Le coût financier de la levée en masse. Le cas du district de Riom (Puy-de-Dôme)
p. 263-279
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Texte intégral
1La levée en masse décrétée le 23 août 1793 représente un des moments et des éléments emblématiques de la période qui intéresse ce colloque. Les travaux d’Albert Soboul1 et de Marcel Reinhard2 ont montré que le vœu populaire d’un recrutement massif, mais provisoire puisque l’ennemi devait être rapidement vaincu par le nombre, fut corrigé avec réalisme par le Comité de salut public et la Convention montagnarde ; car il fallait prendre en compte un effort gigantesque pour habiller, armer et approvisionner cette foule de combattants, même limitée aux seules classes d’âge des célibataires et veufs sans enfants de 18 à 25 ans.
2Pourtant cet aspect primordial reste peu abordé par l’historiographie, notamment quant à la question du coût financier, et la plupart des études réalisées ne proposent que trop rarement un bilan quantitatif satisfaisant, faute d’une documentation appropriée ou en raison d’une méthodologie insuffisante3. Étudier le coût d’une levée, c’est donc aborder par l’angle financier l’effort fait non seulement pour habiller et équiper un effectif de recrues mais aussi pour en assurer la gestion administrative et l’envoi en détachements jusqu’aux dépôts militaires.
3Les riches et volumineux fonds des Archives départementales du Puy-de-Dôme permettent de traiter de l’ensemble de cet effort de guerre en l’an II, sans qu’il soit pour autant toujours possible de répertorier les montants spécifiques à chaque opération. La documentation relative au district de Riom est celle qui permet le plus de détailler et de distinguer entre les dépenses réalisées4. Il s’agit d’apprécier tous les coûts des différents éléments (comme, par exemple, de ne pas omettre les 40 livres de buvette lors des 187 journées de travail effectuées par les ouvriers mis en réquisition pour les préparatifs de départ des contingents) et de voir si les efforts consentis correspondent aux nécessités réglementaires, en tout cas au minimum attendu pour permettre aux jeunes gens de gagner les frontières et, ainsi, intégrer leur unité correctement équipés.
4Il faut commencer par s’intéresser aux questions liminaires de la politique d’achats et de fabrications ; avant d’aborder l’aspect des prix et des dépenses sectorielles, de leur répartition ; puis enfin esquisser les différents bilans que l’on peut proposer, à chaque fois avec un souci comparatif.
Les liminaires de la politique d’achats et de fabrications
5Dans le Puy-de-Dôme, l’envoi des requis aux armées de la République n’intervint qu’au printemps 1794. Ce retard de la première réquisition, dû en grande partie à la levée en masse contre Lyon décidée par Couthon, n’est pas sans conséquences pour l’étude qui intéresse ici. L’exécution tardive du décret du 23 août se télescope avec l’exécution d’autres mesures : notamment la fourniture de souliers pour les armées et la création, par le décret du 25 frimaire an II (15 décembre 1793), d’un magasin par district avec tous les effets nécessaires pour 1 000 fantassins et 100 cavaliers ; sans oublier l’exécution, toujours pas satisfaite, d’autres recrutements militaires antérieurs (levées de 30 000 cavaliers et des chasseurs de la Montagne)5. De plus, la mesure du 14 frimaire an II (4 décembre 1793), qui décharge les administrations départementales de l’habillement et de l’équipement des recrues, transfère aux administrateurs des districts cette lourde charge ; et ceux de la circonscription de Riom ont dû essayer de trouver initialement des réponses à certaines questions.
6En premier lieu, que fallait-il fournir ? Plusieurs dispositions d’une législation souvent mouvante le précisaient et surtout envisageaient sagement différents cas de figure. Sommairement, il était prévu une hypothèse haute qui correspondait à un équipement très complet. Et puis les administrateurs de district rappelaient que « la loi porte ponctuellement que ce ne seroit qu’au cas où on ne pourroit se procurer le grand équipement que l’on auroit recours au petit »6, c’est-à-dire qu’il était possible d’équiper les hommes avec une notable réduction du nombre d’articles à fournir ainsi que de leur qualité.
