Chapitre préliminaire. Méthodologie et approche théorique
p. 23-42
Texte intégral
1Cet ouvrage est l’aboutissement d’une recherche collective initiée en réponse à l’appel à projets 2004 du programme interrégional de recherche-développement pour l’innovation et le développement en économie sociale et solidaire.
2S’intéresser aux rapports des organisations de l’économie sociale au marché, analyser les modalités de formalisation de leur activité, comprendre la diversité des positionnements qui en résultent, tout cela ne pouvait se suffire d’une approche univoque et justifiait la pluralité des méthodes d’investigation et des approches disciplinaires.
Une méthode originale : partenariat, terrains monographiques et pluridisciplinarité
Une démarche partenariale
3Considérant qu’il était impossible d’analyser l’activité de ce secteur sans accorder une importance fondamentale au sens porté par les acteurs eux-mêmes, nous avons privilégié une démarche partenariale en associant à nos travaux, selon diverses modalités, les Chambres Régionales d’Économie Sociale (CRES) Bretagne et Pays de la Loire, le Comité Régional Olympique et Sportif (CROS) des Pays-de-la-Loire, l’Inter-réseau nantais, la plate-forme angevine, et les structures associatives rennaises, angevines et nantaises qui l’ont souhaité.
4Plusieurs journées de séminaire ont été organisées avec la volonté de ne pas couper la recherche du « terrain », ou la « théorie » de la « pratique ». Ces rencontres du printemps 2005 entre représentants de ces différentes organisations et chercheurs ont constitué un point de départ fécond pour penser les modalités et le sens des processus qui conduisent « de l’informel au formel ». Dirigeants et acteurs aux positionnements divers ont été invités à débattre et à exprimer leur propre point de vue autour de plusieurs notions – hypothétiquement liées aux processus de formalisation – qui leur étaient proposées par les chercheurs (« professionnalisation », « réseau », « institutionnalisation »…). Ces discussions ont permis d’identifier des différences notables de conceptions et de perceptions : absence relative d’accord sur le sens même conféré aux termes proposés, distinctions immédiatement observables qui renvoyaient plus profondément à des différences très nettes de positionnement des associations ou structures que chacun des participants représentait. Ce travail sur le sens conféré par les acteurs nous a permis de repérer les paradoxes auxquels ces organisations se trouvaient confrontées et la diversité des manières d’y faire face.
5Nous avons aussi mobilisé la parole réflexive des acteurs eux-mêmes sur leurs actions au travers d’entretiens semi-directifs permettant l’établissement de monographies détaillées concernant de multiples organisations des terrains retenus.
Le terrain : privilégier le « penser par cas »
6Nous avons choisi d’analyser la contribution des organisations de l’économie sociale à la dynamique de construction d’activités en considérant sept univers de services, significatifs de l’importance prise par les acteurs de l’économie sociale et solidaire.
7Il s’agissait d’étudier et de comparer les démarches entrepreneuriales créatrices d’entreprises sociales dans ces différents univers de services, en observant prioritairement les périodes de transition et de rupture liées au passage d’activités informelles à des activités formelles, et en conduisant la réflexion autour de trois points principaux :
Les motifs de l’engagement (idéologique, pratique, religieux, ludique…), les compétences et connaissances ainsi que les parcours des acteurs – promoteurs et porteurs de projet (trajectoire de vie, expérience acquise, processus de formation et de qualification…).
Les choix de structuration de l’activité créée : règles adoptées et/ou construites (de positionnement, de travail, d’emploi, règlement intérieur…).
Les outils d’évaluation et de pilotage et les indicateurs retenus afin de cerner l’existence et la nature de tendances isomorphiques éventuelles.
8Afin d’observer les trajectoires de la formalisation et de l’innovation, comme les périodes de transition et de rupture, une étude diachronique s’imposait. Innovation et formalisation ne prennent pas toujours la forme de ruptures brutales clairement identifiables. Parfois, il s’agit d’incrémentations qui nécessitent de les caractériser sur une échelle de temps élargie. De surcroît, pouvoir dater l’apparition d’une formalisation ou d’une innovation est indispensable pour la comprendre dans son contexte managérial, institutionnel, humain, technique, et politique. Par conséquent, nous nous sommes attachés à nous enrichir de l’« historique » des organisations étudiées, à partir de documents d’archives, de travaux antérieurs comme de propos recueillis auprès de nos interlocuteurs.
9Dans le débat entre enquête transversale quantitative visant à tester des hypothèses préalables et étude qualitative approfondie sur des objets suivis durablement, c’est résolument un mode d’analyse procédant par exposition de « cas » qui a été ici privilégié, pour porter au jour, comprendre et expliquer les modalités par lesquelles est effectué le passage de l’informel au formel dans le cadre d’une dynamique d’innovation. Dans le droit fil de l’épistémologie tissée sur ce point par J.-C. Passeron et J. Revel et leurs co-auteurs (Passeron, Revel, 2005), on a ainsi pris le parti de « raisonner par cas » en proposant les résultats d’une série d’observations réalisées sur diverses associations de la région nantaise ou, plus globalement, de l’Ouest de la France.
10Pour autant, faire la part belle aux « études de cas », raisonner à partir de la description de configurations singulières, ne revenait pas à supposer que « le monde recèlerait une intelligibilité dormante qui serait d’emblée disponible pour que le monde puisse prendre lui-même la parole dans la pure actualité des faits, la simple échéance de ses cas1 ». Autrement dit, nous ne pensons pas possible de rendre compte de la formalisation propre aux associations sans recourir à la construction théorique de l’objet de la recherche et du terrain empirique qui s’y associe. D’ailleurs, les « cas » proposés n’ont pu être construits en tant que tels qu’au travers de la convocation d’un ensemble de concepts descriptifs et de la mise en œuvre, lors des diverses observations réalisées, d’une grille d’intelligibilité et d’observation. Comme le rappellent avec force J.-C. Passeron et J. Revel, « lorsque les concepts descriptifs d’une grille d’observation produisent des connaissances, c’est qu’ils ont permis d’observer des phénomènes qui n’étaient pas observables avant qu’une reconfiguration théorique des concepts qui les rendent descriptibles ne les ait rendus concevables2 ». En outre, le raisonnement par cas ne revenait pas à s’interdire toute généralisation, au motif d’une réduction des données empiriques à une succession de quelques cas singuliers. Les descriptions proposées, si elles ne peuvent prétendre à aucune « représentativité » de type statistique, enferment néanmoins en elles-mêmes une potentialité généralisatrice en ce sens que ce qui s’observe dans chaque cas étudié actualise et contextualise toujours localement (et donc singulièrement) des processus généraux à l’œuvre.
