Épilogue. Un regard rétrospectif
p. 463-475
Texte intégral
1Au terme de cette nouvelle « radiographie » de Goulien, réalisée après un long entracte de près de 40 ans, qu’on me permette de jeter un regard d’ensemble sur cette entreprise en deux épisodes dont, à l’origine, il n’était absolument pas prévu qu’il y en eût un jour un second.
2Comme je l’ai rappelé dans mon avant-propos, mon premier travail s’inscrivait dans une série d’enquêtes visant, en ce début des années 60, à porter un diagnostic sur « l’adaptation du monde agricole et rural français aux conditions de la vie moderne ». Que cette « action concertée » ait vu le jour à ce moment-là et ait été définie par le CADES (« Comité d’Analyse Démographique, Économique et Sociale »)1 sous cette formulation-là n’était évidemment pas le fruit du hasard.
3Quinze ans après la fin de la deuxième guerre mondiale, la reconstruction du pays étant désormais achevée, l’économie – encore dominée par l’activité industrielle – ayant été relancée, la grande période de rénovation de l’habitat urbain et de construction de « grands ensembles » dans la périphérie des villes étant déjà bien engagée, les conditions de vie des populations urbaines ayant commencé à s’améliorer (installation de salles d’eau, essor de l’électroménager, démocratisation de la voiture, etc.), on commençait à s’apercevoir que les campagnes étaient restées à la traîne, que beaucoup de ruraux et particulièrement les agriculteurs avaient l’impression d’être les oubliés de la croissance et qu’ils aspiraient eux aussi à un mieux être, à de meilleures conditions de vie et de travail ainsi qu’à des revenus plus convenables.
4Or, les développements qui commençaient à avoir lieu dans le monde agricole (mécanisation, renouvellement des bâtiments, remembrement, amélioration de la formation professionnelle, etc.) et qui devaient, à terme, faire naître une agriculture plus productive, de meilleur rapport et plus apte à retenir dans le métier des jeunes mieux formés, la rendaient aussi plus technique, moins consommatrice de main d’œuvre, de plus en plus coûteuse en investissements et de plus en plus dépendante des prix du marché, ce qui mettait en difficulté les plus petits exploitants, les moins solides financièrement, les moins qualifiés, les moins organisés, les moins aptes à l’innovation, qui ne seraient pas en mesure de prendre le train du changement et qui se sentaient doublement dépassés – et par leurs collègues agriculteurs les mieux préparés à la modernisation de l’agriculture, et par les membres des professions non agricoles.
5Cependant, dans une France qui était encore largement rurale2, si chacun se rendait bien compte que c’était désormais le monde des villes qui avait le vent en poupe, on pensait que, passées les difficultés inhérentes à sa mise en place, la modernisation – que personne ne mettait en question – allait finalement permettre aux habitants des campagnes et en particulier aux agriculteurs, de rattraper l’écart qui les séparait des autres Français et de continuer à vivre au pays, dans de meilleures conditions qu’auparavant. On était encore loin d’imaginer à quel point ce monde-là allait passer de plus en plus au second plan du paysage national, ni à quel point les agriculteurs français allaient devenir un groupe minoritaire.
6À vrai dire, en dehors des spécialistes et du milieu agricole lui-même, la majorité des Français ignoraient la réalité du monde paysan, qui bien souvent n’était connu d’eux qu’à travers le filtre déformant de représentations contradictoires, les unes dépréciatives, les autres idéalisées, mais aussi éloignées les unes que les autres des conditions réelles de la vie des campagnes. En fait, on s’y intéressait assez peu. C’est ainsi qu’en 1947, après une soirée de gala donnée à l’Opéra de Paris pour présenter au public parisien « Farrebique », le film de Georges Rouquier qui avait obtenu au Festival de Cannes le Prix de la Critique Internationale, et qui décrivait la vie d’une famille de paysans aveyronnais à travers le déroulement des quatre saisons, un critique éminent déclara y avoir perdu son temps à regarder pendant une heure trente « les canards cancaner et les paysans patoiser ».