7Le district de Riom chercha à obtenir pour son contingent tout ce qui était demandé. Malgré tout, quelques objets ne furent pas fournis. Certains parce qu’ils ne furent pas jugés assez utiles pour mériter une dépense, comme ce fut le cas avec les bonnets de police. D’autres parce qu’il fut impossible de se les procurer. Ce dernier cas concerne essentiellement l’armement. Le District n’obtint rien des fusils qu’avait laissés entrevoir la correspondance avec la Convention7 et il ne pouvait se procurer les sabres d’infanterie avec leur ceinturon. Il y eut pourtant des dépenses d’armement, pour des fusils et des sabres réquisitionnés chez les particuliers et, surtout, pour fabriquer des piques (annexe I), mais celles-ci ne furent pas distribuées aux requis.
8Une autre question essentielle portait sur les quantités à prévoir. Tout se fit à l’estime car, à la fin de l’année 1793, personne ne savait encore ce que représenteraient les hommes soumis au recrutement. Généralement, les administrations locales effectuèrent une approximation bien plus faible que la réalité ; et quand elles s’en rendirent compte cela les inquiéta. Le District de Riom s’en ouvrit au Département à la mi-février 1794 : « Nous avions spéculé alors [en décembre 1793] que la levée de première réquisition ne se monteroit qu’à 1 600 hommes. Les listes nous ont annoncé depuis qu’elle passeroit les 2 000 hommes »8. Ce nouvel aperçu était apparemment encore trop faible puisque les registres de contrôle9, établis en germinal an II, indiquaient que l’effectif possible s’élevait à 3 374 individus soumis à la réquisition. Mais le jeu des réformes et des exemptions ramenait l’effectif réel à 2 631 jeunes gens ; de plus, insoumis et absents rabaissaient l’effectif parti à 2 237 requis10 (2 266 selon les routes de départ11, soit une faible différence de 1,3 %). C’était donc effectivement quelque 2 200 requis qu’il fallait équiper.
9De toute façon, les estimations faites par les contemporains devaient prendre en compte l’arrêté qui obligeait de détenir en magasin les objets nécessaires à un millier hommes. Ce qui donnait une importante marge de sécurité, à condition que l’on ait cherché à satisfaire cette demande supplémentaire car elle représentait un surcoût important au regard du nombre d’objets d’habillement et d’équipement qu’il fallait procurer aux requis.
10Quant à savoir de quoi disposait le District de Riom, la réponse était simple : les magasins, déjà peu garnis habituellement, avaient été épuisés par la levée des 300 000 hommes et celle contre Lyon ; ils se trouvaient donc presque totalement dépourvus des objets nécessaires. De plus, il ne fallait espérer que des apports modestes de la part des requis. Les recrues pouvaient s’équiper elles-mêmes ; et voir leurs articles payés par le District, au prix du neuf, si l’objet était jugé convenable12. Cela représenta effectivement une quantité infime (tableau 1). Les dons patriotiques apportèrent également peu, tant en argent (144 pièces d’argent et 3 650 livres en assignats) qu’en effets13. Ces derniers furent surtout composés de chemises dont la meilleure partie fut envoyée par les sociétés populaires à l’armée des Pyrénées-Orientales14, à la demande du représentant Soubrany15. Quant aux autres chemises, complétées par 242 en provenance des biens d’émigrés, quelques-unes furent données aux prisonniers étrangers, mais la plupart finirent en charpie tant elles étaient de piètre qualité ; finalement seules deux centaines servirent à habiller les requis. L’administration départementale procura de son côté une aide qui loin d’être, certes, importante, ne fut pas pour autant négligeable, notamment en matière de pièces textiles (pour 1 589 aunes) ; et aussi pour compenser partiellement, et dans l’urgence, le déficit de certains articles lors du départ des principaux contingents (avec notamment l’envoi de près de 600 sacs de toile et d’un peu plus de 200 chemises).
11Toutefois le District ne connut que tardivement ces apports, sans pouvoir vraiment les prendre en compte dans sa politique d’achats et de fabrications, et par conséquent ne put pas vraiment s’en servir pour limiter quelque peu les coûts.
