop lourdement sur l'expérience en cours11. » Un sondage interne réalisé, en février 1966, au sein du Front du progrès, donne les résultats suivants : 84 % se déclarent de gauche ; 96 % répondent oui à la question « peut-on être gaulliste et de gauche ? » et 67 % se prononcent en faveur de la construction du socialisme12. À cet égard, en refusant de voir le gaullisme identifié à la droite, les gaullistes de gauche souhaitent mettre en pratique un des soucis constants du général de Gaulle, sa volonté de « rassemblement », comme cela a été rappelé avec force lors de la campagne pour l'élection présidentielle de 1965 : « La France, c'est tout à la fois, c'est tous les Français. Ce n'est pas la gauche, la France ! Ce n'est pas la droite, la France13 ! » Pour éviter qu'une « fraction » – la droite – ne soit trop forte, les gaullistes de gauche ont pour objectif de rééquilibrer en quelque sorte en tirant la majorité au pouvoir vers la gauche.
8Enfin, les gaullistes de gauche expriment durablement une méfiance – et parfois plus – envers le gaullisme partisan. Là encore, ils considèrent qu'ils se situent dans l'orthodoxie gaulliste qui a toujours refusé le terme « parti ».
9Ils regrettent que le RPF puis l'UNR soient devenus des partis comme les autres. Mais ils veulent plus, ils souhaitent innover. Ainsi, le Front du Progrès en 1964 explique la vision de son rôle. Il veut être « un mouvement de type politique nouveau [...], surmonter les divisions traditionnelles et appliquer une analyse nouvelle aux réalités de la vie politique française. Il veut dépasser l'œuvre des clubs et des organismes de pensée apparus depuis quelques années par une volonté de synthèse et d'organisation en vue de l'action [...]. Il veut être un laboratoire de politique expérimentale... mettre en place des "centrales d'énergie"14 ».
10De façon plus conjoncturelle, les gaullistes de gauche se sont différenciés du parti gaulliste majoritaire, notamment entre 1956 et 1958. Ainsi, ils se sont fortement et précocement opposés au Centre national des républicains sociaux de Jacques Chaban-Delmas comme l'illustre le portrait, sans concession, dressé par Michel Rodet à la veille des élections du 2 janvier 1956 : « Les républicains sociaux [...], le morceau le plus délectable de toute la tambouille électorale. Leur aile gauche ignore ce que fait leur aile droite. Ils disent blanc et font noir, ménagent la chèvre et le chou15. » Les gaullistes de gauche adoptent, très tôt, des positions beaucoup plus avancées sur la décolonisation en général et sur l'Algérie en particulier que l'immense majorité des gaullistes de l'UNR, très favorables en 1958-1959 à l'Algérie française.
Le désir de trouver une place et de se faire entendre dans le système partisan
11Pour exister et se faire entendre, les gaullistes de gauche ont dû choisir : « Agir de l'intérieur ou de l'extérieur de l'organisation, c'est l'éternel problème tactique des minorités actives16. » Faut-il agir en dehors du parti gaulliste « officiel » pour être plus indépendant et plus « lisible » ou est-il préférable de se faire une place à l'intérieur du parti gaulliste dominant pour disposer de plus de moyens et peut-être d'influence sur les orientations du mouvement ? D'une façon générale, les gaullistes de gauche ont choisi l'indépendance, la marginalité, sous des formes diverses. Avec l'ensemble des gaullistes, ils n'emploient jamais le mot « parti » pour désigner leur organisation : les noms « centre », « union », « mouvement », « front », « cercle », « club », « association », « convention » sont les principales appellations retenues17. Force est de constater que plusieurs de ces termes – « front » ou « convention » – appartiennent au vocabulaire de gauche. Quelle que soit la structure, les gaullistes de gauche manifestent toujours la volonté de privilégier le militant et même d'opposer le militant au notable. Ainsi, en 1959, le MPC se distingue de l'UNR présentée comme « rassemblement des plus puissants notables18 ». Dans les relations entre gaullistes « dominants » et gaullistes minoritaires, deux phases se distinguent clairement. Jusqu'en 1962, les gaullistes de gauche restent, pour l'essentiel, en dehors du mouvement dominant et s'expriment par le CRR (Centre de la réforme républicaine), l'UDT ou le MPC. Puis vient un second temps, caractérisé par la division : une partie des gaullistes de gauche – UDT – se rallie à l'UNR pour former, à compter de novembre 1962, l'UNR-UDT tandis que restent en dehors plusieurs groupes dont le plus important est le Front du progrès. La fusion UNR-UDT est loin de satisfaire tous les gaullistes de gauche en 1962 et de la même manière, la création, avec l'appui du gouvernement, de la Convention de la gauche Ve République en octobre 1966 comme troisième volet du triptyque de la majorité – avec l'UNR et les RI (Républicains indépendants) – n'empêche pas la dissidence.