7Bien que souvent d’extraction paysanne plus ou moins proche, la plupart des citadins avaient rompu avec leurs origines terriennes, et adhéraient aux clichés que depuis plus d’un siècle avaient véhiculé tour à tour les nouvelles de Maupassant, La Terre de Zola, les plaisanteries des artistes comiques du music-hall, et des dizaines de films mettant en scène des paysans – des représentations dont l’addition donnait au total, de ces derniers, l’image de rustres taciturnes, sournois et souvent malpropres, voire alcooliques, hostiles à tout changement parce qu’englués dans leur routine, d’esprit borné sauf quand il s’agissait de défendre ce qu’ils estimaient être leur intérêt mais néanmoins « madrés », retors, grippe-sous, procéduriers, assoiffés de terre et prêts à tout pour accroître leur bien aux dépens du voisin.
8À cela s’était ajouté, pendant la période des restrictions alimentaires que les Français avaient subies du fait de la seconde guerre mondiale l’idée – courante chez beaucoup de citadins – que les paysans – restés à l’abri du besoin pendant tout ce temps – avaient ainsi bénéficié d’une position privilégiée dont certains, pensait-on, avaient abusé en alimentant le « marché noir » ou en vendant leurs produits à des prix excessifs aux habitants des villes venus se ravitailler chez eux.
9Contradictoirement, régnait aussi toujours l’image d’une France rurale et fière de l’être, dans laquelle, à droite comme à gauche, le discours officiel magnifiait la figure archétypique du paysan français, dignes successeurs de « nos ancêtres les Gaulois », qui en 1914 s’était mué en défenseur de la patrie, tandis que les femmes et les vieux restés au village remplissaient vaillamment la tâche des hommes mobilisés, assurant ainsi la subsistance du pays. Jusqu’à la seconde guerre mondiale, les manuels scolaires de la République consacraient des pages entières, avec illustrations, aux travaux agricoles (« le geste auguste du semeur » ; « le spectacle grandiose de trois paires de bœufs tirant lentement une forte charrue » ; « les meules blondes qui contiennent le pain de l’année ») et aux scènes rurales (le maréchal-ferrant ; la foire aux bestiaux, etc.). Puis le régime vichyste, marqué par l’idéologie maurrassienne idéalisant à son tour le personnage du paysan, mainteneur des valeurs et des vertus anciennes, avait lancé son appel au « retour à la terre » – une terre qui, « elle », répétait Pétain dans ses discours, « ne ment pas ». En fait, sous la Troisième comme sous la Quatrième République, avant comme après la guerre, convaincus que l’on était que « la terre manquait de bras »3 on avait tout autant déploré l’« exode rural » qui vidait dangereusement nos campagnes de ses travailleurs, appâtés par l’attrait d’une vie citadine trop facile alors que, pensait-on, ils auraient eu tout intérêt à rester chez eux. Mais en dehors des milieux informés on s’intéressait assez peu aux raisons objectives de ce phénomène.
10Aussi, à la fin des années 50, beaucoup de citadins eurent du mal à comprendre ce qui se passait lorsqu’éclatèrent, ici et là en France (et entre autres en Bretagne) des manifestations violentes d’agriculteurs en colère qui révélaient l’existence et l’ampleur d’un « malaise paysan »4 non perçu jusque-là, et qui prirent de court une opinion publique et des milieux politiques, alors plus préoccupés par l’enlisement de la France dans la guerre d’Algérie et par les dangers que faisaient courir à la paix internationale les péripéties de la « guerre froide ».
11Pour nous replonger dans le climat de l’époque, rien de mieux peut-être que de relire le reportage, symptomatique à maints égards, que Jean Cau, envoyé spécial du journal l’« Express » en Bretagne, publiait en janvier 1960 à la suite des manifestations paysannes du 15 décembre 1959 :
« À Questembert […] 8 000 paysans ont manifesté. À Gaudan ils étaient 5 000 et 5 000 à Pontivy [dans le Morbihan]. 20 000 à Rennes, dans l’Ille-et-Vilaine. 5 000 à Morlaix, 12 000 à Quimper, 8 000 à Landerneau dans le Finistère. 20 000 à Saint-Brieuc, dans les Côtes-du-Nord. »
12De son expédition dans les terres du pays de Vannes, apparemment aussi exotiques à ses yeux qu’un lointain tiers-monde, l’auteur rapporte :
« Quand on y est, quand on voit ça, quand on découvre le moyen âge à quelques centaines de kilomètres de Paris, je vous dis qu’on est au bout du malheur et du monde »5.
