Conformité et hétérodoxie chez Sylvain Maréchal
p. 379-389
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Texte intégral
1Maréchal fait partie d’une génération qui ne naît pas, du point de vue de l’activité intellectuelle, avec la Révolution : poète et érudit, il avait eu un rôle dans la vie littéraire parisienne depuis 1770. Grâce à une assimilation assez originale d’une complexe tradition culturelle ancienne et moderne, il était un auteur non seulement athée, mais égalitaire et républicain bien avant la Révolution. Il annonçait avec vigueur des changements profonds et imminents utilisant le temps présent :
2« Le jour luit ; frémissez, fanatiques ministres !/un prompt réveil succède à vos songes sinistres :/Votre règne est passé […]. Enfin, le peuple pense… et peut-être, dans peu/N’aura-t-il plus besoin d’avoir pour frein un Dieu. »1
3Il ne renonçait pourtant pas au registre du rêve utopique, comme le montrent encore en 1788 les Apologues modernes à l’usage du dauphin, dont une parabole est reprise en exergue à la célèbre pièce de l’an II Jugement dernier des rois, justement en termes de rêve réalisé : le rêve que les peuples de la terre se délivrent de leurs tyrans par leurs propres mains, chacun de son côté, mais en agissant de concert2.
4Au début de la Révolution, en somme, Sylvain Maréchal était un intellectuel de quarante ans qui avait son propre style de pensée et un bagage d’expériences : il connaissait notamment déjà le prix des actes courageux, de la prise de parole libre, la censure, la prison, la perte des moyens de subsistance, et la nécessité d’être prudent, même de dissimuler parfois, tout en attendant la réalisation de l’utopie. S’il est permis de faire une comparaison un peu hardie, devant la possibilité de la fin de l’Utopie, donc de sa réalisabilité révolutionnaire, Maréchal est plutôt Herbert Marcuse que le jeune Rudi Dutschke en 1967-19683.
5La Révolution ne change donc pas le fond de ses idées, et ses points de repère intellectuels non plus. Ils sont représentés par la lignée idéale des sages, de Phérécide et de Pythagore son élève à Diogène, d’Épicure à Épictète en passant par Montaigne, Charron, jusqu’à Spinoza, aux freethinkers, aux matérialistes, qui sont les protagonistes d’une histoire alternative de combats anti-autoritaires pour la vérité et la vertu sans dieux. C’est la culture du matérialisme du xviiie siècle – et le jeune Maréchal se convertit à cette culture dans le contexte de la campagne holbachique – bien qu’il l’exprime d’un certain ton obsolète, excessivement tourné vers les philosophes de l’Antiquité, un peu comme s’il écrivait à l’époque de Montaigne. Sa généalogie intellectuelle, il la raconte plusieurs fois, utilisant des genres ou des médias différents, à partir des Fragmens d’un poëme moral sur Dieu, réédités avec une dédicace à l’ami Chaumette en octobre 1793 et puis encore en l’an VI, ainsi que dans le célèbre Almanach des honnêtes gens brûlé par le bourreau en 1788, ou dans les Voyages de Pythagore, en 1799, et dans le Dictionnaire des athées et l’Histoire universelle en style lapidaire, en 1800.
6Maréchal, à la différence notamment de la plupart des membres de la « coterie holbachique » encore vivants à l’époque, non seulement a adhéré à la Révolution qu’il avait espérée, mais il ne l’a jamais reniée, et surtout il ne s’en est jamais détaché4. Pourtant, la Révolution ne représente pas, finalement, la Fin de l’Utopie de Maréchal, parce qu’elle ne la réalise pas. Il le déclare en 1791 dans Dame Nature à la barre de l’Assemblée nationale, qui est beaucoup plus qu’une critique du suffrage censitaire et du veto royal. Rappelons ce que Dame Nature dit, notamment, à propos de l’aspect symbolique :
7« Pour parer à votre insuffisance, voyez à quels misérables moyens vous êtes obligés de descendre. Des sermens et des messes, des épaulettes et des écharpes, des nœuds de ruban à trois couleurs, et des drapeaux […] d’un côté on abat quelques citadelles, de l’autre on construit de longues murailles […]. Par-tout je vois les livrées de la subordination civile, les chaînes d’or de la dépendance sociale ; nulle part je n’apperçois l’homme abandonné à son allure naturelle. »5
8Il confirme – avec une bonne dose d’égocentrisme – sa protestation globale dans une Notice autobiographique publiée en 1792 dans un recueil de poésies philosophiques et descriptives du xviiie siècle : « […] il crut devoir vivre comme il eut vécu dans un monde meilleur. Il s’abandonna sans réserve à ses idées, toutes puisées dans la nature, et il devança de 20 années la révolution de 1789, à laquelle malheureusement il survit déjà, en 1791 »6.