Un cadre théorique privilégié pour jouer la pluridisciplinarité
11L’action commune de recherche, engageant des observateurs relevant de disciplines différentes au sein de la famille des sciences sociales, a posé le problème des perspectives adoptées. Autant la compréhension des phénomènes observés a tout à gagner de la variété des perspectives pour éclairer l’objet d’analyse, autant la recherche d’un corpus théorique partiellement commun est souhaitable. Cette question s’est posée lors de l’observation des organisations dans la mesure où les chercheurs engagés relèvent de spécialités différentes : économie, sociologie, gestion, géographie, histoire, sciences de la communication. Le recours au courant des « économies de la grandeur » et plus particulièrement celui de la « justification » (L. Boltanski et L. Thévenot [1991] et accessoirement L. Boltanski et E. Chiapello [1999]), nous a ainsi semblé constituer un socle partagé en tant qu’il formait une sorte de culture commune des chercheurs impliqués dans ce travail. Bien entendu, l’adoption de cette perspective commune n’a pas eu pour vocation de disqualifier des approches et interprétations plus spécifiquement rattachables au management ou à la sociologie. Elle a été mobilisée car considérée comme pertinente au regard du questionnement sur la formalisation et parce qu’elle constituait le moyen de mettre en cohérence les observations, leur analyse et leur interprétation.
12À titre plus marginal, en référence au champ des sciences de gestion et pour rendre compte de la tendance à l’isomorphisme3 qui pourrait se dessiner au sein des associations, les apports de DiMaggio et Powell (1983), inscrits dans le courant néo-institutionnaliste ont aussi été invoqués.
13Il ressort ainsi de notre recherche que l’économie sociale s’est construite dans l’interaction entre les usagers, leur entourage et l’organisation, entre l’organisation et les pouvoirs publics, entre l’organisation et le marché. Que cette interaction a conduit à des négociations puis des compromis qui seuls autorisent l’aboutissement de l’innovation sociale, c’est-à-dire le passage d’une activité informelle à une activité formelle. Que ce passage et ces compromis génèrent des paradoxes entre les principes originels qui guidaient l’action et les modalités de la mise en œuvre de l’action. Mais que ces paradoxes et les tensions qui les accompagnent constituent pour les organisations de l’économie sociale autant de sources de réflexions qui peuvent être à nouveau vecteurs d’innovations, quitte parfois pour ces organisations, à revenir sur la formalisation effectuée afin de continuer à bénéficier des ressources de l’informalité.
Une formalisation porteuse de paradoxes
14En quoi consiste la formalisation d’activités de services ? Qu’est-ce qui la provoque ? Comment repérer, analyser ce processus fondamental ? Comment se manifeste-t-il et quelles en sont les conséquences ?
15Répondre à ces questions impose d’observer d’abord les aspects que prend la formalisation, le caractère polymorphe qu’elle revêt, ainsi que ses ressorts multiples.
16Afin d’expliciter à la fois l’origine et la nature de la formalisation, il est possible d’adopter plusieurs perspectives. On peut l’envisager d’abord, dans une optique plutôt liée à l’économie et à la gestion, comme une réponse technique au service d’une finalité ; mais on peut aussi mettre en évidence son caractère de réponse sociale liée aux jeux de pouvoir.
17Au contraire, dans une perspective plus « politique », la formalisation pourrait être appréhendée comme relevant des valeurs censées guider l’action des organisations. Il en résulterait des spécificités propres aux acteurs de l’économie sociale et des tensions, au sein même des organisations, susceptibles de construire des configurations plus ou moins formelles et des actions parfois paradoxales.
La formalisation : aspects identifiables d’un concept analytique et relatif
18La formalisation est un concept analytique car, en soi, elle ne constitue pas une « donnée de la nature ». Le concept est créé pour rendre compte de la notion d’ordre, de loi, de stabilité que l’on postule devoir être à l’œuvre pour garantir le bon fonctionnement d’une organisation. Cette posture peut être discutée. La flexibilité, l’informel, l’approximatif ne peuvent-ils pas être plus performants dans certaines conditions et au regard de certains objectifs ?
19De surcroît, la formalisation semble liée à l’incertitude, dans une relation dialectique. En effet, elle peut apparaître comme le moyen de lutter contre l’incertitude (Chenhall et Morris, 1986), mais, à l’opposé, la perception d’une incertitude excessive rendrait illusoire tout recours à la formalisation. L’excès d’incertitude renvoie alors à l’adoption de mécanismes volontairement informels pour se saisir d’opportunités ou réagir aux événements hostiles. Un système plus informel, subjectif et flexible est ainsi encouragé en environnement incertain (Govindarajan, 1984). L’acceptation de l’hétérogénéité, de la complexité et de l’incertitude conduit à l’acceptation de l’informel.
20Ainsi, la formalisation constitue un concept relatif car elle est liée au contexte et au temps de l’observation. Une association observée aujourd’hui peut nous paraître peu formalisée, alors qu’elle l’est beaucoup plus qu’elle ne l’était il y a quelques années. Elle peut nous paraître formalisée en elle-même mais relativement peu formalisée au regard d’autres associations. Taille, ancienneté, nature des prestations, etc. devraient alors être prises en compte pour établir le niveau du formel ou de l’informel. D’un point de vue opérationnel, la formalisation autorise le repérage, permet l’évaluation, la séparation en catégories, la stabilisation, la normalisation des comportements, la distribution des responsabilités, etc. À cette fin, elle peut s’incarner sous l’aspect de la forme structurelle, de la standardisation, du recours à l’écrit et du contrôle.
La forme structurelle
21La structure représente le schéma des responsabilités, des niveaux hiérarchiques et des relations entre les acteurs et les services. Elle décrit le mode de division du travail, les critères de décision, le mode d’exercice de l’autorité, les réseaux de communication, le système de solution des conflits et d’intégration sociale (Gelinier, 1991), ou plus simplement, l’organigramme et les procédures de communication (Chandler, 1972).