13Bien que la compassion et l’indignation de Jean Cau soient certainement sincères, on notera qu’il trace des paysans rencontrés au hasard de ses visites dans divers villages une image guère éloignée des vieux clichés de la littérature et du cinéma français : Premier village, premier paysan rencontré :
« Ses mains ont été taillées dans du bois noir par un sculpteur malhabile. Le béret est raide de crasse gelée. Un clochard ne voudrait pas de son pantalon et il porte trois ou quatre bourgerons superposés et délavés et rapiécés qui l’engoncent […] Il a trois ruminants maigres à faire peur, aux flancs crottés […] Combien donnent-elles de lait ? Il ne sait pas ».
14Deuxième village :
« Une paysanne sans âge. Cinq enfants. Celui-ci est idiot, c’est visible : il rit en conduisant son cheval […] le père a deux yeux minuscules et fixes de rat alcoolique. Le domestique est également idiot et sourit béatement de ses lèvres humides ».
15Un autre, visité en compagnie du maire de la commune :
« La ferme tient debout par faveur divine. L’odeur puissante de l’étable où croupissent quatre vaches s’engouffre en remous dans la cuisine voisine. Le sol de celle-ci est de terre battue, l’âtre est immense, surélevé et flanqué d’un petit banc installé sous son tablier même. Les poutres apparentes du plafond sont noircies par la fumée. [… ] C’est nu. C’est désespéré. La fermière dit non, que non, mon Dieu, elle ne se laissera pas photographier. Elle rit de sa bouche édentée et s’enfuit. Deux enfants […] tournent autour de la Panhard de M. le Maire qui leur est soucoupe volante. Ils ont cet air mi-abruti, mi-sournois que donne la pauvreté extrême […] L’homme est quasi muet et répond [au maire] par grognements respectueux ».
16De quelques interlocuteurs plus loquaces, Jean Cau obtient néanmoins quelques explications plus précises des raisons du mécontentement larvé des paysans et des motivations des récentes manifestations :
« Qu’est-ce qu’on voulait ? La détaxation des prix agricoles. Y en a que pour la ville ! Y en a que pour les ouvriers, les fonctionnaires, l’industrie ! Et nous on meurt, la Bretagne meurt […] ça vous ne le savez pas à Paris. Et que les engrais, le matériel, tout ce que nous achetons à l’industrie augmente chaque année. Nous on n’a pas de congé, pas de sécurité sociale, pas de primes, pas de 45 heures, rien… ».
« Le paysan a tous les risques : les épidémies qui tuent le bétail, la sécheresse, le froid, les variations et les rendements. L’ouvrier ou le fonctionnaire n’en a aucun. »
« Ca se dépeuple […] Dans dix ans, si ça continue, y aura plus personne. […] Les filles […] préféreraient mourir plutôt que d’épouser un paysan […] Il y a des cantons entiers où il est impossible de trouver une fille qui veuille se marier […] Résultat, tout le monde émigre et veut abandonner la Bretagne ».
17Quelques années plus tard, dans l’introduction de leur article sur « Le moral des agriculteurs » analysant les premiers résultats d’une enquête réalisée également dans le cadre de l’« action concertée » du CADES, les sociologues Jean Géraud et Gérard Spitzer exposaient dans un style moins engagé des observations finalement assez similaires aux précédentes :
« Les agriculteurs français pris globalement en tant que groupe social, présentent à l’extérieur l’image de gens mécontents d’eux-mêmes et des autres : ils manquent de confiance dans l’avenir, affichent un certain découragement, accusent le reste de la société. Les termes de “malaise paysan”, de “révolte paysanne” font partie désormais du vocabulaire courant.
Les manifestations de ce malaise sont allées en s’accentuant depuis une dizaine d’années. C’est en 1953 que les premiers barrages sur les routes ont fait leur apparition dans le Centre de la France. Dix ans plus tard, les mouvements de revendications spectaculaires avaient […] gagné l’ensemble du pays. […]
Les populations urbaines, dont toute une génération vit encore sur des images anciennes de la campagne française (les stéréotypes du bas de laine et de la lessiveuse) ont découvert récemment l’existence du problème. Pour les spécialistes eux-mêmes, les chiffres du recensement de 1962, mettant en évidence l’ampleur de l’exode rural, se sont présentés comme une révélation »6.
18Dans une France déjà engagée depuis plusieurs années dans la période des « trente glorieuses »7, on prenait donc seulement conscience de ce que le monde rural était resté le laissé pour compte du développement ; et les dirigeants agricoles comme les responsables politiques étaient d’accord sur la nécessité de moderniser et de rationaliser l’agriculture tout en améliorant les conditions de vie, non seulement des agriculteurs mais de l’ensemble des habitants des zones rurales, de telle façon qu’ils ne se sentent plus défavorisés par rapport aux habitants des villes et des autres catégories socioprofessionnelles.