12Pour s'exprimer, les gaullistes de gauche ont parfois utilisé la voie électorale et le plus souvent la presse.
13Le CRR, premier mouvement à se réclamer du « gaullisme de gauche », présente des candidats aux élections législatives de novembre 195819. Au total, il investit 83 candidats dont 40 sous l'étiquette exclusive CRR et 43 avec une double appartenance dont 17 radicaux, 16 SFIO, 6 MRP. En 1962, c'est l'UDT qui participe à la bataille électorale avec 34 candidats que l'UNR a accepté d'investir. Quinze sont élus parmi lesquels d'anciens parlementaires comme le général Pierre Billotte et R. Capitant dans la Seine, L. Vallon dans la Seine-et-Oise ou Diomède Catroux dans les Alpes-Maritimes, et des hommes qui font leur entrée au Palais-Bourbon, tels Yves Guéna en Dordogne, Jean de Lipkowski en Charente-Maritime et Christian Poncelet dans les Vosges20. Enfin, en 1967, 70 candidats représentent la Convention de la gauche Ve République, avec l'accord du Premier ministre Georges Pompidou et obtiennent 21 élus, tandis que la dissidence échoue avec 40 candidats présentés sous l'étiquette « Centre national pour la Ve République21 ».
14Mais plus encore que les élections, l'essentiel pour les gaullistes de gauche, c'est la diffusion de leurs idées et l'outil idéal, ce sont les journaux. Parmi les titres les plus emblématiques, il faut citer Le Télégramme de Paris d'une part et Notre République d'autre part. Le Télégramme de Paris est né en décembre 1955, sous la direction de M. Rodet, avec J. Dauer pour rédacteur principal. Aux élections de 1956, il appelle à voter blanc, seul moyen de « concilier la lutte contre le système et la lutte contre le communisme ». À partir de mars 1957, Lucien Bitterlin remplace M. Rodet à la direction du mensuel. Dès décembre 1957, le Télégramme de Paris s'engage activement, avec l'éditorial de J. Dauer « Debout les gaullistes », pour le retour du général de Gaulle au pouvoir. Aux élections législatives de 1958, il soutient les candidats de « Renouveau et fidélité » et de « la Communauté française » avec pour objectif affiché : « Du neuf et des nouveaux », ou « vous avez changé le système, maintenant changez les hommes ». En octobre i960, J. Dauer explique la position du journal : « Les trompettes de l'UNR et celles du gouvernement font tout, depuis deux ans, pour annexer de Gaulle, pour faire croire que le chef de l'État porte la responsabilité du conservatisme de la majorité [...] » ; « ce sont nos adversaires qui enfreignent la constitution en essayant d'accréditer l'idée d'un amalgame gaullisme-majorité. Fort heureusement, il n'en est rien ». À compter d'octobre 1965, une nouvelle série du Télégramme de Paris, sous la direction de Jean-Claude Brouard, est publiée, toujours mensuellement, pour devenir l'organe de presse du Front du progrès, né en 1964. J. Dauer en reste l'un des principaux éditorialistes. En 1966, le journal soutient activement les efforts pour aboutir à un regroupement de toute la « gauche Ve République ». L'autre grand titre de la presse gaulliste de gauche est plus connu : il s'agit de Notre République, mensuel, puis bi-mensuel et même hebdomadaire, fondé en 1959, devenu organe de l'UDT jusqu'en 1962, puis organe d'expression des gaullistes de gauche. Dirigé par Roger Sauphar et Pierre Sandhal, avec Jean-Michel Royer puis Frédéric Grendel au poste de rédacteur en chef, il sert de tribune à L. Vallon, R. Capitant, J. Debû-Bridel, Stanislas Fumet, L. Hamon, P. Billotte, Gilbert Grandval et bien d'autres22.
