L’agriculture dans la cité. Les nouvelles formes d’insertion territoriale de l’activité agricole dans le périurbain albigeois1
p. 191-209
Texte intégral
1Note portant sur l’auteur2
2Après la prédiction, par certains, de ce qui pouvait apparaître comme la « fin des paysans » (Mendras, 1984), autrement dit la fin des modes que nous appellerons « traditionnels » d’articulation de l’agriculture au territoire et à la société3, nombreux sont les auteurs qui ont montré et analysé les raisons de la fin de l’hégémonie4 de l’« agriculture professionnelle » sur le territoire et dans ses rapports à l’État (Allaire, 1983 ; Laurent, 1995 ; Hervieu et Viard, 2001). Mais, si les formes « traditionnelles » et « modernes » ne sont plus considérées comme hégémoniques, les auteurs restent plus discrets sur les nouveaux modes de pratiquer l’agriculture qui ne fassent pas seulement acte de présence dans le territoire, mais qui contribuent activement à le produire. On dispose en effet, depuis longtemps, de descriptions de résistances ou de marginalités (Pernet, 1984) et, plus récemment, des modalités d’adaptation et de perfectionnement du modèle moderniste (Allaire et Boyer, 1995 ; Maïzi et al., 2002), de ce qu’on peut appeler – en adaptant l’expression de Robert Boyer – une agriculture « dans le post-fordisme ». En revanche peu de travaux portent sur l’émergence de nouvelles modalités de coproduction du territoire par l’agriculture en les mettant en relation avec des transformations plus globales de la société et de l’État.
3Le thème de « l’insertion territoriale de l’activité agricole » – introduit dans notre équipe par Isabelle Duvernoy (Duvernoy et al., 2002) – doit être référé aux nouvelles modalités de production et de reproduction du territoire. En 1998, Guy Di Méo montrait l’émergence du concept de territorialité (des sujets) au moment où le territoire ne se présente plus comme une évidence. Il nous montrait aussi que le terme « territoire » est relativement récent dans la discipline et qu’il a commencé à être conceptualisé à partir du moment où il a été dé-réifié par les scientifiques car mis en question par les pratiques de nos contemporains, « hommes pluriels » (Lahire, 1998). Nous pourrions dire également que les discours sur la « ruralité » émergent au moment où le rural n’est également plus une évidence… Les frontières traditionnelles des sous-domaines que les disciplines (géographie et sociologie) s’étaient constituées sont devenues un obstacle à la compréhension des dynamiques à l’œuvre sur le terrain. D’où l’émergence de concepts plus génériques, territorialités ou ruralités, à partir de ce qui a longtemps été considéré comme des « objets » singuliers : le territoire, le rural.
4Dans la recherche que nous présentons, nous avons étudié l’insertion territoriale de l’agriculture dans une zone « périurbaine ». Le périurbain n’est pas ici pour nous un « objet » à prétention théorique (il faudrait alors sans doute parler « des » périurbains et nous passerions bien du temps à en préciser la nature, sans parler d’en définir les contours), mais une « situation » au sens empirique. Nous faisons l’hypothèse que la proximité5 de la ville place l’agriculture dans une situation favorisant les innovations et l’accélération des processus à l’œuvre. En effet, d’une part il n’y a plus d’intermédiaires ou d’attente dans les relations aux institutions, activités et consommations permises par la ville. D’autre part, il pourrait s’agir d’espaces perçus comme moins « stratégiques » – car moins au cœur de leurs identités – par les organisations professionnelles agricoles et les administrations qui leur sont liées et ainsi davantage susceptibles d’être livrés à des expériences et influences diverses et singulières. Mais il ne s’agit nullement pour nous d’une agriculture hors du commun ou en sursis.
5Nous sommes passés par une approche des récits des personnes pratiquant l’agriculture6 dans le périurbain d’une ville moyenne (Albi, 80 000 habitants, mais à moins de 80 km soit 40 minutes par l’autoroute d’une grande ville : Toulouse) dans lesquels ces personnes expliquent leurs projets de vie et la place de l’agriculture dans ces projets, puis donnent leur avis sur le rôle de la ville proche. Nous avons commencé par des entretiens avec les responsables des services de développement de la Chambre d’agriculture du Tarn et de l’ATASEA, puis des entretiens7 individuels avec les trois agents de développement travaillant dans le périurbain albigeois et une cartographie des agriculteurs qu’ils fréquentent et plus largement ceux qu’ils connaissent. Nous avons ensuite choisi 26 « personnes pratiquant l’agriculture » (nous les appellerons des agriculteurs dans la suite du texte) dont un tiers fréquentés par les agents de développement, un tiers connus seulement et un tiers totalement hors de ces réseaux. Pour sortir des réseaux, nous avons procédé partiellement par la méthode d’échantillonnage « en boule de neige » (choix des personnes cités par l’interlocuteur au cours d’un précédent entretien) et partiellement par la méthode des « intact systems » (enquêtes exhaustives auprès de tous les agriculteurs de deux communes : Puygouzon – dans laquelle on note une présence forte des établissements commerciaux et des lotissements – et Carlus – qui se présente comme encore « préservée » de ceux-ci). Les entretiens ont été analysés selon la méthode d’analyse structurale proposée par Démazière et Dubar (1997).
6Nous avons d’abord procédé à une étape d’analyse inductive qui a donné lieu à diverses interprétations (Duvernoy et al., 2002 ; Albaladejo et al., 2003 ; Albaladejo, 2005). Dans ce texte nous procéderons à une tentative de théorisation grâce aux auteurs ayant travaillé sur la modernité et l’intégration sociale (Arendt, 1983, surtout ; mais aussi Rhein, 2002 ; Dubet, 2002 ; Dubar, 2000 ; Lipovetsky, 1993 ; Lipovetsky et Charles, 2004) et sur la territorialité et les médiations territoriales (Di Méo, 1998 et 2001 ; Chevalier, 1999 ; Augustin, 2001).
7Tout d’abord nous prenons appui sur le travail théorique de Catherine Rhein (2002) à propos du concept d’« intégration » pour dire que la réflexion sur l’insertion territoriale de l’activité agricole doit dépasser l’analyse des simples interactions ou d’une proximité spatiale, même si on l’imagine renforcée par une analyse de toute autre forme de « proximité » qu’elle soit sociale ou organisationnelle. Pour comprendre les enjeux derrière les processus à l’œuvre, il nous faut comprendre les transformations affectant le pacte liant l’agriculture à la société (Hervieu et Viard, 2001) et, au-delà, les modalités d’intégration des « individus pratiquant l’agriculture » à la société et du rôle de l’État et des autres institutions dans les nouvelles modalités d’intégration en émergence. D’où le recours à un auteur suggéré dans l’annonce du colloque de Rennes et qui propose une théorisation de l’activité humaine prenant en compte ces dimensions, Hannah Arendt.