22Système symbolique plus ou moins caché et modélisable (Levi-Strauss, 1974), élément constitutif d’une dimension sociale (Foucault, 1966), la structure a pour effet d’exprimer des normes et des valeurs qui s’imposent à l’organisation. « La structure apparaît alors comme ce qui dure malgré les changements d’individus qui la composent et, étant imprégnée de l’histoire de l’entreprise, elle assure à l’organisation une continuité dans son existence » (Lacrampe, 1990). Elle est donc marquée par une certaine permanence, voire inertie, des agencements et pratiques et par la régularité du fonctionnement qu’elle permet grâce à la création de zones de stabilité.
La standardisation
23S’exprimant par une explicitation et une régularité des pratiques, la standardisation peut porter sur les procédés, les règles et les règlements, définis par la technostructure interne ou par des experts externes à l’organisation.
24Elle peut concerner les résultats lorsque seules les productions des acteurs sont spécifiées. Le rendement financier est la forme communément retenue pour l’expression du résultat tandis que les autres effets, en particulier sociaux ou non mesurables financièrement, sont rarement pris en compte.
25La standardisation peut porter sur les normes lorsque les individus travaillent à partir d’un même ensemble de données et de croyances. Dans ce cas, le contrôle est surtout a priori, de l’ordre de l’idéologie4, du système de valeurs (Mintzberg, 1991). Cette standardisation, visible dans la structure « missionnaire », fait appel aux traditions, aux sagas et se renforce par l’identification, la sélection, et la socialisation.
26Elle peut également porter sur les qualifications et le savoir. Dans ce cas, la coordination est assurée par des standards, définissant à l’avance ce qui doit être fait : la formation et les diplômes de ceux qui exécutent le travail permettent de garantir sa réalisation. C’est donc pour une large part en dehors de la structure, grâce à l’action législative et réglementaire de l’État et des associations professionnelles que s’opère cette normalisation. La complexité du travail rend le contrôle par des tiers inefficace. Il doit être effectué par les opérationnels eux-mêmes ou par des pairs pour garantir son efficacité et sa légitimité.
Le recours à l’écrit, la planification et le contrôle
27Afin d’expliciter, diffuser, contrôler les pratiques, le recours à l’écrit est privilégié. Il sert aussi à argumenter, démontrer, prouver voire incriminer. Il prend le pas sur l’oral et constitue la base de la valeur probante. La formalisation est également plus ou moins intense selon le degré de prétention à connaître et maîtriser le futur, à établir des schémas d’action préétablis fondés sur des procédures codifiées. Selon le degré d’explicitation des attributions en matière de décision et de contrôle, la formalisation sera plus ou moins forte.
28La variété des rôles opérationnels, des formes concrètes et la relativité du concept de formalisation posent la question du sens qu’on lui assigne. En définitive, au service de quoi ou de qui la formalisation est-elle mise en œuvre ?
La formalisation comme réponse organisationnelle
29Dans l’ordre économique, une organisation peut être considérée comme un système technique, mais elle est aussi production et substrat d’un système social, indissociable des relations de pouvoir. La formalisation peut être appréhendée comme une réponse en lien avec chacun de ces registres.
30Dans une perspective plutôt proche des sciences de gestion, la formalisation est une réponse technique qui sert à piloter les transformations, à accompagner les mutations. Elle est une médiation entre les intentions des dirigeants et les opérateurs. Formaliser c’est alors repérer, évaluer, séparer en catégories, stabiliser, normaliser les comportements, distribuer les responsabilités, créer des outils conçus comme des « formalisations de l’activité organisée » (Moisdon, 1997), représentations simplifiantes et liées à des conventions. Ainsi, la formalisation apparaît liée à la notion d’organisation et au type de liens existants entre les individus entrant en coopération : si dans un groupe de taille réduite, simplement uni par des relations interpersonnelles, l’informel est possible, dans une organisation de grande taille, orientée vers l’efficacité économique, un minimum de formalisation apparaît vite indispensable. La formalisation serait alors un outil technique de coordination obligeant à une conformation sociale en liaison avec l’environnement.
31La formalisation constitue donc également une réponse sociale qui permet à l’organisation de se conformer à des normes traduisant un comportement acceptable. Elle procure à l’environnement une démonstration que l’organisation est légitime comme le suggèrent les représentants de l’école institutionnaliste ou néo-institutionnaliste (Meyer et Rowan, 1977 ; DiMaggio et Powell, 1983). Dans cette optique, la formalisation est d’autant plus rapide que l’entreprise est soumise à la puissance d’une autre organisation. En effet, si les organisations n’adoptent pas un certain niveau de formalisation spécifiquement adapté à un environnement et reconnu comme légitime, alors elles sont susceptibles de disparaître (Slack et Hinnings, 1992).
32Mais la formalisation apparaît aussi comme une réponse aux jeux de pouvoir. C’est souvent lors de la construction budgétaire, qu’émerge une certaine formalisation. Elle est ici la substance et la conséquence d’une négociation politique utilisée pour légitimer et maintenir le système de pouvoir (Cyert et March, 1970). De manière générale, les systèmes formels de contrôle constituent une part importante des relations de pouvoir. Leur objet est de transformer un processus moral et technique en des faits compréhensibles par les acteurs de l’organisation et par l’environnement (Weick, 1979). La formalisation relève alors de la perpétuation d’un pouvoir engageant plusieurs acteurs et coalitions.
33On retrouve implicitement ces trois registres du technique, du social et du pouvoir dans les travaux de DiMaggio et Powell (1983) qui présentent une véritable théorie de la convergence des formes organisationnelles, un isomorphisme, tel que plus un champ d’activité économique est établi, plus on note une tendance inexorable vers l’homogénéisation de la structure et des outils. Trois formes de convergence en découlent. La première traduit un isomorphisme coercitif, provenant du pouvoir politique de l’État ou d’une organisation plus puissante imposant une configuration à une tierce, souvent par un processus d’influence. La seconde relève d’un isomorphisme mimétique, résultant de réponses standardisées à un environnement incertain ou à une imprécision des buts. Dans ces conditions, il est souvent préférable de copier le mode d’organisation des organisations que l’on juge les plus performantes ou légitimes, solution viable au moindre coût. Le mimétisme peut également résulter d’un rituel d’adoption d’innovations managériales pour accroître la légitimité de l’organisation. La troisième découle d’un isomorphisme normatif découlant d’une professionnalisation du champ d’activité et des dirigeants des organisations. Ces derniers ont souvent une éducation, une formation et des expériences similaires, une même approche cognitive des questions de management et appartiennent aux mêmes réseaux de relations sociales ou d’échanges d’idées. Outre les dirigeants, Di Maggio et Powell notent que des acteurs internes ou externes à l’organisation, hautement qualifiés et rares sur le marché de l’emploi peuvent conduire à un isomorphisme. On peut alors s’interroger sur la possibilité pour une organisation, qu’elle soit lucrative ou non, de résister à cet isomorphisme et de rester dans l’informalité.