15Ces journaux veulent être, au sein de la famille gaulliste, le « poil à gratter » et espèrent convaincre la gauche que le gaullisme n'est pas assimilable au conservatisme. Ont-ils réussi ? Force est de constater l'échec des gaullistes de gauche entre 1955 et 1967, tant au niveau électoral que dans la réalisation de l'objectif social du gaullisme.
L'échec
16Les gaullistes de gauche disposent d'atouts insuffisants pour réussir.
17D'abord, ils ont bénéficié de soutiens dans les hautes sphères du pouvoir. Les sources comme les témoignages ultérieurs d'un certain nombre de gaullistes confirment l'audience des gaullistes de gauche à l'Élysée et l'appui moral et financier qui leur a été accordé. J. Debû-Bridel explique ainsi la formation de l'UDT en 1959 : « Il était indispensable d'opposer, face aux forces de réaction maîtresses du Parlement et qui tentaient d'accaparer le pouvoir, un mouvement de gauche, progressiste [.]. Alors fut créée, avec l'accord de l'Élysée [...] l'UDT [...]. L'UDT démarra avec la bénédiction plénière du général de Gaulle. Notre gaullisme était sans réserve, mais également notre volonté de faire échec à la réaction23. » En 1960, le président du groupe UNR à l'Assemblée, Raymond Schmittlein, écrit au Premier ministre Michel Debré pour se plaindre de l'appui dont bénéficient les gaullistes de gauche : « À vrai dire, l'idée se faisait peu à peu que l'UNR était gênante et que l'on soutenait systématiquement contre elle, pour contrebalancer son influence et sa puissance, des facteurs de division tels que les gaullistes de gauche ou l'Association nationale. La faveur dont ces deux groupuscules ont pu jouir jusqu'à aujourd'hui auprès du pouvoir nous a paru de nature à troubler l'opinion publique et à discréditer l'UNR24... » Jean Charbonnel témoigne de l'attitude du général de Gaulle envers les gaullistes de gauche : « Le Général s'efforça toujours, même discrètement, d'appuyer la démarche des gaullistes de gauche. Il soutint, sur ses fonds propres, leur hebdomadaire Notre République [...]. Il veilla, lorsque le mouvement gaulliste se réunifia à la fin de 1962, à ce que leurs cadres et leurs militants y occupent une place honorable. » Et l'ancien ministre cite aussi parmi les soutiens « Étienne Burin des Roziers, secrétaire général de l'Élysée » qui « ne ménagea pas sa bienveillance à leur égard25 ».
18Ensuite, les gaullistes de gauche comptent, dans leurs rangs, des hommes de qualité dont les écrits témoignent d'une grande réflexion, d'une profondeur d'analyse et d'une belle culture. Plusieurs d'entre eux appartiennent plus aux intellectuels de leur temps qu'au monde politique. Il s'agit, entre autres, de René Capitant, Louis Vallon, Léo Hamon, Jean Cazeneuve, François Mauriac, Charles d'Aragon, Maurice Clavel, David Rousset, Stanislas Fumet, Philippe de Saint-Robert, etc. Les supports dans lesquels ils s'expriment, sous la forme d'éditoriaux ou d'articles, ne sont pas pourtant toujours à la hauteur de leur plume et de leur réflexion...
19Enfin, les gaullistes de gauche ont su attirer vers eux, au moins un moment, des hommes de gauche gaullistes, comme le prouve, le 10 mai 1966, la signature de l'Appel des 29 « en faveur de la politique étrangère de la Ve République ». Rédigé principalement par Jean-Marie Domenach, ce texte réunit, entre autres, les noms d'Emmanuel d'Astier de la Vigerie, Robert Barrat (Témoignage chrétien), André Philip, D. Rousset, Roger Stéphane, André Weil-Curiel.