Prix des articles et répartitions des dépenses
12Le propos n’envisage pas d’effectuer une présentation détaillée de tous les articles mentionnés aux annexes I et II, mais seulement d’indiquer les principales caractéristiques générales.
13Du fait de la législation du Maximum, les administrateurs disposaient d’une marge de manœuvre pour gérer les coûts de la levée, du moins au regard des fabrications et achats réalisés dans leur circonscription. Il leur fallut cependant se méfier de la disparité des tarifs proposés entre les différentes administrations et annihiler toute concurrence potentielle. Ainsi dès le 26 frimaire an II (16 décembre 93) : « Il nous a été présenté quelques mandats par vous [administration départementale] décernés sur le receveur de notre district en faveur de plusieurs particuliers de cette commune [de Riom] pour fourniture de bas que vous leur avés payés à raison de 5 l. 5 s. la paire. Il est à noter que ces mêmes particuliers s’étoient engagés envers nous à semblable fourniture à raison de 5 l. la paire et que le bénéfice qu’ils trouvent de 25 l. par 100 paires de bas vous a obtenu la préférence. Mais comme cette espèce de concurrence nuit à notre but commun en faisant manquer notre approvisionnement, nous vous proposons la mesure de ne payer à l’avenir aux gens de Riom les bas qu’à raison de 5 l. la paire afin que l’équilibre existe ».
14Malgré le Maximum certaines lois générales de l’économie de marché subsistent, notamment en raison du décalage entre une forte demande et une offre plus réduite : aussi une inflation se fait-elle parfois ressentir. Prenons l’exemple des boucles de souliers. Lors de son premier approvisionnement, en février, le District avait payé 16 l. la douzaine de grandes et 2 l. 10 s les petites ; en avril, alors que le départ du contingent doit s’effectuer dans l’urgence, le nouvel arrivage a dû être réglé pour respectivement 29 l. et 6 l. 8 s.16. Inversement il peut arriver que la situation économique favorise les finances de l’administration. Comme dans le cas des difficultés que rencontre la fabrique de gibernes du citoyen Bitton ; celui-ci manque de commandes et, pour s’assurer la clientèle du District, doit accepter un prix de 10 l. 14 s. par pièce contre 11 l. 10 s. précédemment17, alors que certains maîtres selliers de Riom étaient parvenus à obtenir 12 l. 10 s. par giberne livrée18.
15D’autres secteurs de dépenses sont mieux contrôlés par les administrateurs, notamment les coûts de façons et de coupes (6 % du total) et ceux du personnel employé pour les besoins de la levée (2 % de l’ensemble des frais). Pour ce dernier cas, la situation des médecins semble assez caractéristique. Les officiers de santé durent visiter tous les requis – et certains le furent plusieurs fois ; les médecins établirent aussi des centaines de certificats de réformes (provisoires ou définitifs) ; après les opérations, ils réclamaient la somme de 12 sous par visite (prix pratiqué à la fin de l’Ancien Régime). Le District attribua à chaque praticien une somme selon les indications de ses commissaires et fixée assez arbitrairement mais dont le montant global est assez proche, quoiqu’un peu inférieur, des aspirations des bénéficiaires19. De même, le District module le prix qu’il paie les articles selon la qualité proposée par l’artisan ou l’entrepreneur local : une paire de bas de qualité inférieure sera seulement estimée à 4 l. 15 s. contre 5 l. 5 s. ; par contre cet article sera rétribué de 10 s. supplémentaires si le soin mis à sa confection dépasse les attentes normatives que vérifient les commissaires.
16Mais pour les achats en dehors de son territoire, le District de Riom se retrouve sans possibilité d’influer sur les prix. Or cela concerne les dépenses les plus fortes, à commencer par les besoins en textile qui représentent près de la moitié (48 %) des sommes engagées. Ces achats s’effectuèrent d’abord, en décembre et janvier, auprès des négociants lyonnais ; puis pour pallier, en février, la faiblesse de l’estimation initiale, le complément se réalise en Languedoc, notamment dans l’Hérault, à Lodève20. Ces opérations soulevèrent les plus grandes difficultés financières et les administrateurs du district durent puiser 300 000 livres en numéraire dans la caisse du receveur départemental pour soutenir leurs finances ébranlées21.