34Au-delà du rôle des acteurs, il faudrait considérer que la formalisation s’auto- entretient. Le courant de la « technologie invisible » montre que les décideurs sont souvent contraints par le niveau de formalisation déjà en place. Les états, outils et concepts d’une époque et d’un lieu orientent les choix et les états de demain (Berry, 1983). Les promoteurs des systèmes de gestion, guidés par une logique d’enrichissement constant de la formalisation qu’ils dominent, ont un impact sur l’évolution de l’organisation. En retour, ils sont dépendants du niveau de formalisation. Ce sont les formalisations déjà en place qui guident leurs choix. Ils ne maîtrisent pas toujours le sens de l’évolution, remettant parfois en cause la finalité politique et la légitimité du pouvoir. Dans une forme illégitime, mélangeant le technique et le politique, les promoteurs des outils de gestion formalisés sont animés « par une philosophie du « toujours plus » (plus grand, plus rapide, plus précis, plus rigoureux…) » (Berry, 1983). Les instruments de gestion, formalisation de l’action organisée (Moisdon, 1997) « simplifient le réel, structurent le comportement des agents, engendrent des logiques locales souvent rebelles aux efforts de réforme, régulent des rapports de force, conditionnent la cohérence des organisations ; ils jouent donc un rôle crucial dans sa marche en imposant aux actions des hommes des lois parfois aussi inflexibles que les machines techniques. […] tous les instruments mis en œuvre sont les éléments d’une technologie qui serait invisible et ainsi d’autant plus redoutable » (Berry, 1983). La « technologie invisible » tend à l’uniformisation des outils car, d’une part, le mimétisme que constitue l’appel à l’extérieur joue autant pour son rôle anxiolytique que pour son aspect opératoire et d’autre part, la formation des cadres et dirigeants est largement similaire.
La formalisation comme produit de rationalités d’action d’ordre politique
35Si la formalisation est susceptible d’apparaître en tant que réponse technique, ou sociale ou dans le cadre d’enjeux de pouvoir, ou à l’occasion de comportements mimétiques ou encore par un effet de technologie invisible, cela n’exclut pas qu’elle puisse être portée par le comportement rationnel de l’homme.
36Cependant, au-delà du fait qu’un certain taux d’irrationalité appartient à la nature humaine et que, selon M. Berry (1993), « même si l’individu fait preuve de raison, de calcul et paraît rationnel, ses actes restent soumis à la passion », les rationalités sont multiples et leurs effets sur la formalisation différents. Bien qu’il soit délicat de tenter une classification de leurs nombreuses formes, on peut distinguer les rationalités liées à l’intention des acteurs de celles liées à la recherche de l’entente. Leurs effets ne sont pas identiques sur la formalisation.
La rationalité liée à l’intentionnalité et ses effets sur la formalisation
37Si l’on adopte l’idée que les acteurs sont mus par la « rationalité instrumentale », liée à l’intentionnalité (Weber, 1919), il faut s’attendre au développement d’instruments de gestion, au recours à l’écrit et, plus généralement, à une formalisation conséquente. Les effets de la rationalité instrumentale sont l’approche mécaniste, pragmatique et objective de l’organisation, la spécialisation, la stabilité, le quantitatif, l’analyse, le contrôle, la hiérarchie, la dépersonnalisation, la cognition. Sans formalisation, la rationalité instrumentale ne peut s’exercer. En retour, elle suscite son apparition.
38Lorsque le décideur suit une « rationalité substantive en valeur », il est responsable de la cohérence des actions au regard d’une fin ultime en accord avec sa conviction5. La formalisation est alors moins inéluctable, elle dépend largement des valeurs mises en avant, leurs origines pouvant être trouvées dans celles du décideur, dans l’histoire ou la représentation de la mission de l’organisation.
39Avec la « rationalité procédurale » (March et Simon, 1974) c’est l’incertitude, l’incomplétude des connaissances humaines et par conséquent les limites à satisfaire les intentions qui sont prises en compte. Elle conduit à recourir fréquemment à la formalisation, mais comme représentation partielle, conventionnelle et perfectible, pour mener la procédure de délibération. Cependant, clairement identifiée comme un produit cognitif, la rationalité procédurale et ses effets sur la formalisation restent liés à la perception de l’environnement et à celle des relations interindividuelles des acteurs chargés de la délibération. Dans ce cadre de rationalité, les outils formalisés de gestion se présentent comme des « moyens de relâcher les contraintes de la rationalité limitée » (Moisdon, 1997). Des décideurs peuvent alors formaliser afin de construire une procédure de délibération jugée rationnelle, tandis que d’autres peuvent juger que la délibération peut être convenable avec un recours moindre à la formalisation.
La rationalité liée à l’entente et à l’environnement et ses effets sur la formalisation
40La « rationalité communicationnelle » (Habermas, 1981), se focalise sur les conditions d’amélioration de l’entente et de la compréhension. Elle prend en compte les biais des interprétations de chacun sur les situations, les valeurs, les relations sociales, ainsi que les attentes des acteurs. Chaque acteur doit pouvoir expliciter sa compréhension à travers une « interaction symbolique » liant le monde extérieur (objectif), le monde des normes (social), son monde intérieur (subjectif). Il doit apporter des justifications issues de chaque monde et est susceptible d’en demander aux autres. C’est la « participation », base du consensus qui n’est pas nécessairement fondé sur un standard de vérité. Les formalisations qui naissent de cette rationalité apparaissent moins comme des outils de pilotage que comme des moyens de clarification, et de recherche du consensus. Alors, des outils formalisés peuvent être créés en dehors de la recherche d’efficience parce qu’ils sont jugés utiles pour la communication. Dans ce cadre, la formalisation peut apparaître comme le moyen d’adresser des signaux internes ou externes afin de rechercher une compréhension mutuelle. Il en résulte que la forme, le contenu, les objets de la formalisation peuvent passer au second rang, tandis que la formalisation devient un instrument de pouvoir. A contrario, il peut être judicieux de ne pas formaliser afin d’assurer la compréhension.