19Les mesures qu’il paraissait souhaitable de prendre d’urgence (en Bretagne, mais on aurait pu en dire autant pour d’autres régions), Jean Cau les avait énumérées comme suit dans son article de 1960 :
« Créer des centres d’apprentissage prolongés, industrialiser la Bretagne, imposer avec d’infinies précautions le remembrement, voter des crédits pour moderniser l’habitat rural […] Que réclameront les paysans bretons à M. Debré8 ? Ceci : une aide afin d’équiper les exploitations (habitat, matériel agricole, etc.) ; une aide afin d’aider à l’installation des jeunes avec des facilités d’emprunt à long terme d’un volume plus élevé qu’actuellement ; une aide afin d’accélérer le remembrement (géomètres, techniciens) ; une aide pour la protection prophylactique du bétail et pour le reboisement et pour la mise en valeur de milliers d’hectares de terres incultes ; une aide pour la vulgarisation de l’enseignement agricole ».
20Ces objectifs paraissaient partagés, aussi bien par les agriculteurs les plus avancés que par les leaders paysans et par un nombre croissant d’hommes politiques. On avait bien conscience, cependant, que les processus déjà à l’œuvre tout comme ceux qu’on voulait promouvoir pouvaient rencontrer certaines résistances et risquaient de laisser de côté un certain nombre d’intéressés. En décidant de lancer plusieurs recherches sur l’« adaptation du monde agricole et rural français aux conditions de la vie moderne », les spécialistes des sciences sociales qui siégeaient alors au CADES souhaitaient à la fois contribuer à la connaissance de la situation du moment et des processus en cours et mesurer les réactions à une évolution qui leur paraissait souhaitable mais dont on se demandait comment elle était perçue par les diverses catégories de populations rurales. La mission assignée aux chercheurs des divers programmes de recherche qui avaient été lancés dans cette perspective, était donc assez simple : il s’agissait d’étudier la façon dont, non seulement les agriculteurs, mais le monde rural dans son ensemble – considérés comme généralement retardataires et conservateurs – se comportaient face aux avancées, mais aussi aux contraintes nouvelles, apportées par une modernité rendue de plus en plus présente par l’électrification, le développement des moyens de communication et les possibilités croissantes d’amélioration des conditions de vie et de travail.
21Pourquoi le CADES choisit-il la Bretagne pour y situer le volet le plus intensif et le plus qualitatif de ces enquêtes ? Il y eut sans doute une part de hasard – le Dr Robert Gessain, le coordinateur de ce programme pluridisciplinaire et lui-même anthropologue, avait en effet connaissance de travaux d’anthropologie biologique et de démographie déjà entrepris par son ami le Dr Jean Sutter dans diverses communes du Finistère présentant un fort degré d’endogamie, travaux qui méritaient d’être repris et élargis à d’autres disciplines, entre autres à Plozévet et à Goulien. Mais on peut sans doute aussi penser – bien que cela n’ait pas été précisé à l’époque – que l’acuité du malaise paysan que révélaient, dans ce département, la fréquence et la vigueur des manifestations d’agriculteurs, jointe à la vitalité du syndicalisme agricole breton de l’époque, contribuèrent également à cette décision.
22Alors que l’étude de Plozévet avait été confiée à une multitude d’équipes de disciplines diverses, si à Goulien la tâche avait été réservée à un ethnologue isolé, cela provenait d’un souci à la fois méthodologique et pratique : d’un point de vue méthodologique, il paraissait nécessaire de disposer d’un « objet d’études témoin » permettant éventuellement de « corriger les paramètres un peu particuliers de Plozévet » ; il pouvait également s’avérer intéressant de comparer les données collectées par un chercheur unique mais plongé comme un poisson dans l’eau dans une société étudiée selon une approche monographique – à l’époque la méthode d’approche par excellence en ethnologie – avec les résultats obtenus par une multitude de spécialistes travaillant de façon intensive, mais en restant extérieurs au tissu social objet de leurs observations ; d’un point de vue pratique, enfin, on était assuré d’obtenir d’emblée, de cette commune d’ailleurs sensiblement plus petite et plus homogène que l’autre, une image déjà intégrée et ne nécessitant pas de synthèse postérieure, puisque tous les champs abordés seraient maîtrisés et décrits par un unique auteur.
