Suite des Nouvelles de Rennes

1LA Sentinelle reprend ensuite son Dialogue avec les personnages du premier numéro. Ces Publicistes roturiers s’agitent pour donner une nouvelle organisation aux Etats de Bretagne, et pour mettre à exécution l’égale répartition. Sur la première question, il n’est plus permis de systématiser, depuis le plan de l’Ordre du Tiers, arrêté le 27 Décembre dernier. Sur la seconde, le Tiers fait bien, et la Noblesse mieux encore, que la manière d’exécuter arrachée aux Employés du Fisc pour être déposée dans les mains du Peuple, est la plus simple, la plus courte et la plus polie de toutes les manières.

Un mot du Bel-Esprit de la Sentinelle

« Ou la Noblesse paye plus que le Tiers-Etat (comme quelques Nobles l’ont prétendu), ou elle paye autant, ou elle paye moins ».
« Dans le premier cas, elle gagne à la répartition égale ».
« Dans le second, elle n’y perdra pas ».
« Dans le troisieme, la répartition égale devient de toute nécessité ».
« La quatrième Section de la Sentinelle renferme des réflexions sur l’admission du Tiers-Etat dans le Parlement de Bretagne. En attendant que le nom de l’Auteur nous soit connu, nous pouvons assurer qu’il est Avocat. Quelque Philosophe qu’on soit, on tient toujours par un fil à son maillot ; et l’Auteur flagorne, sans s’en appercevoir, ou par préjugé, la Magistrature noble, comme s’il plaidait à l’Audience de Grand’Chambre. Malgré cette tache légère, l’Auteur prouve qu’en Province il existe de profonds Penseurs, et des Ecrivains distingués ; et nous regrettons que sa Sentinelle noble ait été si-tôt connu pour être l’Espion du Tiers-Etat1 ».

2Rennes, le 6 Janvier 1789. Les Etats s’assemblèrent le 4 Janvier, à cinq heures du soir, pour honorer de leur présence les obsèques de M. le Chapellier, leur conseil. L’Ordre du Tiers suivant une version, y assista en petit nombre. Suivant une autre, le Président du Tiers se mêla dans le Cortège avec deux ou trois Députés ; et d’après un troisième avis, la Chambre des Communes n’y parut point en Corps, attendu son refus de contribuer aux frais funéraires.

3L’esprit, les talens et la conduite de M. le Chapellier, lui méritent les regrets de tous les Ordres ; et quoique son fils annonce une carrière pour le moins aussi brillante, il est certain que toutes les Classes de Citoyens perdent un ami et un défenseur. La reconnaissance publique avait demandé pour lui des Lettres de Noblesse, dans un temps où on les comptait pour quelque chose ; le fils, ferme tribun du Peuple, y renonce, dit-on, plutôt encore par philosophie que par sacrifice. Le Clergé et les Nobles ont voulu contribuer de leur bourse aux funérailles du père ; le fils est flatté de ce témoignage d’estime et de douleur, mais il n’a pas voulu souffrir que l’Eglise et la Noblesse lui eussent disputé en générosité.

