Entre théorie et pratique de la Terreur : un essai de balisage
p. 39-52
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Texte intégral
1Cette communication se propose d’analyser certaines causes de l’impasse qui tend à se reproduire dans l’historiographie de la Terreur et qui mène souvent le débat portant sur cet aspect crucial de la Révolution dans un cul-de-sac interprétatif. Lorsqu’il est question de la Terreur en effet, une attraction fatale pousse les historiens à s’empêtrer dans un terrain dense d’antinomies qui non seulement figent toute interprétation, mais qui produisent aussi un blocage sur le plan heuristique.
2Un rôle important dans cette direction est joué par la tendance aux explications monocausales. Certes on ne peut pas ignorer le charme et la rentabilité polémique (et même médiatique) de ce genre d’explications : elles ont l’avantage d’être claires et nettes au prix, bien entendu, d’un certain taux de simplification, voire de banalisation. Ce penchant est d’ailleurs alimenté et entretenu par les contraintes d’un combat idéologique qui se noue dans la contemporanéité et qui est systématiquement rétroprojeté dans le passé.
3Toujours est-il que la Terreur est difficilement analysée contextuellement ; elle tend au contraire à être extrapolée hors de son contexte et à être soumise à une œuvre de conceptualisation qui devient le terrain privilégié d’anachronismes. Ainsi dès Thermidor commence la réflexion sur la Terreur et cette réflexion se poursuit à chaque étape ultérieure de l’histoire de France donnant lieu à un paradigme en évolution, une sorte de catégorie mouvante de la pensée politique. Thermidor, le Directoire, le Consulat et l’Empire, la Restauration et ainsi de suite, sont autant de filtres successifs qui modifient ce paradigme en fonction de la sensibilité politique du moment. Le stéréotype s’éloigne ainsi de plus en plus de son origine concrète, de sa matérialité même, pour servir toutes sortes de réflexions politiques sur l’histoire de France jusqu’à symboliser par métonymie la Révolution en elle même.
4Toute féconde que cette pratique puisse se révéler pour éclairer, grâce à l’apport d’un questionnement tiré du présent, des aspects de la Terreur restés dans l’ombre auparavant, le recours systématique à l’anachronisme ne va pas sans comporter un certain nombre d’inconvénients et engendrer des antinomies. Que l’on songe à l’offensive de François Furet et de son école, hantée manifestement par le thème du « Goulag » et stimulée par la campagne alors en cours contre les régimes socialistes, parvenus au dernier stade de leur existence. Cette opération a permis de mettre en pleine évidence ce que d’autres écoles historiques tendaient à sous-estimer au nom d’une certaine solidarité rétrospective, plus ou moins avouée, avec ce qu’elles ressentaient comme une sorte d’inévitable « raison d’État » révolutionnaire. Néanmoins, cette même interprétation critique est restée en quelque sorte prisonnière de la conjoncture « soljénitsienne » qui l’avait inspirée, devenant bientôt vieille et dépassée non seulement idéologiquement, mais surtout par rapport à l’évolution tumultueuse des événements contemporains mêmes.
5Exorcisme rétrospectif, d’une part, ainsi que paradigme absolutoire, de l’autre, créent néanmoins à l’égard de la Révolution et en particulier de la Terreur un système dichotomique, conceptuellement pauvre, qui se fige autour de la célèbre question de savoir si la Révolution est plus ou moins à concevoir comme un bloc, une formule bien galvaudée dont on a surestimé à mon sens la potentialité explicative, pour en faire un lieu commun somme toute assez simpliste. Au-delà des formules plus ou moins séduisantes ces deux approches, quoique antagonistes, ont recours à un même critère méthodologique, celui de la rétroprojection idéologique. Si l’on songe enfin à la charge émotionnelle de longue durée suscitée par la Terreur on comprend pourquoi extrapolation et anachronisme sont devenus la règle autour d’un sujet qui, au lieu de se refroidir, se surchauffe à chaque fois qu’il est question d’une pratique terroriste dans la contemporanéité.
6Particulièrement lourd et contraignant à ce sujet a été, comme tout le monde le sait, le télescopage réciproque entre révolution française et révolution bolchevique, produit d’une série d’analogies forcées en vue d’un légitimation ou d’une délégitimation combinées de ces deux phénomènes ; ceci entraîne un va et vient plus ou moins implicite chez plusieurs historiens entre dictature du prolétariat et dictature du Comité de salut publique.