AU-DELÀ DE LA « VILLE », L’INTÉGRATION À LA CITÉ
8Hannah Arendt, à partir de l’analyse des auteurs de la Grèce antique, décompose l’activité humaine (la Vita activa qu’elle oppose à la Vita contemplativa) en trois grandes dimensions dont l’une relève de la sphère publique (l’action, qui est de fait l’action politique par excellence) et deux autres qui relèvent de la sphère privée (le travail et l’œuvre). Elle se base sur la distinction faite dans le monde antique entre la polis (la Cité) à laquelle participent le petit nombre de citoyens, libres et égaux (mais pas identiques nous le verrons), et le privé qui est le foyer du citoyen, le domaine du maître. La sphère privée est soustraite au regard public et elle est le lieu où le citoyen assure la satisfaction de ses nécessités matérielles (pas forcément sa richesse), lui permettant ainsi de se consacrer aux affaires de la Cité. Il s’agit donc des deux faces d’une même monnaie : il n’y a pas de sphère publique s’il ne s’est pas constitué, pour quelques-uns au moins, une sphère privée. Le terme « privé » s’entend ici justement au sens d’une privation de la liberté de parole et d’action qui seule est rendue possible dans la Cité pour des citoyens dégagés des obligations matérielles, et donc il s’agit de la privation d’accomplir quelque chose de plus permanent que la vie elle-même. L’activité dans la sphère privée est en effet réduite à la satisfaction des nécessités de la vie matérielle et en particulier biologiques. L’Antiquité ne distinguait cependant pas deux dimensions de l’activité privée qui se sont fortement dissociées, en particulier dans nos sociétés modernes : le travail (de l’Animal laborens autrement dit l’accomplissement des tâches répétitives de la vie matérielle et qui ne laisse ni objet ni histoire) et l’œuvre (de l’Homo faber qui elle prend fin quand un objet est achevé et qui ainsi arrache la matière à la Nature en la transformant en « matériau » : une matière incorporée au monde des hommes, à la culture).
9La thèse de H. Arendt est que le monde du travail s’est autonomisé et a pris le dessus dans nos sociétés, créant sa propre sphère (celle du « social » ou encore de la « société » selon ses propres termes) qui s’est finalement imposée aux deux autres sphères. Les collectivités modernes se sont transformées selon elle en sociétés de travailleurs et d’employés, et le travail a été élevé au rang d’activité publique. Le domaine public, c’est-à-dire l’activité digne de se donner à voir à tous et qui donne du sens à notre rassemblement, nos relations et nos différences, s’est ainsi rétréci à l’activité économique et au gouvernement entendu comme de « l’administration » ou plus précisément encore « le ménage national ». La sphère publique, qui est celle du politique c’est-à-dire des relations entre des individus qui ne sont pas seulement distincts (altérité) mais surtout qui se distinguent (individualité), s’est évanouie et avec elle celle du privé, détruits en quelque sorte par la société de masse.
10Nous verrons que cette conceptualisation nous permet de porter un regard éclairant sur nos modestes observations de terrain et de distinguer des modalités foncièrement différentes d’insertion de l’activité agricole dans le territoire. Cela nous conduit aussi à un constat à la fois moins pessimiste mais aussi bien plus brouillé que celui qu’a pu faire si brillamment Hannah Arendt il y a à présent près d’un demi-siècle. Précisons quand même que Hannah Arendt avait signalé et théorisé la réémergence toute moderne de la sphère privée grâce à l’apparition de l’« intime » au xviiie siècle et son prodigieux développement dans notre période contemporaine8. L’invention de l’intimité avec l’époque moderne permet de redonner à l’individu une sphère privée qui vient à présent se localiser dans sa personne : « Nous n’avons de propriété assurée que nos talents. » C’est le retour de l’œuvre (personnelle) comme nous le verrons. On aura compris que le terme « privé » n’est pas ici employé dans le sens des économistes : le privé est ici « avoir sa place dans un certain lieu du monde des hommes » et donc avoir une condition qui permet de faire partie du domaine public. En faisant cette analyse, Hannah Arendt nous donnait des pistes pour comprendre les profondes transformations que produisent, de nos jours, les phénomènes d’individualisation dans le territoire et la société. L’activité agricole n’y échappe pas.
11Dans un précédent travail (Albaladejo, 2005), nous avions mis en relief l’importance de la sphère privée dans le pacte qui liait l’agriculture au territoire avant l’avènement de la « modernisation de l’agriculture » (autrement dit avant les années 1960 et encore plus avant la Seconde Guerre mondiale). Plus précisément c’est bien la « propriété privée » (au sens de H. Arendt : « avoir sa place dans un certain lieu du monde » et donc appartenir à la Cité politique, c’est-à-dire être l’un de ceux qui, ensemble, pouvaient prétendre constituer le domaine public) qui définissait le statut de ceux considérés aptes à conduire les règles de vie en commun. Hannah Arendt fait bien la différence d’avec le concept de richesse ou de fortune : la pauvreté ne prive pas le chef de famille, le pater familia, de sa place dans le monde. On pouvait être un propriétaire pauvre, ce qui était important pour maintenir un statut d’homme public local était d’avoir une propriété et d’en assumer les obligations. D’où l’importance de la transmission et du patrimoine dans un sens assez différent de ce que nous entendons aujourd’hui. En revanche il n’y avait pas à proprement parler de « Cité » au sens des Anciens9, c’est pourquoi il nous avait semblé que le domaine public en milieu rural était géré, avant les années 1960, comme une extension de la sphère privée. Les relations et les valeurs de type communautaire (Dubar, 2000) en étaient la base ; voire même une certaine « grammaire » des liens entre membres d’une même famille pouvait être appliquée aux relations sociales locales. Ces médiations conduisaient alors à donner une grande importance pour le fonctionnement du domaine public aux relations de coprésence et d’interconnaissance (le local, la commune). Le domaine professionnel n’existait pratiquement pas et l’intervention des agents de l’État se faisait via l’école publique et donc l’intégration à la République, et non dans un champ social autonome.
Figure 1 : L’articulation des trois dimensions de l’activité selon les différents types de médiations entre l’activité agricole et le territoire.