4La fermentation n’a jamais été aussi forte ; aussi la Province n’a-t-elle jamais été divisée par des intérêts aussi puissans. Les Députés du Tiers-Etat qui trigauderaient, seraient noyés sans rémission ; c’est un parti pris par la Bourgeoisie. La Jeunesse attend des renforts assez considérables pour tenir en respect les Chevaliers, car elle redoute peu de chose des Carrossiers et du Tiers-Etat-Noble, connus sous le nom d’Epées de fer. Ils sont aux Etats ce que sont à l’armée les Bleus et les Gougeats. Ainsi, la partie est engagée de façon qu’un Membre du Tiers qui oserait reculer, courrait les risques d’un bain froid ou d’une lapidation. D’un autre côté, la Noblesse ne se désistera certainement pas de ses prétentions ; car si les Représentans des Villes ont le Peuple derrière eux, qui les excite à la résistance, la Pospolite Bretonne est appuyée par l’Eglise comme par un Corps de réserve : ainsi il doit nécessairement en résulter la séparation de l’Assemblée. Tant pis si elle propage la division entre les Citoyens ; tant mieux si, sans une goutte de sang versée, elle amène un meilleur ordre de choses, une administration Bretonne plus fraternelle, et la perfection des Arts dans cette Province barbare encore par l’influence méphytique de son Gouvernement. La Silésie, était avant la conquête du Frédéric, dans un état aussi déplorable qu’elle. Des Etats-Provinciaux assemblés à des époques fixes pour consolider les chaînes féodales, des Bourgades bâties en bois honorées du titre de Villes, des Nobles oppresseurs, des Paysans dans un état approchant de la servitude, enchaînés dans leurs Huttes avec leur Bétail ; des Privilégiés ne payant point ; des non-Privilégiés supportant impôts, caprices, ignominie ; les tyrans ne laissant pénétrer dans cette Contrée que les Arts premiers, ceux qui défendent l’homme contre la dureté du climat et ceux qui lui fournissent le nécessaire ; voilà le tableau exact de la Silésie, à la veille de sa conquête par l’Alexandre du Nord. Frédéric cassa les Etats, fit contribuer tous les ordres, non relativement à leur propriété, mais en raison de leur inutilité ; les Biens de l’Eglise et les Commanderies, versèrent au Trésor cinquante pour cent de leurs revenus ; le Cultivateur fut protégé par le Prince Philosophe ; l’industrie et le commerce prirent possession du désert sous les Drapeaux Militaires, et le couvrirent, malgré les désastres d’une guerre de sept ans, de Familles étrangères et de Trésors jusque-là inconnus dans la Contrée. Les Villes méritèrent leurs Couronnes, et, sans augmenter ses tributs, sans verser une larme, la Silésie offrit à ses voisins le spectacle imposant d’une Armée de 40,000 hommes, entretenue à ses frais.

Extrait d’une Lettre de Rennes du même jour

5Il est dix heures du soir, (Lundi 5 Janvier), il fait un froid affreux, les rues sont comme des canaux glacés, et l’on n’entend par toute la Ville que cris de vive le Roi, vive la Reine, vive Monsieur, vive Necker. Qu’est-ce donc que cette alégresse universelle ?… Je sors à la hâte au risque de me casser cent fois les jambes. Ici c’est un feu-de-joie ; là, des danses animées comme dans les belles nuits d’été. Tous les pieds se levent et se reposent en mesure, sans chanson qui les guide. Les cris de vive le Roi, vive le Tiers, sont le perpétuel refrain ; je demande le pourquoi, on ne m’entend pas, ou si l’on semble m’écouter, on me répète vive Louis, vive Antoinette. Un homme du Peuple, un simple Ouvrier, voyant mon embarras, s’approche de moi et me dit en pleurant à chaudes larmes ; « Henri s’appelait le Béarnais ; Louis aujourd’hui se nomme le Breton. Etes-vous donc Noble, Monsieur, que vous ne dansez pas ? ». Je le pris aussi-tôt par la main, et lui dis : frère, dansons ensemble.

6Voici le détail de cette nuit, dont le récit pourra faire dire à Louis le bienfaisant : j’ai vécu cette nuit.

7Ce soir vers neuf heures, on a appris que M. le Commandant avait reçu un Courier. On a été informé par des Lettres particulières de Paris, du résultat du Conseil d’Etat du Roi, du 27 Décembre dernier, qui fixe la formation des Etats-Généraux. La joie publique s’est manifestée au même instant. La Ville a retenti des cris redoublés de vive le Roi, la Reine, Necker, et le Tiers ; le Peuple s’est répandu dans les rues, dans les carrefours, sur les places ; et malgré le temps glacial, il y est resté fort tard. On ne voyait que fusées, on n’entendait qu’arquebusades. Le Peuple appelait le Roi à hauts cris, il le demandait, il le voulait voir, etc. « Qu’il vienne, disaient-ils, dans l’enthousiasme le plus enivrant, et il verra qui nous sommes. Le bon Roi ! Le bon Roi ! Le bon Louis ! ».

8Ils ont forcé le Domestique d’un Noble qui éclairait son Maître, de donner son Flambeau pour mettre le feu à un bûcher ; ce n’est pas cependant de cet Ordre que nous vint la lumière. Un Député a été rencontré par des jeunes-gens qui l’ont pris pour M. Drouin, un des protestans. Ils l’ont serré de très-près, et se préparaient à le fustiger à parte-post, lors que ce Député respirant à peine, s’est heureusement trouvé assez de force pour se faire reconnaître pour Député de Malestroit ; ils ont aussi-tôt lâché le Malestreint, en lui faisant mille excuses de leur méprise. Nos Jeunes-gens se mêlent de ces Etats comme des Edits ; mais ils n’ont certainement pas cette fois la Noblesse pour les exciter, car elle s’est tenue renfermée cette nuit par bandes, un peu inquiète des résultats d’une alégresse aussi bruyante… Je ne fais nul doute qui si le Roi se montrait en Bretagne ainsi que dans ses autres Provinces, il ne revint à Paris cent fois plus heureux que Louis XIV, à la plus insigne époque de ses triomphes.