17L’autre grand secteur de dépenses, pour 38 % du total, a été celui des achats d’effets, c’est-à-dire les articles déjà fabriqués. La majeure partie des petits objets (boucles, boutons, brosses, etc.) a été achetée à l’extérieur, principalement à Lyon en même temps que se négociaient les pièces de textile. Les autres articles (bas, chapeaux, souliers,…) sont essentiellement les fruits d’une fabrication locale par divers artisans et entrepreneurs.
18La répartition mensuelle des dépenses (annexe I bis) reflète l’importance de ces différents secteurs comptables. Le poids des achats initiaux de pièces textiles, ainsi que celui des effets commandés à l’extérieur, se fait lourdement sentir de décembre à février.
19Enfin, après les multiples travaux nécessitant l’intervention d’un personnel varié (comme pour l’élaboration, en plusieurs exemplaires, des précieux registres de contrôle et leurs milliers de données sur les recrues) ou pour toute une série de frais divers (comme les travaux d’impression de multiples déclarations afin d’informer les rouages administratifs subalternes et la population), un dernier poste de dépenses, peu élevé par son montant (3 % du total), mérite une attention toute particulière.
20Les sommes mises en œuvre pour le rassemblement et le départ des requis sont, en proportion, nettement supérieures à celles attribuées pour ces objets dans les autres circonscriptions du Puy-de-Dôme. Les administrateurs riomois ont fourni l’étape à leurs recrues, non seulement au moment du rassemblement des détachements mais encore pour les premiers jours du voyage22 afin de suppléer les déficiences de certaines localités, notamment celle de Thiers où la population a consommé les vivres rassemblées pour les requis23. De fait, pour transporter ces subsistances il a fallu mobiliser des voituriers, et certains d’entre eux ont continué à accompagner les requis afin de charger sur leur véhicule, vidé des vivres, les jeunes gens fatigués par la marche sans avoir à les laisser en arrière du détachement ; d’où une dépense supplémentaire qui s’ajoute aux frais de conduite. Pour ceux-ci, chaque contingent mis en route est dirigé par un conducteur principal, assisté d’une ou de plusieurs personnes selon l’effectif à encadrer ; et ce pour une bien difficile mission (instaurer la discipline, renforcer le patriotisme des jeunes gens, maintenir le moral face aux difficultés matérielles, faire pourchasser les fuyards,…). Certaines administrations, comme celle du district de Billom, ont cru devoir économiser sur ce secteur en confiant la tâche de conducteur à des requis (ce qui évite d’avoir le voyage du retour à payer), en lésinant également sur les voitures et les vivres ; le résultat a été un taux plus élevé de déperdition du contingent en cours de route (15 % pour Billom). Le district de Riom, en évitant ces fausses économies et en favorisant au mieux les conditions du trajet a fait perdre inutilement moins de monde aux armées de la République, avec seulement un déficit de 5 % entre l’effectif parti et celui incorporé. Ceci doit être pris en compte pour établir les bilans de la levée, le financier ne pouvant pas être analysé en dehors des résultats d’ensemble de la levée et de ce qu’il a permis de réaliser.
Quels bilans ?
21D’après l’étude des différentes pièces de la comptabilité et le classement précédemment opéré, le District de Riom a dépensé 736 210 l., 5 s. et 10 d. (pour 2 266 requis partis). Une somme très élevée puisque la contribution mobilière demandée pour 1793 s’élève à 57 880 l. et le montant foncier à 4 800 700 l.24. Si l’on compare maintenant avec les frais de la levée contre Lyon à l’automne 1793, cette dernière a occasionné une dépense totale de 288 836 l. 6 s. et 8 d. pour 2 859 hommes (mais sans que soient comptabilisées les subsistances) et l’essentiel des frais concerne les secours accordés aux parents des défenseurs (pour 154 140 l., 8 s., 6 d. ; soit 53 %). En fait l’équipement s’est résumé à une paire de souliers (ou en cas d’impossibilité de la fournir, la somme de 15 livres ; soit 42 885 l.)25.