9Il réitère au début du printemps 1793 dans le Correctif à la Révolution, publié par son ami Nicolas de Bonneville, un acte de dénonciation qui lui attire même des injures à la Convention de la part du peintre David7 Ces attaques sont dues pourtant plutôt au fait qu’il écrit dans les Révolutions de Paris de Prudhomme et dans le Bulletin des Amis de la Vérité de son ami personnel Bonneville – bien suspects aux yeux des Montagnards – qu’au contenu, qui exprime en réalité une indépendance et un individualisme politiques marqués. Ce contenu dépasse aussi les termes du débat et des affrontements en cours – en dépit de ce que pourraient faire penser des phrases banales comme « Nous venons de faire justice d’une bande de voleurs, craignons qu’une autre compagnie de brigands ne nous attende à un autre coin du bois » – pour dénoncer les abus qui appartiennent à toute société civile et politique en tant que système de gouvernants et gouvernés : « Le consentement n’est pas un titre propre à légitimer l’autorité d’un homme sur son semblable, ou la soumission […] l’esclavage et la subordination civile ne diffèrent que du plus au moins »8.
10On comprend mieux la critique de Maréchal à condition qu’on identifie ses références intellectuelles et qu’on prenne pour ainsi dire à la lettre l’image de lui-même qu’il s’est formé à partir de ces références : un sage antique, un Diogène transporté dans la modernité, où il demeure atopos, apolide et moralement autarcique, au nom d’une conformité à la Nature qu’un pouvoir civil, y compris le pouvoir révolutionnaire, ne saura réaliser. Maréchal s’exprime ainsi : « Puisqu’au sein de la société telle qu’elle est, le sage se trouve obligé de vivre comme un étranger, qu’il lui soit permis de se créer un monde imaginaire, où il puisse se réfugier parmi des hommes réformés »9 ; mais, « frère-voyant » parmi « une vaste communauté d’aveugles », il se fait devoir de témoigner publiquement pour la Vérité dans la société où il vit10.
11« Traitez-moi comme les fous sont traités encore aujourd’hui dans les antiques contrées de l’orient ; croyez-moi inspiré, non par un être invisible au nom duquel on peu dire ce qu’on veut […] mais animé par l’intérêt que je porte à l’espèce dont je fais partie. »11
12Maréchal insiste toujours sur sa dénonciation de toute religion, en tant que base de l’oppression politique et de l’inégalité sociale. Il ne faut plus s’occuper de religion, dit Maréchal : c’est un mot qui – comme « politique », d’ailleurs – n’a plus aucun sens pour des hommes « qui ont cessé d’être enfans »12. En expliquant, toujours selon la tradition de la pensée matérialiste, l’usage que les rois ont fait du ciel, il ne renonce pas à donner de façon implicite son opinion pour la nouvelle constitution : « On nous fait espérer que l’inverse de tout cela aura lieu dorénavant. Ah ! craignons de nous trouver enfermés dans un cercle vicieux. La constitution françoise de 1791 ne débute-t-elle point aussi par les auspices d’un être suprême ? »13. Cet appel à une laïcité entièrement areligieuse, « sans dieu », n’était pas destiné, Maréchal le comprenait bien, à trouver une vaste écoute.