41La « rationalité argumentative » (Habermas), est proposée pour surmonter une limite de la rationalité communicationnelle dans laquelle aucun standard de vérité n’est requis mais dont l’absence risque de menacer le consensus. Les acteurs interagissent dans un souci de transparence totale et d’effacement des relations de pouvoir, dans une « situation de discours idéal » caractérisée par la transparence, un accès libre aux arguments de chacun, l’absence d’asymétrie de connaissance et de pouvoir permettant d’établir le consensus sur la « force du meilleur argument ». La rationalité argumentative cherche donc à éliminer les barrières à la communication et à définir les conditions qui contribuent à dépasser les idéologies, les réactions défensives, l’anxiété. Dans ce cadre, la formalisation apparaît comme un moyen de cohésion par la communication et de minimisation des conflits. Elle est susceptible d’être créée par tout acteur au sein de l’organisation. La formalisation peut être encouragée si elle correspond à la forme compatible avec les attentes du milieu, ou freinée si elle y est considérée comme nuisible pour atteindre le meilleur argument.
42L’approche par la « justification » (L. Boltanski et L. Thévenot, 1991), qui montre l’entreprise comme un lieu où s’expriment naturellement des différences de logiques, relève de la recherche de l’accord et de l’impératif de rendre compte sur lequel repose la coordination des conduites humaines6. Elle a partie liée avec les divers types de rationalité présentés ci-dessus dans la mesure où les bonnes raisons pour agir doivent être acceptables, objectivables, justifiables au regard des autres7. La nécessité de justifier l’action (Thévenot, 1989) est satisfaite grâce à la démonstration que les individus adoptent un comportement reconnu comme cohérent avec les pratiques usuelles : c’est la rationalisation, acte de rendre son comportement compréhensible, cohérent avec celui des autres acteurs et par rapport aux règles et aux normes en vigueur. Des justifications multiples sont avancées par les acteurs, fonction de leurs « grandeurs » de ce qui « compte pour eux » et, à chaque fois, des formes d’accords ou des compromis vont être nécessaires (Livian et Herreros, 1994). Les « Cités » (ou mondes), au nombre de six, sont des métaphores développées par L. Boltanski et L. Thévenot (1991), pour regrouper des « personnes », partageant des « grandeurs » permettant de trouver des « repères communs ». Dans ces « mondes », les valeurs, comportements, modes de régulation et objets sont différents. Tout n’a pas la même importance et tout n’est pas également souhaitable. Il en est de même pour le recours à la formalisation, inhérent au « monde industriel » dont la caractéristique essentielle est la mesure et l’instrumentation qui l’accompagne, le test, l’efficacité, la rationalisation, le fonctionnement d’un « système ».
43Les liens entre rationalité et formalisation sont donc pluriels (cf. tableau n° 1). Mais, pour ce qui nous intéresse ici, l’action économique et sociale, et plus particulièrement la création d’activités de services, la rationalité instrumentale semble prépondérante. C’est elle qui, orientant l’action vers une fin, prônant le pragmatisme et l’analyse, pousse les acteurs à adopter des modalités qui apparaissent indispensables à la réussite du projet.
Tableau n° 1 : Rationalités et formalisation
Types de rationalité |
Points clés et relations avec la formalisation |
Instrumentale Intentionnalité (Weber) |
- Problématique de fins et moyens et vision mécaniste de l’organisation. - Croyance que la formalisation est nécessaire à l’organisation. - Formalisation comme outil technique. - Recours à des formes « pré existantes », exogènes au décideur. |
Substantive Intentionnalité (Weber) |
- Affirmation de normes sur ce qui est permis ou non. - Formalisation souhaitable ou, au contraire, indésirable. - Formalisation comme instrument du pouvoir. |
Procédurale Intentionnalité (Simon) |
- Conscience des limites à la collecte et au traitement de l’information. - Prise en compte de l’incertitude. La formalisation n’est qu’une représentation partielle, conventionnelle, perfectible. - Invention de procédures de décision évolutives, de formes contextualisées, endogènes au décideur. La formalisation est flexible. |
Communicationnelle Relation
avec (Habermas) |
- Volonté déclarée de rechercher la compréhension mutuelle au sein de l’organisation ou avec son environnement. La formalisation est utilisée comme un signal. - Conscience des divergences d’interprétation. - Formalisation comme instrument du pouvoir. |
Argumentative Relation avec
(Habermas) |
- Recherche de la compréhension mutuelle dans le cadre d’une réelle transparence. - La formalisation est un moyen de créer la transparence. |
Justification Environnement, entente et pratiques rationnelles (Boltanski, Thévenot) |
- Diverses rationalités liées à des modèles de justice ayant plus ou moins recours à la formalisation comme moyen légitime d’action des individus. - Tous les « mondes » et tous les acteurs n’ont pas la même appétence pour la formalisation. |
Des valeurs à l’action : des paradoxes vecteurs d’innovation
44Toutefois, et c’est peut-être ce qui fonde leur originalité, les organisations de l’économie sociale ont pour caractéristique de n’être pas uniquement définies dans l’ordre économique, elles se veulent aussi, et pour certaines prioritairement, présentes dans l’ordre politique. Autant dire que ces organisations sont bâties sur des valeurs qui sont censées être leurs guides d’action. La création d’une activité de services formalisée, orientée par la rationalité instrumentale, ne va pas sans provoquer tensions et contradictions à l’égard de ces valeurs.
45En effet, la capacité des organismes de l’économie sociale à déceler, à révéler des besoins sociaux non satisfaits (Laville, 1994 ; 1997) s’enracine dans des valeurs qui peuvent entrer en contradiction avec les modes de formalisation nécessaires à l’organisation de réponses à ces besoins. Le passage d’une activité informelle, initiée au nom de valeurs et d’une certaine vision du monde, à une activité formelle, exigeant organisation, action, efficacité entraîne l’apparition de contradictions, voire de paradoxes8.
Un projet social, éthique, politique
46Les organisations associatives étudiées peuvent se définir comme des groupes sociaux, organisés et finalisés. Elles ne sont pas seulement, ni d’emblée, des unités de production orientées par une logique instrumentale, mais des regroupements d’individus ou de collectifs d’individus qui se lancent dans une entreprise pour satisfaire et/ou répondre à des besoins, d’ordre matériel ou non, d’êtres humains ; pour cela ils mettent en commun un capital humain, social et financier composé :
de ressources en compétence (savoir, savoir-faire, savoir-être),
de ressources en nature (temps des bénévoles, locaux, moyens…),
de ressources financières,
de ressources sociales (relations, réseau…).
