Les femmes actrices ou victimes de la Terreur ?
Surveillance et répression dans le Sud-Est
p. 171-182
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Index géographique : France
Texte intégral
1Lieu de forts antagonismes dès les débuts de la Révolution française, le Sud-Est est aussi, de ce fait, une région où des femmes se sont mises en visibilité dans les conflits, comme en témoignent les sources1. La richesse des archives municipales et départementales permet donc de retracer le rôle de ces Comtadines et de ces Provençales qui se sont engagées dans les politiques de la Terreur ou ont eu à en souffrir. Certes, la documentation provoque un certain déséquilibre car elle est majoritairement issue de la répression, qu’il s’agisse des dossiers des tribunaux révolutionnaires ou des papiers des comités de surveillance, mais une exploration plus large des sources montre comment des femmes ont aussi participé aux politiques de Terreur.
2Ainsi, les archives des comités de surveillance et des tribunaux révolutionnaires du Vaucluse et des Bouches-du-Rhône précisent de quelle façon le témoignage permet aux femmes d’exprimer une parole politique. Par ces témoignages, les femmes s’intègrent, en effet, aux débats autour de la construction d’un monde nouveau et aux oppositions qui en découlent. Elles s’engagent ainsi dans les antagonismes politiques. Elles participent à la crise de l’été 17932 puis, pendant la période du gouvernement révolutionnaire, certaines œuvrent pour la politique de salut public tandis que d’autres lui sont hostiles. En effet, au point de vue politique, les dénonciations doivent être replacées dans un enchaînement de dénonciations et contre-dénonciations en fonction de l’évolution de la situation politique qui fait que l’on peut dénoncer ses adversaires ou que l’on risque d’être dénoncée soi-même.
3Les femmes peuvent s’engager dans la voie de la résistance aux politiques de Terreur et être victimes de leurs prises de positions politiques. Les dossiers des tribunaux révolutionnaires permettent d’étudier précisément les origines sociales des accusées et les causes de leur mise en accusation où dominent les motivations religieuses, la défense de la famille, l’engagement dans le mouvement sectionnaire. Quant aux Conduites politiques que les suspectes rédigent pour leur défense auprès du représentant en mission Maignet, en particulier à Marseille, elles témoignent pour une grande part de leur républicanisme, dans le contexte de la mise à l’ordre du jour de la Terreur contre les fédéralistes de 1793 ; ainsi la citoyenne Seignier, à Lançon, soucieuse d’obtenir un certificat de civisme, précise qu’« elle s’est toujours bien comportée depuis les principes de la révolution, qu’elle a donné maintes preuves de son patriotisme »3. Cette période-clef du fédéralisme et de la Terreur est à la base des comportements politiques ultérieurs de la région et les options collectives qui sont prises alors se répercutent jusqu’au xxe siècle.
4Les recherches qui ont été utilisées pour cette communication sont essentiellement issues des travaux de Jacques Guilhaumou, Martine Lapied et de nombreux mémoires de maîtrise dirigés par Monique Cubells et Martine Lapied.
La place des femmes dans les politiques de Terreur
5Après le succès des armées de la Convention et l’écrasement du mouvement sectionnaire, des femmes réclament avec virulence la mise en place de la Terreur, comme le montrent plus particulièrement les archives arlésiennes4. Dans leur engagement, répression du fédéralisme et question des subsistances dominent.
6Pendant l’an II, les trois piliers de la vie politique locale sont la municipalité, le comité de surveillance, la société populaire5. Les femmes sont exclues des fonctions municipales, mais elles peuvent participer, le plus souvent, aux réunions des sociétés populaires. Si leur statut y est rarement paritaire, cela ne les empêche pas d’y contribuer à l’effort patriotique et à la construction d’un monde nouveau qui sous-tendent les politiques de Terreur. C’est à ce titre qu’elles peuvent être connues comme « bonnes républicaines », à l’exemple de la citoyenne Linée, veuve6.