20Mais face à ces atouts, les obstacles sont nombreux. Certains sont externes : le système électoral de la Ve République n'est pas favorable aux petites forces politiques ; l'évolution croissante de la vie politique vers la bipolarisation à partir de 1965 et le regard sceptique de la gauche qui, majoritairement, ironise sur ces gaullistes de gauche qu'elle qualifie d'« opposition de Sa Majesté » ou qu'elle considère comme « les alibis d'une droite cherchant à se camoufler26 ». D'autres obstacles sont internes à commencer par les divisions, le manque d'homogénéité dû à la diversité des origines politiques des gaullistes de gauche, venus de l'extrême gauche (Manuel Bridier, D. Rousset), de la gauche (L. Vallon), du mendésisme (Ph. Dechartre), du RPF (J. Dauer, M. Clavel) ou de la droite (J. Debû-Bridel). « C'est ce qui explique qu'ils se soient constamment divisés et subdivisés en chapelles souvent opposées entre elles, au point de mériter le nom de "PSU du gaullisme" », analyse J. Charbonnel27.
21À cet éclatement s'ajoutent les relations difficiles entretenues par les gaullistes de gauche et le gaullisme majoritaire. Déjà sous la IVe République, J. Dauer et ses amis s'opposent avec la vigueur de leur jeunesse aux républicains sociaux, accusés d'être des notables, en dérive droitière et surtout soucieux de conserver leurs sièges lors des élections. Avec l'UNR naissante, les relations ne sont pas meilleures et R. Schmittlein traduit l'agacement et l'exaspération de beaucoup de gaullistes majoritaires : « Je n'hésite pas à dire que si des gaullistes authentiques ont pu concevoir l'idée de mettre sur le même plan UNR, gaullistes de gauche et Association nationale, passant outre la parole de sagesse que "toute maison divisée sur elle-même périra", leur persévérance dans cette opinion [.] dénote chez eux un véritable analphabétisme politique28. » L'accusation est claire : les gaullistes de gauche sont accusés d'être des diviseurs du gaullisme et de la majorité. J. Debû-Bridel se souvient que « pour le gros de l'UNR, nous étions des mendésistes déguisés en gaullistes29 ». Cela explique les reprises en main pour éviter, comme en 1958, la dissidence des gaullistes de gauche. En 1962, l'UNR conclut un accord avec l'UDT pour les élections législatives avant de fusionner avec elle. En 1966, l'UNR-UDT et Matignon accordent des circonscriptions aux gaullistes de gauche et Jacques Baumel, secrétaire général de l'UNR-UDT, interdit la double appartenance entre UNR-UDT et FDP. Enfin, les gaullistes de gauche voient leurs espoirs déçus, et aussi leurs illusions, tant ils ont surestimé leur pouvoir d'influence et leur force. La vision donnée par R. Capitant du rapport de force entre majoritaires et minoritaires constitue, en 1966, une parfaite illustration des illusions :
« Le schisme serait inévitable si l'UNR-UDT ne trouvait pas en elle-même suffisamment de force politique et de conviction morale pour faire passer dans la réalité la grande réforme que depuis vingt ans le gaullisme a proclamé être sa doctrine sociale [...]. L'idée est trop puissante pour être encore arrêtée. La seule question qui se pose à nos yeux est de savoir si elle se fera par un vote unanime de l'UNR-UDT ou si l'épreuve brisera l'unité de notre mouvement. Le schisme des soustelliens n'a pas arrêté l'essor du gaullisme au temps de la guerre d'Algérie. Le nouveau schisme d'une nouvelle aile droite ne l'arrêterait pas davantage en 1966 [...]. Je ne souhaite pas la scission, mais je ne la crains pas30. »
22La réalité s'avère très éloignée de la vision de R. Capitant : ce n'est pas l'aile droite qui est minoritaire chez les gaullistes mais l'aile gauche !