7La vague longue de ce combat, qui s’est reproduit avec une surprenante itérativité jusqu’à l’effondrement de l’Union Soviétique peut être considérée comme le dernier grand combat idéologique autour de la Terreur, régi par l’effort de trouver dans la Révolution française des précédents positifs ou négatifs à la révolution russe de 1917 et réciproquement de projeter rétrospectivement le jugement favorable ou hostile à la révolution russe pour lui attribuer ou enlever un précédent de valeur.
8Ces attitudes anachroniques ont comporté des dérives encore plus triviales du point de vue historiographique. D’une part, la tendance à relativiser les aberrations de la Terreur, si ce n’est par complicité rétrospective, certainement par une sorte de proximité idéale avec cette phase de la Révolution ; d’autre part, la tendance à absolutiser le jugement porté sur cette expérience historique, jusqu’à en faire un mal absolu, une sorte de « diable en histoire » ; la condamnation idéologique sans appel se nourrit ici d’une culture de l’exorcisme sans égard à une analyse du contexte plus approfondie ou nuancée : d’où le prétexte pour diaboliser implicitement toute forme de changement radical sur le plan politique ou social.
9Ces attitudes militantes et les analyses qu’elles ont produites nous apparaissent aujourd’hui irrémédiablement datées1. Liées à une saison historiographique révolue, elles végètent dans le domaine de la vulgarisation dont on connaît l’inertie ; du point de vue scientifique elles s’avèrent inutilisables : l’effondrement des régimes socialistes, les plaçant automatiquement en porte-à-faux, les a condamnées à l’obsolescence.
10Sur un autre versant, il faut remarquer l’effort, de la part de l’historiographie marxiste, de sauvegarder à tout prix l’intégrité du moment radical et populaire de la Révolution, par le refus obstiné de reconnaître dans la Terreur toute forme de « dérapage ». Ce concept lésait en quelque sorte à ses yeux la sacralité de la Révolution comme acte fondateur dans ce qu’il avait d’éminemment populaire et démocratique et brisait implicitement une continuité idéale avec les révolutions prolétariennes à venir, auxquelles la Révolution française aurait dû au contraire passer le témoin et servir de référence.
11L’idée d’un dérapage bouleversait toute continuité idéale avec les futurs héritiers « naturels » de la Grande Révolution, dans le projet d’émancipation de l’humanité. Ce même concept de dérapage risquait de mettre en cause toute forme de radicalité, y compris le jacobinisme et par là même le bolchevisme qui s’y rattachait plus ou moins implicitement. La soudure somme toute incongrue entre jacobinisme et bolchevisme se trouvait ainsi partagée par ceux qui tendaient à dénoncer ou à exalter cet axe. Détacher 93 de 89 revenait par conséquent à désancrer la révolution bourgeoise de la révolution prolétarienne qui aurait dû au contraire en être le prolongement ; celle ci se trouvait plutôt rattachée à la dérive radicale, à la Terreur, sa forme en quelque sorte dégénérée, ce qui obligeait l’historiographie marxiste à une défense d’office qui la poussait à s’accrocher à l’idée d’une soudure-continuité intégrale et sans faille ; ce réflexe défensif, lui aussi saturé d’anachronisme, était néanmoins une pierre que cette historiographie s’attachait au cou et qui devait la couler, car cela impliquait la renonciation à une étude de la dynamique même de la Terreur. C’est, encore une fois, l’effondrement des régimes socialistes qui devait intervenir pour briser cette défense d’office.
12L’histoire de l’historiographie de la Terreur est donc un terrain très particulier, distinct de celui de la Révolution en général qui attend encore une étude approfondie ; elle devrait arriver jusqu’à nos jours et prendre en compte non seulement les facteurs politiques et idéologiques, mais aussi les aspects psychologiques, émotionnels et biographiques qui ont poussé de nombreux historiens, hantés par le passé, à s’enliser si profondément dans un terrain d’anachronismes croisés. Face à cette tradition historiographique ancienne et consolidée, qui a la surprenante tendance à se reproduire, et aux paradigmes politiques qu’elle n’a cessé d’engendrer, le risque est de s’éloigner de plus en plus de la Terreur proprement dite, jusqu’à ne pas savoir de quoi l’on parle ou, en l’occurrence, à ne pas parler toujours de la même chose. Le fait de superposer systématiquement une théorie de la Terreur à la Terreur concrètement appréhendée risque de brouiller ultérieurement le débat. Que ce soit la théorie élaborée à chaud par les contemporains en vue d’auto légitimer leur action, ou des paradigmes politologiques élaborés post-factum, ou des phantasmes véhiculés par la Terreur qui se reproduisent jusqu’à notre présent, ces deux plans, tout contigus ou enchevêtrés qu’ils soient, méritent une distinction conceptuelle. Assimiler immédiatement le discours sur la Terreur à la Terreur directement agie et exercée ne contribue certes pas à éclairer les choses, malgré ce qu’on peut continuer à écrire à ce sujet2.