12Ce sont les années de « modernisation agricole » et la transformation de l’État en « développeur » qui vont provoquer l’avènement de la sphère « professionnelle » (cf. figure 1) à partir des années 1960. Ce qui importe alors dans les représentations d’une couche émergente de paysans et de technocrates est plus la production que la « propriété privée » au sens de Arendt ; il s’agit bien de l’émergence d’une sphère du social qui s’est donnée le nom de « monde professionnel agricole ». Le privé existe encore et il est important, mais il est réduit à une activité qui se pense comme déconnectée de l’agriculture et de la polis. Il est différent aussi, tourné vers l’invention du couple moderne qui tente de se séparer des générations antérieures et d’extraire un temps à lui (vacances)… quoique les aspirations modernes des femmes n’aient pas globalement été satisfaites – ce qui contribue à expliquer la croissance du célibat – et bien que le « couple » ait été le souvent réduit à sa seule dimension de « ménage ». Citons deux des conséquences de cette extension de la sphère professionnelle. D’une part l’émergence d’un secteur du « développement agricole » : des techniciens peuvent à présent pénétrer dans ce qui était autrefois un espace privé et y proférer des conseils, voire contribuer à y faire suivre des plans de développement contraignants. D’autre part les médiations avec la société nationale passent par des institutions, des personnages et des lieux éloignés du vécu au niveau local : le niveau national est prédominant, l’échelon départemental qui lui est articulé est également important. Cependant, et nous le verrons, la transition d’une médiation « traditionnelle » à une « médiation moderne » ne s’est pas faite brusquement et n’a pas été complète. Plus encore, elle s’est accommodée de formes métissées de combinaisons et c’est ce qui explique que la médiation « traditionnelle » n’est pas absente des représentations et des pratiques encore aujourd’hui. La figure 1 ne présente que des idéal-types dont les formes pures n’aident en rien à comprendre le terrain, ce dernier étant fait de transitions, d’adaptations et d’hybridations qui, seules, peuvent expliquer comment les transformations ont été rendues possibles. Il en est de même pour la troisième des modalités de médiation, que nous avons mise au pluriel, encore bien discrète et que nous présenterons en troisième partie.
LA MÉDIATION MODERNE EN PORTE-À-FAUX AU NIVEAU LOCAL… MAIS TRÈS RÉACTIVE
13Un premier type d’agriculteurs parmi ceux que nous avons rencontrés est constitué par des individus qui présentent avant tout une forte intégration au « secteur » à travers une ou des productions en particulier. Leur activité est essentiellement basée sur le travail et ils participent à une agriculture très portée sur la « production » (évaluée par la productivité et/ou la qualité).
14Cette intégration dans le secteur n’est pas forcément très bien vécue ni maîtrisée. C’est le cas de AAA, 52 ans, qui élève 40 truies et engraisse tous les produits (soit plus de 800 porcs). Son exploitation (75 ha dont 40 ha en propriété) est située à seulement 5 km d’Albi sur des terres relativement regroupées. À l’époque de son installation (1975), les conseillers de la Chambre lui avaient déconseillé ce type de production dans un voisinage assez résidentiel déjà, mais les fabricants d’aliments l’ont soutenu et poussé dans son projet et il a fait état dans son entretien d’une situation qu’il semble aujourd’hui ne plus maîtriser. Sa femme, qui a abandonné son métier de secrétaire il ne se rappelle plus quand, travaille à plein temps dans cette unique production. Il voit peu sa fille de 12 ans, ne prend plus de vacances et il déclare ne pas avoir le temps d’avoir des amis. Ses parents pratiquaient un système beaucoup plus diversifié sur 18 ha depuis leur arrivée de l’Aveyron en 1955 : des volailles et un peu de lait qui étaient vendus sur les marchés d’Albi. En prenant la suite de son père (décédé à l’âge de 48 ans), AAA polarise son attention sur ce qu’il perçoit comme une contrainte de surface dans cette commune si proche de la ville et se laisse convaincre par les agents de développement et les commerciaux des firmes d’aliments concentrés pour une production hors-sol, même s’il parvient alors à acquérir des terres et passe progressivement à 40 ha en propriété. Il se voit actuellement sans aucune marge de manœuvre, sans temps ni moyens (il est fortement endetté) pour faire des projets autres que « continuer ».
15Il se sent fragile : « Le fait de travailler seul avec l’élevage, c’est 365 jours par an… c’est fragile quoi, si tu chopes la grippe, t’es grillé… » Par ailleurs, il a obtenu une autorisation d’exploiter mais se sent un peu limite en termes de nouvelles mises aux normes. Dans ce contexte, le voisinage des résidents non agriculteurs, et les institutions, notamment urbaines, sont perçus comme une menace : « Je sais très bien que si j’ai une plainte, bon, je suis limite […] le jour où un voisin va être malheureux, et qu’il va aller voir les flics, ils vont venir avec un gars de la DDE… » Les relations avec les voisins sont perçues dans un rapport de force entre une branche d’activité organisée et le reste de la société qui lui était favorable autrefois : « Pendant un moment les paysans ils disaient : “Moi j’ai l’autorisation d’exploiter, de faire ma porcherie, de toutes façons donc toi [le voisin] tu t’écrases, terminé !” Mais c’est qu’un paysan il travaille et les associations c’est des retraités […] et puis ils ont un notaire qui s’en occupe et qui a vite fait de passer des coups de fils… »
16Bien qu’il ait logé à une certaine époque dans le centre ville d’Albi, il ne se rend pratiquement plus en ville. Il participe très peu aux organisations agricoles mais cependant en est à son second mandat de conseiller municipal. Pourtant son attitude est un peu attentiste (« ce n’est pas participer, c’est être présent… ») et se limite volontairement à la défense de ses pairs professionnels « Si je suis conseiller, c’est juste pour soutenir les paysans, comme je le leur dis : “Je suis là que pour vous soutenir.” » Il a des promeneurs, à pied, à cheval ou en bicyclette, sur les chemins de son exploitation. Même s’il reconnaît qu’ils ne le dérangent pas, il regrette de ne pas avoir suivi les conseils du Maire en exercice il y a 10 ans comme l’on fait d’autres agriculteurs de la commune qui ont racheté les chemins. Mais il se félicite de ce que les chemins chez lui n’aboutissent nulle part ce qui interdit de faire des circuits.
17AAA est un éleveur porcin en contrat de quasi-intégration avec des firmes, c’est un cas extrême d’intégration par le travail. Les acteurs relevant plus clairement d’une intégration par la sphère professionnelle agricole présentent des situations plus nuancées et diverses. C’est le cas notamment de BBB, 48 ans, marié, 3 enfants, qui s’est installé en 1975 dans le but de continuer l’exploitation laitière de ses parents (actuellement 280 000 litres sur 77 ha de SAU). Son épouse est actuellement directrice d’une maison de retraite et il nous a commenté avec détail un itinéraire professionnel riche. Elle a longtemps travaillé dans le mouvement des familles rurales : « C’est un mouvement qui au niveau enrichissement lui a apporté énormément, et à moi aussi. » Il nous explique qu’il a de la sorte été en contact avec des ministres de l’Agriculture et des personnalités agricoles importantes du Département. Il a lui-même quelques responsabilités : président d’une caisse locale GROUPAMA et adhérent d’une CUMA regroupant 50 agriculteurs sur 3 communes. Il tente de prendre des vacances avec sa femme (ils sont allés à Venise l’an passé) et profite des services de la ville proche, notamment pendant 3 ans et jusqu’à un accident l’année précédant l’entretien, il a fait de la gymnastique le soir.
