1Cet ouvrage a pour origine un colloque tenu à l’université de Lorraine, à Metz, les 16 et 17 octobre 2014. Le thème de la rencontre portait sur la relation entre les dieux et le pouvoir politique à l’époque hellénistique et impériale avec une remontée en amont pour s’interroger sur les origines du modèle en Orient et un prolongement dans le Moyen Âge européen afin d’évaluer les effets du relai chrétien dans la notion de théocratie.

Théologie politique et théocratie

2L’emploi du terme « théocratie » en histoire ancienne ne va pas de soi, contrairement à l’usage qu’en font les médiévistes, depuis notamment les travaux de Marcel Pacaut sur la papauté médiévale1. Alain Ducellier parle, quant à lui, de « théocratie impériale » pour désigner le régime politique de l’Empire byzantin2.

3L’expression « théologie politique » est plus fréquemment employée3. Ce concept a été rendu célèbre par Carl Schmitt auteur, en 1922, d’un essai intitulé Politische Theologie4. Le penseur avait analysé l’Église catholique romaine, définie comme une institution politique ; la religion chrétienne n’appartenant pas, selon lui, à la sphère du privé ou de l’intériorité. La principale thèse de Politische Theologie est qu’à l’époque contemporaine s’opère un transfert de la théologie à la théorie de l’État des concepts théologiques sécularisés. On a pu voir dans l’ouvrage de Schmitt une légitimation, si ce n’est de l’État totalitaire, du moins de la raison d’État, ou théorie de l’exception en politique. La raison d’État serait supérieure à toutes les lois ; pour préserver sa souveraineté, l’État posséderait ses propres raisons dont il serait irresponsable. La philosophie s’est donc emparée de ce concept de théologie politique. On parle aussi du théologico-politique, concept dont Emmanuel Cattin, Laurent Jaffro et Alain Petit nous donnent la définition dans l’introduction d’un ouvrage collectif publié en 19995. Le théologico-politique inclut diverses questions hétérogènes : « celle du droit divin du roi, plus généralement celle de la relation entre le pouvoir et le sacré ; celle, bien différente, de la fonction politique du religieux ; celle, autre encore, de la censure théologique et du contrôle clérical du politique ; celle de l’interprétation de l’Écriture et de la liberté de penser ».

4Le concept de théocratie appartient donc au théologico-politique ; il correspond à la première question évoquée par E. Cattin, L. Jaffro et A. Petit. La théocratie est le thème par excellence du discours théologique visant à légitimer le pouvoir politique. On pourrait dire que c’est une figure et un fondement idéologique du discours théologico-politique.

5En histoire ancienne, le terme « théocratie » paraît justifié à plusieurs titres. Tout d’abord, parce que, comme le montre Marcel Pacaut, la théocratie médiévale repose sur des « legs de l’Antiquité », notamment l’affirmation de Paul qu’« il n’y a d’autorité (exousia) que par Dieu » (Rm 13,1-4). Yves Sassier souligne lui aussi l’héritage idéologique de l’Antiquité qui remonte, en particulier, à l’idéologie du principat augustéen6. Mais surtout, c’est un historien antique, Flavius Josèphe, qui forgea le terme théokratia et l’utilisa pour la première fois au I^er siècle apr. J.-C. (Contre Apion II, 165). Il entendait ainsi expliquer à ses lecteurs que les monarques juifs s’appuyaient sur la religion et la légitimité qu’elle était censée offrir au détenteur du pouvoir, en vertu d’une sorte de droit divin de la monarchie.

6Nous pouvons également remarquer, avec Alain Ducelier, que monothéisme et théocratie paraissent étroitement liés : la croyance en un dieu unique et éternel renforce l’idée théocratique7. Mais la théocratie n’est-elle propre qu’au monothéisme juif dans l’Antiquité, puis chrétien durant l’Antiquité tardive et au Moyen Âge ? Le terme forgé par Flavius Josèphe ne pourrait-il pas aussi s’appliquer aux régimes politiques de peuples « polythéistes » : Sumériens, Égyptiens, Romains ou Gaulois ? Peut-on mettre en évidence des filiations idéologiques de la théocratie entre les diverses idéologies monarchiques de l’Antiquité et du Moyen Âge ? Ces legs sont-ils ouvertement revendiqués ou, au contraire, dissimulés ? Plus généralement, comment se fait la réappropriation idéologique des thèmes théocratiques issus d’autres royautés ?

7Le thème de ce livre est relativement inédit ; il s’inscrit néanmoins dans les développements de la recherche récente. On citera notamment l’ouvrage publié par Annie Vigourt, Xavier Loriot, Agnès Bérenger et Bernard Klein ; Eugen Cizek y évoquait l’empereur Aurélien et son lien avec Sol8 ; Stéphane Benoist s’intéressait à la réception du discours officiel par les sujets du prince, posant la question : « Les Romains ont-ils cru à la divinité de leurs principes9 ? » Le présent ouvrage fait également suite aux travaux édités par G.B. Lanfranchi et R. Rollinger dans une somme novatrice qui a le mérite de réunir une série de communications brassant un vaste espace chronologique et géographique de l’Égypte à Rome, en passant par la Grèce classique (Pierre Carlier) et le royaume des Parthes (Edward Dabrowa)10. La même année se tenait également un important colloque à l’École Belge d’Athènes dont les actes ont été publiés en 2011 par P.P. Iossif, A.S. Chankowski et C.C. Lorber11. L’approche chronologique est large, puisqu’elle s’étend du grand roi achéménide aux empereurs romains. Les participants à ce colloque ont notamment discuté la notion de « royauté divine » (divine kingship), souvent liée à un culte des souverains. Dans son introduction, A.S. Chankowski rappelait que le culte royal puis impérial fut un phénomène autant politique que religieux12. Il s’interrogeait aussi sur le statut humain ou divin des souverains honorés et constatait que les desservants grecs et romains de ce culte n’avaient pas vraiment formulé leurs idées à ce sujet. Comme l’indique son titre, le colloque d’Athènes concluait par la constatation d’une ambiguïté ou d’un statut intermédiaire du souverain, more than man, less than gods13.

