Le négoce et la Terreur : les apports du Précis de François-Toussaint Bonvoisin
p. 367-378
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Texte intégral
1François-Toussaint Bonvoisin est l’auteur du long témoignage de la Révolution, le Précis de la Révolution relativement à Louis 16. Respec du aux Rois et aux Puissances1, qui est à l’origine de mon propos. Donné en 1861 au premier conservateur de la Bibliothèque municipale de Montivilliers Charles Blanchet par Benjamin-Benoît Bonvoisin2, le second fils de François-Toussaint Bonvoisin, ainsi que d’autres papiers familiaux dont la lecture s’avère nécessaire pour comprendre le sens d’un témoignage qui resta dans l’oubli durant près de 150 ans3, le Précis doit son existence à la volonté que ressentit un notable havrais de coucher par écrit le traumatisme que fut à ses yeux la chute de la royauté, dans le but d’instruire ses 4 jeunes enfants4. Monarchiste imprégné d’une culture religieuse prônant la soumission au pouvoir politique telle que la justifiait Bossuet dans sa conception de l’idéologie du « droit divin » qui émerge dès les premières lignes5 du récit, François-Toussaint Bonvoisin tenta de résister durant dix ans par l’écrit à la crise révolutionnaire. Le texte commencé dans la maison familiale de la rue Vieille Prison sise paroisse Notre-Dame au Havre en octobre 1792 est en effet achevé le 12 janvier 1803, au moment où ce mercier intéressé dans le commerce avec les colonies se retira à Montivilliers, le proche chef-lieu de district6. Dans un contexte de stabilité politique et de paix retrouvées, ses enfants ayant atteint un âge « assez avancé pour suivre le cours des choses et en prendre connaissance par eux-mêmes »7, François-Toussaint Bonvoisin jugeait que le temps était venu de terminer un récit qui présente un intérêt de tout premier ordre du point de vue de l’étude des comportements du monde négociant durant la Terreur. Bien que les bornes chronologiques dépassent largement cette période, le texte permet en effet d’analyser sous un angle inhabituel les réactions qu’elle suscita dans le monde négociant, un groupe socioculturel sur lequel il est peu de dire que l’historiographie révolutionnaire véhicule des a priori contestables, liés à la nature des sources mobilisées.
Le monde négociant et la Terreur : l’intérêt du Précis
2Si les sources utilisées dans le cadre des recherches engagées depuis trente ans sur les mentalités du négoce au temps des Lumières ont profondément renouvelé la connaissance de la culture négociante8, on doit en effet remarquer que l’historiographie de la période révolutionnaire, moins prompte à investir l’étude de ce groupe sous l’angle de l’histoire culturelle, véhicule encore une idée préétablie des comportements adoptés par le négoce durant la crise révolutionnaire, comportements dont les aspects ont été notamment présentés par Alan Forrest9. Rappelant la domination d’une vision historiographique dans laquelle les attitudes du négoce seraient invariablement motivés par la volonté de défendre des intérêts liés à l’activité commerciale, cet historien mettait en effet en avant, dans sa tentative d’expliquer une vision historique acquise à l’idée selon laquelle le négociant aurait les yeux rivés sur ses seules affaires, le rôle joué par la nature des sources mobilisées par les chercheurs. Des liasses de correspondances des chambres de commerce entre 1789 et 1791 aux archives judiciaires émanant des tribunaux correctionnels, criminels et révolutionnaires dans le contexte d’instruction de « procès en négociantisme » durant les années 1793-1794, celles-ci ont pour point commun d’entraîner une survalorisation des préoccupations professionnelles des négociants. Cette inclination, renforcée par la tendance de l’historiographie locale à accepter l’idée d’une attention exclusive des négociants aux questions commerciales10, n’a pas plus évolué que la vision de la trajectoire politique presque systématiquement prêtée au négoce durant la crise révolutionnaire. Tous les travaux récents portant sur le groupe négociant dans les ports de l’Atlantique11 s’accordent en effet pour accepter l’idée que celui-ci, peu intéressé par l’activité politique (sa tendance à investir les affaires publiques étant liée à la seule envie de consolider leur assise sociale), serait favorable à la Révolution entre 1789 et 1791 en raison de la suppression des obstacles au libéralisme économique, avant un revirement radical via le tournant décisif de la guerre et du déclin colonial, le négociant devenant même, comme le montre le marquage officiel que lui impose le gouvernement révolutionnaire en l’inscrivant massivement sur les listes d’émigrés12, l’une des figures archétypales des résistances à la Révolution.