18Les agriculteurs « professionnels » ont tendance à présenter leur espace d’action comme séparé de celui des urbains et évoquent volontiers des images de « barrière » ou de « frontière ». C’est le cas de CCC (35 ans, 90 ha de céréales et 10 ha de vignes, président de la CUMA locale) qui nous dit être « à côté » d’une ville (son corps de ferme est à 3 km du centre d’Albi…) et pour qui « la colline qui nous sépare de la ville et le fait qu’on soit mal desservis [mauvais chemins] est une chance… ça nous protège un peu de… l’urbanisation. On est un peu tranquille, c’est ma barrière naturelle ». Cette vision en terme d’espaces clos emboîtés conduit à mettre en relief les conflits10. L’activité conduit parfois BBB à des conflits avec les voisins, à propos de l’épandage du fumier pas assez rapidement enfoui, qui sont l’objet parfois de coup de fils désagréables. Mais, contrairement à AAA, il ne cherche pas à fuir ces contacts et souhaite s’expliquer (au moins quand les coups de fils ne sont pas anonymes…). Il déclare aussi à propos des promeneurs ou amateurs de footing dans les champs : « Bon c’est aussi agréable pour nous qui travaillons de les voir, que pour eux de nous voir travailler – je suppose – dans les champs. Quand c’est, j’allais dire, fait intelligemment et quand ça se passe correctement, il n’y a pas de problème. […] Bon c’est vrai que les gens qui n’acceptent pas il y en aura tout le temps. »
19Cette tentative de séparation des espaces au quotidien se veut compensée par de grandes actions de communication. Certains responsables professionnels ont mis en avant leur désir de recevoir des formations de la Chambre d’agriculture non pas en technique (« ça on sait faire »), mais en communication. BBB par exemple ne change pas spécialement ses pratiques du fait de sa situation en périurbain, mais il fait des efforts de « communication ». Il a participé deux fois avec plaisir aux opérations « fermes ouvertes » de la FDSEA du Tarn en direction des citadins et en particulier des jeunes. Il a aidé son cousin à mettre en place l’opération des CUMA « pleins champs » qui a accueilli 36 000 visiteurs en 3 jours. Ainsi cette territorialité agricole séparée conduit à une représentation du « contact » avec les « urbains » en termes de communication de masse, impersonnelle et non locale et bien délimitée dans le temps et dans l’espace sur des « lieux » qui seraient préparés à cette fin. C’est une vision bien différente des croisements des territorialités de celle des agriculteurs que nous verrons dans la partie suivante. D’une certaine façon la plupart des modalités de certification (des produits ou des exploitations dans le réseau FARRE11 par exemple qui a été cité) et des démarches qualité sont cohérentes, voire confortent ces agriculteurs dans leur vision d’une médiation impersonnelle, contrôlée et non quotidienne (en un mot bureaucratisée) avec la société et donc par retombée avec leur voisinage social local.
20L’avenir des enfants de BBB, et sans doute bien des discussions en famille, le conduit à penser pour eux en termes d’une insertion territoriale bien différente de celle qu’il a vécue dans son activité. Il pense que l’un de ses fils, actuellement à l’école d’agriculture et qui projette de passer un BTS, lui succédera certainement, mais pas forcément dans le lait « car c’est une contrainte très lourde, c’est un esclavage, puisqu’on peut difficilement se libérer pour prendre quelques jours de congés. Bien que jusqu’à présent j’y sois plus ou moins arrivé ». C’est cette possible installation, et des doutes sur la réussite des études d’éducateur technique à Lyon de sa fille, qui le conduit à exposer sa vision de l’avenir :
« On en avait parlé avec ma femme et on s’était dit que peut-être on aurait pu ouvrir une ferme auberge, on aurait pu démarrer la vente directe, on aurait pu… Je crois qu’étant proche d’un centre urbain, on aurait pu développer pas mal d’activités. Bon si on avait développé, je ne sais pas, une ferme auberge ou quelque chose de ce type, on pouvait valoriser les produits de l’exploitation, on pouvait donc faire travailler ma fille. Ma femme aurait pu travailler aussi. Éventuellement un autre des enfants ou le gendre. »
21BBB n’est pas certain que son fils accepte de traire, et la vente directe lui semble une solution parce qu’ils se trouvent en zone périurbaine.
22Il faut mentionner des modalités très intéressantes d’adaptation de la médiation professionnelle qui nous poussent à la distinguer conceptuellement de la « médiation moderne » représentée en figure 1. Elle y est certainement historiquement très attachée, mais nous devrions arriver à donner des qualificatifs au terme « professionnel » qui n’est probablement pas de même nature dans les trois formes de médiations, tout comme la figure 1 le montre pour le « privé » et le « public ». Notre troisième cas est un GAEC formé en 1994 par quatre agriculteurs très engagés dans les organisations professionnelles agricoles (ils cumulent notamment les fonctions de président de l’association du Tarn pour l’agriculture de groupe, président de la coopérative, président d’une union de coopératives au niveau du département, organisateur du salon régional des CUMA…). Chacun s’est alors centré sur l’activité qui lui « plaît » le plus et ils parlent aujourd’hui de « passion » pour présenter leurs métiers. Le GAEC leur a permis d’une certaine façon de reconstruire une sphère privée autour de leurs talents personnels. Et de fait cela consolide leurs engagements dans le domaine public, professionnel comme nous venons de le voir, mais aussi local (ils cumulent les fonctions de conseillers municipaux, adjoint au maire, délégué à la communauté de communes de l’Albigeois, etc.). Ils pratiquent la ville : d’abord leurs femmes y ont des emplois, « l’agriculture c’est pas leur truc », et eux-mêmes y développent régulièrement des activités typiques de l’urbain (la piscine, les danses de salon…). L’intégration de leur activité professionnelle à leur entourage urbain ? « C’est passionnant » nous déclarent-ils, et ils exposent avec ferveur les détails de territorialités complexes et réfléchies : les trajets sophistiqués des tracteurs, les heures de moissonnage en fonction de s’ils ont pu avertir les voisins de rentrer le linge ou bâcher les piscines, les endroits où nettoyer les roues des tracteurs avant de prendre les routes, le travail simplifié du sol qui contribue à soulager le voisinage, etc.