9Les Villes de Carhaix et de Quimperlé, ont suivi l’exemple de Hennebon, Concarneau et de Quimperlé, en envoyant ses Députés aux Etats, pour y désavouer leurs Représentans ; ils sont arrivés ce soir.

10La séance de ce matin 6, a été fort tranquille ; M. le Commandant n’a envoyé aucun ordre, et il n’y a point été question des dépêches du Courier de Versailles ; cependant la Noblesse fort occupée du futur, s’assemble fréquemment par brigade sous ses Chefs connus. Ils disent tout bas « que l’Assemblée sera séparée demain, et que les Députés du Tiers auront ordre de retourner dans leurs Villes pour y recevoir d’autres instructions, et revenir le 5 Février prochain, jour auquel de nouveaux Etats seront ouverts ; que M. de Thiars eût prononcé aujourd’hui les paroles de l’hiérophante des mystères Eleusiens : allez, et soyez purs, sans le premier souper qu’il donne, depuis la levée de son excommunication, aux Dames d’honneur de la Duchesse Anne ».

11On dit que les Dames seront rares au souper ; c’est Madame la première Présidente qui en fera les honneurs. Mais si l’ite missa est avait été dit ce matin, aucune n’eut assisté ce soir au banquet ; ce sera demain la fin du monde, puisque les Etats de Bretagne vont finir ! Cependant les Ordres, et sur-tout celui de la Noblesse, ne paraissent pas disposés à consentir à cette asphixie ; ils veulent rester assemblés, et il paraît qu’on va chercher quelque chicane au Gouvernement.

Lettre du Commerce de Nantes, au Club, le 6 Décembre

12Vous avez su, Messieurs, que nous avons envoyé à M. le Directeur des Finances, notre soumission de verser au Trésor-Royal, à titre d’avance, la somme de sept millions que la Province paye tous les ans au Roi ; la régie des devoirs de la Bretagne, fournira de quoi payer le Don-Gratuit et les Rentes dues par les Etats. Nous vous prions, Messieurs, d’en donner avis au Public. Nous sommes, etc.

13Cette soumission est de nature à donner un grand poids aux réclamations du Tiers-Etat, et une force bien active aux réformes que le Roi se propose d’établir. Une seule Chambre du Commerce, proposer de trouver la subvention d’une Province comme la Bretagne ! Que serait-ce donc si le Tiers-Etat du Royaume faisait les fonds de l’année, et se chargeait de combler le déficit, sauf la répartition fraternellement et équitablement affectée sur les deux Ordres récalcitrans ? Il n’y aurait point alors d’Etats-Généraux, dit-on ; ceux qui raisonnent ainsi, par ce seul doute, mériteraient d’en être exclus. Si Messieurs les égoïstes, si, Messieurs les aristocrates, la Nation sera assemblée, mais avec les formes, avec les pouvoirs, avec la majesté qui lui conviennent pour vous juger et vous punir. Louis ne laissera point échapper les plus beaux momens de sa gloire, quand, environné de ses Sujets fidèles, il rouvrira le temple de la félicité publique.

Extrait d’un nouveau Pamphlet - Confession de la Sentinelle adressée au Tiers-Etat de la Bretagne

Épigraphe
O mes amis, vivons en gens de bien,
C’est le parti, croyez-moi, le plus sage ;
Voltair l’a dit, et quoique vaurien,
Par fois il sait tenir un saint langage.

14Cette imitation de l’ouverture charmante du 5^me Chant de la Pucelle, ne prouve pas une grande facilité poëtique ; l’Acteur fait mieux en Prose. On a voulu nous faire croire que M. de Wolney2, après avoir observé au Caire la tyrannie des Mammelucs, était venu poser son microscope sur l’Assemblée des Ducs de l’Armorique, et reconnaître sur-tout s’il était vrai que la Noblesse Bretonne eût à sa disposition des outres remplis de ce vent Samiel, né dans les Marais asiatiques, qui frappe de mort tout ce qu’il cerne dans son tourbillon empoisonné. Nous ne donnons pas facilement dans les conjectures, encore moins dans les Contes ; Ainsi, jusqu’à preuve convainquante que le rival aimable de Savari3 ait écrit la Sentinelle bourgeoise et sa Confession, nous nous donnerons bien garde d’en assurer nos Lecteurs. Quoi qu’il en soit, la Confession de la Sentinelle roturière, contient des faits et des réflexions qui ne sont pas indignes de leur curiosité.