3Dans un tel contexte historiographique, confronter la représentation des comportements négociants aux réalités que reflètent des écrits qui, tel le Précis de François-Toussaint Bonvoisin, se distinguent de la masse de la production de textes émanant du négoce dont l’objectif est de transmettre un savoir-faire13, revêt un intérêt d’autant plus important qu’il détient, au-delà d’une finalité caractérisée par le désir de juger la politique du Gouvernement révolutionnaire, des potentialités très remarquables.
4La plus aisément perceptible est l’importance des développements que réserve l’auteur à la Terreur. Cette période recouvre en effet plus du quart du Précis, soit 1 200 pages14, auxquelles il convient d’ajouter les 500 pages écrites par François-Toussaint Bonvoisin15 entre le 9 Thermidor et la séparation de la Convention. Au total, c’est en fait près de la moitié du récit qui a trait à la Terreur. Cet intérêt découle du véritable « traumatisme dans le traumatisme » que fut pour François-Toussaint Bonvoisin l’exécution du roi, qui est aux origines d’une relation quasi-journalière16 rompant avec les rythmes et les formes d’écriture adoptées entre octobre 1792 et le 21 janvier 1793. Alors que ces dernières se caractérisaient par l’importance accordée à la description des grands événements nationaux sous la forme de brefs commentaires et par un faible intérêt envers les événements locaux, les cahiers rédigés par François-Toussaint Bonvoisin à partir de janvier 1793, plus encore ceux écrits à partir du mois d’octobre17, montrent une volonté de mettre en place une nouvelle stratégie d’écriture qui témoigne de l’intérêt particulier que manifeste l’auteur pour cette période.
5Mais le second intérêt du Précis réside dans le profil socioéconomique de son auteur. En dépit des réserves habituelles inhérentes aux études de cas auxquelles le récit de François-Toussaint Bonvoisin ne saurait échapper, l’identité sociale de ce dernier contribue à valoriser les enseignements fournis par le manuscrit. Certes, François-Toussaint Bonvoisin ne fut pas, à la différence du célèbre commis de Gaillac Benoît Lacombe18, un homme qui s’engagea dans la vie politique durant la crise révolutionnaire. Il n’est pas non plus, comme Joseph Mosneron19, l’archétype du grand négociant des ports de l’Atlantique impliqué dans le grand commerce colonial et la traite. Mais il est un « négociant ordinaire », soit une figure qui, bien que faiblement investie par l’historiographie, est sans doute la plus répandue dans les ports. Ni Bégouen de Meaux20, ni Jacques Rialle21, pour en rester aux figures emblématiques du négoce havrais, François-Toussaint Bonvoisin fut en fait l’un de ces hommes qui, arrivés dans le port atlantique au moment où s’amorçait le décollage de cette ville22, sut se rapprocher du grand négoce colonial23 et en épouser les causes après avoir acquis une position sociale et économique qui le plaça au-dessus du monde des corporations dont il était issu24.
Le négoce et la Terreur à la lumière du Précis : la déconstruction d’une image
6Le premier enseignement qu’offre l’étude du Précis réside dans le fait qu’il suggère une remise en cause des intérêts communément prêtés au négoce durant la Terreur. En effet, sans qu’elles soient entièrement négligées, les questions économiques ne semblent pas avoir été, loin s’en faut, parmi les préoccupations principales de François-Toussaint Bonvoisin. Certes, le silence dont il fait preuve concernant les affaires coloniales ne surprend pas : il résulte du fait que, dans une ville où l’économie était activée depuis le début des années 1780 par les mouvements du marché de Saint-Domingue et où la révolte qui toucha cette île à partir du printemps 1791 fut plus qu’à Bordeaux et à Nantes perçue comme une catastrophe25, François-Toussaint Bonvoisin adopte l’attitude de prostration silencieuse qui est celle de tous les armateurs havrais. Elle émerge explicitement au début du Précis quand, parlant de la tragédie de Saint-Domingue, il dit qu’elle fut « un objet sur lequel il faut tirer le rideau »26. Elle est confirmée sous la Terreur dans la sobriété avec laquelle le mercier havrais rapporte la spectaculaire fête de l’abolition de l’esclavage27 qu’organisa la société populaire du Havre soucieuse de faire oublier son attachement durable à la traite, dans l’inquiétude qu’entraîne l’arrivée de Collot d’Herbois en Guyane et dans la manière dont il relate la mort de « l’immonde Polvérel »28. C’est en fait dans le peu de lignes que François-Toussaint Bonvoisin réserve aux mesures relatives à la Terreur économique, un sujet sur lequel il se contente de recopier les principaux décrets inhérents aux mesures dirigistes, qu’émerge un surprenant manque d’intérêt pour ces questions, lequel tranche avec l’attention qu’il accorde à la politique religieuse.