Histoire et historiographie
13Le caractère particulièrement pénétrant des premières réflexions sur la Terreur élaborées à chaud à l’époque thermidorienne et postthermidorienne a sans doute encouragé cette forme d’enchevêtrement ; cela a amené certains historiens à en faire une sorte de paradigme officiel de référence. Cette opération a créé l’illusion de pouvoir épuiser le sujet en remplaçant par ces réflexions une analyse plus large et documentée.
14Il est sans doute vrai, comme le souligne Mona Ozouf, que cette première historiographie a le grand mérite de cerner les grands lignes conceptuelles d’interprétation de la Terreur qui seront calquées mutato nomine par l’historiographie ultérieure et de verser au dossier un ensemble d’analyses extrêmement riches et éclairantes. Mais on peut difficilement estimer que ces réflexions épuisent le sujet ou puissent remplacer l’étude de la Terreur in fieri. Il n’est donc pas question de contester la mise en valeur de l’historiographie thermidorienne, qui s’avère en fait de grand intérêt, mais plutôt la superposition de concepts à un phénomène dont on risque de ne plus saisir la genèse ni la dynamique concrète.
15Le prisme de la mémoire individuelle des contemporains, sur lequel se fonde la réflexion à chaud, ne rend pas compte de façon nécessairement fidèle de ce phénomène et peut s’avérer déformant, même s’il permet de tracer des coordonnées importantes et utiles à la réflexion historiographique et nonobstant la longévité de certaines de ces intuitions. Le climat post-révolutionnaire, comme il est bien connu, est hanté par la Terreur par son aspect dramatique et en même temps énigmatique. Terreur pratiquée, repensée, rappelée, évoquée, fantasmée, exorcisée ne sont pas forcément la même chose. Il importe encore une fois de savoir de quoi on parle pour s’entendre entre historiens et faire avancer le débat.
16Certes, théorie et pratique de la Terreur restent à plusieurs égards très liées et même contiguës, ne serait-ce que par le fait qu’une première théorie de la Terreur est concrètement exploitée par ceux qui l’ont mise en œuvre comme source d’autolégitimation et brandie comme une arme contre leurs adversaires : elle s’incorpore par ce biais à la pratique même de la Terreur. Définir la Terreur revient, à l’époque, à délimiter le périmètre de la Cité et par cela même à décréter ceux qui en sont exclus : elle agit par là comme forme implicite d’intimidation et donc comme expédient de gouvernement.
17Néanmoins, théorie et pratique de la Terreur méritent de demeurer conceptuellement distinctes car elles ne coïncident pas, surtout si l’on tient compte de l’angle d’observation différent. L’effort de tirer un bilan critique de la Terreur ne peut pas remplacer l’analyse de sa genèse : son essor concret se manifeste à une époque où on ne connaissait pas encore la fin de l’histoire ; pour banale que cela puisse sembler, le bourreau Sanson ne savait rien de ce que Benjamin Constant ou Madame de Staël auraient bientôt écrit sur la guillotine.
18La conscience des apories engendrées par le placage systématique d’une théorie de la Terreur à la Terreur concrètement agie a fini par engendrer une réaction de la part des historiens dont se faisait porte-parole, il y a déjà une dizaine d’années, Jean-Clément Martin.3. Dans ce texte il relançait un certain nombre de questions ; avant tout sur le rôle de la Contre-Révolution – phénomène symétrique à la Terreur – rappelant que « la Terreur apparaît trop souvent comme un ring sur lequel il n’y aurait eu qu’un seul boxeur distribuant des coups à l’aveugle et se blessant lui même à la fin » et plaidant surtout pour reconnaître aux révolutionnaires ainsi qu’aux contre-révolutionnaires un statut d’individus « historicisés ». Il exhortait à « exempter la Révolution française d’une spécificité métaphysique pour la voir comme un épisode de luttes parmi d’autres » où « ce qui se produit relève alors de ces paroxysmes violents que sont toutes les guerres civiles ». D’où l’intérêt à explorer à fond la dialectique entre Terreur et Contre-Révolution qui n’a rien d’imaginaire.
19Il suffit donc de renoncer à une lecture univoque de la Terreur pour qu’un vaste domaine d’enquête s’ouvre à l’historien. La preuve nous est donnée par toutes les recherches qui, ces dernières années, ont affronté l’analyse du fonctionnement de la Terreur et de ses instruments4. Elles découvrent par exemple que certains de ses rouages fonctionnent différemment dans des lieux et des situations différents et que par conséquent change aussi l’usage politique qu’on en fait.