13La figure du sage de Maréchal est sûrement inspirée d’un modèle antique, mais la société où il vit et où il veut exprimer ses vérités est une société moderne : à part l’écrit philosophique ou érudit et la poésie, il y a différents médias, et, ce qui n’est pas moins important, des publics différents. Maréchal utilise tous ces médias pendant la Révolution, journaux, almanachs, chansons, théâtre. Il se propose de communiquer avec une vaste audience sans pourtant devenir une personnalité publique, un visage connu, pour ainsi dire, ce qui est conséquent au fait de situer la vertu non factice dans la seule dimension privée.
14Maréchal fait donc appel à des publics différents les uns des autres et qu’il peut aussi présumer différents par rapport à lui-même, en partant du sens différent attribué à la régénération révolutionnaire. C’est en termes d’une exigence de différenciation politique des discours que je lis une des pensées les plus intéressantes du Correctif, là où Maréchal traite le problème de la double philosophie que les philosophes – anciens, mais aussi modernes – ont été obligés d’adopter à cause du despotisme des chefs et de l’ignorance dans laquelle ils ont maintenu le peuple. Ici, Maréchal dit deux choses apparemment contradictoires : cette double doctrine nuit à la vérité, mais elle demeure nécessaire, tant que le peuple ne sera pas instruit, éclairé, ou, nous pourrions dire, intellectuellement émancipé. En même temps, continue Maréchal, pour que « nos neveux » ne nous reprochent pas, un jour, l’obscurité de nos écrits philosophiques, nous devons braver les entraves que la société civile oppose aux lumières de la Raison : « Nous avons obtenu enfin la liberté de la presse. Qu’on ne s’y fie pas pourtant. On seroit mal reçu, par exemple, à démontrer que l’amour de la patrie est une vertu factice, désavouée par la nature ; et il faut peut-être du courage pour le démontrer dans un tems de révolution, dans la première ferveur d’une république naissante, comme on le fait ici »14.
15Voilà donc, dans cet écrit philosophique, les « idées antipolitiques ou anarchiques » que les admirateurs néo-babouvistes de Maréchal revaloriseront dans « L’Humanitaire » en 184115. Dans le Correctif à la Révolution, Maréchal s’exprime non seulement contre l’amour de la patrie (« Va ! Cours ! Sois patriote. Tu n’étais pas digne d’être homme », CLX)
16– contraire à la vie selon nature déjà pour les cyniques et presque tous les philosophes hellénistiques – et contre le nationalisme militaire, mais aussi contre la peine de mort pour les criminels coupables de lèse-nation et les traîtres : c’est-à-dire contre la peine de mort « politique », une position assez exceptionnelle à l’époque16. Dans les Révolutions de Paris, en revanche, il s’était prononcé pour la mort de Louis XVI : « Commencez par vous débarrasser de votre ci-devant roi. De façon ou d’autre prononcez promptement sur son sort ; mais la mort : elle est due à l’assassin, au traître, au parjure, quel qu’il soit, et quoi qu’il puisse en arriver : Que ce jugement soit prompt, et que les assemblées primaires donnent en cela une leçon à leurs mandataires »17. Il faut dire aussi que, dans ce même article, Maréchal développe son thème habituel, les vices de la Révolution inachevée : il reste pourtant bien ancré dans la situation politique réelle. Abandonnant sa dimension antipolitique, il y propose des remèdes politiques – et avant tout, plus important pour lui que la sentence de mort, le dénouement du « grand drame politique », de « l’état douteux où vous êtes » – pour éviter le risque qu’un peuple qui aujourd’hui « se dit machinalement républicain » ne tire les conséquences du fait qu’après tant de sacrifices « il n’en est ni plus heureux ni plus libre »18.
17Dans le Correctif à la Révolution, en outre, Maréchal se prononce contre les frontières entre les peuples, contre les distinctions nationales, et même contre la pudeur comme vertu factice19. Selon Maréchal, la nation elle-même devrait fournir aux individus les moyens pour qu’ils puissent décider librement de renoncer à leur patrie et former des communautés patriarcales rurales20. Ce choix rapporterait l’homme sous la règle de ses vrais droits et devoirs, inscrits dans une série de rapports naturels : l’harmonie universelle, « entre tous les individus qui composent la nature » ; l’humanité, c’est-à-dire le sentiment du rapport entre les individus de la même espèce ; les rapports directs entre les individus de la même famille ; et enfin les rapports les plus intimes, c’est-à-dire l’amour conjugal et l’amitié : voici une radicalisation de l’éthique cosmopolite cicéronienne, ne reconnaissant plus dans la série des grades d’agrégation humaine celui de l’appartenance à la nation où à la cité21.