7Non seulement les femmes participent aux fêtes révolutionnaires, mais elles multiplient alors les réseaux d’entraide, qu’il s’agisse de l’instruction, des soins à donner aux malades, de l’aide aux pauvres, aux soldats, à leurs familles ; cette action de bienfaisance sociale, très valorisée pendant l’an II, découle d’un engagement politique7. En plus des activités caritatives, c’est le rôle de mère que les jacobins veulent exalter : les femmes doivent enfanter des citoyens républicains et les élever en les imprégnant de l’idéal révolutionnaire. Il apparaît que les femmes révolutionnaires partagent les idéaux des sans-culottes, affirmant des idées fortement égalitaires, une haine de l’aristocratie et même de la bourgeoisie possédante et marchande. Elles se révèlent engagées dans les mesures de salut public pour détruire l’ennemi intérieur, mais aussi pour lutter contre la vie chère. Après avoir milité pour sa mise en place, les femmes du peuple agissent, en effet, souvent pour la défense du Maximum.
8Si elles s’engagent donc à leur façon dans la mise à l’ordre du jour de la Terreur, elles considèrent également l’autre versant de la Terreur, la vertu à l’ordre du jour. Ainsi les femmes républicaines, prises dans les filets de la suspicion, s’efforcent, en particulier à Marseille, de nouer un lien moral avec le représentant en mission Maignet8. Elles font appel à son sentiment d’humanité, à sa justice, à ses « bontés paternelles pour le peuple », voire insistent sur le fait que, dans l’exemple de Thérèse Clappier9 « dans un moment où la vertu est à l’ordre du jour, il doit prendre en compte les preuves de son innocence ». Par la suite, sa correspondance est « renvoyée au comité révolutionnaire pour connaître les modalités de son arrestation », ce qui confère à ce comité marseillais de surveillance une importance toute particulière.
9Qui plus est, dans une région d’antagonismes politiques, la surveillance et la dénonciation devant les comités de surveillance sont pour les femmes, exclues des fonctions de pouvoir, une occasion d’exercer un rôle politique dans la communauté qui tient de leur rôle traditionnel de surveillance morale, mais qui leur permet aussi de s’insérer dans le nouvel espace public, de s’impliquer dans les luttes entre groupes opposés. Les femmes ne peuvent être membres des comités de surveillance ; par contre, elles peuvent s’y exprimer10.
10Au sein de villages où se mêlent rivalités familiales de longue date et antagonismes politiques, certaines femmes sont des dénonciatrices acharnées. Elles s’impliquent dans un rôle de surveillance de leur communauté, facilité par leur existence quotidienne. Les propos échangés à la fontaine ou dans les boutiques peuvent ainsi donner lieu à des dénonciations devant les comités de surveillance dont les papiers sont une des possibilités de repérer l’action des femmes patriotes. Les recherches qui ont été menées dans les archives des comités de surveillance du sud-est de la France montrent que ces femmes appartiennent à des réseaux familiaux dont les membres masculins exercent souvent des fonctions de responsabilité locale.
11De nombreux témoignages dénoncent alors ceux et celles qui s’étaient engagés du côté sectionnaire. Ainsi, le 6 pluviôse an II, Catherine Martin dénonce devant le comité de surveillance de Berre, Ambroise Massol pour ses idées sectionnaires. À Eguilles, une femme du peuple, Marguerite Salon, dite « de bois » qui ne sait pas signer dénonce pendant l’an II Magdeleine Figuière qui avait voulu la faire arrêter lors du passage de l’armée marseillaise et l’avait alors insultée, la traitant de pute et de garce. Toujours à Eguilles, Marie Vial surveille les allées et venues d’une famille de suspects et dénonce deux femmes qui sont allées récupérer des objets dans leur maison mise sous scellées. Elizabeth Gues dénonce un de ses compatriotes qui avait fait le guet à l’époque du fédéralisme. Elle appartient à une famille qui comporte de nombreux patriotes dont certains avaient des responsabilités à la société populaire et dans la section où ils ont tenté de s’opposer à la prise du pouvoir par les fédéralistes11.