47Cet apport de ressources n’existe que parce qu’il est légitimé par des croyances et des valeurs. Le don, la solidarité, la bienveillance, la valorisation de la personne humaine, l’altruisme, la liberté d’expression, le militantisme lié à la promotion d’un collectif, ou la suprématie de la Science sont quelques-unes des valeurs qui motivent cet apport en ressources.
48Ces valeurs appartiennent à des registres variés qu’on peut rapporter aux différentes « cités de justice » décrites par Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991). Elles apparaissent en effet, sous forme d’une justification à l’action qui constitue un cadre directeur animant chacun des acteurs de l’organisation. Ainsi par exemple, le souci de valoriser l’être humain dans sa singularité, la croyance en un ordre naturel appartiennent plutôt aux mondes « domestique » ou « inspiré » et s’opposent à l’égalité requise dans le monde « civique » qui tend à subordonner les intérêts individuels au collectif. Mais surtout, ces valeurs vont inscrire l’action finalisée dans un certain nombre de principes d’action et pousser à utiliser certains outils plutôt que d’autres, plus ou moins formalisés. Les contributions de Boltanski et Thévenot présentent l’intérêt d’aborder la question des « objets9 » engagés par des personnes dans le cadre de la justification de leurs actes : « Les personnes doivent s’appuyer sur des objets pour faire valoir la validité de leurs arguments » (Dodier, 1991). Ces objets doivent être cohérents avec la forme de justification dans laquelle ils sont mobilisés. Les personnes qui les utilisent, quant à elles, peuvent être impliquées dans plusieurs formes de justification mais, dans chaque situation, elles choisissent le (ou les) genre(s) de « cité10 » sur le(s) quel(s) elles veulent s’appuyer (Dodier, 1991). Les objets, parmi lesquels on note le recours plus ou moins intense à la formalisation, ont donc un caractère central dans la justification. Selon que les acteurs évoluent dans les mondes de l’inspiration, domestique, de l’opinion, civique, marchand, ou industriel, les valeurs, comportements, modes de régulation et objets sont différents comme le montre le tableau n° 2.
49Les principes d’action des mondes civiques et domestiques apparaissent souvent au cœur de l’activité des apporteurs de ressources des associations. Placer la personne au cœur de l’action économique conduit par exemple à prendre comme principe de répondre à des besoins éprouvés même s’ils ne sont pas solvables. La prédominance du Marché qui ne distingue que les désirs solvables sera refusée. Mais les valeurs civiques de solidarité et d’égalité des chances ne veulent pas dire assistanat et le « tout-État » sera de même refusé. Comme le souligne l’association Ashoka (Organisation for the Development of Social Entrepreneurship) « Social entrepreneurs are not content just to give a fish or teach how to fish. They will not rest until they have revolutionized the fishing industry ». Dans cette optique, E. James (1987 ; 1990) considère que les entrepreneurs sociaux sont animés par des motivations religieuses ou idéologiques qui vont contribuer à la formation des idées, ou à la socialisation des individus. S. Rose Akerman (1997) note également, dans la typologie des motivations altruistes des entrepreneurs sociaux, l’importance de l’engagement idéologique. C’est donc bien un projet social, éthique et politique en même temps qu’économique qui anime les apporteurs de ressources de l’association et à travers celui-ci, c’est un « monde de justice » qui se trouve engagé dans l’action.
Tableau n° 2 : Dimensions essentielles des mondes d’après Livian et Herreros (1994)
Cités Dimensions |
Inspiration |
Domestique |
Opinion |
Civique |
Marchand |
Industriel |
Principe |
Se soustrait à la mesure, jaillit de l’inspiration |
Relations personnelles, hiérarchie |
L’opinion |
Prééminence des collectifs |
Concurrence |
Objet technique, méthode scientifique |
État |
Spontané, échappe à |
Bienveillant, avisé |
Réputé, convenu |
Représentatif officiel |
Désirable, valeur |
Performant, fonctionnel |
Dignité |
Amour, passion, création |
Aisance, |
Désir de considération |
Liberté |
Intérêt |
Travail |
Répertoire |
Enfants, artistes |
Supérieurs, inférieurs |
Vedettes |
Collectivités |
Concurrents, clients |
Professionnels |
Répertoire |
Esprit, corps |
Préséance, cadeaux |
Nom, marque, message |
Formes légales |
Richesse |
Les moyens |
Formule
|
Risque |
Devoir |
Renonce |
Renonce au particulier |
Opportu-nisme |
Investissement progrès |
Rapport |
Singularité |
Subordination Honneur |
Identification |
Adhésion, délégation |
Possession |
Maîtrise |
Relation |
Rêver, imaginer |
Éduquer, reproduire |
Persuasion |
Action |
Relation |
Fonctionner |
Figure |
Imaginaire |
Famille, |
Audience |
République |
Marché |
Système |
Épreuve modèle |
Aventure intérieure |
Cérémonie familiale |
Présentation de l’événement |
Manifestation pour une cause juste |
Affaire, |
Test |
Mode du jugement |
Éclair |
Appréciation |
Jugement |
Verdict |
Prix |
Effectifs |
Forme de l’évidence |
Certitude de l’intuition |
Exemple |
Succès, |
Texte de loi |
Argent, |
Mesure |
État de petit |
Routinier |
Sans gêne, vulgaire |
Banal, inconnu |
Divisé, isolé |
Perdant |
Inefficace |
La mise en œuvre du projet : structurer l’action par des outils techniques
50Le passage à l’action qui consiste ici à offrir un service oblige à pénétrer dans le monde « industriel » de l’action collective finalisée. Organiser l’action, c’est la formaliser, utiliser pour cela des « objets » étrangers aux mondes domestiques et civiques, ceux du management. Les questions habituelles que se pose le manager sont multiples :
Quelle structure ?
Comment organiser l’activité ? Répartir le travail ? Les tâches ? Les responsabilités ?
Quels modes d’agencement des différents organes (organes opérationnels ou d’exploitation/organes ou services fonctionnels/organes d’état major soutien) ?
Quels types de relations ? Quels mécanismes de coordination ?
Quels processus décisionnels ? Quelles règles, procédures ?…
Quelles ressources ?