7L’importance qu’il accorde à la question religieuse apparaît dès le premier cahier, dans une longue digression sur la prestation du serment constitutionnel imposé aux prêtres. Rapportant les débats et la partition survenue au sein du clergé havrais durant l’automne 179029, François-Toussaint Bonvoisin interrompt brutalement son récit marqué jusqu’alors par la brièveté des développements consacrés aux événements survenus depuis l’ouverture des États généraux. C’est l’annonce d’une propension rapidement confirmée à centrer les analyses les plus importantes autour des questions religieuses, la sensibilité qu’il montre envers celles-ci le conduisant à mettre en place un mode d’écriture original dans le but de montrer la subversion morale à laquelle aboutiraient les conceptions des hommes au pouvoir durant la Terreur.
8Pour parvenir à montrer à ses enfants les fondements erronés sur lesquels reposerait la religion naturelle des philosophes et le sens que ce chrétien nourri d’augustinisme donne aux malheurs de la Révolution, François-Toussaint Bonvoisin met en effet en place une méthode d’écriture inutilisée s’agissant des jugements politiques et sociaux. Elle se caractérise par la juxtaposition de trois pratiques dont la complémentarité garantit l’efficacité pédagogique.
9La première consiste à montrer à ses enfants le caractère destructeur de la politique religieuse du Gouvernement révolutionnaire en recopiant des événements soigneusement sélectionnés en raison de leur pouvoir d’instruction. Dans cette perspective, François-Toussaint Bonvoisin mobilise la riche matière fournie par les rapports lus par Barère à la barre de la Convention et des témoignages glanés dans la presse30. Les discours les plus radicaux des sociétés populaires, les actions les plus fortes des représentants en mission jugés, à l’instar de celles de Rühl dans la Marne31, d’Albitte dans l’Ain et surtout de Lequinio32 en Charente-Inférieure (Bonvoisin le qualifie d’« homme diabolique vomi par l’enfer »), les lettres d’apostasies de prêtres constitutionnels les plus édifiantes sont reproduits pour partie ou dans leur intégralité dans le but d’exorciser son effroi et pour montrer à ses enfants la volonté des révolutionnaires de détruire la religion des chrétiens, Bonvoisin essayant d’entretenir l’espoir de ceux-ci en relatant des anecdotes faisant la part belle aux miracles33.
10À côté de cette pratique, Bonvoisin utilise, pour assurer l’efficacité de l’antidote, une seconde stratégie. Elle consiste à décrire de manière détaillée un événement jugé important puis à développer, dans le cadre de longues réflexions, les enseignements religieux et moraux qu’il conviendrait d’en tirer. Employée pour la première fois en janvier 1794 à l’occasion des fêtes organisées en l’honneur de Marat et Le Pelletier de Saint-Fargeau34, cette manière d’écrire, progressivement améliorée, atteint son apogée lors de la fête de l’Être Suprême35. Cet événement conduit en effet François-Toussaint Bonvoisin à recopier un long récit de 15 pages décrivant la fête avant d’entamer un long commentaire critique dont le but est de démontrer les errements de « la religion naturelle » en distinguant « la raison-déraison » qui caractériserait l’approche de la Philosophie et la « vraie raison servie par la Grâce » qui reste le socle sur lequel repose l’approche de toute bonne religion. Fidèle aux canons d’une histoire finaliste proche de Joseph de Maistre36, empreint d’une culture religieuse teintée d’augustinisme et de croyance dans la nécessité de la souffrance telle que la théorisait saint-Jean Chrysosthome, François-Toussaint Bonvoisin conclut son propos en dénonçant l’action des prêtres constitutionnels. Assimilés à de « mauvais bergers », les jureurs sont jugés responsables d’une crise spirituelle et morale qui ne doit pas faire oublier au Chrétien le sens des épreuves imposées par la Révolution française pour assurer leur salut.
11Enfin, pour mieux parvenir à ses fins, François-Toussaint Bonvoisin, qui manifestait peu d’intérêt pour les événements locaux au début de son Précis, attribue à la description de la situation havraise, par le biais des synthèses mensuelles, une fonction pédagogique. Introduits à partir du mois d’octobre 1793, les « faits particuliers arrivés au Havre » ont en effet pour objectif, par la réitération des analyses concernant les événements à laquelle ils conduisent, d’ancrer plus solidement les leçons à tirer des événements jugés les plus importants.