12À Arles, les Monnaidières ont réclamé avec virulence la mise en place de la Terreur. D’après des témoins, elles formaient une part essentielle des cortéges d’intimidation qui se déplaçaient dans la ville avec une guillotine. Elles se mobilisent également pour la célébration du culte de Marat auquel une statue est élevée sur la place des portefaix. Certaines d’entre elles participent aux dénonciations. Seule une partie des papiers du comité de surveillance a été retrouvée, elle montre qu’entre le 18 nivôse an II (7 janvier 1794) et le 4 messidor (22 juin), 11 suspects sont mis en accusation par 24 témoins dont 3 femmes. Aucune de ces femmes ne sait signer, alors que 17 hommes sur 21 en sont capables, elles sont enregistrées comme femmes d’agriculteur, de travailleur, de concierge. Elles déposent contre l’action de persécution que les fédéralistes ont menée contre les patriotes, elles dénoncent également des propos contre-révolutionnaires que les suspects avaient tenus avant la crise fédéraliste. La femme du concierge du district rapporte qu’elle a tenté de soustraire les papiers de l’administration aux rebelles en juillet 1793. Son mari avait dû fuir devant le succès des fédéralistes, lorsque ceux-ci veulent saisir papiers et clefs et lui demandent où sont réfugiés les administrateurs patriotes, elle argue de son ignorance. Une fois les révolutionnaires revenus au pouvoir, elle dénonce les sectionnaires.
13Les femmes ne dénoncent pas plus que les hommes, à Martigues et Port-Chamas, sur 28 dénonciateurs, 6 seulement sont des femmes, mais c’est une de leurs possibilités relativement réduites de participer à une vie politique faite d’antagonismes. Il s’agit pour elles de témoigner pour décrire une situation qu’elles ressentent comme intolérable et d’influer sur l’évolution politique par leurs témoignages12. N’ayant ni le droit de vote, ni celui d’occuper des fonctions de responsabilité, la parole est un de leurs rares pouvoirs13. Les lieux de production de la parole sont largement féminins et les discussions peuvent être rapportées et devenir témoignages politiques qui rangent les femmes dans des camps antagonistes. À travers différents témoignages, la violence du discours féminin s’affirme du côté de l’hostilité comme de celui du soutien à la Révolution. Cette image de violence explique que les militantes qui ont participé à la radicalisation révolutionnaire dans le Sud-Est, réclamé la mise en place de la Terreur et contribué à son application aient ensuite été occultées ou participent au rejet d’une révolution radicale qui transformerait les femmes en « égorgeuses » comme à Arles, à l’exemple des « furies de guillotine » de Paris14.
14Mais, les témoignages des femmes comportent fréquemment un jugement moral. En insistant sur l’importance du jugement moral des femmes, nous considérons que les traits qui définissent ce qu’il en est du bien moral, prendre soin des autres, être sensible à leurs besoins communautaires, et permettant en contrepartie de dénoncer les individus qui portent atteinte à un tel bien moral, constituent un apport féminin spécifique dans la mesure où ils ouvrent à une conception plus contextuelle de la moralité, de la vertu politique15 à l’exemple de Françoise Sylvestre ; elles veulent faire punir ceux qu’elles considèrent comme étant du côté du Mal, qu’ils aient porté tort à leur famille ou soient estimés nuisibles à la communauté. Ce témoignage de ce qui se passe dans leurs communautés correspond, d’ailleurs, à un de leurs rôles traditionnels : une sorte de surveillance morale. Ce sont les femmes qui sont au courant de l’histoire familiale et de l’histoire du village, faites d’alliances et de mésententes ; c’est à elles qu’on demande les renseignements d’ordre privé mais qui structurent l’histoire d’une communauté. Pendant la Révolution, même des affaires qui semblaient privées prennent un caractère politique16. Ainsi leur jugement moral prend une dimension nouvelle, il outrepasse le cadre privé, il témoigne du sentiment national d’unité autour de la Convention.
15La correspondance des suspectes marseillaises avec le représentant en mission Maignet en l’an II est tout à fait significative d’un tel sentiment. Marie-Louise Carcassonne lui demande, en lui rendant sa liberté, de « remplir un acte d’humanité et de justice ». Thérèse Cosme précise que « la justice et la vertu qui sont à l’ordre du jour lui donne lieu d’espérer tout pour le succès de sa réclamation ». Enfin, alors qu’Anne Castellan commence sa lettre à Maignet dans les termes suivants : « C’est en qualité de père du peuple que je m’adresse à toi avec confiance pour obtenir justice et liberté », la veuve Couchard la termine en espérant « Que l’humanité, cause première de la puissance des âmes vertueuses, vienne en ce moment émouvoir son cœur ». Ces conduites politiques témoignent bien d’un phénomène moral où la référence insistante des républicaines au nécessaire mouvement de l’humanité tend à (re) constituer de manière dynamique le lien social qui « unit tous les hommes » par le rappel des « secours réciproques » déployés entre citoyens manifestant leur sympathie pour la République17.