« Tant de gens sont espions pour leur intérêt, que j’ai cru qu’en me chargeant de ce rôle pour l’avantage de mes frères, je ferais œuvre méritoire. Cependant le scrupule ma pris ; javais besoin de quelqu’un qui ne fût pas moins profond en politique qu’en morale… On m’a indiqué un Abbé Commendataire, Commissaire des Etats, (M. l’Abbé de la Biochaye) ; il ma reçu avec cette douceur qui lui est si naturelle4 ; je lui ai proposé mon cas ; son extérieur est venu tout-à-coup sévère ».
« Mon frère, m’a-t-il-dit, vos numéros sont incendiaires… Vous avancez qu’Achitopel5 mon ami, a reçu des Etats, de compte fait, 220,000 livres ; c’est calomnie. Ne voudriez-vous pas d’ailleurs qu’on servît le Public pour rien ? Nous avons déjà vu, avec assez de mécontentement, à la page 54 du compte rendu en 1788, que la dernière tenue à coûté au Roi 552,000 livres ; n’est-ce pas exciter les murmures et la curiosité du Peuple ? Pourquoi lui faire sentir la pesanteur du fardeau ? Les deux premiers Ordres pourront en prendre peut-être une petite partie à titre de commisération ; et nous savons qu’il y aura dans le nombre de vos Députés, plusieurs gens sages que nous avons disposé à applaudir à votre générosité… Vous perdrez donc votre temps ; vos Numéros n’auront plus de Lecteurs. Lisez ma harangue, à la rentrée du Parlement6, et n’oubliez jamais qu’en Bretagne il est de maxime que les graces et les franchises sont le partage des Membres du Clergé et de la Noblesse. Les uns prient pour vous, les autres vous défendent ».
« Cette décision m’aurait confondu sans mon voisin le Dauphinois. Votre oracle, m’a-t-il-dit, avait double intérêt à vous répondre ainsi… Rédoublez de soins, le péril est pressant… J’ai donc repris la plume ».
« Amis et Citoyens, les aînés Nobles étaient en possession d’être nommés à toutes les Places… Enfin, l’intérêt a éveillé les Chevaliers. Ils ont dit : les Carrossiers sont des Oisons ; le Tiers-Etat est passif dans nos assemblées. Si quelques Députés veulent nous éclairer, nous donnerons des bourses de jetons à tout l’Ordre. Nous malmeneront si fort les Barons7, qu’il perdront la manie de venir nous présider. Si le premier Commissaire du Roi ou quelqu’autre personnage nous embarrasse, scission : c’est le grand secret. Alors, nous serons les Maîtres. Présidence à nous, doublement de la taxation de la députation à la Cour ; les Places de Commissaires Diocésains valent 12 à 1 500 livres, et celles d’inspecteurs des Haras ont leur prix dans le Dépôt d’Etalons, dont la dépense est payée sur Mémoire8 ».
« C’est à nous, Amis et Citoyens, à opérer dans la Province, la résolution consommée par les Chevaliers dans leur Ordre ; jamais circonstance ne fut plus heureuse. L’obstination des Nobles peut faire séparer les Etats ; mais ce sera, pour être rétablis sous un meilleur régime, et pour nous retirer de l’avilissement où nous ont réduit les abus ».
« Quels sont les Citoyens auxquels le régime actuel est profitable ?… On ne levait autrefois en Bretagne que des Droits de Gros sur les Boissons, acquittés par tout le monde ; la Noblesse les a fait convertir en Droits de détail. Le produit de cette Ferme est chargé de Dons au profit de la Noblesse. On en distrait en outre 30,000 livres au profit des Nobles. Le Roi leur fait distribuer 20,000 livres sur la recette de ses finances. La Ferme du Port-Louis, montant de 30 à 40 mille livres leur est encore annexée, etc. »
« J’apprends que tous les yeux sont ouverts sur le Président de l’Eglise, et que chaque Parti examine si, Pasteur du troupeau, il prendra pour règle de sa conduite le Verset : Facit judicium injuriam patientibus ; dat escam esurientibus ».