23Et si je fus l’ethnologue choisi pour cette tâche, c’est qu’outre ma petite expérience exotique et mon intérêt pour la technologie comparée, j’avais déjà, sous la direction de mon maître André Leroi-Gourhan, entrepris la monographie d’une commune alsacienne9 où, à vrai dire, les activités agricoles n’étaient plus que résiduelles. Mais en outre, lors du stage de terrain effectué en 1960 à la fin d’une année passée au Centre de Formation aux Recherches Ethnologiques du Musée de l’Homme, j’avais étudié la façon dont les membres du Conseil Municipal d’une petite commune normande (Mobecq), électrifiée depuis peu et passée récemment d’un système de polyculture à une économie centrée sur l’élevage en herbages percevaient le changement, réagissaient à la modernisation et se déterminaient face aux revendications paysannes de l’heure10. De cette expérience limitée mais variée, combinée avec une multiplicité d’intérêts et avec une curiosité ouverte, on attendait qu’ils aiguisent ma « perception ethnologique ». Je crois, sans fausse modestie, que cette combinaison a bien fonctionné.
24Mon approche monographique m’a en effet permis de saisir comment des phénomènes globaux que les sociologues, entre autres, décrivaient par ailleurs à l’échelle nationale, retentissaient sur une microsociété aux caractéristiques spécifiques, propres à la commune et à son environnement social immédiat, et possédant des ressorts beaucoup plus complexes que ne l’auraient sans doute imaginé ceux qui se représentaient la paysannerie française comme un ensemble seulement diversifié en tenues purement technoéconomiques.
25Lorsque je suis arrivé à Goulien en 1962, la « commande » à remplir était assez claire, bien qu’elle ne m’ait pas été explicitée en détail – une grande marge d’autonomie étant laissée aux chercheurs – mais on attendait surtout de moi que j’embrasse « la totalité de Factuel » en abordant à ma façon les mêmes thèmes que ceux qu’exploraient de leur côté mes collègues de Plozévet. Mais en tant qu’ethnologue, je ne pouvais évidemment pas négliger tout l’héritage socioculturel qui donnait à Goulien et au Cap Sizun leur personnalité spécifique ; d’autre part, je ne me suis pas contenté d’une description des survivances traditionnelles et des changements en cours (dans le style des études de « continuité and change » à la mode à l’époque dans le monde anglo-saxon), mais en interrogeant les plus vieux sur leurs souvenirs de jeunesse et sur ce que leur avaient raconté leurs propres grands-parents, je me suis mieux rendu compte, en replaçant dans une perspective historique plus large les changements qui avaient heu dans le présent, à la fois, du fait qu’ils étaient loin d’être les premiers, et que leur déroulement actuel conduisait à des effets de « seuils » et à des ruptures qui auraient des conséquences d’une bien plus grande ampleur que prévu, et sans doute très différentes de celles qu’envisageaient les planificateurs.
26Ainsi, par exemple, du mouvement des populations rurales vers les villes, qui était loin d’être une nouveauté. Depuis la fondation des premières cités de la Gaule pré-romaine et plus encore lors de la floraison des villes gallo-romaines, la population urbaine avait largement été nourrie par la migration des ruraux, un mouvement qui s’était poursuivi à travers le Moyen Âge jusqu’aux temps modernes, pour s’accentuer au moment de la révolution industrielle du XIXe siècle ; mais les campagnes ne se vidaient pas pour autant. On le voit bien à Goulien pour le XIXe siècle, au cours duquel la présence de soldes migratoires négatifs en 1826-1831 et en 1867-1876 n’a pas empêché une augmentation presque régulière de la population, laquelle a atteint son maximum en 1906 ; de plus, une analyse plus fine des mouvements de population montre que dans la deuxième moitié de ce siècle, au moment même où des natifs de Goulien quittaient définitivement leur commune natale, celle-ci recevait un afflux de petits fermiers et de journaliers originaires du pays bigouden venus travailler des terres restées jusque-là incultes, mais qu’il était désormais possible de défricher et de mettre en valeur ; et que ces mêmes nouveaux venus sont presque tous repartis à la génération suivante, lorsque les propriétaires de ces terres ont eu les moyens de les exploiter eux-mêmes11.
