1Ces 17 numéros, qui vont du début février au début du mois de mai 1789, sont dominés par la question de la désignation des députés aux États Généraux qui est naturellement la grande affaire de ce printemps 89. Un premier fait, plutôt inattendu pour l’historien, c’est le peu de place tenue par l’évocation des fameux cahiers de doléances. On n’en parle pas directement, dans la mesure sans doute où leur rédaction est intimement liée au processus électoral et où, en Bretagne, les doléances ont commencé beaucoup plus tôt, avec la remise en cause du fonctionnement des États de la province. Pour en entendre parler de façon rétrospective, il faut attendre le n° 49, rédigé entre le 26 mai et le premier juin et qui analyse des dépêches de Rennes datées du 6 et du 9 avril précédents ; on y apprend que les cahiers de doléances sont unanimes dans leur contenu :

« On demande universellement l’égalité de répartition des impôts, la réforme des abus, une nouvelle administration dans l’Ordre judiciaire, le rapprochement des Tribunaux souverains, la suppression des Justices seigneuriales et d’attribution, l’abolition des privilèges à charge à la Nation, le vote par têtes, une représentation au moins égale dans toutes les assemblées ; enfin, on persiste dans tous les arrêtés pris par l’Ordre du Tiers assemblé à Rennes. Tous les citoyens n’ont qu’un vœu sur tous ces objets ».

2Malgré les pressions des seigneurs et de certains prêtres, l’unité d’action du Tiers n’a pas été entamée par les affrontements rennais. Un programme commun a été élaboré et diffusé par des modèles rédigés dans les villes et dont Mangourit ne dit mot, mais dont on peut imaginer qu’ils tenaient compte des dénonciations et des vœux particuliers exprimés par le monde paysan. Le n° 49 dénonce les pressions et agissements des procureurs fiscaux en faveur des positions aristocratiques, d’autant plus insinuants et haineux que le Tiers dans ses brochures exhortait ouvertement nos ruraux à ne pas voter pour les hommes dépendant des seigneurs.

3Ce qui inquiète profondément les élites patriotes c’est l’inconnu que représente le vote des paroisses rurales, base innombrable du système pyramidal d’une élection par degrés dont on contrôle mal le vaste et mystérieux soubassement. Il en résulte une série de questions implicites que notre journal aborde en désordre au fil de ses numéros mais dont nous allons tenter de restituer la logique interne.

4Le n° 23 est presque entièrement consacré aux futurs États Généraux. Après une brève incursion à Bordeaux, il retranscrit intégralement une brochure contre la désignation possible de nobles pour représenter le Tiers aux États généraux, réglementairement rien ne s’y oppose et l’élection de Mirabeau et de Sieyès en fournit la preuve. Il semblerait que Louis XVI le souhaitait pour éviter un antagonisme trop vif entre le Tiers et les privilégiés mais, malgré son profond royalisme, Mangourit reste un roturier breton en la matière et son hostilité à la Noblesse est la plus forte. C’est la raison qui l’incite à publier un texte qui analyse clairement tous les cas de figure en démontrant qu’un noble ne peut pas, enfin de compte avoir les mêmes intérêts qu’un roturier. La démonstration est d’autant bien venue que les patriotes s’inquiètent du comportement possible des paysans après ce qui vient de se passer à Rennes. C’est ce qui explique sans doute la place accordée, dans le n° 28, à l’incident survenu à Maure, près de Redon, le dimanche 2 février, quand l’un des seigneurs du lieu a failli être lynché par les paysans pour avoir voulu frapper, après la messe, l’un de ses procureurs qu’il accusait de semer le désordre dans la paroisse. C’est le seul témoignage de la pression aristocratique exercée dans les campagnes et sur le rôle des notables paysans dans la propagation des mots d’ordre des patriotes. C’est dire que le résultat n’est pas donné d’avance et que donc Le Héraut doit conserver toute sa vigilance et continuer de dénoncer toutes les manœuvres aristocratiques mais aussi toutes les victoires remportées par le patriotisme du Tiers. Et c’en est une que l’annonce faite par le roi de la date exacte de l’ouverture des États Généraux. La Noblesse et les Parlements qui en avaient imposé la convocation, n’en voulaient plus guère maintenant que le roi avait doublé la représentation des roturiers et l’on avait prétendu que la Cour, les Princes et le roi lui-même ne les souhaitaient plus. D’où l’immense soulagement et la joie de millions de roturiers qui en attendent beaucoup et croient à la volonté réformatrice du roi et de son principal ministre ! Le souvenir de cette vaste espérance restera dans les mémoires et le printemps 89 conservera cette aura des grands commencements auxquels le peuple ne peut s’empêcher d’associer prodiges et prophéties comme en témoigne, à sa façon, le mandement du Club de Beaucaire rapporté dans le n° 35.

