Introduction
p. 9-12
Texte intégral
1LE Bicentenaire de la Révolution a été l’occasion de rappeler le rôle joué par la Bretagne et tout spécialement par la bourgeoisie de Rennes et par les étudiants en droit de sa faculté dans les débuts de l’ébranlement révolutionnaire. C’est à Rennes, dans les dernières semaines de 1788 et surtout en janvier 1789, que le conflit entre Noblesse et Tiers État atteint un premier paroxysme lourd de conséquences pour la suite des événements à Versailles, lorsque les États Généraux y seront rassemblés. Et dans ce premier affrontement, la position de Louis XVI et de son ministre Necker peut surprendre : ils soutiennent la bourgeoisie bretonne dans son combat contre l’hégémonie politique de la Noblesse sur la province.
2La Bretagne, pays d’États, était administrée par un Intendant mais surtout par une Commission Intermédiaire siégeant entre les sessions bisannuelles des États de la province, représentant de façon très inégalitaire les trois ordres qui en constituaient la population. Tout noble, majeur et possédant fief, pouvait siéger aux États, et il en venait, tous les deux ans à Rennes, entre 600 et 1200, alors que le Clergé n’était représenté que par une quarantaine de députés tout comme le Tiers État constituant pourtant les 95 % des quelques 2,5 millions d’habitants que devaient compter les neuf diocèses bretons. Si l’on ajoute que tous les députés du Clergé étaient nobles et que ceux du Tiers, maires des villes principales, étaient soit anoblis, soit en voie de l’être, on peut en déduire que les États de Bretagne étaient aux mains de ce qu’on pourrait appeler un lobby aristocratique, tout puissant et plein de morgue à l’encontre de la roture.
3On sait que la convocation des États Généraux provoqua, dans le royaume, un retournement de la situation politique. Jusqu’en octobre 1788, la Noblesse apparaît comme l’ultime rempart contre les abus de l’absolutisme fiscal de Versailles. Grâce à l’obstination des 13 Parlements du royaume qui refusaient d’enregistrer tous les édits instaurant une réforme de la fiscalité royale pour accroître les revenus de la monarchie, largement ébréchés par la guerre d’Amérique et les largesses de Colonne, les magistrats nobles de ces Cours de justice entretiennent leur image de « pères du peuple » et de défenseurs des libertés provinciales. En fait le maintien du statu quo fiscal profitait surtout aux privilégiés, essentiellement nobles. Pour briser la résistance des Parlements, le contrôleur général des finances, Loménie de Brienne et le chancelier Lamoignon voulurent, en 1787, enlever aux Parlements, leur droit de remontrance qui permettait à ces magistrats de refuser un édit royal s’ils le jugeaient contraire au droit coutumier de leur province. Cette précaution destiné à sauvegarder le particularisme provincial était devenue une arme pour conserver leurs privilèges.
4Les Parlements parvinrent à mobiliser l’opinion en dénonçant le despotisme ministériel, la fin des libertés provinciales et l’appétit insatiable du fisc royal et des fermiers généraux dont les fortunes rapides et fabuleuses insultaient à la médiocrité et à la misère des deux-tiers de la Nation. Les ministres cherchèrent à briser la résistance des Parlements en assignant à résidence les magistrats les plus turbulents, en faisant enregistrer autoritairement les édits contestés, mais l’opinion et le peuple lui-même, alarmés par les rumeurs de suppression des Parlements, immanquablement suivie d’un raz-de-marée fiscal, multiplièrent protestations et émeutes, surtout dans les villes parlementaires (Paris, Dijon, Grenoble, Rennes etc.). Les émeutes répétées et les pressions de la Cour incitèrent Louis XVI à reculer et il finit par accepter la solution que proposait la Noblesse : la convocation des États Généraux qui restituerait à la Nation son droit fondamental à consentir l’impôt et donc à fixer le montant des augmentations nécessaires et la nature de la réforme fiscale. En fait c’était une défaite cinglante pour l’absolutisme bourbonien et la promesse pour la Noblesse provinciale de récupérer une influence politique en obligeant le roi à partager son pouvoir avec une Assemblée que l’on espérait désormais périodique sinon permanente et toujours dominée par les ordres privilégiés. C’est cet épisode, qui atteint son paroxysme lors du premier semestre de 1788, que les historiens considèrent comme une Pré-Révolution opposant l’absolutisme régalien à la volonté nobiliaire d’imposer au roi une limitation de son pouvoir souverain.