22Mais le montant pour la levée de première réquisition n’est pas entièrement juste. D’abord n’ont pas été comptabilisées ici les dépenses faites en faveur d’autres districts qui ont besoin d’aide (notamment celui de Montaigut)26. Ensuite, les dons des particuliers et les envois du Département, qui relèvent de la gratuité pour le District de Riom, ne sont pas évalués. Enfin le montant établi prend en compte la totalité des achats de pièces textiles alors qu’une part va servir pour habiller la cavalerie et aussi constituer une réserve pour un millier d’hommes supplémentaires.
23D’où une seconde approche qui évalue plus précisément le coût unitaire de chaque article et le coût modal de l’ensemble pour un requis (annexe II). En moyenne la dépense s’élève à 187,22 l. et ce montant est proche du coût théorique pour un volontaire de 1791 : 184 l. 19 s27. Pour la levée des 300 000 hommes, les administrateurs du District aboutissaient à un résultat bien supérieur de 378 l. par recrue28. Mais ce dernier montant ne correspond pas à des fournitures identiques puisqu’il inclut notamment le prix d’un fusil (42 l.). Pour comparer dans des termes assez similaires il devient nécessaire de faire une déduction qui ramène à 334.5 l. le coût d’une recrue de la levée des 300 000 hommes. Egalement le montant modal pour la levée en masse s’avère incomplet car il se limite à l’habillement et l’équipement sans prendre en compte les autres frais, principalement les subsistances et l’ensemble du coût des différents personnels : ces ajouts portent à 211.38 l. le nouveau total.
24Malgré tout, la levée en masse ne constitue pas le recrutement le plus cher en proportion. Ceci est à mettre en lien avec le rôle du Maximum. Tous les articles achetés le sont à des prix nettement inférieurs que ceux enregistrés pour la levée des 300 000 hommes. C’est particulièrement flagrant pour les souliers dont le prix de la paire avait bondi de 8 à 16 l. entre le printemps et l’automne 1793. Il faut aussi tenir compte de la dépréciation de l’assignat. Le montant mensuel des dépenses (annexe I bis) permet de constater que les quelques 664 090 l. (valeur nominale) déboursées en assignats de décembre 1793 à juin 1794 ne correspondent plus, en valeur réelle29, qu’à 256 832 l. : soit 38,7 % de la valeur nominale.
25Surtout ce bilan financier ne peut prendre toute sa valeur que si l’on aborde ce que l’argent investi a permis de réaliser.
26En apparence (annexe I), le district de Riom a obtenu largement de quoi équiper ses 2 266 requis. Dans la réalité ce fut un peu différent. Le grand retard pris dans le Puy-de-Dôme pour l’exécution du décret du 23 août finit par exaspérer l’administration militaire et l’incita à presser le mouvement au début du mois de germinal an II alors que les objets nécessaires n’étaient pas tous disponibles. Un arrêté des représentants du peuple à l’armée des Alpes, du 28 ventôse (13 mars 1794), imposait le départ des jeunes gens pour Nice avant deux décades ; et l’agent supérieur pour l’encadrement de cette armée fit savoir que le défaut d’habillement et d’équipement n’était pas un motif suffisant pour retarder l’envoi des recrues30.
27Cette mesure déclencha la colère des membres de la société populaire de Riom qui écrivirent aussitôt aux administrateurs du district : « Nos femmes, nos enfants et nous, avons été vos collaborateurs pour pourvoir à l’équipement des citoyens de la première réquisition. Cet équipement très considérable peut fournir au moins à 1 500 hommes. Nous attachons la plus grande satisfaction à voir nos fils, nos frères habillés et équipés de nos mains. Nous croyons que vous et nous serions coupables s’il partait un seul homme non habillé de l’habit national, tant qu’il resterait dans vos magasins un habit, une chemise, une paire de souliers. Les agents et toute autorité supérieure qui vous requéreraient de presser le départ de la première réquisition et de réserver vos effets d’habillement et d’équipement auraient des vues perfides et nous les dénoncerions à la Convention, dépositaire des premiers pouvoirs du peuple souverain »31.