DES « MÉDIATIONS CITOYENNES » EN DISCRÈTE ÉMERGENCE
23Ce nouveau type de médiations est bien représenté par DDD qui produit actuellement du vin bio sur 5 ha… et s’occupe d’un cabaret théâtre. Provenant du Nord de la France, il s’est installé en 1980 sur 20 ha de vigne. Ce n’est donc pas par l’« activité » qu’il est venu à l’agriculture, mais par le « lieu » et c’est à partir du lieu qu’il reconstruit son activité : « Sinon je ne prévoyais pas d’aller dans la vigne. C’est le hasard. C’est parce que l’endroit nous a plu, donc il y avait tout ce qu’il fallait pour travailler et ce n’était pas cher. » Cette phrase résume toute la logique de DDD : c’est progressivement le lieu de résidence qui va se transformer en outil de production, et en mode de vie bien évidemment : « Alors maintenant qu’on a un outil avec un lieu, etc. ça permet aussi à certains projets d’aboutir. » Il s’aperçoit qu’il aime aller jusqu’à la fabrication du produit, jusqu’à la vente aussi. En 1989, il revend une grande partie de ses vignes (« on courrait tout le temps », « c’est du grand business ») et passe en bio sur 5 ha. Puis sa femme s’occupera plus particulièrement des vignes, et lui du vin et de son projet de cabaret-théâtre. Cette dernière activité le relie à un monde urbain un peu branché d’une part, et surtout à un réseau d’artistes : « Au niveau local, il y a énormément d’artistes qui nous entourent ici ; qui sont très proches un peu partout. Ici de chez nous il y en a 5 ou 6 à moins de 2 km. On n’imagine pas. Des gens qui ne travaillent pas ici, mais qui bougent au niveau européen… » Cette activité, lucrative et pas seulement divertissante, est menée en cohérence avec son exploitation (image d’un lieu, ambiance, produit). Son « truc » c’est aussi d’être indépendant, de construire un projet très personnel, ce qui l’amène à s’éloigner de ce qu’il appelle des « milieux trop corporatistes » qu’il voit liés aux organisations professionnelles agricoles classiques et même au milieu du bio. On comprendra aisément que la visite d’un agent de développement ne peut ici en aucun cas prendre la forme traditionnelle du « conseil »… On voit ici également que le mouvement de « publicisation des campagnes » dont nous parle Bertrand Hervieu (2001) entretient des rapports complexes avec la consolidation de la sphère privée dans le domaine agricole.
24C’est ainsi que la résidence contribue fortement aux modalités de médiation de ces agriculteurs avec leur entourage et même avec la société globale. S’inspirant de Michel Sivignon et Pierre George12, Nicole Mathieu (1996, p. 198) a insisté sur la distinction entre le logement et l’habiter : « Le mode d’habiter permet d’être “l’homme habitant” des lieux (Sivignon), alors que le “logement” était fait pour “l’homme producteur” et/ou “consommateur” (George). » Nous introduisons, de façon inductive à partir des données de terrain, une différence supplémentaire en donnant au terme générique de « résidence » un sens moins particulier que celui d’« habiter », ce dernier pouvant être considéré alors comme un mode de vie complet associant l’activité à la résidence. D’un certain point de vue, l’« habiter » nous renvoie à la « médiation traditionnelle », qui ne séparait pas non plus activité productive et résidence, mais qui ne participait pas à la construction des individualités. Nous lui donnons aussi un sens différent du « logement » qui caractériserait sans doute les agriculteurs relevant d’une médiation moderne et qui développent une faible intégration sociale à l’entourage immédiat (c’est très net dans le cas de AAA, moins pour les autres car la médiation « professionnelle » n’est pas totalement affranchie de la médiation traditionnelle). L’habiter est donc ici une « œuvre », l’expression d’un talent personnel, voire pratiqué en couple ou de talents combinés des deux. C’est une pratique reliante qui, à la fois, augmente, personnalise et donne à voir la sociabilité de l’individu (en famille). À nouveau, elle contribue à ce que le privé investisse le domaine public, mais partiellement cette fois. EEE (31 ans, marié, 2 enfants, et qui élève des brebis laitières à 5 km du centre d’Albi) nous dit :
« Je voudrais que l’endroit où je suis, où on peut y être très bien, serve à d’autres gens. Par exemple j’ai un ami ils se sont installés à plusieurs, il y en a un qui est sculpteur, ils lui ont prêté le local. […] Il y a des gens qui font du théâtre de campagne et qui veulent venir s’entraîner en pleine campagne à crier et pour moi ils seront les bienvenus […] ça serait bien qu’il y ait un lieu de vie différent, je ne sais pas lequel je tâtonne beaucoup, qu’il y ait une vie en plus de la vie de la ferme. »
25Les tables et chambres d’hôtes ne le satisfont pas, pas plus que les visites épisodiques des écoles, il veut quelque chose de plus intégré. La vente à domicile est pour d’autres souvent un moyen très prisé qui leur permet des interactions quotidiennes avec leur entourage. Il n’est alors plus tellement question d’avoir un label ou une reconnaissance quelconque de qualification, mais une reconnaissance dans un réseau singulier et local.
26Dans d’autres cas cependant, la résidence est volontairement dissociée de la médiation professionnelle d’avec l’urbain et le voisinage. C’est le cas de FFF (45 ans, cultive des melons et des pommes, marié, 3 enfants dont deux que sa compagne a eus d’un précédent mariage) :
« J’aime bien scinder les choses, dès que je suis au marché, c’est pour la vente, ce n’est pas à la ferme. Tac ! Je crois que je mets une barrière, c’est une coupure. […] Quand il y a des gens qui arrivent, on ne va pas les mettre à la porte. Non, non. Mais je ne vais pas mettre un panneau à la nationale, enfin le lieu ici il n’y aurait aucun problème mais non ! On tient à avoir une petite tranquillité ici. »
27Et pourtant il n’est pas un adepte d’une petite vie tranquille bien chez soi : il s’investit fortement dans le marché couvert d’Albi. Il a créé une association et a fortement milité pour qu’elle soit commune avec les primeurs et les bouchers (ce qui impliquait un rapprochement de la Chambre d’agriculture, de la Chambre des métiers et de la Chambre de commerce). Son succès lui a valu de recevoir le prix du renforcement associatif. Puis il a poursuivi en participant à la création d’une association des halles en France (dont il est à présent secrétaire national). Cela lui semble cohérent avec sa vision de l’activité agricole :
« Travailler peu en surface, mais travailler bien pour avoir de bons produits pour ensuite apporter le maximum de plus-values en vendant, par la vente directe. Et puis c’est intéressant le marché. Ça permet de découvrir des gens. C’est vrai on s’est fait pas mal d’amis par le marché. Ça a permis de faire des relations avec d’autres… On connaît pas mal de profs, de médecins… – des artistes, tous les milieux sociaux [ajoute sa compagne]. »
28Ils organisent tous les ans des rallyes touristiques avec visites de quatre fermes, un circuit dans le périurbain et un repas champêtre. Tout cela ne l’empêche pas de partir trois semaines en vacances à l’étranger avec sa compagne – « Je veux du bon temps, la qualité de vie, dépenser, carpe diem, carpe diem » –, on ne peut plus en phase avec l’individu « hypermoderne » décrit par Gilles Lipovestski…