Les victimes de la Terreur
16Les femmes peuvent s’engager dans la voie de la résistance aux politiques de Terreur et être victimes de leurs prises de positions politiques. Bien que les hommes y soient plus nombreux, les prisons renferment un fort contingent de femmes. Elles sont moins condamnées que les hommes, peut-être parce que leur rôle politique est jugé moins important, ou parce que les autorités, et les juges, se montrent plus indulgents à l’égard du "sexe faible" comme la justice d’Ancien Régime pour les émeutières, et celle de l’an II pour les catégories sociales défavorisées.
17Elles sont certes accusées de favoriser « le désordre du fanatisme »18, de se permettre de « parler d’un langage fédéraliste »19, de s’obstiner à ne pas répondre à la force de la loi, lorsqu’elles en sont sommées à l’exemple de Thérèse Blanc20, de multiplier « les propos inciviques à l’égard d’autres femmes » au risque de se faire arrêter, mais elles sont plutôt considérées comme des « personnes mal intentionnées » qui usent de leur « fausse méchanceté » pour égarer « les esprits faibles et crédules »21, sans qu’il soit nécessaire de les prendre plus au sérieux.
18Dans le Vaucluse22, fortement marqué par la répression consécutive à la crise fédéraliste de l’été 1793, une seule femme est condamnée à mort par le tribunal criminel du département alors que 29 hommes subissent la peine capitale23. La commission populaire d’Orange24 condamne ensuite 44 femmes (13 % des victimes). 6 femmes (5 nobles et une grande bourgeoise) sont principalement condamnées en tant que mères ou femmes d’émigrés, avec des témoignages d’un état d’esprit contre-révolutionnaire.
197 femmes du peuple furent condamnées, l’une par le tribunal criminel d’Avignon et les 6 autres par la commission populaire d’Orange.
- 3 sont femmes ou veuves d’artisans ou petits commerçants ;
- 2 sont couturières, ce sont les plus jeunes : elles ont 23 et 25 ans, alors que la moyenne d’âge du groupe est de 35 ans ;
- 1 est femme de journalier ;
- le milieu socio-professionnel de la dernière, la plus âgée (54 ans), n’est pas identifiable. Le peu d’importance du groupe des laïques condamnées ne permet pas une étude significative de la répartition socioprofessionnelle, mais elle n’apparaît guère différente de celle des victimes masculines. On constate d’ailleurs que plusieurs d’entre elles appartiennent à un réseau familial hostile à la Révolution. Marie Fajon, d’Avignon, est veuve d’une des victimes de la Glacière. La veuve d’un cordonnier de Caromb avait participé à l’insurrection fédéraliste avec son mari. Il en va de même pour la femme d’un salpétrier de la même commune dont le mari est condamné à mort, mais qui est elle même acquittée. La femme d’un cafetier de Carpentras est arrêtée avec son mari pour être favorables à l’aristocratie qui, semble-t-il, se réunissait chez eux ; elle a tenu des propos injurieux contre les patriotes. La femme du journalier est également arrêtée avec son mari pour avoir participé à des mouvements contre-révolutionnaires, mais lui sera acquitté. Une des couturières est arrêtée avec son père, tailleur, qui a eu des responsabilités au moment du fédéralisme, elle est, de plus, accusée de posséder des objets de piété et des livres de dévotion, père et fille sont condamnés à mort.
20Ces femmes, ainsi que d’autres condamnées à des peines de prison, se sont fait remarquer par la violence de leurs propos dans les différentes crises qui ont secoué la région. Le plus souvent, elles ont été arrêtées à cause de leur attitude au moment de l’insurrection fédéraliste. Il semble que Marie Fajon ait participé avec son mari au meurtre de Lescuyer. Quand les Marseillais occupent Avignon, elle dénonce des patriotes et, d’après l’acte d’accusation, incite l’armée fédéraliste à la violence et au pillage. Marie-Anne Mazet a également fait arrêter des patriotes lors du passage de l’armée marseillaise à Mornas, elle a fêté l’installation des sections, elle est dite aristocrate et fanatique. Dans la même commune, une jeune couturière, pauvre, fervente catholique, et violemment opposée à la Révolution, a été arrêtée pour ses propos « incendiaires »25.