12À côté de cette invitation à nuancer le cliché du négociant pragmatique peu intéressé par les questions spirituelles, les pages écrites par François-Toussaint Bonvoisin durant la Terreur permettent cependant, comme le suggère l’évocation du rôle prêté aux jureurs (lesquels sont présentés comme étant « dans leur état sacerdotal ce que Dumouriez fut en politique »), un second enseignement d’importance. Dans la perspective de nombre d’études récentes37, le Précis, malgré l’importance des développements sur les destructions occasionnées par la Terreur, tend en effet à montrer que celle-ci fut un moment d’aboutissement de transformations antérieures sur le plan religieux. Plus que la chute de la royauté, plus que l’exécution du roi qui l’incitèrent à prendre la plume, c’est le refus de l’Église catholique d’accepter le Serment qui entraîna chez François-Toussaint Bonvoisin, peu de temps après une fête de la Fédération salué comme un moment de concorde38, la prise de conscience du caractère destructeur du processus révolutionnaire. Perceptible dès le premier cahier, l’importance qu’occupent les événements de l’automne 1790 émerge avec force dans un autre texte qu’écrivit François-Toussaint Bonvoisin, plus d’un an avant le début du Précis.
13Rédigés entre le 22 mai et le 4 juin 1791 juste après l’élection de l’évêque constitutionnel de Seine-Inférieure Charrier de la Roche39, les Sentiments d’un bon citoyen et patriotte40 montrent clairement que c’est le Serment qui est à l’origine de l’irrépressible besoin d’écrire qui s’empara du négociant havrais. Outre la justification savante de quatre points jugés inacceptables41, on soulignera l’antiprotestantisme et l’anglophobie émanant de ce texte, deux aspects récurrents tout au long du Précis et qui ont été selon nous insuffisamment pris en compte pour expliquer les comportements culturels des Havrais durant la période révolutionnaire. Le premier émerge dans une violente dénonciation du rôle exercé par les Protestants, lesquels prirent soin selon l’auteur de choisir de mauvais pasteurs dans les assemblées électorales42, et la seconde dans la valeur subversive qu’attribue François-Toussaint Bonvoisin au mauvais exemple venu d’une Angleterre où, durant les années de la guerre civile, les désordres auraient déjà été occasionnés par l’intervention des mandataires de la nation dans le domaine religieux43.
14Au final, quels que soient les particularismes liés à la position de frontière du Havre, il est important de redonner au religieux la place qu’elle mérite s’agissant des comportements adoptés par le négoce durant la Révolution, le Serment constituant pour le négociant comme pour l’homme du peuple une rupture décisive. Cette chose dite, faut-il en conclure pour autant que les années 1793-1794 furent, à tous les niveaux, un simple point d’aboutissement ?
La Terreur : les mutations des pratiques politiques et d’une conscience sociale
15Sur ce sujet l’un des apports les plus intéressants du Précis réside dans le fait qu’il place concrètement l’historien face à l’impossibilité de porter une appréciation d’ensemble concernant l’impact de la Terreur sur la mentalité des individus. En effet, si celle-ci fut pour François-Toussaint Bonvoisin un point d’aboutissement sur le plan des réactions religieuses, elle entraîna une rupture réelle concernant ses comportements politiques et sociaux. Cette rupture se pressent dans les modifications qui affectent la forme que revêt le récit après la relation de la fermeture des Jacobins de Paris, l’épisode que François-Toussaint Bonvoisin considère comme mettant fin au processus terroriste44. À partir de cet épisode, outre le fait qu’il revient au mode d’écriture employé avant l’automne 1793, François-Toussaint Bonvoisin utilise les journaux royalistes qui lui fournissent une matière quelque peu débordante45, non seulement pour sélectionner des événements édifiants mais aussi pour façonner une idéologie politique nouvelle opérant la synthèse entre sa culture monarchiste originelle et une culture conservatrice née des leçons retenues par quatre années de Révolution. À l’instar du rôle du Serment, celle-ci émerge dans un texte connexe au Précis46 que rédige François-Toussaint Bonvoisin en juin 1793, afin de trouver une constitution qui serait acceptable par la nation et un roi. L’écriture de L’Idée de la Révolution est en fait le moment d’émergence d’une réflexion politique qui se manifeste dans le Précis dans la relation des guerres de Vendée et, surtout, dans l’analyse que propose François-Toussaint Bonvoisin du procès Carrier47 auquel il consacre de longues pages. Au-delà de la fonction peu surprenante qu’occupe ce dernier dans la perspective providentialiste qui est celle de Bonvoisin48, on est en effet saisi, le mercier montrant sa défiance envers la Convention qu’il accuse d’éluder sa responsabilité dans la Terreur en sacrifiant une figure emblématique, par sa capacité à déjouer la vocation didactique du procès49.