20En effet ce qui apparaît, en termes théoriques, comme un phénomène somme toute unitaire et compact, tend de plus en plus à se décomposer en une grande variété d’expressions diversifiées quant à leur intensité et à leur application. On serait même tenté de parler non pas d’une Terreur, mais de plusieurs Terreurs ou de différentes façons dont se décline la Terreur. Cela non pas pour dissoudre toute conceptualisation au bénéfice d’une pluralité amorphe de cas spécifiques, mais en vue d’une définition plus rigoureuse d’un phénomène qui, perçu sur le terrain, se révèle de moins en moins univoque et de plus en plus polymorphe.
21Souligner la variété des aspects liés à la politique terroriste ne revient pas pour autant à diluer ou à relativiser les responsabilités de la Terreur, ni à évacuer toute discussion portant sur sa nature et sur les grands enjeux de la question. Si, au niveau théorique, la Terreur est appréhendée comme un phénomène unitaire et compact, dans la pratique concrète elle se décompose en une grande variété de manifestations. Le défi pour l’historien est celui de maîtriser et d’interpréter conceptuellement cette réalité multiforme, sans la banaliser.
22La Terreur à l’œuvre ne se réduit pas à la guillotine, son symbole pourtant plus éloquent ; elle sous-tend au contraire une structure plus complexe. Il importe donc de rouvrir l’éventail des questions à poser et des études à poursuivre, car il semble bien que l’abus d’investissement idéologique ait poussé les historiens à déserter ce terrain et à déplacer les enjeux5.
23Dans ce but il faut essayer une remise en contexte et l’élaboration d’un certain nombre de coordonnées, au delà des grands affrontements idéologiques contemporains. Et ceci en remontant d’abord à une époque antérieure de la Révolution quand les acteurs et les spectateurs ne connaissaient pas encore le dénouement ultérieur et où plusieurs possibilités étaient encore ouvertes : la Terreur n’était alors ni nécessaire ni inévitable, comme l’ont prétendu par la suite – de façon curieusement semblable – les versions apologétiques aussi bien que les plus hostiles à la Révolution. Au lieu de s’interroger sur le « taux » de Terreur contenu dans le code génétique de la Révolution, il importe de comprendre le sens de certains choix politiques et leur responsabilité concrète dans son déclenchement. La Terreur est une partie de la Révolution, vit et se développe en son sein et en représente une modalité particulière, avec une culture du tragique qui est tout à fait inhérente aux révolutions ; il ne s’agit tout de même pas d’une immanence métaphysique, ni d’une consubstantialité, comme on l’a prétendu. La Terreur a donc son histoire avec des étapes qu’elle franchit selon un rythme et une modulation particuliers qui restent à explorer, ce qui revient à en étudier la genèse et l’évolution.
24Sur ce plan, j’estime encore fondamental l’apport fourni à la discussion par Bronislav Baczko, lors du colloque sur la Terreur de 1992 à Stanford6. Dans son intervention Baczko conteste la possibilité d’identifier un dessin politique qui anticipe la Terreur. « Tout se passe – remarque-t-il – comme si les acteurs politiques n’étaient pas rentrés d’un seul coup dans la Terreur, mais avaient glissé vers elle, par toute une série de dénivellements ». Ces remarques l’amènent à conclure qu’on ne rentre pas dans la Terreur comme dans un projet politique préconçu, mais plutôt on s’y enlise.
25Il est évident que cet éclairage change radicalement la donne par rapport aux positions traditionnelles en la matière et coupe court à un débat dont on a déjà souligné la stérilité. Ni prévue ni projetée, la Terreur s’était pourtant construite « en mettant en œuvre des matériaux déjà produits et accumulés pendant la Révolution » : la Terreur ne venait pas à la Révolution de « l’extérieur » : elle était donc « son produit, son invention propre ». S’il s’agit effectivement, quoiqu’on en ait pu dire, d’une réponse aux circonstances, les conditions de possibilité de la Terreur, voire ses virtualités, seraient à rechercher dans les particularités des expériences révolutionnaires antérieures. Par rapport à cette expérience la Terreur s’installerait donc à la fois comme continuité et comme rupture.
26Nous trouvons ici une vision souple et dialectique qui permet de concevoir un glissement progressif vers la Terreur, par l’intervention de facteurs qui, tout inhérents à la Révolution, n’étaient pas prédestinés à y jouer ce rôle spécifique : « La Terreur « virtuelle » [conclut Baczko très clairement] n’en est pas une » jusqu’au moment où il n’y a pas un passage effectif à l’acte. Le chemin est ouvert ainsi à l’étude concrète de ce passage à l’acte qui implique une vision dynamique du phénomène et le repérage des conditions concrètes qui doivent se présenter pour que ce passage ait lieu.