23Le gaullisme majoritaire n'a pas connu de scission et les gaullistes de gauche sont restés minoritaires, qu'ils soient à l'intérieur de l'UD-Ve République à partir de 1967 ou à l'extérieur, dans le Front travailliste notamment. Les « clous de girofle » n'ont pas réussi à donner le goût du social à la majorité de la famille gaulliste. Ils connaissent certes leur apogée entre 1965 et 1967. Cela tient au résultat de l'élection présidentielle de 1965 : d'une part, le ballottage du général de Gaulle constitue un choc pour les gaullistes et une invitation à réagir, et d'autre part, le report d'une partie de voix de gauche au second tour sur le chef de l'État rend un peu d'espoir à ceux qui préconisent un élargissement de la majorité vers la gauche. L'apogée se caractérise aussi par l'attention dont les gaullistes de gauche font l'objet sur le plan électoral pour les législatives de 1967. Enfin, le poids des gaullistes de gauche se voit renforcé au gouvernement. Certes, Charles de Gaulle ne peut, comme il l'aurait voulu, nommer ministre Louis Vallon, la figure la plus emblématique des gaullistes de gauche car Georges Pompidou s'y oppose avec la plus grande fermeté : « C'est lui ou moi31. » Mais entrent dans le troisième gouvernement de Georges Pompidou, le 8 janvier 1966, des hommes qui sont issus ou proches des gaullistes de gauche tels Pierre Billotte et Jean Charbonnel qui viennent s'ajouter à Louis Joxe, Edgard Pisani et Edgar Faure. Mais, bien qu'il ne soit pas ministre, c'est sous l'impulsion de Louis Vallon que sont prises, malgré des réserves dans les rangs gaullistes et à Matignon, les trois ordonnances sur la participation le 17 août 1967 qui complètent la première ordonnance, plus timide, du 7 janvier 1959. C'est une victoire – bien modeste, certes – des gaullistes de gauche pour faire avancer l'objectif social du gaullisme auquel ils sont tant attachés. L'échec n'est donc pas total. Le gaullisme de gauche a réussi à capter des voix de gauche et à donner une autre image du gaullisme que celle du parti majoritaire, surtout entre 1965 et 1967.
24À long terme, il a contribué à rappeler que le gaullisme ne peut être totalement identifié à la droite et à un parti majoritaire. En mai 1968, beaucoup de gaullistes de gauche poursuivent sur cette voie en s'efforçant de présenter Ch. de Gaulle comme un homme du mouvement, comme un contestataire sur l'ensemble de sa vie pour ne pas laisser son nom associé à « réaction » et au retour à l'ordre. À partir de 1969, les gaullistes de gauche connaissent une reviviscence au temps de G. Pompidou auquel ils s'opposent avec vigueur et outrance, parfois. Mais ils ne disposent plus d'aucun espace politique à partir de la mise en place de l'union des gauches en 1972 et du triomphe de la bipolarisation en 1974. Leurs principaux soutiens ont disparu et il apparaît alors que les années soixante auront été pour eux l'apogée, mais aussi le chant du cygne.
25Annexe : Schéma simplifié des formations de la famille gaulliste (1956-1967)

26Note32
27Note33
Notes de bas de page
1 Edmond Michelet, La querelle de la fidélité. Peut-on être gaulliste aujourd'hui ?, Paris, Fayard, 1971, p. 119.
2 Un bel exemple en est constitué par André Philip. Voir Bernard Lachaise, « André Philip et le gaullisme », dans André Philip, socialiste, patriote, chrétien, Colloque « Redécouvrir André Philip » tenu à l'Assemblée nationale les 13 et 14 mars 2003, Paris, Comité pour l'histoire économique et financière de la France, 2005, p. 313-322.
3 Yves Billard, « Les gaullistes de gauche », dans Jean-Jacques Becker et Gilles Candar (dir.), Histoire des gauches en France, tome 2, le xxe siècle : à l'épreuve de l'histoire, Paris, La Découverte, 2004, p. 190-196.