29Évidemment ces nouvelles modalités de médiation entre l’activité agricole et le territoire ne facilitent pas le travail des conseillers de la chambre d’agriculture. Il ne s’agit plus de venir avec une attitude de prescription, ni de se focaliser trop sur l’« agricole ». D’ailleurs, ces agriculteurs préfèrent souvent éviter la fréquentation du monde du développement et nombre d’entre eux (fils d’agriculteurs ou non) ont refusé de monter un dossier d’installation (et donc de toucher les primes importantes) afin de faire leur affaire « bien à eux ». La visite d’un conseiller ne les ravit pas, l’adoption des procédures d’aide non plus : « On a fait un CTE agriculture raisonnée, mais c’est bidon, ça ne correspond à rien avec la démarche qu’on a. C’est simplement un support financier. »
LA TRADITION ENCORE, MAIS PAS COMME AVANT… LA COEXISTENCE, LES TRANSFORMATIONS ET LE MÉTISSAGE DES TYPES DE MÉDIATION
30Un cas intéressant pour montrer la survivance et la profonde transformation de la médiation traditionnelle est celui de M. et Mme GGG qui eux ont leur exploitation (et résidence) directement dans la commune d’Albi, à moins de 3 km du centre ville… Ils sont tous deux proches de la retraite, mais ils se sont « reconvertis » il y a 10 ans dans la vente directe de légumes et de plants sur le marché d’Albi. Cette reconversion leur a donné satisfaction, ils ont le sentiment d’avoir trouvé un créneau viable qui les a sauvés de la disparition, malgré leurs 10 hectares, et ils espèrent même que l’exploitation permettra au plus jeune fils, qui est imprimeur et qui ne se plaît pas dans son métier, de reprendre, éventuellement…
31Pourtant quand GGG s’est installé en 1960, il a dès le départ rompu avec la diversification menée par ses parents sur la ferme et avec la vente directe de volailles et de légumes au marché couvert d’Albi réalisée par sa mère. Il a mis en place un maraîchage spécialisé à travers la vente à un marché de gros (groupement de producteurs). En 1966, il se marie et, avec sa femme, ils s’investissent fortement dans les organisations professionnelles du secteur. Il a été notamment secrétaire du Syndicat départemental des producteurs pendant 20 ans : « Nous étions 120-130 producteurs à ce moment ! » Mais en 1980 les centrales d’achat des grandes surfaces font leur apparition et malgré une tentative pour devenir l’un de leurs fournisseurs en créant un GIE, ils échouent. Entre-temps, beaucoup de maraîchers passent à l’horticulture au grand désespoir de M. GGG. Ce dernier arrache alors ses vignes, il y installe des serres et commence à vendre sur les marchés, comme le faisait sa mère avant son installation13… La reconversion ne sera complète qu’en 1990 quand les GGG commencent à produire des plants pour les jardinets urbains : « C’est rentable, on fait 50 % de notre chiffre d’affaire en un mois de vente… » Cette histoire individuelle, qui mériterait d’autres développements, nous renseigne fortement sur le sens d’une certaine agriculture périurbaine vue à travers la trajectoire de gens qui ont vécu les transformations et en ont fortement ressenti les conséquences dans leurs histoires personnelles. Cet étroit mode d’intégration à la ville que ces gens ont su (ré)inventer a peu de chose à voir avec la forme antérieure de médiation qui mêle étroitement, dans cette articulation à la ville et au voisinage, la résidence et le mode de vie.
32Il serait trop long d’exposer ici les particularités de ce mode de médiation. Bien sûr il est le fait d’individus plutôt proches de la retraite, mais ils sont importants, car d’une part ils sont encore nombreux dans le périurbain et d’autre part ils aident à comprendre les survivances et métissages de ce type de médiations avec les autres précédemment exposées. Le foncier bâti est notamment la grande préoccupation de ces agriculteurs, pour eux et leurs enfants. Non pas pour spéculer, mais pour continuer à être présents et compter dans la vie de la commune, « le jour où ils vont décider d’étendre la ville… vous savez on ne tient pas à grand-chose nous ! On tient au bon vouloir du maire, des maires ». De fait, malgré leur grand âge, certains sont des bâtisseurs et attendent leur retraite pour restaurer et construire (alors qu’ils sont parfois seuls et sans enfants… mais la propriété est un moyen d’exister14).
LE DÉVELOPPEMENT AGRICOLE : TRANSFORMATION ET SUPERPOSITION DES ATTITUDES ET DES COMPÉTENCES
33Face à cette diversification et complexification des modalités d’insertion de l’activité agricole dans le territoire proche de la ville d’Albi, les pratiques des agences et des agents de développement ne sont pas restées immobiles. Nos entretiens avec les trois agents concernés (ici nommés X, Y et Z) et les responsables de la Chambre d’agriculture nous permettent de distinguer trois grandes périodes, qui sont par ailleurs les trois moments de recrutement des agents X, Y et Z.
34La période 1972 (date du recrutement du plus ancien d’entre eux) à 1990 (date des premières réformes) est décrite comme celle de la clarté des messages (« il y avait un développement à proposer et un schéma d’intensification […] qui était incontournable »), même si aujourd’hui ces messages sont disqualifiés par l’agent Z, le plus jeune, qui les désigne par le terme péjoratif de « recettes », autrement dit de conseils passe-partout sans esprit critique. En tout cas l’objectif était clair : « Il fallait surtout produire. » Il n’y avait pas de doutes non plus sur la population concernée ni sur la légitimité de ne travailler qu’avec elle : c’était les « groupes de base », autrement dit les GVA15. Aujourd’hui l’agent X prend conscience que cela excluait de l’information technique un grand nombre d’agriculteurs. C’est aussi une période de grande stabilité : « Je suis resté immuable pendant 20 ans », nous dit l’agent X. Le conseiller agricole se devait d’ailleurs d’être fortement ancré dans un « secteur » – un canton en général – au sein duquel il exerçait d’une façon indépendante, voire solitaire en termes de relations avec des pairs, sur lequel son employeur le contraignait à résider et où il était conduit à s’investir parfois dans la politique locale (conseiller municipal, etc.). Le conseiller agricole était alors un personnage local, voire un notable, avec la complicité de son institution. C’était une relation personnelle, basée sur la « confiance » qui était établie avec chacun des agriculteurs des groupes locaux et de leurs familles. Notre interlocuteur insiste d’ailleurs sur le fait qu’il fallait « en prendre le temps ». Pourtant le domaine de compétence du conseiller agricole est décrit par ses collègues comme essentiellement « technique », à tel point que les interviewés parlent de « techniciens locaux » pour caractériser les activités de cette phase. Cette phase est typique de la médiation professionnelle et elle montre à quel point cette médiation est à la fois ancrée dans une médiation « moderne » (comme horizon) et encore empreinte de certaines des caractéristiques de la médiation traditionnelle.