18Maréchal croit pourtant encore au peuple en tant que « classe », à l’instinct juste de ses membres et à leur capacité de juger et il pense aussi qu’on parle beaucoup de les éclairer sans vouloir vraiment le faire et préférant les manipuler. Il ne faut pas oublier qu’il était lui-même fils d’un marchand de vins aux Halles, auquel Maréchal resta toujours très lié, l’accompagnant à l’église et lui faisant parfois la « publicité » dans ses écrits. Maréchal ne renonce donc pas à la scène plus large de l’écriture pour le public populaire républicain, par exemple avec l’original Almanach des républicains, un essai du futur Dictionnaire des athées à l’usage des sans-culottes, mais aussi avec des chansons, des catéchismes, dont le ton plus conforme est tempéré par de remarquables pointes polémiques et par un humour qui représente une exception dans le cadre de ces genres pédagogiques. Puis, à l’automne 1793, il se mesure bien sûr avec le théâtre (dans le Correctif à la Révolution, il présentait le théâtre comme le lieu de l’autonomie du peuple, la seule assemblée où il ne se fait pas manipuler) et plus tard, vers l’époque de la fête de l’Être suprême, avec les hymnes patriotiques.
19Voilà donc l’application de la contradictoire réflexion sur la double doctrine citée précédemment. À ce niveau de communication médiatique – comme on le voyait déjà dans l’article cité sur le jugement du ci-devant roi – l’attitude d’un auteur dans cette phase de la Révolution ne peut être que politique, donc réaliste et dirigée vers des résultats limités. Il n’y a pas de place pour l’utopisme antipolitique, là où on veut se faire entendre par le plus large public patriote. En outre, le choix même de formes de communication médiatiques entraîne une dimension de conformisme, avant tout au niveau du langage et des formules consacrées, des marques d’appartenance républicaine. La communication médiatique, en d’autres termes, impose l’usage de stéréotypes et même la capacité d’en créer, mais se rapportant au répertoire existant22.
20Mais pourquoi donc cet athée écrit-il des hymnes à l’Être suprême, pourquoi ce critique du patriotisme rédige-t-il des chansons guerrières sur les « lauriers sanglans de la gloire », adoptant les modèles classiques courants – la culture des Thermopiles, de la vertu civique du héros qui s’immole pour la patrie –23qui ne sont pas les siens ? Pourquoi répète-t-il au théâtre la formule du bon époux, bon père, bon citoyen, à laquelle il vient de déclarer qu’il ne croit pas ?
21Je ne crois pas beaucoup au choix montagnard plus net que Dommanget pense reconnaître à partir de juillet 1793, surtout à cause d’un article des Révolutions de Paris où Maréchal soutient la destruction du château de Versailles et de l’art tenu pour une expression de la tyrannie. Ce que Maréchal écrit encore dans ce journal après l’interruption de sa publication, donc à partir d’octobre 1793, concerne surtout le débat sur l’instruction primaire, qui pour lui devrait être domestique, donnée par le père de famille ; le calendrier, que évidemment, comme auteur d’une autre solution, il ne trouve pas entièrement convaincant ; et le théâtre. En pluviôse an II, Maréchal invente un dialogue entre un lecteur de province et Prudhomme, à propos des motivations et de l’efficacité de la flambée déchristianisatrice. C’est un exemple de compromis entre le conformisme et l’hétérodoxie, où il explicite les notions de comportement politique et impolitique.
22Le problème posé par Maréchal dans le rôle du lecteur, auteur d’une lettre à Prudhomme, est le suivant : même si le culte de la Raison est le seul culte qui puisse convenir à des républicains et en plus ne coûte rien à l’État, on a peut-être agi de manière peu politique, avant que les fruits de l’arbre de la vérité ne fussent mûrs pour tout le monde, la preuve en étant que les prêtres, riant sous cape, ont rouvert beaucoup d’églises l’instant après. Le lecteur veut être rassuré, croire que les prêtres sont réellement impuissants et ne sont pas les vrais inspirateurs de ce mouvement de déchristianisation24.