28La distribution des effets accumulés dans les magasins permit d’obtenir un très fort taux officiel de satisfaction (souvent 97 % ; tableau 1) sans que celui-ci soit total. Du 2 au 19 avril 1794, le District de Riom mit en route 2 172 requis en 13 contingents différents et l’une de ces divisions, composée de 64 hommes, ne put recevoir que très peu d’éléments pour son équipement. Les états officiels indiquent « mécaniquement » les mêmes effets distribués à toutes les recrues des détachements alors que la comparaison entre ces données et le calcul du montant disponible dans les magasins, moindre à ce moment, laisse discerner quelques écarts notables, notamment pour les culottes, les chemises et aussi les souliers qui semblent accuser un sérieux déficit. La réalité fut donc un peu moins satisfaisante que la vision presque parfaite donnée par les états officiels32. Dans certains domaines le District ne put donc pas toujours procurer la quantité voulue : une ou deux chemises au lieu de trois, une seule paire de souliers contre deux envisagées33,…
29La question des souliers était d’ailleurs primordiale puisqu’un long voyage de plus d’un mois (généralement 28 à 29 jours de marche entrecoupés par 5 journées de repos) attendait les requis pour rejoindre Nice et qu’il était impensable de l’effectuer sans être correctement chaussé. Dans ce domaine crucial, les administrateurs du district de Riom avaient habilement retardé l’envoi au dépôt de Moulins des paires fabriquées par les cordonniers, et purent ainsi distribuer ce qui avait été confectionné et amassé sur place alors que les autres circonscriptions du département, qui avaient suivi fidèlement les directives, se trouvèrent fort démunies34.
30De plus, les articles remis aux recrues étaient d’une qualité généralement satisfaisante. Parmi les rares défauts, il convient de signaler les erreurs, imputables aux mauvaises directives données lors de la commande, dans la confection des premiers lots de gibernes35. Mais dans l’ensemble la qualité l’emporte. Cet indice de satisfaction peut se mesurer à l’aune des estimations des commissaires chargés de réceptionner les produits remis aux magasins et par les bonus financiers qu’ils délivrent après inspection des lots. Les fraudes, en tout cas avérées, ne sont pas fréquentes, sauf parfois entre les différents corps de métier. L’exemple des souliers peut, à nouveau, éclairer ces différents aspects. Le District dut intervenir dans le différent qui opposait les cordonniers aux tanneurs, ceux-ci étant accusés de vendre à ceux-là le cuir humide au prix du cuir sec ; d’où des pertes financières importantes pour les fabricants de souliers qui reçurent l’appui des autorités36. Les commissaires sanctionnèrent peu les cordonniers : les quantités imposées furent livrées dans les délais prévus et les quelques retards étaient imputables au manque de matière première ; les reçus remis aux artisans comportent presque tous la mention « bons et valables » pour les souliers, et dans plus de la moitié des cas indiquent qu’un bonus de 5 sous sera payé ; enfin, seulement 7 % des paires ne sont pas ferrées, ce qui renforce la solidité de l’objet le plus indispensable au futur fantassin37.
31Dans le cadre du Puy-de-Dôme qui forme déjà un cas particulier par l’envoi très tardif de ses requis, le district de Riom présente un bilan remarquable : aucune autre circonscription n’a été en mesure de fournir autant d’effets d’habillement et d’équipement à ses recrues de la levée en masse (tableau 2). Ce très bon taux d’équipement a pu être atteint non seulement parce que les moyens financiers de ce district ont été importants (ainsi que sa richesse céréalière pour nourrir les hommes rassemblés), mais encore parce que la population concernée par cet effort économique de guerre ne s’est pas dérobée, à l’instar des jeunes gens requis (seulement 9 % d’insoumis contre 13 % pour l’ensemble du département). L’enthousiasme n’a, bien sûr, pas dominé mais il est envisageable d’évoquer une acceptation tacite des obligations à satisfaire. Une acceptation qui s’apprécie par l’extrême faiblesse des mesures coercitives réellement appliquées, par le bon respect des quantités à produire et des délais de livraison (mais ce double aspect fut mis à mal par l’accélération du processus de la levée, exigée par l’administration militaire en germinal) et, surtout, par le soin mis à l’élaboration d’articles qui doivent servir à habiller des jeunes gens parmi lesquels se trouvent des voisins, des amis, des parents et, parfois même, un fils.