21Pour la plupart de ces femmes, l’attachement à la religion traditionnelle est signalé. La veuve de Caromb est dite attachée à l’Église et au pape, les couturières sont considérées comme catholiques et contre-révolutionnaires. Lorsqu’elle est portée contre des laïques, l’accusation de fanatisme concerne essentiellement des femmes. Les actes d’accusation de celles qui sont condamnées associent prises de positions politiques et religieuses : l’intégration à la Nation républicaine est rejetée au nom de l’identité catholique26.
22La majorité des femmes condamnées à Orange (32/44) sont des religieuses insermentées27 exécutées pour leur refus de s’intégrer à la nouvelle société28. Certaines de ces religieuses qui s’étaient regroupées à Bollène pour continuer à vivre selon leur foi n’hésitent pas à affirmer leurs convictions royalistes à la barre du tribunal et les juges sont convaincus de les condamner pour crime politique. Ils leur reprochent de nier la légitimité de la représentation nationale, de chercher à dissoudre la société en voie de formation, de s’opposer à la liberté qu’on veut instaurer. Malgré les efforts des juges pour les faire changer d’attitude, les religieuses persistèrent dans leur refus de s’intégrer à la société issue de la Révolution ; « fanatisme et superstition » sont considérés comme de véritables crimes parce qu’ils accompagnent et motivent le refus de reconnaître la loi républicaine, expression du peuple souverain, et qu’ils poussent à la désintégration des liens entre l’État et le citoyen.
23Le tribunal criminel révolutionnaire de Marseille29 jugea 86 femmes, 62 d’entre elles (72 %) ont été acquittées et élargies bien qu’accusées de propos et d’actes inciviques. 7 femmes ont été condamnées à la peine de mort, 4 à des peines de réclusion, telle Agnès Chapus, 53 ans, veuve Henrique, de Saint-Chamas, qui est accusée de s’être « faite connaître de tous les temps manifestement contraire à la révolution » et d’être apparue comme « une des plus acharnées contre les vrais républicains ». Son cas paraît d’autant plus inexcusable parce qu’étant « de la classe du peuple », elle a épousé la hauteur et l’orgueil des nobles. Elle a déposé contre les Jacobins pendant la période sectionnaire et aurait déclaré « qu’elle donnerait volontiers cent livres pour se procurer la faculté de voir guillotiner les républicains »30. Ici aussi, c’est leur attitude pendant l’été 1793 qui les conduit devant le tribunal mais, contrairement aux Comtadines, elles sont rarement accusées de fanatisme. Parmi les condamnées à mort, certaines semblent d’authentiques contre-révolutionnaires.
24La dénonciation de Jacobins pendant la période fédéraliste et les témoignages devant le tribunal populaire sont une des causes principales de condamnations. Ayant agi pour faire exécuter des patriotes, ces femmes ne peuvent espérer bénéficier de l’indulgence du tribunal révolutionnaire pourtant relativement acquise aux femmes puisque 72 % de celles qui ont été jugées ont été acquittées. Marthe Gilles, de Tarascon, est condamnée à mort pour s’être montrée contre-révolutionnaire dans son rôle traditionnel d’épouse et de mère, elle est en effet « convaincue d’avoir forcé son mari à marcher contre l’armée de la république, et d’avoir dit qu’elle aimerait mieux tuer son enfant plutôt qu’il fût patriote ». Le cas de Catherine Blanc, Marseillaise de 50 ans, illustre l’importance de la parole et des attitudes ostentatoires dans les prises de positions féminines ; elle montrait en effet son plaisir aux succès contrerévolutionnaires, insultait les condamnés emmenés à l’échafaud pendant la période de la domination sectionnaire ainsi que les parents des prisonniers. Elle « applaudissait de la main et de la langue aux actes de barbarie » du tribunal populaire dont elle recevait certains membres. Elle manifestait ses sentiments dehors, passant une partie de son temps sur son perron d’où « elle attirait par ses propos l’attention et les caresses des sectionnaires ardents », mais aussi chez elle où l’on « plaisantait sur l’oppression et l’incarcération des patriotes ». Elle proclamait partout sa confiance envers les sectionnaires et, en particulier, les membres du tribunal pour les défendre contre la Convention. Cette attitude ne lui vaut qu’une peine de trois ans de prison, probablement parce qu’elle ne s’accompagne pas d’actes précis contre les Jacobins, comme des dénonciations.