23Dans le rôle de Prudhomme, Maréchal répond que l’essentiel est d’en finir avec la superstition et le fanatisme. Si « on s’y est pris un peu impolitiquement », d’une part, et si, de l’autre, des églises se sont rouvertes pour accueillir quelques vieilles dévotes, la raison du peuple a grandi : il commence déjà à appliquer « la plus parfaite indifférence », qui « pire que le mépris et la persécution, va achever de tuer l’église ». « Le culte de la raison [continue Maréchal] deviendra universel et fera taire tous les autres, sans s’en mêler »25.
24Pour son loisir, la « classe laborieuse » trouvera satisfaisants, à la place des « choses religieuses », « quelques traités élémentaires, quelques jolies chansons patriotiques, un peu de musique, des exercices militaires ». C’est tout cela que l’écrivain Maréchal lui offre, sans hésiter à glorifier les vertus qu’il considère comme fausses et un Être suprême qui dans ses vers paraît moins divin que la Raison – à laquelle il consacre en tout cas le premier hymne du recueil patriotique de plusieurs auteurs lié à la fête de prairial – et représente essentiellement la religion civile (« De nos âmes Républicaines/Reçois le tribut solemnel […] »)26.
25Maréchal, matérialiste du xviiie siècle, voit l’athéisme comme une conquête morale et intellectuelle de l’individu : on n’y arrive pas d’emblée et on ne voudrait pas l’imposer sur des masses non éclairées qui en définitive ne le méritent pas ; Maréchal ne voit pas de raison pour changer l’atmosphère d’attente pour un proche avenir de ses Fragmens contre Dieu de 1781, quand il les repropose à l’automne 1793 et puis encore en l’an VI. Pour atteindre la révolution réelle, religieuse et sociale, et si l’on veut antipolitique, il faut bien passer par l’étape – superflue pour le sage philosophe – de l’idéal du citoyen républicain et guerrier ainsi que de la religion civile.
26Autrement dit, Maréchal n’a pas besoin de Robespierre pour penser à des hymnes à l’Être suprême, et il en écrira d’autres dans les années suivantes. Il adapte plutôt à la conscience politique moderne la métaphore cynique et stoïcienne du sage comme comédien, capable d’incarner tout rôle – soit Thersite, soit Agamemnon, comme disait Ariston – mais toujours égal à lui-même ; une métaphore reprise, avec celle du sage citoyen du monde, par Charron, dans le livre de la Sagesse, une des sources préférées de Maréchal27.
27Cela n’empêche la présence chez Maréchal de manifestations d’opportunisme ou même de peur, sous la Terreur. Opportunisme, quand il écrit, dans un des hymnes à l’Être suprême déjà cités, des vers comme « Républicains, la Montagne est son temple ». Déjà en octobre 1793 dans le Jugement dernier des rois, l’ambigu symbole du volcan est perçu par tout le monde comme une glorification de la Montagne, même si probablement pour Maréchal c’était un escamotage, en appelant à la force de la nature, pour ne pas trahir son hostilité à la peine de mort politique28.
28Peur, aussi, qu’il avoue d’ailleurs – ses mots ne paraissent pas simplement palinodiques – en parlant de la joie et des pleurs partagés après la fin d’un cauchemar dans les dernières pages du Tableau historique des événemens révolutionnaires : « En se rencontrant, on s’embrasse ; les larmes coulent, et on jure de n’avoir plus d’idole et de ne plus souffrir de tyrans. La parole nous est rendue à tous »29. Ce volume est la réimpression en l’an III des « précis historiques » fournis par Maréchal dans les Décades du cultivateur pour tous les mois de l’an II, mais à partir de janvier 1794 : des précis où il se fait miroir de la Terreur – en la dépersonnalisant, c’est-à-dire sans jamais mentionner Robespierre ou autres. Sa conformité est telle qu’il n’hésite même pas à trahir la mémoire de son ami Chaumette guillotiné30. Maréchal, déjà frappé en nivôse par la censure contre sa pièce La Fête de la Raison, dont il se hâte de changer le titre, avait assurément des amis encombrants : celui qui par certains aspects lui ressemble le plus, Louis-Sébastien Mercier, fut détenu, comme on sait, pendant toute la Terreur. Maréchal, en revanche, avalise après Thermidor – dans l’Avis qui ouvre le volume – ce qu’il avait écrit, sans en changer un mot : étranger à toute faction, affirme-t-il, il n’a que marqué « les variations de l’atmosphère politique » la « couleur » et la « température » de « chaque décade de l’an II ».