5Peut-être faut-il éclairer également le lecteur d’aujourd’hui sur les circonstances auxquelles fait allusion l’« Avertissement » du prétendu Club de Beaucaire concernant « Sa Majesté Robinique des Isles Sainte Marguerite »... Il s’agit d’un Conseiller du Parlement de Paris, Duval Despremenil, orateur éloquent et considéré comme un des meneurs de la résistance aux réformes imposées par Lamoignon voulant en finir avec le droit de remontrance utilisé par les chambres souveraines pour refuser d’enregistrer certains édits royaux jugés contraires au droit coutumier de leur province. Arrêté, le 6 mai 1788, avec un autre conseiller, Goilard de Montsabert, malgré la solidarité de leurs collègues qui refusèrent de les désigner, il fut emprisonné dans l'île Sainte-Marguerite, au large de Cannes. Relâché en septembre, il rédigea et fit adopter par le Parlement de Paris, le 5 décembre 1788, un arrêté qui proposait au roi un plan de réforme aboutissant à mettre la monarchie sous la double tutelle des États Généraux et des Parlements. Le ton péremptoire du projet, le refus du doublement du Tiers indisposèrent les « royalistes » et les « patriotes » et firent passer son auteur pour un mégalomaniaque dont le soleil et la solitude avaient dû troubler l’esprit. L'Avertissement, sans trop accabler le personnage, dénonce des erreurs d’appréciation, des considérations superfétatoires qui justifient son discrédit. Autrement dit Mangourit utilise cette affaire pour amoindrir le prestige des Parlements, alors que les « patriotes » bretons sont aux prises avec celui de Rennes. La remise en cause se poursuit dans le n° 24 par une longue comparaison entre les méfaits de la secte jésuitique et ceux de la secte parlementaire qu’il faudra bien éradiquer, comme on l’a fait pour les disciples d’Ignace.

6En effet, outre l’échéance électorale du mois d’avril, Le Héraut se préoccupe naturellement des prolongements des affrontements des 26 et 27 janvier et tout particulièrement du comportement d’une Noblesse à la fois humiliée et impuissante devant l’alliance de fait entre le commandant militaire, le comte de Thiard (n° 24) et la fédération des jeunes patriotes dont les ramifications débordent largement les limites de la Bretagne, et qui a pris le nom de « Pacte social ». La solidarité des jeunes gens est spectaculairement affirmée par les devises et blasons brodés sur les bannières qu’ils échangent : il s’agit de combattre la Noblesse sur le terrain de la symbolique et du serment. À la vieille chevalerie engluée dans le respect d’un passé révolu et barbare s’oppose la chevalerie juvénile des Lumières et de la raison, ce qui ne saurait déplaire à Mangourit que nous savons maçon actif et patriote militant. Soulignons au passage, dans ce début de crise qui voit les camps adverses se constituer et se structurer, l’importance des drapeaux et des serments qui permettent de rallier les sympathisants et de s’assurer de leur fidélité. L’alliance souhaitable entre le Tiers et le roi connaît une illustration exemplaire lorsque le commandant de Thiard obtient des députés roturiers, par acclamation, les nobles étant absents, le vote de la totalité des impôts demandés par le roi (n° 28). C’est l’occasion d’une manifestation enthousiaste de loyalisme monarchique qui va dans le sens que souhaite Mangourit qui s’y attarde complaisamment.