16À la rupture politique, la Terreur ajoute une seconde rupture tout aussi perceptible : c’est celle qui concerne le regard que porte ce Havrais sur sa ville dont il souligne les qualités de sagesse et de concorde jusqu’au printemps 1793. La Terreur arrivant, on remarque non seulement son inclination croissante à souligner les tensions, mais aussi et surtout sa propension à remettre en cause les fondements sur lesquels aurait reposé « le consensus havrais ». Celle-ci émerge, au-delà du dénigrement peu surprenant des comportements politiques du monde de la boutique en l’an II, dans la dénonciation à laquelle il se livre via quelques figures jugées emblématiques50, de la trahison des commis de négoce et des étrangers, deux groupes qui occupaient une position clef dans le fonctionnement de la mobilité sociale dans cette ville. Mieux encore, à travers la crainte de voir Carrier nommé au Havre puis l’évocation effrayée de la proposition qu’aurait faite un constructeur de navires de prêter ses bateaux pour organiser des noyades51, deux sujets d’inquiétude qu’aucune source ne vient confirmer, le « syndrome nantais » dont François-Toussaint-Bonvoisin est atteint montre in fine, parce qu’il met ainsi en évidence la fin d’une vision de rapports sociaux largement idéalisés, que la Terreur fut aussi un vrai temps de rupture.
Notes de bas de page
1 Localisé sous l’ancienne cote numérotée 4020, le Précis de la Révolution relativement à Louis 16. Respec du aux Rois et aux Puissance se présente sous la forme de 44 cahiers manuscrits reliés. À l’exception du dernier d’entre eux, chaque cahier compte entre 90 et 94 pages et s’achève par une « table des matières contenues ». Au total, si l’on exclut les nombreuses pièces annexes insérées dans ces cahiers (fables, lettres, brouillons, coupures de presse et journaux entiers), ils forment un ensemble de 4 094 manuscrits.
2 Élève de David, le peintre Benjamin Bonvoisin est l’auteur d’une œuvre religieuse abondante. Pour une présentation de celle-ci, cf. Françoise Cohen, « Benoît-Benjamin Bonvoisin », Montivilliers Hier, aujourd’hui, demain, n°1, décembre 1988, p. 23-27.
3 Le don de Benjamin Bonvoisin comprend, outre le Précis (…), les manuscrits suivants : ms 59 (correspondance, notes, poèmes… concernant la famille Bonvoisin), ms 55 Sentiments d’un bon citoyen et Patriote, 57 p. ; ms 56 Croquis ou Idée de la Révolution française. Obéissance et Respect aux Lois. Précédé des Maximes et Sentences de Robespierre, 21 p ; ms 70 Fragments de l’histoire du Havre tirés de l’Histoire, Antiquités et Description de la dit ville par Monsieur l’abbé Pleuvry, citoyen dudit lieu, ne le 30 décembre 1717, ouvrage imprimé en 1765.
4 Précis (…), Première partie, p. 24 : « […] J’écris pour l’instruction de mes enfans, pour l’amour de mon Roi, et pour ma religion que l’on a détruite et chassée ignominieusement. J’écris comme bon catholique, pour faire connoitre le respec et la soumission que l’on doit aux puissances, fussent elles même injustes, comme le dit l’immortel Bossuet … ». Commencé en 1792, l’envie de transmettre des valeurs morales à des enfants nés récemment et éduqués peu de temps avant (Louis-Toussaint en 1785, Benjamin-Benoît en 1788, Armand-Frédéric en 1790 et Henriette en 1791) et le fait que les deux aînés aient été envoyés vivre en dehors de la France révolutionnaire (Louis-Toussaint part étudier en Angleterre en 1792 et Benjamin en 1798) éclairent non seulement les motivations de François-Toussaint, mais aussi son inclination à décrire et à analyser les événements dans le plus grand détail. Victor-Henri, le dernier fils de François-Toussaint, est né en 1795, durant l’écriture du Précis.
5 Le premier cahier, Première partie qui comprend depuis le commencement de la Révolution jusqu’aux troubles du mois de juin 1792, s’ouvre par une copie des 7 versets de L’Épître de saint-Paul aux Romains : Obéir aux princes et aux magistrats leur payer ce qui leur est dû.
6 François-Toussaint Bonvoisin est né le 1er novembre 1741 au Havre de l’union de Jacques Bonvoisin et de Catherine-Reine Pilon. Il est mort le 14 août 1815 à Montivilliers.
7 Précis (…), Quarante-quatrième partie, p. 31 : « Ici je termine le précis de l’histoire de la Révolution française, comme je n’ai écrit que pour mes enfans en bas-âge et que pour leur laisser quelques notes quelques idées des malheurs que nous avons soufferts pendant ses tristes tems, qu’ils sont d’âge maintenant pour suivre le cours et en prendre toute connaissance je me borne donc et je termine le projet que je m’étais proposé ».
8 À ce sujet, cf. Daniel Roche, Les Républicains des Lettres. Gens de culture et Lumières au xviiie siècle, p. 287-308.