27De ce point de vue un autre aspect important est à souligner. Si la Révolution produit certains matériaux que la Terreur va par la suite élaborer et incorporer, on ne peut pas en déduire que toute manifestation préalable de radicalité représente un laboratoire politique de la Terreur, une sorte de Terreur avant la lettre ; ceci reviendrait à une conception téléologique et déterministe : les choses, répétons-le, pouvaient aller différemment.
28Il ne suffit donc pas d’entasser en vrac et d’assimiler une série de composantes telles que la violence, la radicalité, la surenchère, le militantisme, le centralisme, la répression, la prévarication – comme on en a souvent l’habitude – et d’en faire sans plus d’analyse l’antichambre de la Terreur. Cela signifie enlever au phénomène sa dynamique pour en faire une sorte de Golem immanent à toute forme de changement politique et social ou même le paradigme de tout totalitarisme à venir. Réciproquement il ne faut pas penser non plus que la Terreur émerge soudainement, telle Minerve de la tête de Jupiter, comme pure contingence et simple réponse aux événements.
29Pour sortir de cette antinomie, c’est une lecture génétique qui s’impose, à mon sens, visant à cerner dans son ensemble toute la parabole terroriste ; cette parabole, nullement inscrite dans le code génétique de la Révolution, mais pourvue d’un dynamisme propre, reste en tout cas à étudier de près car elle se développe, se transforme, se précise au fur et à mesure, en cours de route.
30Les derniers travaux sur ce sujet nous suggèrent que la violence ne suffit point à définir conceptuellement la Terreur et qu’elle n’attend pas non plus la Terreur pour s’exprimer, même sous ses formes paroxystiques ; il y a toute une historique de la violence révolutionnaire qui ne coïncide pas forcément avec celle de la Terreur et qui ne s’épuise pas avec elle. Il en est de même pour la radicalité, un phénomène régi par une logique complexe, indépendante de la Terreur et qui ne s’identifie pas avec celle-ci ; si la radicalité débouche sur la Terreur, elle a néanmoins une existence et une origine distinctes et autonomes. Ces exemples nous démontrent que, pour éviter toute assimilation impropre et hâtive entre expériences et concepts distincts, et pour mieux avancer à la fois dans la recherche concrète et dans l’effort de conceptualisation, un nouvel essai de balisage plus précis de la notion de Terreur s’impose qui ne néglige pas sa dimension théorique, mais qui tienne compte surtout de sa nature politique concrète.
31Car on ne peut pas parler de Terreur en tant que telle que lorsqu’elle devient un système de pouvoir et de gouvernement (Baczko) dont violence et radicalité ne sont que des ingrédients. À ce sujet un certain nombre de questions se posent : quel est le taux de radicalité physiologiquement compatible avec un acheminement progressif de la Révolution, sans que le système s’emballe ; de même, quel est le taux de violence qu’une société peut « naturellement » absorber et métaboliser sans susciter une réaction répulsive large et généralisée ? Faute, entre autres, d’avoir répondu à ces questions, les révolutionnaires se sont enlisés dans un mécanisme de plus en plus autoréférentiel qui les a amenés à la Terreur : le problème est donc de savoir, hors de toute simplification et raccourci, quand et comment violence et radicalité s’institutionnalisent et parviennent à devenir le support même d’un système.
32Ces quelques remarques, formulées à partir des éclairantes observations de Baczko, nous amènent à croire qu’il n’y a pas là qu’un seul facteur qui évolue jusqu’à donner lieu à la Terreur, mais plutôt une série de facteurs qui se fondent et débouchent vers la Terreur, suivant des formes et des combinaisons souvent différentes. Or, ce qui frappe est de constater que le résultat de ce processus est qualitativement différent de la simple somme des termes qui le composent. Et c’est justement la synthèse de ces facteurs qui fait de la Terreur un système. Cela se passe sans doute à l’insu des protagonistes mêmes qui, comme dans l’apprenti sorcier, ignorent l’effet cumulatif de ces éléments une fois rassemblés et subsumés à une seule étiquette politique. Par une sorte d’hétérogenèse des fins ils rassemblent des matériaux divers en recyclant d’anciennes pratiques ainsi que les nouvelles formes d’affrontement politique issues de la Révolution : c’est ainsi qu’émerge donc la Terreur proprement dite en tant que noyau systémique. Si elle n’est nullement programmée, il est vrai que les révolutionnaires s’habituent rapidement à la grande rentabilité et aux potentialités que ce système livre à leur action politique et s’en intoxiquent assez facilement. Ce potentiel est découvert in itinere et cyniquement exploité dans la lutte politique qui déchire la France ; ce n’est que par la suite qu’il est théorisé comme forme provisoire d’altération des principes démocratiques en vue de dépurer la société de ses déchets et de ses ennemis : voilà une formule politique inédite qui ne trouve pas de précédents et qui ne se résume pas dans une seule de ses composantes.