29Peut-on entrevoir un résidu d’idées qu’il essaie de glisser dans sa communication médiatique et conforme, même si le public ne s’en aperçoit pas clairement ? Je pense que cet élément existe et que son aspect le plus intéressant à explorer est le cosmopolitisme, un penchant assez évident dans l’œuvre de Maréchal déjà avant la Révolution, mais difficile – comme d’ailleurs son athéisme intellectuel – à l’époque de la Terreur31.
30Le cosmopolitisme, la citoyenneté du monde, plutôt qu’un concept unique, est une constellation d’idées qui se développent et changent tout au long de l’histoire de la culture occidentale. Ses racines sont présocratiques, par exemple chez le héros de Maréchal, Pythagore, le sage voyageur, déraciné, lié à l’ordre cosmique et jamais à celui d’une cité. Cette constellation comprend l’autarcie du sage ainsi que la fraternité universelle, l’ouverture d’horizons moraux ainsi que le thème de l’altérité extra-européenne, beaucoup exploré par Maréchal avant la Révolution, à la recherche d’exemples de communautés naturelles d’athées ou panthéistes vertueux32, comme le seront en substance les sauvages et le vieillard du Jugement dernier des rois (et on voit par exemple chez d’Holbach combien l’idée cosmopolite est liée à la critique de la religion)33. Mais la constellation cosmopolite comprend aussi le scepticisme envers l’amour de la patrie comme sentiment exclusif, montré par plusieurs philosophes des Lumières, et en outre l’idée du ius gentium et celle de la paix perpétuelle, qui, avant Kant, est limitée par une vision étatique et des accords entre souverains34.
31C’est justement cette limite et donc la perspective des décisions prises d’en haut que l’horizon révolutionnaire permettrait de franchir, et on devine cette idée chez Maréchal : il semble aller au-delà de la simple glorification idéologique de la fraternité entre le peuple français et les autres, quand il imagine dans le Jugement dernier des rois la Diète des représentants de tous les peuples européens élus à un niveau local (sections), réunie à Paris mais souveraine : c’est elle qui décide une insurrection générale contre les rois. Un organisme international et supranational, donc, né de l’organisation politique populaire dans les différents pays opprimés.
32C’est là une image orthodoxe en surface, mais au fond contraire au nationalisme et antiautoritaire, d’autant plus qu’elle puise explicitement dans l’imaginaire du Maréchal des Lumières, d’avant la Révolution, qui se manifestait non seulement dans la prophétie des Apologues modernes citée en exergue à la pièce de l’an II, mais aussi dans les Antiquités d’Herculanum, où il parlait de la nécessité d’un seul calendrier pour « toutes les Nations éclairées par un seul Soleil », ainsi que d’un « Code universel, fondé sur les devoirs et sur les droits de l’Homme »35. Une image qui, en même temps, pour certains aspects, semble devancer les réseaux du xixe siècle, comme ceux de Buonarroti, futur camarade de Maréchal dans la Conspiration des Égaux, et la Giovane Europa de Mazzini, qui espérait voir un jour le mot « frère » remplacer dans tous les langages le mot « étranger ».
33On risque aujourd’hui de transférer les oppositions entre les lectures de la Révolution et en particulier de la Terreur liées aux grands systèmes interprétatifs sur le plan du vieux problème du rapport entre la Révolution et les Lumières. Il ne faut pas qu’une nouvelle vision idéologique de ce rapport nous empêche d’évaluer toutes les possibilités que la complexité des Lumières a offert à la complexité de la Révolution, même à l’époque de la Terreur.