4 Jean Charlot, « Le gaullisme », dans Jean-François Sirinelli (dir.), Histoire des droites en France, tome 1, Politique, Paris, Gallimard, 1992, p. 653-689.
5 Voir le schéma simplifié des divers mouvements gaullistes de gauche 1956-1967 en annexe.
6 Jean Charbonnel, À la gauche du Général, Paris, Plon, 1996, p. 169.
7 Jacques Debû-Bridel, De Gaulle contestataire, Paris, Plon, 1970, p. 133.
8 Cité dans Jacques Dauer, Le hussard du Général entretiens avec Stéphane Giocanti, Paris, La Table Ronde, 1994, p. 170. Philippe Lévy est un ancien militant du Front du progrès et de l'Union travailliste.
9 Le Travailliste, n° 12, mars 1967. Organe mensuel du Front travailliste. Archives de Jean Caley. Nous tenons à remercier chaleureusement Jean Caley, compagnon gaulliste depuis la guerre, militant et cadre gaulliste de gauche en Dordogne dans les années soixante-soixante-dix, pour la confiance témoignée.
10 Ce programme gaulliste a été diffusé en 1955 dans une publication du RPF intitulée « Actualité du gaullisme » avec présentation des « objectifs du gaullisme ».
11 J. Debû-Bridel, op. cit., p. 177-178.
12 Notes d'information du Front du Progrès, 13 décembre 1966. « Sur quelque 3 000 questionnaires diffusés, 528 réponses. » Archives J. Caley.
13 Charles de Gaulle. Entretien radiodiffusé et télévisé avec Michel Droit. 15 décembre 1965.
14 Démocratie combattante, Bulletin du FDP, novembre 1964, archives J. Caley.
15 Le Télégramme de Paris, n° 1, décembre 1955, archives J. Caley.
16 Jean Charlot, Le phénomène gaulliste, Paris, Fayard, 1970, p. 107.
17 Voir le schéma en annexe.
18 Cité dans François Denord, Le Front du Progrès (1964-1976) : un proto-parti de gaullistes de gauche, Mémoire de l'IEP de Paris, 1998, p. 18.
19 Bernard Cahen, Les gaullistes de gauche (mai 1958-août 1962), Mémoire de droit, Paris, 1962.
20 Notre République. 29 novembre 1962.
21 Le Conventionnel. Bulletin de liaison de la Convention de la gauche Ve République, mars 1967, n° 1 et 2. L'Année politique en France 1967.
22 Pour la première partie de sa vie, il a fait l'objet d'une étude : Marie-Élisabeth Nasturel, Notre République (1959-1965) : histoire d'un journal et d'une certaine idéologie gaulliste, mémoire de maîtrise, Paris XII, 1975.
23 J. Debû-Bridel, op. cit., p. 177.
24 Archives Michel Debré, FNSP, 2 DE 48. Lettre de R. Schmittlein à M. Debré (17 novembre 1960). Sur l'Association nationale, voir Bernard Lachaise, « De l'Association nationale pour l'appel au général de Gaulle dans le respect de la fidélité républicaine à l'Association pour la fidélité à la mémoire du général de Gaulle », dans Claire Andrieu, Gilles Le Béguec et Danielle Tartakowsky (dir.), Associations et champ politique, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 403-417.
25 J. Charbonnel, op. cit., p. 169.
26 J. Debù-Bridel, op. cit., p. 178 et J. Charbonnel, Le gaullisme en questions, Paris, PUF, 2002, p. 85.
27 J. Charbonnel, op. cit., p. 86.
28 Archives Michel Debré, FNSP, 2 DE 48, op. cit.
29 J. Debû-Bridel, op. cit., p. 177.
30 René Capitant, Écrits politiques 1960-1970, Paris, Flammarion, 1971, p. 321-322. Article publié dans Notre République, 4 février 1966.
31 Jacques Foccart, Tous les soirs avec de Gaulle. Journal de l'Élysée. I – 1965-1967, Paris, Fayard-Jeune Afrique, 1997, p. 326.
Notes de fin
Auteur
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