35Bien qu’elle soit très courte, la période 1990-1996 est très représentative d’une certaine tentative de reconstruction de la relation de développement avec le monde agricole, et semble avoir fortement marqué l’agent Y, même si celui-ci a été recruté 10 ans auparavant. Ce type d’attitude professionnelle a certainement commencé à exister bien avant que la Présidence et la Direction de la Chambre ne lui donnent un rôle dans l’organisation des services. Deux fonctions différentes sont officiellement identifiées et dénommées « conseiller d’élevage ou de culture » et « conseiller d’entreprise » (rebaptisés avec humour par nos interlocuteurs « les pointus » et les « incollables de l’agriculture »). Les premiers agissaient au niveau de l’ensemble du département, tandis que les autres intervenaient au niveau de trois grandes régions qui correspondaient chacune à une petite équipe de 5 ou 6 conseillers. C’est ainsi qu’est mis fin, dans les statuts, au lien intime entre un conseiller et son « secteur ». La relation aux agriculteurs se voulait alors dépersonnalisée et médiatisée par la « compétence technique » des conseillers (sous la forme d’interventions spécialisées, de formations, d’informations, etc.). « Le département doit être couvert par la Chambre » et l’irruption des « dossiers », des « diagnostics », des « enquêtes » dans les agendas des conseillers semble avoir été une façon de rationaliser et standardiser leurs activités en les ouvrants à des catégories concernées par les mesures administratives mais qui n’étaient pas toutes des « clients » habituels du développement16. C’est une sorte de tentative de généralisation et application plus conforme de la médiation « moderne ». Elle peut être vue comme une période provisoire de rupture avec la médiation de la période précédente, un pont vers autre chose… Conçue comme une « rupture », la mise en place de ces changements a été mal vécue tant par les conseillers que par les responsables agricoles. Il existait par ailleurs un tel lien organique entre les deux que certaines institutions ou groupements agricoles se sont trouvés subitement paralysés : « Moi si je n’ai pas un technicien pour me faire l’ordre du jour, je ne fais pas la réunion… » a déclaré un responsable agricole selon ce que l’on nous a rapporté. Quoi qu’il en soit, il s’est agi d’une période de transition importante, au départ engagée sous la seule responsabilité du président de Chambre, puis qui s’est imposée comme un changement devenu nécessaire.
36En 1995 est mise en place une démarche de projet d’entreprise de la Chambre, confiée cette fois à un cabinet privé. Après avoir fait son étude et ses consultations, ce dernier propose la création de deux services : celui des « conseillers-spécialisés » et celui des « conseillers-animateurs17 ». On retourne à l’attribution d’un « secteur » par conseiller-animateur (les autres conseillers ayant compétence au niveau du département dans son ensemble), mais les trois régions ne sont pas abandonnées et les conseillers se retrouvent donc insérés à la fois dans une équipe au niveau de la région et dans un service de la Chambre qui a une vie collective également. Toutefois la réalité de cette dimension collective de l’activité, nouvelle par rapport à l’isolement et l’indépendance décrite pour la phase 1972-1990, est limitée selon certains qui estiment que « nous exerçons tous des métiers différents… », ce qui ne serait pas propice au dialogue. Dès lors que les « dossiers » sont assurés (installations, agriculteurs en difficulté, CTE…), une grande marge de manœuvre serait laissée en effet aux agents pour inventer leurs métiers en fonction de leurs compétences et intérêts. Ce n’est pas uniquement présenté comme un avantage, car cette liberté en retour limiterait la possibilité de professionnalisation, notamment en tant « qu’agents de développement local », dénomination dans laquelle se reconnaît l’agent Z, une jeune femme ingénieur agronome formée aux méthodes enseignées à l’AFMR d’Etcharry. Les méthodes nommées sont celles de l’« émergence de projets », la « démarche territoriale », le « conseil global » qui ne concernent pas exclusivement les agriculteurs professionnels ou à temps plein ni non plus à l’opposé la population rurale, mais les personnes du secteur pratiquant l’agriculture, dans leur diversité. La relation n’est plus de l’ordre du lien personnel, quasi privé, de la période 1972-1990, mais d’une « relation de service » professionnalisée.
CONCLUSION : UN « LOCAL » INTROUVABLE ET NÉCESSAIRE OU LA MISE EN COHÉRENCE CONTINGENTE ET ÉPHÉMÈRE DES TERRITORIALITÉS
37Aujourd’hui, les compétences issues de ces trois périodes coexistent au sein d’un même service et sont mises en œuvre sur le même type de territoire (le périurbain d’Albi). Le développement local se présente à certains comme une « solution miracle » pour raisonner et légitimer une intervention, car il est de plus en plus difficile pour une agence de développement de compter, pour ses actions, sur une légitimation « moderne » établie au niveau national à partir d’une idée de progrès, de modernisation et de bénéfice commun entre le Secteur (voire la Corporation) et la Nation. Mais qu’elle est l’échelle de ce local et quelle en est la nature ? Comme le montre la figure 1, ce qui est dénommé « Cité » et qui pourrait servir de nouvelle sphère de justification et légitimation des interventions de développement n’est pas de même nature dans les trois cas. Elle est en effet de l’ordre du privé/familial dans la médiation « traditionnelle », de l’ordre du travail/professionnel dans la médiation « moderne » et de l’ordre du public/politique dans les médiations « citoyennes ». Qui plus est, la « Cité » construite par les médiations citoyennes est à la fois fragmentée et brouillée, tout en étant simultanément globale et locale.
38La tendance est bien celle de passer d’une structuration essentiellement par les identités et les institutions forgées dans la sphère du travail et au niveau national à une structuration par des identités et des appartenances beaucoup plus diverses, appuyées sur de nouvelles pratiques du territoire et de la société et multiscalaires, du local au global, correspondant plus à ce que B. Lahire (1998) appelle l’« homme pluriel ». Comment les nouvelles « médiations citoyennes » arrivent-elles à faire société, c’est-à-dire à s’articuler avec les autres modalités d’utilisation de l’espace ? Car il nous semble clair, en effet, que les médiations citoyennes certes transforment les modalités d’exercice des formes antérieures de médiations, mais qu’elles ne se substituent en rien à ces dernières qui seraient en quelque sorte condamnées à disparaître ou à se marginaliser. Au contraire, elles se rajoutent à la complexité de l’organisation des territoires ruraux et de l’exercice des relations de développement. La question est alors de savoir comment peut être assurée sinon une articulation, du moins une coexistence avec les anciennes formes de médiation qui, loin d’être des reliques passives ou seulement sur la défensive, semblent très réactives et inventives. Les concepts de territoire (dans son rôle de médiations, c’est-à-dire « d’articulation à la fois sémantique de nos rapports tant sociaux que spatiaux », Di Méo, 1998, p. 60) et de territorialité (« rapport à la fois personnel et social au monde », Di Méo, 2001, p. 72) sont l’un des moyens de parvenir à décrire ces nouveaux rapports entre les individus et le collectif, et la coexistence, voire l’articulation entre différents « territoires en archipel » dérivant des trois formes de médiations décrites.