27C’est à partir du moment où le solde migratoire des campagnes vers les villes n’a plus été compensé par les excédents de naissances et par les mouvements de migration interne, avec comme résultat une baisse de population en chiffre absolu, qu’on a commencé à prendre conscience et à s’inquiéter de l’existence d’un « exode rural ». Ce sentiment d’une « dépopulation » qu’il fallait à tout prix freiner s’était trouvé encore accru après la saignée démographique de la première guerre mondiale, lorsque pour faire face au déficit en hommes il avait fallu dans certaines régions (mais à ma connaissance, pas en Bretagne) faire appel à des migrants – belges en Champagne ou italiens dans le Sud-Ouest. Mais le grand tournant en France avait été en 1946, quand la population urbaine en France avait dépassé en nombre la population rurale.
28Ce qu’on souhaitait, dans les années 1950-1960, c’était arrêter ce mouvement, en permettant aux jeunes agriculteurs de rester à la terre. On espérait, par la modernisation des conditions de vie et de travail, retenir à la campagne ceux qui n’y restaient plus, souvent les jeunes les plus dynamiques, ainsi que les femmes, dont la réticence à épouser des agriculteurs hypothéquait le futur des lignées paysannes. Or, au cours du demi-siècle suivant, le nombre d’exploitations a chuté de façon dramatique ; le nombre des personnes travaillant dans le secteur agricole (exploitants et salariés agricoles confondus) a continué de baisser (en l’an 2000, les emplois dans ce secteur ne concernent plus en France qu’un actif sur 18 tandis que dans le Finistère, pourtant l’un des départements où l’agriculture reste une activité dominante, ce même secteur ne regroupe plus que 18 000 personnes sur un total d’environ 840 000 habitants) ; quant à l’« exode rural » (à ne pas confondre avec la baisse du nombre des agriculteurs), il s’est poursuivi. En effet, non seulement les Français sont désormais dans leur grande majorité des urbains (65 % environ), mais les agriculteurs ne représentent plus qu’une minorité même dans les zones rurales. Goulien en est un bon exemple, dont la population recensée est passée en 37 ans de 721 à 428 habitants tandis que sa population agricole descendait de 254 à 38 personnes (auxquels, il est vrai, viennent encore s’ajouter 67 agriculteurs à la retraite).
29Ainsi, après que les mouvements de populations entre campagnes et villes ci-dessus retracés, à très grands traits, se soient perpétués pendant des siècles dans un certain équilibre, un tournant s’est produit à partir du début du XXe siècle, avec d’abord une baisse lente de la population rurale ; puis, après la seconde guerre mondiale une inversion des rapports numériques entre population rurale et population urbaine ; et enfin, au cours des dernières décennies, une déconnexion entre « professions agricoles » et « habitants des campagnes ». On se trouve ainsi désormais dans une situation tout à fait nouvelle dont le grand public est peu conscient, car elle est peu visible dans le paysage, et elle reste voilée par les images idylliques diffusées par les publicités télévisées qui perpétuent aux yeux de spectateurs l’image idéale des campagnes d’antan d’où, croit-on, proviennent toujours les produits du terroir aux saveurs authentiques.
30C’est que, de la même façon que pour les changements démographiques qui étaient déjà amorcés dans les années 1950-1960 sans qu’on en perçoive encore clairement les conséquences actuelles, à cette même époque on surestimait et sous-estimait à la fois les transformations en cours dans le secteur agricole. Ce qu’on surestimait, c’était leur caractère inouï, comme si l’histoire du monde rural n’avait jusque-là coulé que comme un long fleuve tranquille, comme si les paysans avaient toujours vécu de la même façon, comme s’ils n’avaient pas été périodiquement confrontés à des innovations parfois importantes, et comme s’ils les avaient toujours refusées. Or les changements auxquels les paysans devaient faire face à cette époque, en Bretagne comme dans le reste de la France et une grande partie de l’Europe industrialisée, étaient loin d’être les premiers. Cela, naturellement, les historiens le savaient bien ; mais ce savoir était loin d’être partagé, tant par le public en général que par les responsables politiques ou économiques, où régnait l’idée d’un monde paysan retardataire et immuable. Des expressions comme « On se croirait encore au Moyen Âge » dont se faisait l’écho l’article de Jean Cau12, provenaient d’une illusion d’optique. En effet, – comme je l’écrivais dans ma conclusion de 1965 – s’il est vrai que certains savoirs et certains comportements paysans du milieu du XXe siècle remontaient à une tradition séculaire, le capital technique des cultivateurs de cette époque s’était constamment nourri d’innovations venues s’ajouter progressivement les unes aux autres de siècle en siècle, puis transmises d’une génération à l’autre comme les éléments d’une tradition entremêlant en un tout unifié, à la fois des pratiques héritées du plus profond des âges et des apports qu’on croyait également remonter à des temps immémoriaux mais en fait relativement récents.