9 Cf. Alan Forrest, « Le négoce aquitain et la Révolution française », dans Marco Angiolini et Daniel Roche (dir.), Cultures et formations négociantes dans l’Europe moderne, p. 131-155.
10 Cette tendance vient de la volonté de justifier le repli économique des ports atlantiques au xixe siècle. S’agissant du Havre, cf. la bibliographie de Claude Malon : Claude Malon, Le Havre colonial de 1880 à 1960, p. 645-646.
11 Sur Nantes, cf. Olivier Pétré-Grenouilleau, L’argent de la Traite, p. 150-195. Sur Bordeaux, cf. notamment : Michel Figeac et Anne de Mathan, « Révolution et révolutionnaires » dans Pierre Guillaume et Michel Figeac (dir.), Histoire des Bordelais, tome 1, p. 249-287 ; Anne de Mathan, Girondins jusqu’au tombeau. Une révolte bordelaise dans la Révolution, Rennes, Ouest-France, 2004.
12 Cf. Karine Audran, « L’accusation d’émigration des négociants malouins : une justification abusive de la politique terroriste à Saint-Malo », Annales historiques de la Révolution française, n°345, juillet-septembre 2006, p. 31-55.
13 Olivier Pétré-grenouilleau, Moi, Joseph Mosneron. Armateur négrier nantais, Rennes, Apogée.
14 Les pages que rédige François-Toussaint Bonvoisin sur la Terreur vont de la septième partie (Suite du Précis de la Révolution française. Septième partie qui comprend depuis le 5. 8bre 1793 jusque au 31 même mois) jusqu’à la dix-huitième (Suite…depuis le 18 juillet 1794 jusqu’au 6 août de la même année).
15 Les développements sur la déjacobinisation vont de la dix-neuvième partie (Suite…depuis le 7 août 1794 jusqu’au 30 du même mois) jusqu’à la vingt-quatrième partie (Suite…depuis le 6 décembre 1794 jusqu’au 10 janvier de la même année) du Précis.
16 Les trois premiers cahiers se présentent comme un résumé de la crise révolutionnaire reprenant de manière synthétique les principaux événements.
17 La pratique de l’auteur consistant à intégrer à la fin de chaque mois une rubrique « Faits particuliers arrivés au Havre » commence à partir du 8e cahier.
18 Cf. Joël Cornette, Un révolutionnaire ordinaire. Benoît Lacombe, négociant, 1759-1819, Paris, Champ Vallon, 1986.
19 Cf. Olivier Pétré-grenouilleau, op cit.
20 Jacques-François Bégouën de Meaux (1743-1832), à la tête d’une maison florissante faisant commerce avec l’Afrique et les Îles, figure emblématique du lobby négrier havrais et du club Massiac, fut député à la Constituante. Nommé au Comité des colonies en mars 1790, il joue un rôle décisif dans l’adoption du décret du 8 mars 1791 qui exclut les colonies de la Constitution et subordonne les revendications anti-esclavagistes au bon vouloir de celles-ci.
21 Simple commis de négoce enrichi par la course au temps de la guerre d’Amérique puis impliqué dans le négoce colonial, Jacques Rialle fut élu maire en novembre 1791. Soucieux de défendre les intérêts négociants et ceux du lobby négrier, il incline également à soutenir les thèses fédéralistes. Destitué en septembre 1793, Jacques Rialle est à nouveau maire après le 9 Thermidor et figure au premier rang des victimes du coup d’État du 18 Fructidor.
22 Jacques Bonvoisin, le père de François-Toussaint, est un mercier originaire de Boulogne-sur-Mer installé au Havre à la fin des années 1730, peu avant la naissance de Jacques-François.
23 L’étude des papiers laissés par François-Toussaint Bonvoisin permet de remarquer l’attraction qu’exerce sur ce dernier l’ensemble des valeurs auxquelles est attaché le grand négoce colonial, notamment dans la satisfaction qu’il manifeste lors du rétablissement de l’esclavage. Commentant un article louangeur sur ce sujet, il écrit ainsi « après le mal, le remède » (Précis […], Quarante-quatrième partie, p. 21) bien qu’il n’ait jamais été directement intéressé par la traite. On observe également le tropisme qu’exerce le grand négoce sur les négociants de rang moyen dans le fait que François-Toussaint Bonvoisin prend soin d’envoyer ses deux fils aînés étudier en Angleterre avec les enfants du célèbre Jacques-François Bégouën de Meaux.
24 Pour se limiter à l’évocation d’un seul critère fiscal, François-Toussaint Bonvoisin paie une contribution patriotique d’un montant de 645 livres, somme qui est deux fois supérieure à la moyenne payée par les merciers du Havre (AMLH, FR, série G, G 97).