51C’est la réponse à ces questions qui conduit souvent les organisations étudiées à s’éloigner des principes premiers et des valeurs qui ont pu motiver l’engagement de leurs membres. Ainsi, et par exemple en ce qui concerne les premières étapes de la formalisation, les associations doivent trouver des ressources financières et mobiliser des ressources humaines, des compétences, etc. Elles sont alors placées devant l’alternative suivante :
continuer à œuvrer dans l’informel, faire appel aux dons et au bénévolat,
formaliser leur activité, c’est-à-dire entrer dans le monde « industriel » de l’efficacité, recruter des salariés, contractualiser l’activité avec les Pouvoirs Publics pour obtenir des fonds et se soumettre à leur procédure d’évaluation, vendre leurs services et entrer dans le monde marchand.
52En termes d’outils, formaliser, c’est utiliser le calcul plutôt que l’évaluation « au jugé », la règle explicite et le contrat plutôt que l’accord implicite, la qualification sanctionnée par un diplôme plutôt que la compétence acquise par l’expérience, etc. On voit que les outils de la formalisation appartiennent plutôt au monde « industriel » ou « marchand », mais aussi qu’ils éloignent de la cité « domestique », où l’informalité, la subjectivité et le non-dit apparaissent au contraire consubstantiels à l’action.
53Mais les outils engagés du fait de l’entrée dans ce monde industriel de l’efficacité peuvent s’opposer aux valeurs et aux principes premiers. Par exemple :
La contractualisation et le subventionnement contredisent l’idéal d’autonomie et le rejet de l’État.
Les exigences d’une évaluation quantitative heurtent une approche qualitative des problèmes sociaux à résoudre.
La vente de services constitue une entorse au principe d’accès pour tous et à la résistance au marché.
Le recours au salariat, bien souvent précaire, choque les valeurs d’humanisme et cette « autre vision » de l’entreprise.
L’assignation de responsabilités et l’adoption d’un système de sanction-récompense pour les collaborateurs s’accommodent mal du bénévolat.
Etc.
54Outils opérationnels et principes appartiennent souvent à des mondes de justice différents voire opposés. Le simple engagement dans une action pourtant motivée par leur projet éthico-politique, peut ainsi amener les acteurs associatifs à utiliser des outils techniques qui les font pénétrer dans un espace de paradoxes et de tensions.
Figure n° 2 : Des principes à l’action, l’espace des paradoxes

55Une perception différente d’une réalité kaléidoscopique par les différentes parties prenantes, des financements publics limités nécessitant des arbitrages, des intérêts fortement divergents, une concurrence entre prestataires, etc. peuvent conduire à des résistances et à des négociations qui vident le projet d’une partie de sa substance initiale pour l’adapter à une exigence socio-économique qui sanctionnera positivement l’offre de service. Ce processus de structuration de l’offre peut ainsi déboucher sur des paradoxes.
Des paradoxes sources d’innovation
56Toutefois, l’histoire des organisations de l’économie sociale montre que les paradoxes auxquels elles ont été confrontées ne les ont pas pour autant cantonnées dans l’inaction. Bien au contraire, confrontées aux discordances nées de l’opposition entre principes et outils, elles ont été contraintes à élaborer des stratégies inédites et, par là, à innover.
57Leur position inconfortable d’entre-deux les pousse à construire des compromis qui définissent de façon acceptable une situation pourtant paradoxale. Par exemple, si l’on reprend le cadre théorique de la justification (cf. tableau n° 3) on a remarqué que le monde industriel recourt de façon privilégiée à la formalisation : formaliser relève de « dimensions » industrielles qui sont articulées entre elles et constituent un cadre cohérent de l’action. Mais la confrontation obligeant à des « compromis », cette formalisation irrigue à des degrés divers les autres mondes : des produits nouveaux, des manières de faire nouvelles peuvent alors naître de ces rencontres.
58A priori des compromis et amendements sont viables entre tous les mondes mais à des degrés divers et avec des états de cohérence différents. Même si les dimensions du monde industriel sont susceptibles de tisser des compromis avec tous les autres mondes, ce qui tendrait à montrer que la formalisation a sa place dans toutes les organisations, les finalités, l’intensité et la cohérence de ces recours aux dimensions industrielles ne sont pas équivalentes. Par exemple, l’introduction de la formalisation dans une organisation relevant du monde civique est justifiée, dans un compromis cohérent, dès lors qu’elle a pour objet le renforcement de la solidarité collective, l’amélioration du service et la sécurité, mais elle pose problème si on entend lui faire jouer le même rôle que lors d’un rapprochement avec le marchand (ouverture et stabilisation de marchés, enrichissement).
59Il faut souligner que ces innovations se déploient dans des directions variées. Elles peuvent tout d’abord concerner le service produit lui-même, ou la manière dont il est délivré ; elles peuvent résider dans le mixage des ressources utilisées, par exemple en faisant coopérer bénévoles et salariés dans la même activité ; elles peuvent être également création d’un métier nouveau qui accède parfois au statut de « profession » nouvelle à travers la reconnaissance sociale d’une expertise dans un domaine donné. Mais, aussi diverses soient-elles, elles prennent généralement naissance dans le compromis élaboré par des organisations prises entre leurs valeurs originelles et les principes d’action, dans la position « intermédiaire » entre des mondes opposés qu’elles ont été amenées, plus ou moins volontairement, à occuper.
60Pour les organisations observées, la médiation entre mondes qu’elles réalisent apparaît comme une source majeure d’innovations. Souligner cette position médiatrice des organisations, c’est aussi montrer la fragilité des compromis opérés, équilibrant des tensions contradictoires. Les modifications de l’environnement des organisations (financements publics, règles juridiques, conflits professionnels, mise en concurrence, etc.) représentent autant de menaces qui les obligent périodiquement à remettre en cause les compromis réalisés, en opérant parfois un retour sur la formalisation initialement effectuée.
61Car l’innovation ne constitue une innovation sociale que si elle est sanctionnée par les acteurs sociaux. Degavre, Nyssens et Oulhaj (2004) la définissent comme un changement reconnu comme tel par les acteurs concernés, qui peut affecter différentes dimensions (production de biens et/ou services, modes de consommation, financements…) mais surtout, dont l’objectif est d’améliorer la cohésion sociale et d’être partagée. Dans l’économie marchande, le rôle de validation ou de rejet de l’innovation appartient au marché qui en autorise ou non la diffusion. La logique sociale voudrait aussi que, dès lors que les bénéfices collectifs d’une innovation ne sont pas pris en compte spontanément par le marché, d’autres parties prenantes adoptent cette innovation au nom d’un intérêt général et/ou d’un bien être collectif. Et l’on voit bien dès lors les processus d’interaction et les champs de tensions liés à ce mécanisme d’évaluation/sanction de l’innovation sociale.