33Cette lecture de la Terreur – différemment de la plupart des interprétations « idéologiques » – non seulement ne se résout pas en soi même, mais sollicite, au contraire, un large programme d’enquête en mesure de faire sortir la réflexion de la Terreur de la condition d’atrophie où elle me semble verser actuellement. Si la volonté de ramener ce phénomène à un seul noyau conceptuel inspire une vision univoque de la Terreur, l’approche qu’on voudrait proposer ici est différente et se propose d’en distinguer les composantes et d’en mettre en évidence toute la complexe articulation.
34Parmi les questions qui se posent à ce niveau il y a par exemple celle de savoir comment et quand la Terreur est conçue comme forme achevée apte à devenir un paradigme politique. Car confondre un emploi conjoncturel de certains critères de gestion du pouvoir avec sa forme structurée nous pousse à imaginer un dessein préalable qui vraisemblablement n’existait pas et à donner une rationalité rétrospective et une intentionnalité à des choix dictés par une forme de pragmatisme, somme toute aveugle et inconscient des conséquences qu’il allait provoquer. Plus qu’une forme de gouvernement consolidée il convient d’envisager au départ une façon possible de gouverner l’urgence, autrement dit – comme nous allons voir – une tentative de gouverner l’ingouvernable.
35Le problème est donc celui de savoir concrètement comment la Révolution se mesure avec certaines situations, par le recours à la culture politique dont elle dispose et par conséquent comment l’option terroriste s’impose progressivement : à savoir comment glisse-t-on dans la Terreur ? Dans ce but, je propose une certaine articulation dans l’analyse de la Terreur qui nous permette de ne pas mêler différents plans et de parler autant que possible le même langage. Cette grille, qui n’est qu’une hypothèse de travail, envisage au moins trois secteurs d’enquête distincts : la Terreur revendiquée, la pratique de la Terreur et la théorie de la Terreur, voire la Terreur théorisée.
La Terreur revendiquée
36Dans la Terreur revendiquée par les couches populaires parisiennes et par les foules révolutionnaires en action, un rôle tout à fait extraordinaire est joué effectivement par les « circonstances ». Derrière cette revendication il y a la peur qui sévit avec une extrême virulence. Et les stimulateurs de la peur ne sont nullement imaginaires : la guerre, la Vendée, le sentiment d’encerclement et de trahison, l’assassinat de certains révolutionnaires très en vue sont à l’origine d’une insupportable tension politique qui débouche sur des formes bien connues de panique collective. C’est donc ici que la théorie des circonstances intervient et trouve pleine et pertinente application. Nous sommes dans le domaine de l’effroi et du désir de vengeance7 qui se transforment en volonté punitive directement appliquée ou revendiquée. Qui plus est, cette attente populaire, qui se manifeste sous une forme primaire et spontanée, devient bientôt politique et, en tant que telle, incontournable : elle interpelle directement les avant-gardes dont elle met ainsi en discussion la légitimité même.
37On est loin des débats parlementaires et des grandes questions de principe sur les droits de l’homme et sur la vertu. Dans l’épaisseur concrète de la société révolutionnaire, la Terreur tient d’un réflexe spontané lié à son corrélatif, le thème des subsistances, qui progresse dramatiquement par son propre dynamisme et comporte une relecture des droits de l’homme inspirée, on le sait, par une économie morale qui préconise concrètement le droit à l’existence. Ce droit est acquis par le peuple non seulement en fonction de la tradition, mais en fonction du rôle qu’il prétend avoir joué dès le début dans la Révolution.
38Droit à l’existence, thème des subsistances et de la vie chère, volonté punitive contre toute forme d’abus vont former ce que j’appelle l’imaginaire politique populaire, que le poids des « circonstances » tend justement à radicaliser. Le peuple qui a adhéré à la Révolution et ne cesse de faire des sacrifices pour sa défense réclame une réaction exemplaire contre les menaces qui le hantent. L’expérience de la lutte politique au niveau local, l’essor imprévisible de porte-parole populaires qui manifestent un talent et une pulsion éminemment radicale, favorisent souvent la revendication d’un régime de Terreur préalablement non planifiée.