31En vérité, le premier grand tournant, concomitant avec celui de la première révolution industrielle, est sans doute celui qui avait eu lieu à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, quand s’étaient répandues les nouvelles méthodes préconisées par les premiers agronomes scientifiques : assolement quadriennal, développement de l’usage des engrais naturels et des amendements, généralisation de la culture de la pomme de terre, introduction de la sélection des semences et du bétail, etc. La suite du XIXe siècle avait été marquée par l’amélioration des soins au bétail, du fait de la multiplication des vétérinaires (suite à la création, en 1790, de l’« École Vétérinaire d’Alfort ») puis par une nouvelle amélioration des méthodes culturales, liées au développement de la connaissance de la chimie des sols, diffusée à partir des écoles d’agriculture (la première en France ayant été fondée en 1820) ; puis par le développement des prairies artificielles, par l’introduction des plantes fourragères, et par l’apparition des engrais et des amendements chimiques – l’accueil de ces diverses innovations étant favorisé par l’encouragement à l’émulation entre les cultivateurs les plus avancés (lancement des concours de comices agricoles dans les années 1840).
32Un autre pas avait été franchi avec une ouverture accrue de la production agricole au marché national – avec pour contre-coup des hauts et des bas dus aux aléas du marché international, en rapport parfois avec la situation politique : crise des années 1846-1847 liée aux mauvaises récoltes céréalières et à la maladie de la pomme de terre ; prospérité relative sous le Second Empire liée à la hausse du prix des céréales et du bétail, etc. Les conditions locales pouvaient cependant jouer également : c’est ainsi que le Cap Sizun connut au cours du XIXe siècle plusieurs périodes plutôt fastes, dues, probablement au développement de productions de bon rapport : chevaux de monte élevés pour les haras de l’État, puis céréales cultivées pour la vente à la foire aux grains de Pont-Croix. La deuxième moitié du XIXe siècle fut aussi la grande période des défrichages de landes, gagnées à la culture grâce aux nouvelles possibilités d’amendement et d’engraissage des sols. Les témoins de ces périodes de prospérité à Goulien, sont les solides maisons construites au XIXe siècle : sur 59 maisons de fermes construites avant 1950 dont j’ai pu m’assurer de la date d’édification, 10 seulement sont antérieures à 1830, 27 (souvent parmi les plus belles) ont été construites de 1831 à 1870, 10 de 1871 à 1910, et 12 de 1911 à 1950. Les premières années du XXe siècle virent ensuite l’apparition à Goulien d’un outillage de fabrication industrielle, avec d’abord l’arrivée des premières charrues « brabants », puis dans les années 20 celle des premières moissonneuses-lieuses à traction hippomobile, et dans les années 30 celle du premier tracteur à roues de fer… Mais tous ces changements, qui apportaient chaque fois aux cultivateurs de nouveaux moyens pour améliorer leur production, se faisaient en douceur, sans remettre en cause fondamentalement l’économie de l’agriculture et l’équilibre des rapports entre exploitants, et sans provoquer de grands bouleversements sociaux ou culturels.
33En revanche, le processus de « modernisation » que l’agriculture a connu au cours des cinquante dernières années, bien que se situant dans la continuité des changements précédents, l’a amenée jusqu’à un seuil au-delà duquel on n’a plus affaire à une évolution mais bien à une véritable mutation. C’est cela qu’on sous-estimait encore dans les années 60, et bien que dans ma conclusion de 1965 j’aie cité André Siegfried parlant d’un « passage fondamental d’un âge de l’humanité à un autre âge de l’humanité », et bien que j’aie évoqué un possible avenir où les derniers paysans traditionnels qui survivraient encore dans quelques zones défavorisées du globe feraient figure de « fossiles vivants », je n’imaginais pas l’ampleur des transformations dont je serais témoin dès l’an 2000 – avec dans le Cap Sizun, la quasi disparition de l’agriculture paysanne, c’est-à-dire d’une agriculture propre à chaque terroir dans ses productions comme dans ses procédures, et dont les savoirs et les pratiques étaient retransmis par tradition familiale, d’une génération à l’autre, ce qui n’empêchait pas chacune d’elles d’ajouter son propre apport au patrimoine retransmis.