25 Sur ce sujet, cf. Édouard Delobette, « Ces Messieurs du Havre. Négociants, armateurs et commissionnaires de 1760 à 1830 », thèse sous la direction d’André Zysberg, Caen, 2005, 8 volumes. À la différence de Bordeaux et de Nantes, l’attitude du négoce havrais se caractérise par une hyperconcentration des marchés autour de saint-Domingue.
26 Précis (…), Première partie, p. 43.
27 Le caractère spectaculaire et expiatoire de la fête havraise organisée le 21 février 1794 tranche avec la sobriété de la fête de l’abolition organisée à Rouen. Cf. Lucie Maquerlot, « Rouen et Le Havre face à la traite et l’esclavage » dans Marcel Dorigny, op.cit., p. 165-186.
28 Les propos de Bonvoisin tenus le 12 avril 1795 après l’annonce de la mort de Polvérel qui fut avec Santhonax chargé d’appliquer le décret d’abolition montrent de manière édifiante l’ancrage dans la mémoire havraise du désastre de saint-Domingue : « Polvérel, l’un des deux dévastateurs de saint-Domingue vient de mourir. Comme le dissection qu a lieu chaque jour à la commission des Colonies dérouloit sans cesse la longue liste des forfaits qu’il a commis de société avec son digne collègue Santhonax, il a pensé que le moyen le plus sûr d’éviter le suplice qui l’attendait étoit de rendre son âme aux Enfers. Les colons ont voulu constater le genre de mort de leur bourreau ; ils ont obtenu que son cadavre seroit ouvert ; ce à quoi il a été procédé et l’on a trouvé tout l’intérieur en putréfaction et les intestins brûlés ; alors l’effet du poison n’a pas été douteux. Ainsi a terminé sa carrière un des monstres qui ont embrasé le Cap couvert la colonie de saint-Domingue de sang et de carnage et qui chargé de dépouiller de ceux qu’ils avoient égorgés osoient d’une bouche sacrilège prononcé le mot saint de liberté et croyoient chez la Républicains acheter la liberté » (Précis […], 26e partie, 12 avril 1795).
29 Précis (…), Première partie, p. 35-44. François-Toussaint Bonvoisin, interrompant volontairement son récit pour parler du « fameux serment à prester par tous les ecclésiastiques publics », se lance dans le détail de cet événement et, pour la première fois, dans la description de la situation havraise.
30 Lecteur de nombreux journaux parisiens et normands, François-Toussaint Bonvoisin puise l’essentiel de la matière de son « Précis » en 1793-1795 dans les Annales de la Révolution par une société des gens de lettres et dans le Journal de Rouen.
31 Philippe Jacques Rühl (1737-1795) est l’objet d’une diatribe violente liée au fait qu’il est le représentant en mission ayant brisé la sainte-ampoule dans la cathédrale de Reims.
32 L’action et les discours de Marie-Joseph Lequinio (1755-1814) dans le district et dans les sociétés populaires sont l’objet de relations récurrentes.
33 Il en est ainsi de la relation de l’exhumation de madame de Sévigné à Grignan lors de laquelle « de nombreux témoins ont pu constater que son corps serait resté entier, les vêtements conservés » (Précis de la Révolution relativement à Louis 16. Sixième partie… p. 32-34).
34 Précis (…), Onzième partie, p. 28-32.
35 Ibid., Seizième partie, p. 30-60.
36 Joseph de Maistre, Considérations sur la France, 1797, p. 22-42.
37 Sur les débats relatifs à la question des débuts de la Terreur, voir la préface de Michel Vovelle au livre de Timothy Tackett sur la fuite de Varennes. Cf. Timothy Tackett, Le roi s’enfuit, Paris, Fayard, 2005.
38 Précis (…), Première partie, p. 31-35.
39 François-Toussaint Bonvoisin qualifie l’évêque constitutionnel de Seine-Inférieure « d’évêque adultérin ayant pour maîtresse la Révolution ».
40 Bibl. mun. de Montivilliers, Papiers de la famille Bonvoisin : ms 55 Sentiments d’un bon citoyen et Patriote, 57 p.
41 Commencé par l’approbation de l’appel lancé par le pape aux prêtres à se rétracter face au Serment imposé, le manuscrit se poursuit par une étude des quatre points fondant le refus du texte : la refonte du tissu paroissial, la suppression des biens de l’Église, l’exclusion des clercs des procédures électives, la liberté de choix. Pour étayer son argumentaire, les conciles de Chalcédoine, de Tolède, de Milan puis la condamnation de la liberté individuelle prônée par Wyclif et Luther sont mobilisés avec une grande érudition.