7Aucune sanction donc, après la mort des deux jeunes aristocrates dont Mangourit ne parle pas, alors qu’il évoque la mort d’un garçon boucher (n° 29), seule victime dans les rangs du Tiers, une fois dépassées les approximations dramatiques des lendemains immédiats du 27 janvier. De la même façon, les informations conduites par le Parlement contre les réunions interdites des paroisses, tant dans la ville de Rennes même que dans les campagnes environnantes, n’ont eu aucune suite pénale. Au contraire, l’enquête diligentée par les juges roturiers du Présidial met en lumière le rôle de certains membres du Parlement dans la préparation de la journée du 26 janvier.

8Les nobles, ne se jugeant plus en sécurité à Rennes, ont donc quitté massivement la ville voulant peser par la même occasion, nous l’avons déjà dit, sur les électeurs ruraux. Mais les paysans ne les suivront pas, du moins si l’on en croit l’affaire de Maure et le résultat final des élections sur lesquelles Mangourit ne donne que peu d’information.

9De l’avis général, si l’on en croit la correspondance du comte de Thiard, conservées aux Archives Nationales, ce sont les recteurs qui vont faire les élections, les patriotes en sont persuadés, et Le Héraut consacre de nombreuses pages à célébrer les mérites du bas clergé par opposition à l’aristocratisme de la hiérarchie. Il le fait indirectement à travers le premier paragraphe du règlement royal du 24 janvier qui définit la procédure générale de la convocation des États Généraux, et salue au passage le dévouement des curés de paroisse, leur connaissance particulière de la misère des plus pauvres, ce qui rend nécessaire leur présence dans la députation du clergé (n° 24). Il le fait plus directement à travers un autre libelle du fameux Club de Beaucaire qui dénonce les excès prophétiques de certains clercs favorables à l’aristocratie et qui vaticinent sur les signes maléfiques qui accompagneraient la réunion des États et les prophéties de malheur qui les annonceraient dans les Écritures. C’est dire implicitement aux curés patriotes de combattre ces semeurs de désordre. Une fois de plus, le Dauphiné est mis à contribution (n° 36) et donné en exemple par une brochure intitulée Les Curés du Dauphiné à leurs confrères, les Recteurs de Bretagne, et dans laquelle on exhorte les prêtres bretons à ne pas céder aux intimidations du Parlement, aux imprécations de la Noblesse et aux pressions de leurs évêques mais à combattre au côté du Tiers dont ils sont issus : « Quarante mille Pasteurs, l’élite du Tiers État par leur éducation, leurs lumières, leurs vertus ; quarante mille Pasteurs, nécessaires et chers à leurs ouailles, ne doivent-ils pas l’emporter sur cent-vingt évêques ? ».

10Si Le Héraut consacre trois numéros à la retranscription intégrale des comptes des États de Bretagne pour les années 1787 et 1788 (n^os 25, 26, 27) avec des notes explicatives pour prouver la vérité des accusations portées contre la mainmise de la Noblesse sur les finances de la province, le journal diffuse également de nombreux documents sur les autres provinces du royaume pour démontrer l’ubiquité du combat mené par le Tiers État et l’identité des positions des privilégiés, si l’on excepte le Dauphiné, qui s’alignent plus ou moins ouvertement, sur les refus de la Noblesse bretonne. Le Roussillon est évoqué dans le n°32, le Languedoc et la Provence – on nous parle de Mirabeau ! – dans les n^os 33 et 34, la Lorraine dans le n° 35, le Dauphiné dans le n° 36 et la Bourgogne dans les n^os 29 et 39. Pour ce qui est de Paris, le journal expose une nouvelle affaire Calas, cette fois c’est la Cour des Comptes de Paris qui a condamné à mort un innocent sauvé par ses avocats, de justesse et par deux fois, d’une exécution immédiate (n^os 31 et 32). Cela permet de dénoncer l’inhumanité d’une justice formelle, rendue par une Cour souveraine composée de nobles et, là encore, plus préoccupés d’exemplarité que de vérité et d’équité.

11Quant au vocabulaire, il est peut-être bon de signaler que l’expression « Assemblée Nationale » qui sera proposée par Sieyès aux États Généraux, en juin, pour désigner la mutation opérée par le Tiers qui vient de s’auto-proclamer seul détenteur légitime de la souveraineté constituante, est déjà utilisée par Mangourit dès le 14 février 1789 dans le n° 31 et repris dans le n° 35.