5La lutte avait été particulièrement chaude à Grenoble et à Rennes et dans les deux provinces concernées, Dauphiné et Bretagne, les événements vont prendre une tournure différente symbolisant les deux attitudes possibles des privilégiés face au problème que ne va pas tarder à poser la convocation des États Généraux. Le roi, en sollicitant habilement l’opinion publique sur les réformes souhaitables, posa indirectement le problème de la représentation du Tiers État dans la future Assemblée et donc celui de la mainmise des privilégiés sur les États Généraux. Visiblement, Versailles n’avait guère apprécié la remise en cause de l’absolutisme et jouait le Tiers État contre la petite et moyenne Noblesse de façon à imposer le pouvoir arbitral du souverain. La bourgeoisie, prenant conscience de son poids et de ses talents, se mit à exiger le doublement de la députation du Tiers État dans la future Assemblée où les votes ne seraient plus recueillis séparément par ordre, mais décomptés par tête dans une salle unique, c’était la fin de la suprématie des privilégiés !
6La Noblesse refusa toute remise en cause de son hégémonie politique et il s’en suivit un violente confrontation par brochures et pamphlets interposés. Quantitativement et qualitativement, la protestation du Tiers l’emportait surtout lorsque Sieyès, un abbé qui combattait pour les roturiers, y ajouta, en janvier 1789, sa fameuse démonstration en faveur du troisième ordre qui ne voulait plus continuer de croupir dans sa nullité politique : « Qu’est-ce que le Tiers État ? Tout ! Qu’est-il aujourd’hui ? Rien ! Que veut-il devenir ? Quelque chose ! ».
7Dès juillet 1788, au château de Vizille, près de Grenoble, une assemblée des représentants de la province du Dauphiné, où la députation du Tiers État équivalait à celle des privilégiés, réclama la résurrection des États de la province mais surtout Noblesse et Clergé y acceptèrent le doublement du Tiers et le vote par tête aux États Généraux.
8En mai et juin 1788, à Rennes, ville qui tirait une large partie de ses ressources de la présence du Parlement, le Tiers État tout entier, avocats et boutiquiers, suppôts de justice et étudiants en droit, sans oublier les plus misérables qu’on mobilise avec quelques pièces habilement distribuées, s’était coalisé avec « nosseigneurs » du Parlement pour résister aux édits royaux. On malmena l’Intendant et le commandant militaire de la province qui venaient d’imposer l’enregistrement des Édits. On montra du doigt les partisans de la réforme et on les condamna à une sorte de quarantaine mondaine. Versailles répliqua en refusant de recevoir une députation de douze nobles envoyée pour plaider la cause du Parlement et qui furent mis à la Bastille pour s’être obstinés, du 1er au 15 juillet 1788, à assiéger les ministres, à provoquer des réunions dans Paris pour y exhorter les grands noms de la Noblesse bretonne, bien en Cour, à intervenir en leur faveur. Le 24 juillet, un autre députation fut envoyée par le Parlement réuni au château du Pargo près de Vannes, mais un ordre du roi l’arrêta à Houdan, à quinze lieues de Paris. Quant aux embastillés, relâchés après la nouvelle reculade du pouvoir, Rennes leur fit un accueil triomphal, au début du mois d’octobre 1788, et l’on dansa jusqu’à l’aube pour célébrer le courage et la générosité des champions des libertés Bretonnes.
9Mais les lampions de la fête à peine éteints, la situation se retourna brutalement, du fait de la question de la représentation du Tiers aux États Généraux. L'affrontement fut d’autant plus violent en Bretagne, qu’au conflit né de la réforme des futurs États Généraux s’ajoutait celui suscité par la tenue, prévue fin décembre 1788, des États de la province. Les armateurs et négociants nantais, les avocats et les édiles rennais dénoncèrent l’injustice de la représentation du Tiers État breton encore plus scandaleuse que celle imposée par l’ancienne réglementation des États Généraux du royaume. Dans toute la province, dès novembre 1788, à l’imitation des villes principales, les municipalités, les corps de métiers, les paroisses s’assemblèrent et exigèrent pour les États de Bretagne, la création d’une députation de la Noblesse à l’image de celle des deux autres ordres et le doublement du nombre des députés du Tiers État pour équivaloir à celui des deux ordres privilégiés.