42 Précis (…), Première partie, p. 42-44.
43 Ibid., Huitième partie, p. 89-91. Dans le cadre d’une longue réflexion sur la Raison, François-Toussaint Bonvoisin, réfléchissant aux causes des violences religieuses dans la France révolutionnaire, compare les violences françaises de la Révolution aux violences anglaises de 1641, « venant d’un ordre issu de la chambre des communes le retrait des images ». Il conclut en disant que « la conduite de nos philosophes impies est absolument calqué sur celle des Anglois dans la Révolution dont nous parlons ».
44 Précis (…), Vingt et unième partie, p. 90-93. Le 16 octobre 1794, Bonvoisin, après avoir relaté les interventions de Pelet de la Lozère et de Thibaudeau en faveur de le fermeture des Jacobins conclut ce cahier en ces termes : « Les lois doivent atteindre tous les coquains. Auroit-on acquis l’impunité parce qu’on se cache dans une société ? Non. Le but du projet tend encore à distinguer les honnestes gens des frippons. Je l’appuye ».
45 À partir du 16 février 1795 (Vingt sixième partie qui comprend depuis le 16 février 1795 jusqu’au 29 avril de la même année) sont insérés dans tous les cahiers du « Précis » des numéros entiers des journaux suivant : Journal Politique et Littéraire de Rouen et du département de la Seine-Inférieure, L’Observateur de l’Europe, L’Éclipse, la Gazette Historique, Le Bien Informé, le Courier du Corps Législatif et de la guerre, Le Patriote Français, L’Ami des Lois, Le Propagateur, Affiches et annonces de Rouen, Chroniques de l’Europe. Nouvelles étrangères et intérieures. Les titres les plus représentés sont les journaux royalistes de Robert : L’Observateur de l’Europe, L’Éclipse, la Gazette Historique. Sur Robert, cf. F. Castanier, « Jean Baptiste Magloire Robert, un journaliste royaliste de la Révolution à la Restauration », mémoire de maîtrise Paris I-Panthéon-Sorbonne, sous la dir. de J.-P. Bertaud, 1991.
46 Bibl. mun. de Montivilliers, Papiers de la famille Bonvoisin ms 56 Croquis ou Idée de la Révolution française. Obéissance et Respect aux Lois. Précédé des Maximes et Sentences de Robespierre, 21 p.
47 Le procès occupe la majeure partie des cahiers 21 à 23.
48 Précis (…), Vingt cinquième partie, p. 77-93. Ces pages commencent ainsi « Trembles, l’heure de la mort est sonnée ; les ministres de la justice vont prononcer […] et déjà l’échafaud est dressé. Carrier, exécrable Carrier, ton souffle impur empoisonne le sol de la liberté ; mais le décret que la Convention vient de rendre ; ce décret qui ordonne de mettre en jugement les ordonnateurs, les exécuteurs et les complices des noyeurs, est un arrêt de justice qui prélude la vengeance exemplaire que le tribunal révolutionnaire va déployer contre les crimes […] Et vous membres des comités révolutionnaires qui par habitude buvies le sang de l’homme innocent et léchies avec délices les plaies sanglantes des victimes qui vous étoient présentées ; vous aves beau pousser des rugissements aigus, la hache est levée et le signal de frapper est donné […] ».
49 Sur la fonction didactique du procès Carrier, cf. Corinne Gomez-Le Chevanton, « Le procès Carrier. Enjeux politiques, pédagogie collective et construction mémorielle », Annales historiques de la Révolution française, n°343, 2006, p. 73-93.
50 Les deux boucs-émissaires choisis par François-Toussaint Bonvoisin pour évoquer la Terreur au Havre sont l’ancien commis de négoce de la famille Bégouën, Jacques Alexandre fils, et le musicien italien Joseph Deval.
51 Précis de la Révolution… Vingt deuxième partie, p. 51 : « Nous apprenons que Carrier, cet homme de sang ce monstre qui a commis tant d’horreurs avoit été nommé pour Le Havre mais que par une protection divine qui veille encore sur le sort des malheureux habitants de notre ville, sa mission fut changé et il est parti pour Nantes. O Dieu. Que serions nous devenus quand on pense aux monstres aux assassins, aux fusillades, aux noyades que ce monstre a commis à Nantes… dèjà un malheureux avoit formé un projet de bateau à souspape pour les noyades à l’instigation de ceux de Nantes, cet homme étoit un constructeur de vaisseaux employé par la République nommé Dereau ; enragé jacobin qui avoit dénoncé et fait incarcérer plusieurs citoyens lors de la découverte de Robespierre et qu’il vit les choses changer de face, que les intrigans et les brigands étoient déjoués, ils encouru une si grande crainte ou fureur qu’il en tomba malade et mourut en peu de jours ».
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