25Dans de nombreux cas, y compris en ce qui concerne les femmes finalement acquittées, le tribunal reproche aux accusées leur parole trop facile (« elle n’a donné aucun frein à sa langue »). La violence du discours féminin s’affirme du côté de l’opposition comme de celui du soutien à la Révolution.
26Mais dans l’historiographie locale très majoritairement conservatrice, où domine donc une vision noire de la Terreur, c’est le statut de victime qui est ensuite valorisé31.
27Les aristocrates sont montrées comme des victimes de leurs attachements familiaux ayant été condamnées pour leurs liens avec l’émigration et la Contre-Révolution alors que leurs maris, frères, pères ou fils avaient quitté le pays. En ce qui concerne les religieuses, seule leur lutte pour la foi est retenue. La mémoire des martyres est perpétuée par de multiples récits de leur fin édifiante. Le culte de leur souvenir commença dès l’époque révolutionnaire puis se poursuivit avec comme points forts la construction d’une chapelle et le procès de béatification qui aboutit en 1925. Un procès en canonisation est en cours. À travers les témoignages et les interprétations des historiens locaux, conservateurs, et le plus souvent ecclésiastiques, la célébration du souvenir des martyres d’Orange contribua à ancrer une image négative de la Révolution française dans les consciences collectives comtadines.
28Dans la même lignée, les femmes actrices de la Révolution sont perçues de manière très négative, à l’exemple de Laurent Lautard qui publie en 1844 ses Esquisses historiques. Marseille depuis 1789 jusqu’en 1815. Ainsi, par exemple, Lautard attribue un rôle à une femme dans la pendaison de Marseillais pendant l’été 1792 : « Cette méchante créature va trouver un de ses amis, chef de bataillon de la garde nationale, et lui confie qu’elle a entendu une conversation entre les deux Boyer, qui paraît prouver qu’ils sont l’un l’autre des conspirateurs. Paroles évidemment arrangées, car ce n’est point ainsi que parlent les cuisinières »32.
Conclusion
29Dans son récent ouvrage33, David Andress associe étroitement la Terreur à une culture révolutionnaire construite selon une croyance rationnelle à trois volets : l’unanimité, la transparence et la sentimentalité. Le point central s’avère alors la transparence, au titre de l’importance accordée au jugement moral. Dans le temps présent de la Révolution, toute action est dotée d’une part consciente prédominante à distance de l’intervention supposée de la providence. Elle est alors jugée sur la base de la présence ou non d’un fondement réel, l’union unanime, et de l’authenticité de son expression, sentimentale, émotive. Il est alors toujours possible de dresser le tableau moral d’une population en y distinguant les actions vertueuses des actions vicieuses au sein d’un « mouvement national » qui met l’épuration des patriotes à l’ordre du jour. C’est à ce titre que les citoyennes évoluent avec une certaine aisance dans un monde patriotique qui se veut, par rapport aux actions civiques antérieures, de tonalité plus vertueuse, plus naturelle en se fondant sur l’existence d’institutions civiles (l’éducation, la bienfaisance, la justice, etc.) susceptibles de donner ses fondements à la culture révolutionnaire34.
30L’étude de l’action des femmes et de leur résistance en période de terreur permet alors, nous semble-t-il, d’apprécier la portée d’une telle explication de la Terreur dans les termes de la culture politique révolutionnaire, et ainsi d’en marquer la signification propre. Souvent détentrice de la fonction de la surveillance morale, comme nous l’avons vu, les citoyennes peuvent porter très haut le jugement moral. Elles le font d’autant plus simplement qu’elles constituent naturellement, par le simple rappel du lien homme-femme, l’unité sociale, et qu’elles ont un abord plus contextuel et plus authentique de l’expression quotidienne des besoins et des sentiments. Plus précisément la mise en évidence de l’action et de la résistance des femmes en Révolution permet de promouvoir une analyse historique sur un mode contextuel, narratif d’action où se manifeste un lien étroit entre la responsabilité morale et la réciprocité du droit. En effet, les femmes s’attribuent des responsabilités diversifiées dans les conflits avant même de rejoindre les hommes pour la défense des droits qui font conflit, ce qui leur évite de tomber dans l’abstraction politique. En quelque sorte, elles montrent l’exemple aux hommes en matière d’attention immédiate au contexte des conflits.