39À la différence du « territoire politique », le territoire tel que défini par les géographes est ouvert et multiscalaire, tout à l’inverse de l’image du rapport fi gé à l’espace que sont parfois supposées avoir eu les communautés rurales traditionnelles. Il englobe et dépasse des concepts plus centrés sur l’individu (espace de vie et espace vécu) car il possède un sens collectif. Il va également au-delà d’une vision matérielle de l’espace déterminé par les relations sociales d’un collectif car il comprend également le sens produit par les divers groupes humains et l’usage culturel de l’espace. Le territoire est donc un concept suffisamment riche pour rendre compte de la complexité des dynamiques et des interactions entre les différentes formes de médiations que nous venons de présenter. Les concepts de lieu et de territorialité permettent à leur tour de donner des pistes opérationnelles pour une recherche de terrain. Le repérage et l’analyse des lieux sont un moyen d’accéder à l’analyse des différents territoires qui les organisent. Notamment l’analyse du sens et de la pratique des lieux, de leur histoire également, peut permettre de mieux comprendre l’émergence d’une Cité locale, et son articulation avec les autres lieux éloignés du politique. L’importance à chaque fois plus grande des sujets avec leurs propres individualités, et le poids du sujet et de la sphère du privé dans la construction du social, peut être étudiée concrètement à partir de la mise en évidence et l’analyse des différentes territorialités qui se croisent et s’articulent (ou pas…) dans un même espace.
Notes de bas de page
1 Programme de recherche Dynamiques et innovations agricoles dans les territoires périurbains, dirigé par Isabelle Duvernoy et soutenu par l’INRA PSDR et CCRDT Midi-Pyrénées. Mes remerciements vont à Isabelle DUVERNOY pour ses relectures et sa collaboration.
2 albalade@toulouse.inra.fr
3 Le même auteur (Mendras, 1979) a montré avec beaucoup d’humour leur survivance tenace dans un territoire utopique, réfugié au cœur d’une idéologie urbaine sur les campagnes.
4 Ce qui est loin de signifier, nous le montrerons, la fin de l’agriculture professionnelle.
5 C’est-à-dire permettant des déplacements quotidiens ou pluriquotidiens, et donc permettant une « intégration sociale » au sens de Anthony Giddens, 1987, et non pas seulement une « intégration systémique ».
6 Nous utilisons cette expression, car ces gens ne seraient pas tous qualifiés d’« agriculteurs » par les organismes du secteur professionnel agricole. Entretiens réalisés par Astrid Gerz, Christophe Albaladejo et Isabelle Duvernoy.
7 Réalisés par Christophe Albaladejo et Isabelle Duvernoy.
8 Cf. Sennett R., La tyrannie de l’intimité, Paris, Seuil, 1979.
9 On ne peut pas considérer que la Corporation en était une, ni plus tard comme nous le verrons le Monde Professionnel Agricole, car H. Arendt nous précise bien que l’Action requiert un processus poussé d’individualisation et ne peut donc s’accommoder d’attitudes qui relèveraient d’une simple défense d’un groupe ou d’un secteur : « À défaut de la révélation de l’agent dans l’acte, l’action perd son caractère spécifique et devient une forme d’activité parmi d’autres. Elle est bien alors un moyen en vue d’une fin […] cela se produit lorsque l’on est seulement pour ou contre autrui […] la parole devient du bavardage […] les mots ne dévoilent rien, la révélation ne vient que de l’acte, activité qui comme n’importe laquelle ne peut révéler le “qui”, l’identité unique et distincte de l’agent » (Arendt, 1983, p. 237). Cette observation donnera du sens aux attitudes de désaffiliation, syndicale notamment et pas seulement de la FNSEA, des agriculteurs qui sont le fait des médiations que nous avons qualifiées de « citoyennes ».
10 C’est sans doute pourquoi certains économistes s’y intéressent et cherchent la collaboration des juristes, dans un but de connaissance et de recherche appliquée à la résolution de ces conflits. Cela indirectement souligne l’un des apports de la géographie sociale à mon sens, qui s’intéresse aussi à la partie immergée de l’iceberg autrement dit à comprendre ce qui rend possible la coexistence au quotidien d’une activité si lourde et difficile de voisinage que l’agriculture sans déclencher des conflits permanents.
11 Forum de l’agriculture raisonnée respectueuse de l’environnement. Association interprofessionnelle créée en 1993 pour défendre l’agriculture raisonnée.
12 D’après George Pierre, « Crépuscule de l’homme habitant », Revue de géographie de Lyon, 1993.4, p. 213-214 ; Sivignon Michel, « Du verbe habiter et de son amère actualité », Revue de géographie de Lyon, 1993.4, p. 215-217.
13 Mais il nous précise en revanche que ce n’est pas un retour sur le marché couvert. Le marché couvert d’Albi contraint aujourd’hui à une vente plus fréquente, tandis que le marché où commercialise GGG se contente d’une permanence d’une seule matinée par semaine. En fait le marché couvert d’Albi a été repris par des agriculteurs qui ont un projet d’intégration à la ville plus poussé que GGG, et ce dernier a bien su nous le faire comprendre.
14 Construire pour ses enfants est aussi, pour ceux qui ont des enfants partis hors de l’agriculture, et selon un schéma assez ancien du lien de réciprocité entre les générations, le moyen de rêver de les retenir encore un peu auprès d’eux, voire de leur rappeler qu’ils restent en quelque sorte leurs obligés.
15 Groupements de Vulgarisation Agricole, des groupes de développement proches du syndicalisme agricole dominant : FNSEA ou CNJA.
16 C’est encore vrai aujourd’hui, et particulièrement pour les dossiers d’installation qui permettent aux conseillers d’identifier et de tenter d’établir une relation avec les jeunes qui rentrent dans le métier d’agriculteur. D’autant plus que, nous dit l’agent C, « le suivi [par un conseiller agricole] donne 10 points de plus sur la DJA, c’est pourquoi beaucoup le demandent. Parfois même on le préconise ». Toutefois malgré les Dotations Jeunes Agriculteurs, on nous a fait état d’un probable fort pourcentage d’installations non aidées dans le département (plus de 30 %). Aujourd’hui les CTE pourraient être vus comme le moyen détourné pour les conseillers de tenter d’établir une relation avec des agriculteurs qui n’étaient pas auparavant en contact avec la Chambre. Si c’est l’opinion de l’agent A, les agents B et C en revanche ne voient le moment de la confection des dossiers CTE, qui leur « ouvrent des portes » certes mais « qui [leur] bouffe 60 % de [leur] temps », que comme un simple moyen d’information.
17 Service dénommé « Développement des Entreprises et des Territoires » et en charge plus précisément de l’insertion de l’agriculture dans le développement territorial.
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