Tableau n° 3 : Les compromis « frayés » entre les mondes d’après Boltanski et Thévenot (1991)
Entre... v et...> |
Industriel |
Marchand |
Civique |
Opinion |
Domestique |
Inspiration |
Sur la base de la passion, de la capacité créative et du travail rigoureux. Le monde industriel stabilise et ordonne le processus créateur. L’inspiration apporte la création |
L’instabilité est commune. Le monde marchand dégage des opportunités à partir de l’incertain généré par l’inspiration (le marché créatif – le hasard mis à profit) |
La remise en cause est commune. Compromis autour du génie collectif et de la chaleur des rapports affectifs |
Compromis autour de l’identification aux vedettes, jusqu’à la foule en délire voire la propagande avec le soutien du monde industriel. |
Dans la relation
|
Domestique |
Effort pour lier la tradition et l’expérience avec l’automatisation. Le monde industriel apporte l’outil. Attention portée à l’espace local |
Autour de la relation avec le client, de la confiance en affaires, même si le monde marchand tend à écarter les relations interpersonnelles |
Compromis autour des bonnes manières, du bon sens, du respect de l’autorité et des règles |
Dans l’élargissement de la relation maître/disciple aux masses |
|
Opinion |
Le monde industriel stabilise l’opinion et le rend prévisible par son instrumentation |
Autour de l’image de marque et de l’utilisation des célébrités pour affaires |
Engagement des célébrités pour le bien commun |
||
Civique |
Construit autour de la solidarité collective, de l’amélioration de la production et de la sécurité |
Non illustré par Boltanski et Thévenot |
|||
Marchand |
Autour du produit. Le marché ouvre des débouchés au monde industriel, qui stabilise le monde marchand par ses outils |
62Ainsi, on comprend et on repère mieux la diversité des organisations étudiées ; leur appartenance au champ de l’économie sociale et solidaire ne signifie pas unicité des réponses aux besoins repérés. Mais notre recherche montre que les réponses apportées, les structures créées, les offres développées, le mixage des ressources opéré, les formes de la professionnalisation et les nouveaux métiers définis font tous l’objet, par-delà les emprunts manifestes aux autres secteurs, d’un processus d’innovation-transformation qui gère les paradoxes, voire même s’appuie sur eux.
63C’est ainsi, parce qu’elles doivent s’engager dans une logique d’efficacité et justifier de l’utilisation des ressources qu’elles ont appris à mixer, que les entreprises de l’économie sociale cherchent à développer de nouveaux modes de gestion, de comptabilité et d’évaluation de leurs activités qui permettront peut-être de redessiner les contours de la représentation de la production et de la création de richesse comme de leurs valeurs spécifiques et de leur appréciation.
Notes de bas de page
1 J.-C. PASSERON, J. REVEL, « Raisonner à partir de singularité » in Penser par cas, Enquête (vol. 4), École des Hautes Études en Sciences Sociales (éd.), Paris, 2005, p. 43.
2 Idem, art. cité, p. 44.
3 L’isomorphisme en gestion (Hawley, 1968), est défini comme le processus qui pousse une unité dans une population à ressembler à une autre unité qui est soumise aux mêmes conditions environnementales.
4 Le terme « idéologie » est utilisé ici dans un sens non pas politique mais organisationnel.
5 « L’exemple classique est constitué par les ordres religieux où la justification de toute action se fait vis-à-vis de la Parole de Dieu, sans que les coûts soient pris en considération. La fin ou la valeur ultime peut également se référer à un idéal de dignité, de beauté, de piété ou d’importance d’une noble cause » (Monod, 1996). Les actions sont ici « régulées par les normes » (Habermas, 1981).
6 Par conséquent, à la différence du langage commun pour lequel la justification fait référence aux tentatives ex-post visant à donner une légitimité aux actes passés, la justification envisagée ici est bien ex-ante.
7 C’est pourquoi il est préférable de parler de justifiable ou de raisonnable plutôt que de rationnel.
8 La contradiction fait apparaître une opposition entre deux alternatives, mais le paradoxe constitue une impossibilité de choisir entre ces deux options. V. Perret et E. Josserand (2003), Le paradoxe : penser et gérer autrement les organisations, Paris, Ellipses.
9 Les « objets » sont définis comme étant : « des équipements ou appareils de la grandeur, qu’ils soient règlements, diplômes, codes, outils, bâtiments, machines, etc. ». L. Boltanski et L. Thévenot (1991), De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, p. 179.
10 Le concept de « cité » est emprunté à la sociologie politique traitant de la théorie de la justice et de la diversité des façons de spécifier le bien commun. Les diverses « cités » constituent des « types de conventions très générales, orientées vers un bien commun et prétendant à une validité universelle ». L. Boltanski et E. Chiapello (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, p. 61. Elles sont modélisables à partir d’axiomes et, selon les systèmes d’équivalence et les grandeurs et objets partagés, six constructions, également appelées « mondes », sont identifiables (Boltanski et Thévenot, 1991, p. 200 ; Livian et Herreros, 1994, p. 44). Par la suite, nous utiliserons indifféremment « monde » ou « cité ».
Auteurs
-
Annie Dussuet
Sociologue, maître de conférences à l’Université de Nantes, membre du laboratoire « Genre Travail et Mobilités » (UMR 7183), ses recherches portent sur l’articulation entre espace domestique et espace privé, les emplois féminins dans les services et le travail salarié et bénévole dans les associations ; elle a dirigé récemment des travaux sur les services à domicile et publié Travaux de femmes – Enquêtes sur les services à domicile , Paris, L’Harmattan, 2005, 220 p.
-
Jean-Marc Lauzanas
Maître de conférences en gestion à l’Université de Nantes (IAE) et membre du CRGNA (Centre de Recherche en Gestion Nantes Atlantique), il observe les processus d’instrumentation de gestion dans les organisations. L’environnement des clubs sportifs est privilégié, qu’ils relèvent du cadre associatif ou qu’ils soient professionnels. Il a publié récemment « De l’association à la Société Anonyme : Le club de football FC Nantes Atlantique », Entreprises et Histoire , Gérer les frontières? n° 39, Éditions ESKA, septembre 2005, p. 23-44.
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