ANNEXE I
Le coût de la levée en masse dans le district de Riom : approche globale (les prix sont indiqués en livres, sous, deniers)


ANNEXE I bis
Répartition mensuelle des dépenses (décembre 1793-juin 1794)

V. n. : valeur nominale V. r. : valeur réelle, selon le cours de l’assignat
ANNEXE II
Estimation du montant de l’habillement et de l’équipement d’un requis (cas modal et coût dans le système décimal)

TABLEAU 1
Habillement et équipement des requis du District de Riom en germinal an II
32A. Équipement à fournir pour un requis
33B. Besoins en germinal II (à fournir au contingent rassemblé)
34C. Apport des recrues
35D. Distribution du District (état officiel)
36E. Taux officiel de satisfaction (C + D)
37F. Total disponible en germinal (état possible)
38F1. dont magasins, envois, dons
39F2. dont achat ou fabrication du District

Sources principales : ADPDD, L 5280 à 5286
TABLEAUX 2
Le taux d’habillement et d’équipement : aspects comparatifs


Sources : ADPDD, L 1911 (district de Thiers), L 1913 et 1852 (district de Clermont-Ferrand).
40Le taux I est calculé par rapport aux besoins réglementaires. Le taux (II) correspond au minimum nécessaire dans l’immédiat (un élément de chaque article).
Notes de bas de page
1 Albert Soboul, Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire en l’an II, Paris, Flammarion, réédition abrégée 1973, p. 83-89.
2 Marcel Reinhard, Le Grand Carnot, Paris, Hachette, réédition 1994, p. 382-383.
3 Il n’est pas possible d’aborder, dans le cadre imparti ici, la présentation critique de la documentation et ses contingences méthodologiques. Précisons cependant que la plupart des données financières sont exprimées en livres (l.), sous (s.) et deniers (d.) ; le décret n°1959 de la Convention nationale, du 17 frimaire an II (7 décembre 1793) indique que ce n’est qu’à compter du 1er germinal (21 mars 1794) que tous les marchés seront passés en livres, décimes et centimes.
4 Le document principal est le registre des 1 887 mandats de paiement émis par le District de Riom pour les objets liés à la première réquisition (A.D. du Puy-de-Dôme [ensuite ADPDD], L 5285), confronté aux milliers de reçus de livraison enregistrés, de factures établies et de billets à ordre délivrés (ibid., L 5283 à 5286). À cela s’ajoute la documentation prolixe issue de la correspondance, éparse en de multiples liasses, entre les différents niveaux et rouages des administrations ainsi que les états de délivrance des différents articles aux requis.
5 Sur ces aspects, voir Bruno Ciotti, Du Volontaire au conscrit. Les levées d’hommes dans le Puy-de-Dôme sous la Révolution française, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2001, t. 1, p. 215-252.
6 ADPDD, L 4889. « Relevé des draps nécessaires pour le grand équipement… », sans date.
7 Ibid., L 5238. Demande du Comité de Salut Public du 11 brumaire an II (1er novembre 1793).
8 Ibid., L 5238. Lettre du District de Riom au Département, du 27 pluviose an II (15 février 1794).
9 Ibid., L 1508 et 3568.
10 Bruno Ciotti, Du Volontaire (…), op. cit., t. 2, p. 617-620.
11 ADPDD, L 4038, 5207 et 5279.
12 Ibid., L 5286. Liasse 18 « objets remboursés ».
13 Ibid., L 5254. Liasse « dons patriotiques ».
14 Bruno Ciotti, « Les sociétés populaires du Puy-de-Dôme et les recrutements militaires (1791-an III) », dans Annie Crépin, Jean-Pierre Jessenne et Hervé Leuwers (dir.), Civils, citoyens-soldats et militaires dans l’État-Nation (1789-1815), Paris, Société des études robespierristes, 2006, p. 155-156.