Notes de bas de page
1 [Sylvain Maréchal], Ad majorem gloriam Virtutis. Fragmens d’un poème moral sur Dieu. A Athéopolis, l’An Premier de la Raison, [Paris] 1781, fr. XXXIV, conservé sans changement dans Dieu et les prêtres, l’édition révisée de 1793, encore datée de l’An Premier de la Raison.
2 [Sylvain Maréchal], Apologues modernes à l’usage du dauphin, premières leçons du fils ainé d’un roi, Bruxelles 1788, Paris, reprint EDHIS, 1976, « Leçon XXVIII. Vision, L’Isle déserte », p. 30-31.
3 Voir Herbert Marcuse, Das Ende der Utopie. Vorträge und Diskussionen, Berlin 1967, Frankfurt, Neue Kritik, 1980.
4 Sur la « coterie holbachique » et la Révolution voir la dernière partie de Alan C. Kors, D’Holbach’s Coterie. An Enlightenment in Paris, Princeton, Princeton University Press, 1976 ; voir aussi John Lough, The Philosophes and Post-Revolutionary France, Oxford, Clarendon Press, 1982, en particulier ch. IV, « The Secularization of Society ». Signalons l’importante exception représentée par Jacques-André Naigeon : ses deux tomes sur la Philosophie ancienne et moderne publiés en 1791-1792 dans le cadre de l’Encyclopédie méthodique ne sont peut-être pas assez considérés comme une contribution à la culture révolutionnaire.
5 [Sylvain Maréchal], Dame Nature à la barre de l’Assemblée nationale, Paris 1791, p. 2526, Paris, reprint EDHIS, 1976.
6 Poésies philosophiques et descriptives des auteurs qui se sont distingués dans le dix-huitième siècle, Paris, 1792, III partie, p. 96.
7 Maréchal répond à cette attaque dans les Révolutions de Paris, n°198, 20-27 avril 1793, p. 226, « À David, ci-devant peintre du roi, aujourd’hui représentant du peuple ».
8 Sylvain Maréchal, Correctif à la Révolution, Paris, 1793, CCCXXII, p. 241.
9 Ibid., LXXXV, p. 63.
10 Ibid., XXX, p. 25 ; nous ne nous arrêtons pas ici sur l’imprévu côté romantique de ce langage (« frère-voyant »), qui semble se présenter de nouveau dans le fragment CXXXI, p. 92-93, sur l’homme de génie.
11 Ibid., CCCXVII, p. 237-38.
12 Ibid., CCLIV, p. 184.
13 Ibid., CCLI, p. 181-82.
14 Ibid., CLXXXV, p. 139-140.
15 Une bio-bibliographie de Maréchal – présenté comme « le penseur le plus hardi de son siècle » - est fournie dans le premier numéro de L’Humanitaire, juillet 1841, p. 4-6, où on lit : « Abstraction faite de son système patriarcal, les idées antipolitiques ou anarchiques qu’il a émises, et dont aucun socialiste ne s’est encore occupé, mériteraient, selon nous, qu’on les examinât serieusement ». La note (1) explique : « Anarchie – État sans gouvernement, et non désordre, comme l’entendent nos politiques ». Maréchal avait posé le problème fondamental de la mesure de la perfectibilité humaine : « Si l’homme, étant parfait, peut vivre en société sans aucune espèce de lois, ni forme quelconque de gouvernement ? » (p. 6) ; à ce propos, voir Alain Maillard, La communauté des Égaux. Le communisme néo-babouviste dans la France des années 1840, Paris, Kimé, 1999, p. 113-114 et 134.
16 Voir Michel Pertué, « La Révolution française et l’abolition de la peine de mort », AHRF, n°251, janvier-mars 1983, p. 14-37.
17 [Sylvain Maréchal], « À la république française pour l’année 1793 », Révolutions de Paris, n°182, 29 décembre 1792-5 janvier 1793, p. 54.