10La Noblesse bretonne ne voulait rien savoir et le Parlement de Rennes condamna comme illégales et attentatoires à l’ordre public, les assemblées réunies par les partisans des réformes. On parla de prison et d’amendes. Rien n’y fit et les « patriotes » du Tiers annoncèrent que leur ordre ne siégerait aux États que si la Noblesse acquiesçait, au préalable, à leurs demandes. Des pamphlets périodiques, financés en sous-main par le ministère, apparurent dès novembre 1788. À Rennes, la fameuse Sentinelle du Peuple fit école en dénonçant avec une ironie cinglante l’archaïsme rétrograde des champions de la Noblesse qui se croyaient encore au temps de Philippe le Bel, quand on pouvait impunément sabrer la canaille. L'empoignade fut telle que l’opinion éclairée des lecteurs des papiers politiques et des gazettes françaises ou étrangères, tout particulièrement à Paris, en vint à estimer que la session des États de Bretagne serait une sorte d’avant-première des États Généraux et l’on se demandait qui allait l’emporter des partisans de la réforme ou des privilégiés.
11Les États de Bretagne réunis dans les tous derniers jours de décembre 1788, la Noblesse venue massivement siéger opposa aux exigences du Tiers, une fin de non recevoir, arguant des besoins pressants du roi qu’il fallait satisfaire en priorité, le reste viendrait à son heure et en temps voulu. Les leaders du Tiers en vinrent à prôner le boycott des États tandis que les incidents se multipliaient dans les rues, les cafés à la mode et les salles de spectacles où s’affrontaient étudiants en droit et aristocrates arrogants et exaspérés par les prétentions intolérables de tous ces bourgeois. Le blocage de la situation fut renforcé par la publication du règlement de la convocation des États Généraux (27 décembre 1788) que les « patriotes » bretons prirent pour un encouragement venant du roi, dans la mesure où il accordait le doublement de la représentation du Tiers et imposait à la Bretagne, pour la désignation des députés, la procédure électorale générale du royaume, en ignorant superbement les États de la province. Or la Noblesse estimait que la députation envoyée à Versailles devait être désignée par l’assemblée de la province et refusa de participer à une élection contraire à la « constitution bretonne » et aux engagements pris par la monarchie deux siècles et demi auparavant, lors de la réunion de la Bretagne à la couronne.
12Dès les premiers jours de janvier 1789, parut à Rennes, non plus un pamphlet, mais un véritable journal, hebdomadaire, qui prétendit rendre compte des efforts des patriotes pour faire triompher leur cause et des machinations des privilégiés pour imposer le statu quo... Ce journal, Le Héraut de la Nation, va paraître régulièrement, toutes les semaines, jusqu’à la fin du mois de juin 1789, lorsque le Tiers État finit par imposer au roi et à la Cour, le principe de la souveraineté nationale, en obligeant le roi à accepter la réunion des trois ordres en une assemblée unique, votant ensemble les décrets élaborés à la seule initiative de cette même assemblée.
13Alors que les pamphlets permettent de mesurer à quel degré d’incandescence politique on en est arrivé à Rennes cinq mois avant la réunion des États Généraux, Le Héraut de la Nation élargit le champ d’observation à la province tout entière, nous renseigne sur l’impact du conflit suscité par la session des États de Bretagne dans le reste du royaume et s’étend longuement sur les circonstances et les retombées des affrontements violents des 26 et 27 janvier 1789 aux abords du Parlement et de l’église où siégeaient les États de la province... Par delà les options politiques de son rédacteur, le Héraut permet de se faire une idée du niveau de la culture politique dans une capitale provinciale et de la radicalité précoce de certaines prises de position énoncées ou rapportées par ce journal. Si le Dauphiné apparaît ainsi comme le prototype de la province réformiste où les thèses du Tiers sont acceptées par une Noblesse acquise aux Lumières, la Bretagne semble pouvoir devenir, dès le printemps de 1789, comme un bastion de la réaction nobiliaire et notre journal semble y redouter une possible guerre civile, tant les positions des deux camps ont engendré d’engagements exaltés qui laissent craindre le pire.
14Mais la réunion des députés à Versailles provoque un changement de focale et les événements liés à l’ouverture des États prennent désormais une place prépondérante.
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