La pratique de la Terreur
39Si la Terreur exercée suit dans un certain sens la Terreur revendiquée et en représente la mise en œuvre (« soyons terribles pour dispenser le peuple de l’être »), elle se détache bientôt de cette impulsion originaire pour se rendre autonome. L’envenimement et la dégradation accélérée de la lutte politique, son déferlement sous forme de guerre civile enlèvent toute efficacité aux moyens habituels d’intervention. L’affirmation d’une culture de l’urgence suggère ainsi l’emploi de la Terreur comme instrumentum regni. À ce niveau les « circonstances » interviennent beaucoup moins et en tous cas de façon plus indirecte. Ce sont les impératifs de la lutte politique et de la pratique de gouvernement qui s’imposent. Le concours d’un certain nombre de préconditions débouche dans la Terreur-système sans qu’il n’y ait pour autant rien de prédestiné. Le problème, une fois que le pouvoir a été pris par une révolution, est en effet celui de le garder ; étant donné qu’il ne s’agit guère d’une simple et paisible transition, mais au contraire d’un projet vaste et radical de transformation, ou même de restructuration de la société, les tâches de gouvernement s’en trouvent énormément compliquées.
40La Terreur est donc, à ce niveau, une pratique de gouvernement qui porte au paroxysme des éléments déjà présents dans la société révolutionnaire selon un plan incliné produit moins par les circonstances que par une circonstance : l’ingouvernabilité, voire l’inaptitude de la culture politique et de la pratique courante de gouvernement à faire face à certaines situations et à une conjoncture particulièrement difficile. De ce point de vue, plus qu’une manifestation de force il s’agit d’une démonstration de faiblesse. Produit de la Révolution à son stade avancé, la Terreur en représente paradoxalement la fin. Lois, décrets, pratique gouvernementale, poursuivent essoufflés une réalité hostile et difficile à maîtriser.
41Le but est le même que celui qu’avait posé Le Chapelier en 1791 : celui d’arrêter la Révolution et de normaliser les choses. Sauf que maintenant la stabilisation se fait par la violence coercitive exercée par l’État. Faute d’un programme largement hégémonique, des résistances plus ou moins organiques se développent et des forces centrifuges tendent à se dégager un peu partout. Le problème devient de plus en plus celui de gouverner l’ingouvernable. Si on y parvient provisoirement, c’est par l’institutionnalisation de la violence. Cela permet de résoudre un certain nombre de problèmes très aigus, dont la Terreur est indissociable, comme celui des subsistances, des approvisionnements, du recrutement, de la réquisition, ou plus en général de la guerre. Le prix payé pour ce programme ambitieux est le rétrécissement progressif et dramatique du consensus qu’on essaye de compenser de plus en plus par un rattrapage sur le plan politique et/ou idéologique.
42Néanmoins, à court terme la Terreur manifeste une certaine rentabilité, non seulement sur le plan politique, mais aussi sur les plans militaire, économique, judiciaire, répressif et symbolique : bref une technique extrême de gouvernement pour un pays en révolution. Et effectivement certaines solutions inventées par la Terreur vont faire école grâce à leur efficacité et leur capacité à résoudre pragmatiquement des problèmes complexes de gouvernement.
43Sur ce plan s’est noué la querelle entre les historiens qui ont prétendu souligner la capacité de la Terreur à sauvegarder un certain nombre d’acquis révolutionnaires menacés, sans beaucoup d’égards aux méthodes employées, et ceux qui ont envisagé ce but comme indissociable de la pratique totalitaire qu’il comporte. Cette querelle, qui tend à se reproduire avec une régularité désormais monotone, ne me semble pas aboutir à une solution. Mieux vaut donc, en ce qui concerne la pratique de la Terreur, se concentrer sur sa genèse pour comprendre comment s’affirme au sein de la Révolution l’option terroriste dans une situation extrêmement critique de rétrécissement du consensus.
La Terreur théorisée
44Sur un autre plan on trouve enfin le discours sur la Terreur : il suit de près la Terreur agie ; on le rencontre à partir des premières tentatives de justification ou de condamnation élaborées à chaud. Par ce biais l’œuvre « théorique » des chefs montagnards dépend du besoin pressant, exaspéré d’autolégitimation avec recours aux outils intellectuels disponibles. Ce n’est qu’ensuite que la théorie de la Terreur est perfectionnée et donne lieu à une forme politique compacte et structurée, léguée en tant que telle à la postérité. Rétrospectivement elle acquiert une cohérence qu’elle n’avait pas à l’origine.