18 Ibid., p. 53.
19 Comme le cosmopolitisme, le thème de la pudeur vertu factice n’était pas nouveau chez Maréchal : il en parlait déjà de façon assez explicite dans les Antiquités d’Herculanum (op.cit., voir par exemple t. II, Paris, 1781, p. 67), ainsi que dans le Dictionnaire d’Amour (Paris s.d. [1788], p. 70) où il définissait la pudeur comme « une des plus heureuses inventions de la société », niant donc son caractère naturel et soulignant son aspect piquant, érotique. Maréchal est connu aussi pour sa poésie érotique : Dommanget a déjà démontré que l’attribution de la plupart des ouvrages où l’auteur dépasserait la limite de l’obscénité (surtout dans le cadre de l’anticléricalisme) est très douteuse (Maurice Dommanget, Sylvain Maréchal, l’égalitaire, « l’homme sans Dieu », Paris, Spartacus, 1950). Je considère comme également très douteuse l’attribution du conte « Le battant de cloche enlevé » conservé au Département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale, N.a.f. 311, 3096 (Collection La Bedoyère).
20 Correctif à la Révolution, op.cit., CXLIX, p. 107-108.
21 Ibid., « Exposition des droits et des devoirs de l’homme », en appendice ; sur l’éthique cosmopolite de Cicéron, influente au cours des siècles, voir Luca Scuccimarra, I confini del mondo. Storia del cosmopolitismo dall’Antichità al Settecento, Bologna, Il Mulino, 2006, p. 60-70.
22 Des observations utiles sur ce thème, bien qu’à propos d’une époque plus récente, se trouvaient dans l’ouvrage de Walter Lippmann, Public Opinion, première édition, New York, 1922.
23 Recueil d’hymnes républicains et de chansons guerrières et patriotiques par le C. Sylvain Maréchal et autres Auteurs, Paris, an II, p. 14.
24 « A L. Prudhomme », Révolutions de Paris, n° 223, 8-18 pluviôse an II, p. 478-480.
25 « Réponse de Prudhomme à la lettre du numéro précédent, sur la fête de la Raison », Révolutions de Paris, n° 224, p. 504-506.
26 Recueil d’hymnes, op. cit., p. 6.
27 Pierre Charron, De la sagesse (1601 et 1604), éd. Barbara de Negroni, Paris, Fayard, 1986, liv. II, cap. II, p. 393 : « Le dire général, universus mundùs exercet histrioniam, se doit proprement et vrayment entendre du sage, qui est autre au dedans qu’il ne montre au dehors […] ».
28 La lecture du Jugement dernier des rois qui situe Maréchal dans le stéréotype de “l’orthodoxie terroriste” est encore largement courante : voir à titre d’exemple Jean-Marie Apostolidès, « La Guillotine littéraire », The French Review, 62, 6, mai 1989, p. 985-996.
29 Sylvain Maréchal, Tableau historique des événemens révolutionnaires, Paris, an III, p. 171.
30 Sur le rapport entre Maréchal et Chaumette, voir Nicole Bossut, Chaumette, porte-parole des sans-culottes, Paris, Éditions du C.T.H.S., 1998, p. 59-61 et sq.
31 Sur la genèse d’une opposition entre cosmopolitisme et patriotisme qui pousse le premier du côté des riches et des aristocrates, et identifie le second comme valeur du peuple, voir la partie finale de Jean-René Suratteau, « Cosmopolitisme et patriotisme au siècle des Lumières », AHRF, juillet-septembre 1983, p. 364-389, la synthèse d’un article paru dans les Transactions of the Vth Congress on Enlightenment, Oxford, Voltaire Foundation, 1981.
32 Surtout dans les notices rédigés pour l’ouvrage illustré Costumes civils actuels de touts les peuples connus, Paris, 1788, 4 vol.
33 Ces aspects sont bien synthétisés par Gonthier Louis Fink, « Cosmopolitisme », dans Michel Delon (dir.), Dictionnaire européen des Lumières, Paris, PUF, 1997, p. 277-279.
34 À ce propos, voir Luca Scuccimarra, I confini del mondo, op.cit.
35 Antiquités d’Herculanum, op.cit., t. III, Paris s.d. [1781], p. 167.
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