15 René Bouscayrol, Soubrany ou la Révolution assassinée, Moulins, Ipomée, 1984, p. 197-199.
16 ADPDD, L 5286. Liasse 31 (boucles, brosses et divers).
17 Ibid., L 5286. Lettres du District au citoyen Bitton, des 29 vendémiaire et 14 frimaire an III.
18 Ibid., L 5286. Lettre du District aux citoyens Mathevon et Maitra, du 2 fructidor an II (19 août 1794).
19 Ibid., L 5286. Liasse du comité de santé.
20 Sur l’importance du secteur textile dans ce département, voir Nathalie Alzas, La Liberté ou la mort. L’effort de guerre dans l’Hérault pendant la Révolution française (1789-1799), Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2006, p. 94-99.
21 ADPDD, L 5253. Extrait du registre des délibérations du conseil général du district de Riom, du 16 nivose an II (5 janvier 1794).
22 Ibid., L 5279. « Résultat du compte produit par le citoyen Court… », sans date. L’étape comprend le poids d’une livre et demie de pain (pour 4 s. 6 d.), une demi-livre de viande de bœuf (pour 4 s. 3 d.) et 9 s. en assignat (soit un total de 17 s. 9 d.). Le district a fait préparer 9 271 rations d’étape pour son contingent.
23 Ibid., L 5651. Lettre du District de Thiers au Comité de salut public, du 23 brumaire an II (13 novembre 1793).
24 Robert Schnerb, Les contributions directes à l’époque de la Révolution dans le département du Puy-de-Dôme, Paris, F. Alcan, 1933, p. 318 et 325.
25 Pour ces données, voir ADPDD, L 5284. Liasse « Levée en masse contre Lyon ».
26 Le District de Riom fait fournir 547 rations au contingent de Montaigut plus divers compléments ; de même, il fait un don d’environ 800 aunes de toile rousse à l’armée des Pyrénées-Orientales.
27 ADPDD, L 1849. « État des prix des effets…, du 13 septembre 1791 ».
28 Ibid., L 5280. « État de remboursement […] et état du coût par objet… », sans date.
29 En l’absence d’études spécifiques sur le Puy-de-Dôme, ces calculs sont effectués d’après les données de la dépréciation de l’assignat à Paris fournies par Jean Morini-Comby, Les Assignats. Révolution et inflation, Paris, 1925, et reproduites dans Fernand Braudel et Ernest Labrousse (dir.), Histoire économique et sociale de la France, tome III : 1789 années 1880, Paris, PUF, rééd. 1993, p. 26.
30 ADPDD, L 854. Lettre du 9 germinal an II (28 mars 1794) au Département.
31 Ibid., L 5283. Lettre du 12 germinal an II (1er avril 1794).
32 Les requis retardataires, moins d’une centaine, et qui partirent entre fin mai 1794 et fin février 1795, pour les derniers, furent intégralement habillés et équipés car les magasins avaient eu le temps de se reconstituer. Ce constat est valable pour tous les districts du département.
33 ADPDD, L 5286. Liasse « chemises et général », qui confirme la critique faite des états officiels avec des mentions éparses, comme « le premier départ a eu ses équipements complets » mais « le second départ l’a eu aussi complet excepté une chemise, une paire de souliers, un col blanc », ou encore « sur le second départ de 471 hommes, 106 seulement ont eu des gibernes », etc.
34 Ibid., L 854. État du bureau de comptabilité et militaire, section IV : première réquisition.
35 Ibid., L 5253. Lettre du District au ministre de la Guerre, du 27 pluviôse an II (15 février 1794).
36 Le décret de la Convention nationale, n° 2186, du 4 brumaire an II (25 octobre 1793) stipulait bien, à l’article VII, que les tanneurs étaient « tenus de fournir les cuirs secs et de bonne qualité, sous peine de confiscation au profit de la République ».
37 Voir notamment ADPDD, L 5255. États des souliers fournis depuis le 14 ventose an II.
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