31L’examen du rôle des femmes montre ainsi que la culture révolutionnaire n’est pas aussi idéalisée qu’on le dit. En effet, leurs actions procèdent d’une attention contextualisée aux attachements naturels de l’homme, et aux dangers qui les menacent, tout particulièrement en pleine période de Terreur. Certes, en position de résistance, le jugement sur leurs actions s’inverse : elles sont qualifiées au pire de contre-révolutionnaires, et au moins d’adeptes de « la mauvais langue » ; à ce titre elles sont jugées rompant l’unanimité et exprimant de faux sentiments. Cependant ce constat ne fait pas contre-exemple, il montre au contraire que l’action des femmes met particulièrement bien en visibilité à la fois les conséquences d’une nature passive, qui se laisse donc aller aux préjugés, et inversement d’une nature active qui associe étroitement la conscience naturelle de l’acte aux moyens de leur conférer une valeur authentique, à l’art politique tout simplement.
32Sous ses divers angles, l’action des femmes en pleine Terreur, en dépit de la dispersion des sources, montre un haut degré de valeur morale. Son étude permet de donner consistance au jugement moral pendant la Terreur et donc de se situer à distance de l’explication usuelle en terme d’imaginaire politique. Ainsi peut se préciser ce qu’il en est de la conscientisation, y compris dans l’analyse de l’historien, de l’action politique. Plus que jamais, il apparaît que la Terreur ne peut se réduire à des conflits politiquement déguisés d’intérêts personnels : elle est bien fondamentalement politique au sens où l’entendait Robespierre lorsqu’il associe étroitement la terreur et la vertu.
Notes de bas de page
1 Voir Martine Lapied, « Conflictualité urbaine et mise en visibilité des femmes dans l’espace public de l’Ancien Régime à la Révolution, en Provence et dans le Comtat Venaissin », dans Wolfgang Kaiser (dir.), « Les usages politiques des conflits urbains. France méridionale. Italie, xve-xixe siècles », Provence Historique, n°202, 2001, p. 427-438.
2 Ainsi de leur rôle notable à Marseille au sein du mouvement sectionnaire en tant que propagandistes et mobilisatrices des sentiments patriotiques, à l’exemple du discours d’une citoyenne le 7 août 1793 reproduit dans Jacques Guilhaumou, Marseille républicaine (1791-1793), Paris, Presses de la Fondation de Sciences Po, 1992, p. 245-248.
3 PV, 21 octobre 1793. Sur la mise à l’ordre du jour de la Terreur, voir Jacques Guilhaumou, « La Terreur à l'ordre du jour (juillet 1793-mars 1794) », dans Dictionnaire des Usages Socio-Politiques (1770-1815), fasc. 2, Notions-concepts, Paris, diffusion Champion, 1987, p. 127-160 (une version mise à jour est disponible sur le site http ://revolution-francaise.net).
4 Voir Martine Lapied, « Les Provençales actrices de la Révolution ? L’exemple des Arlésiennes », dans Pour la Révolution française, recueil d’études en hommage à Claude Mazauric réunies par Christine Le Bozec et Éric Wauters, Rouen, Publications de l’Université de Rouen, 1998, p. 157-161.
5 Voir Martine Lapied, « Pratiques politiques révolutionnaires et politisation des catégories populaires dans le sud-est de la France », dans Patrick Fournier, Jean-Philippe Luis, Luis P. Martin, Natividad Planas (dir.), Institutions et représentations du politique (Espagne-France-Italie, xviie-xxe siècles), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, Coll Histoires croisées », 2006. p. 111-119.
6 Alleins, PV, 28 germinal an II.
7 Voir Martine Lapied, « La place des femmes dans la sociabilité et la vie politique locale en Provence et dans le Comtat sous la Révolution française », dans « Femmes et politique en Provence (xviiie-xxe siècle) », Provence Historique, t XLVI, fasc. 186, oct-déc 1996, p. 457-469.
8 Cet aspect de l’intervention de Maignet est lié à sa politique d’ensemble, voir à ce sujet Jacques Guilhaumou et Martine Lapied, « La mission Maignet », Annales historiques de la Révolution française, 1995, n°2, p. 283-294.
9 Voir Jacques Guilhaumou, « Clappier Marie-Thérèse et Thérèse », dans Marseillaises. Vingt six siècles d’histoire, Aix-en-Provence, Edisud, 1999, p. 74.