45La théorie de la Terreur élaborée en revanche par l’historiographie de la Révolution française se fonde sur une somme de matériaux disparates et hétérogènes : discours, débats parlementaires, écrits de circonstance, paroles ou même verbiages dictés souvent par la conjoncture politique, intimidations, invectives, affabulations autobiographiques. Trop liés à des contraintes immédiates – aux justifications ou aux diabolisations à chaud – ces matériaux se révèlent souvent des expressions rhétoriques dépourvues de la lucidité nécessaire à une analyse achevée. Sur ce sujet la question des sources, de leur analyse et de leur critique, est souvent sous-estimée ou même négligée ; et pourtant une certaine sélection de sources peut non seulement conditionner, mais aussi fourvoyer une analyse sur la Terreur.
46À l’origine de plusieurs choix radicaux il y a souvent une tentative très pragmatique de survivre politiquement ; par conséquent, ce qui apparaît comme un moyen visant à sauver la Révolution peut s’avérer au contraire un expédient conjoncturel pour le sauvetage de ses élites lorsqu’elles perdent leur hégémonie sur la population. Faute d’adversaires politiques avec lesquels négocier les solutions et les mesures à adopter, la fuite en avant est libre. La forêt de guillotines qui ressort de l’iconographie symbolise en fait la perte d’interlocuteurs à qui se rapporter, en vue de la recherche d’un compromis : la perte de tout réalisme politique et le recul de la politique au bénéfice de l’utopie et de l’idéologie.
47Une société politique désormais déstructurée et ingouvernable se projette dans une fuite en avant discursive axée sur des thèmes comme celui de la régénération ou du lien entre Terreur et vertu dont le caractère est tout à fait théorique et déconnecté de la pratique concrète de la Terreur. Même ici se pose une question de sources : nous disposons de nombreux discours sur la Terreur qui reflètent cette fuite en avant projetée vers l’abstrait. Cela peut engendrer aussi des confusions et amener les historiens à confondre sur le même plan trois éléments distincts : les projets plus ou moins vagues et utopiques, les discours d’autolégitimation ou encore les mesures concrètes de gouvernement. Le plan des projets utopiques n’est pas moins intéressant que les autres. L’inhibition de toute opposition sous la Terreur permet de placer en quelque sorte l’imagination au pouvoir : le champ est ouvert non seulement à des projets démagogiques, mais aussi à une floraison de projets sur le plan utopicoégalitaire qui s’adressent aux différents secteurs de la société dans le but de la refaçonner. L’intérêt de ces projets ne tient pas à leur réalisabilité concrète, mais à leur hardiesse et au fait d’ouvrir un terrain d’expérimentation ou même d’architecture sociale, destiné à faire exemple. Voilà encore un aspect de cette Terreur appréhendée et développée sur le plan théorique qui ouvre à son tour un vaste domaine d’enquête et de réflexion.
48On voudrait conclure en remarquant que les voies pour sortir de l’impasse et relancer les études sur la Terreur existent donc bel et bien ; il suffit d’envisager des secteurs distincts de recherche et de n’aboutir qu’avec extrême prudence à des synthèses trop hasardeuses. Encore une fois, si toute histoire – comme le disaient Marc Bloch, Benedetto Croce et bien d’autres – est histoire contemporaine, et si notre contemporanéité est marquée par le doute et l’effondrement des grandes croyances, il faut en profiter : c’est l’occasion pour nous débarrasser des débris d’une conjoncture historique périmée et pour dénouer certaines des antinomies qui ont pesé lourd sur cette historiographie par une approche plus libre et pragmatique des questions posées par la Terreur.
Notes de bas de page
1 Voir par exemple Patrice Gueniffey, La politique de la Terreur. Essai sur la violence révolutionnaire 1789-1794, Paris, Fayard, 2000.
2 Mona Ozouf, « The Terror after the Terror : An Immediate History », dans Keith Michael Baker (dir.), The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture, vol. 4 : The Terror, Oxford, Pergamon Press, 1994, p. 3-18.
3 Jean-Clément Martin, « Un bicentenaire en cache un autre. Repenser la Terreur ? », A.H.R.F, 1994, n° 3, p. 517-526.
4 Voir par exemple Michel Biard, Missionnaires de la République. Les représentants du peuple en mission (1793-1795), Paris, Éditions du CTHS, 2002.
5 La Terreur apparaît, par exemple, sous-représentée dans le colloque-bilan tenu à la Sorbonne en janvier 2004. Cf. Jean-Clement Martin (dir), La Révolution à l’œuvre. Perspectives actuelles dans l’histoire de la Révolution française, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005.
6 Bronislaw Baczko, « The Terror before the Terror ? Conditions of Possibility, Logic of Realization », dans Keith Michael Baker (dir.), op. cit., p. 19-38.
7 Cf. Sophie Wahnich, « De l’économie émotive de la Terreur », Annales HSS, 2002, n. 4, p. 889-913.
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