8En 2013 parut un imposant ouvrage consacré à la notion de théocratie, édité par Kai Trampedach et Andreas Pečar14. Il s’agit d’un recueil d’articles, centré sur les trois monothéismes, depuis l’Antiquité juive jusqu’à l’époque moderne. Comme l’indique son titre, le livre envisage la théocratie avant tout comme un discours politico-religieux reposant sur l’idée d’un gouvernement de Dieu sur les hommes. La théocratie est diamétralement à l’opposé de l’idéologie politique des cités grecques selon Egon Flaig15 ; par contre, Jan Assmann pense que le concept de théocratie convient parfaitement à l’Égypte pharaonique16. Il distingue quatre types successifs de discours théocratique au pays des pharaons : la théocratie identitaire (le pharaon est lui-même l’incarnation du dieu Horus sous les quatre premières dynasties) ; la théocratie représentative (le roi, à partir de la V^e dynastie, est le représentant sur terre du dieu solaire Rê) ; la théocratie duale (corégence du dieu Aton et du roi Akhenaton) ; la théocratie directe (État sacerdotal thébain de la XXI^e dynastie). Quelle que soit la pertinence de cette typologie, il est clair que la théocratie ne s’est pas exprimée de manière univoque. Dans son article, Egon Flaig distingue, quant à lui, une théocratie radicale et prophétique, sans lois écrites, et une théocratie « nomocratique » où Dieu n’interviendrait que dans un premier temps, laissant ensuite à des lettrés le soin d’interpréter ses commandements.

9Enfin, le thème de ce livre est en relation avec les débats interdisciplinaires sur la notion de charisme, récemment publiés par Vanessa Bernadou, Félix Blanc, Raphaëlle Laignoux et Francisco Roa Bastos17. Il y est question tout autant de Périclès que de Jules César, ou encore du président argentin Nestor Kirchner. Le charisme est, à l’origine, un concept théologico-politique, légitimant la domination du chef religieux, ou du prêtre, dont le ministère serait « inspiré ». Mais ce concept a été transposé et sécularisé au XX^e siècle dans les États contemporains, notamment dans les démocraties pratiquant le plébiscite, un thème qui fut également développé par Carl Schmitt dans Politische Theologie. On peut remarquer que ce charisme démocratique est parfois qualifié de « césarisme » par Max Weber, qui jette ainsi un pont entre l’époque contemporaine et l’Antiquité18.

10Cet ouvrage se propose d’étudier en diachronie l’émergence de la notion de théocratie dans l’Orient ancien et hellénistique, puis dans l’Empire romain, avec des ouvertures dans la très longue durée pour en rechercher les origines dans les modèles mésopotamiens les plus anciens et en évaluer l’héritage dans la chrétienté médiévale.

11Pascal Butterlin traite de la théocratie suméro-akkadienne en remettant en cause un certain nombre d’idées reçues sur l’origine divine du pouvoir dans les États mésopotamiens. Bernard Legras se demande si la monarchie des Ptolémées peut être qualifiée de « théocratie ». Marie-Françoise Baslez compare les représentations du leader charismatique dans la propagande hasmonéenne et dans les récits des guerres serviles de Sicile au II^e siècle avant J.-C., pour retrouver un fonds commun séleucide. Les conséquences matérielles, notamment fiscales, de l’idéologie théocratique des Juifs sont prises en considération par Michaël Girardin. En forme de bilan pour la fin de l’époque hellénistique, Christian-Georges Schwentzel examine d’éventuels exemples de « théocratisme » en Judée, Égypte et Commagène. La question des relations entre le pouvoir et les dieux dans l’Empire romain est ouverte par Stéphane Benoist qui démontre qu’on ne peut parler de théocratie dans l’empire polythéiste. Le cas particulier des mouvements insurrectionnels est traité par Laurent Lamoine, qui évoque la révolte de Mariccus, en analysant l’éventuel caractère religieux des royautés gauloises, et par Blaise Pichon qui étudie le soulèvement des circoncellions en Numidie aux IV^e et V^e siècles. Passant de l’empire polythéiste à l’Empire chrétien, Pierre Maraval examine l’idéologie impériale selon Eusèbe de Césarée, qui fonde une véritable théologie politique. Audrey Becker s’intéresse au De Ceremoniis de l’empereur byzantin Constantin VII, pour comprendre dans quelle mesure Dieu y est un élément de légitimation du pouvoir impérial. Enfin, Cédric Giraud évalue l’héritage antique chez des penseurs chrétiens du Moyen Âge, favorables à la théocratie pontificale.