10 Voir Jacques Guilhaumou et Martine Lapied, « Les femmes dans les archives des comités de surveillance des Bouches-du-Rhône », dans Geneviève Dermenjian, Jacques Guilhaumou, Martine Lapied (dir.), Femmes entre ombre et lumière. Recherches sur la visibilité sociale (xvie-xxe siècles), Paris, Publisud, 2000, p. 247-258.
11 A.D. Bouches-du-Rhône (ADBDR), L 1768.
12 Voir Martine Lapied, « Le témoignage sous la Révolution française, une possibilité d’expression politique pour les femmes ? », dans Carole Dornier (dir.), Dix-huitième siècle, 2007, n°39, p. 245-254.
13 Voir Martine Lapied, « Parole publique des femmes et conflictualité pendant la Révolution dans le sud-est de la France », dans Christine Fauré et Annie Geffroy (dir.), La prise de parole publique des femmes sous la Révolution française, AHRF, n°344, 2006, p. 47-62.
14 À titre de comparaison, voir Dominique Godineau, « Citoyennes, boutefeux et furies de guillotine », dans C. Dauphin et A. Farge (dir.), De la violence des femmes, Paris, Albin Michel, 1997, p. 33-52.
15 Voir à ce sujet les travaux de Carol Gilligan, In a Different Voice : Psychological Theory and Women’s Development, Cambridge, Harvard University Press, 1982, et d’Annette Baier, Moral Prejudices, Cambridge, Harvard University Press, 1995.
16 Martine Lapied, « Les femmes entre espace privé et espace public pendant la Révolution française », dans Bleton-Ruget et Michel Rubellin (dir), Georges Duby, regards croisés sur l’œuvre - Femmes et féodalité, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2000, p. 312-322.
17 Voir Jacques Guilhaumou « Conduites politiques de Marseillaises pendant la Révolution française », Provence Historique, fascicule 186, octobre-décembre 1996, p. 471-490.
18 PV Martigues, 19 ventôse an II.
19 PV Velaux, 24 brumaire an II.
20 PV Mallemort, 1er prairial an II.
21 PV Port-Chamas, 5 ventôse an II.
22 Voir Martine Lapied, Le Comtat et la Révolution française : naissance des options collectives, Publications de l'Université de Provence, 1996.
23 A.D. Vaucluse (ci-dessous ADV), 7 L.
24 Voir Martine Lapied, « Les victimes de la Commission populaire d'Orange », dans actes du colloque de Toulouse La Révolution française et la mort, Presses Universitaires du Mirail, 1991, p. 96-106.
25 ADV, 8L69 à 8L100.
26 Voir Martine Lapied, « Les Comtadines et la Révolution française : une défense prioritaire de l'identité religieuse ? », dans Gabriel Audisio (dir.), actes du colloque Religion et identité, U.M.R. Telemme, Publications de l’Université de Provence, 1998, p. 169-175.
27 Voir Martine Lapied, « Les attitudes des religieux et religieuses du Vaucluse face à la Révolution (1789-1794) », dans d’Yves Krumenacher (dir), Religieux et religieuses pendant la Révolution (1770-1820), Lyon, Profac, 1995, tome 2 « Survie et renouveaux », p. 109-124.
28 ADV, 8 L.
29 ADBDR, L 3000 - 3090 et L 3109 – 3127.
30 Ibid., L 3024.
31 Voir Martine Lapied, « La fanatique contre-révolutionnaire, réalité ou représentation ? », dans Luc Capdevila, Sophie Cassagnes, Martine Cocaud, Doninique Godineau, François Rouquet, Jacqueline Sainclivier (dir.), Le genre face aux mutations. Masculin et féminin du Moyen-Âge à nos jours, Presses Universitaires de Rennes, Collection Histoire, 2003, p. 255-264.
32 Tome 1, p. 136.
33 The Terrror. The Merciless War for Freedom in Révolutionary France, Farrar, Strauss and Giroux, New York, 2006, en particulier p. 126 et suivantes.
34 Sur cette évolution du concept de patriotisme dans le cas marseillais, voir Jacques Guilhaumou, « Le cri patriotique de Marseille républicaine », dans Jacques Guilhaumou et Raymonde Monnier (dir.), Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), fascicule 8, Patrie, patriotisme, Paris, Champion, 2006, p. 83-134.
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