34L’agriculture d’aujourd’hui, rationalisée, technicisée, encadrée, réglementée, normalisée, enseignée dans des écoles selon des modèles à peu près semblables d’un bout à l’autre de l’Europe occidentale, voire au-delà, n’est, on peut le dire, plus du tout la même agriculture qu’il y a quarante ans. De plus, grâce à la mécanisation, aux fertilisants, aux insecticides, à la poursuite de la sélection des semences et du cheptel, etc., la production agricole a doublé en volume, et la productivité par travailleur et par hectare a été multipliée par six, tandis que les prix agricoles en francs constants étaient divisés par deux (du fait, entre autres, de la politique agricole commune mise en œuvre dans le cadre de la Communauté européenne), ce qui a permis au consommateur français d’obtenir, pour un même montant d’achats, deux fois plus de produits ; grâce à quoi, aussi, non seulement la France est parvenue à l’autosuffisance alimentaire pour une population qui a augmenté de 40 %, mais elle a pu ainsi devenir excédentaire en produits agricoles, qui sont devenus un élément important de sa balance commerciale.
35Paradoxalement, alors qu’en 1960 on critiquait les agriculteurs de cette époque pour leur « conservatisme » supposé (dont on a vu qu’il n’était que très relatif), en l’en 2000, on entend nombre de citadins – oublieux des pénuries alimentaires et de la cherté des bons produits d’autrefois, mais trouvant néanmoins normal de pouvoir se procurer n’importe quel fruit ou n’importe quel légume hors saison – reprocher aux agriculteurs d’aujourd’hui d’avoir cédé aux sirènes d’un supposé « productivisme » (grâce auquel les consommateurs profitent pourtant d’une abondance jamais vue en produits agricoles, à des prix abordables pour tous), et d’avoir provoqué la disparition de ce monde campagnard idéal dont ils rêvent sans l’avoir connu.
36En fait, ce à quoi on assiste aujourd’hui, ce n’est pas seulement à la quasi disparition de l’agriculture traditionnelle, mais à celle de toute une civilisation paysanne ; c’est-à-dire, étymologiquement, d’une civilisation propre à de petits « pays » ou terroirs, et qui bien que présentant de larges traits communs de l’un à l’autre, s’y diversifiait en une infinité de spécificités locales. Un de ses traits fondamentaux, c’était son enracinement dans de petites communautés villageoises relativement autonomes, qui s’étaient reproduites sur un même lieu depuis des siècles, voire depuis des millénaires et qui, en Bretagne comme dans beaucoup d’autres régions d’Europe, correspondaient aux anciennes paroisses. Elles constituaient pour leurs habitants le principal cadre de vie, celui où s’exerçait l’activité d’où ils tiraient leur subsistance – une activité agricole dans la majorité des cas, la pêche dans certaines communautés côtières, ou bien un travail destiné à satisfaire, au sein de la communauté elle-même, les besoins des agriculteurs (forge, charronnerie) ou celle des habitants en général (tissage, couture, fabrication de sabots, menuiserie, etc.). Les productions issues de ces activités étant en majeure partie destinées à la consommation interne, cela rendait ces communautés largement autosuffisantes. Les principaux échanges avec l’extérieur se faisaient avec l’environnement immédiat, les foires servant de relais pour les échanges régionaux, et des marchands, parfois itinérants, servant d’intermédiaires pour les échanges à plus longue distance.
37Les changements survenus tout au long du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle dans les domaines démographique, technologique, économique, et l’extension progressive à l’ensemble du territoire national de tout un maillage institutionnel, pas seulement étatique, ont contribué à ouvrir peu à peu l’univers originellement très cloisonné que constituait cet ancien monde paysan ; et c’est à l’accélération de ce processus qu’on assistait vers 1960. Cela, je l’avais bien perçu dans ma première étude, mais je n’en avais pas pris suffisamment la mesure. Ce que j’avais compris, c’est qu’on se trouvait en présence d’un phénomène d’« acculturation » mettant en présence, en un choc des cultures, « culture rurale traditionnelle » et « culture citadine » – celle-ci, que je considérais comme d’orientation essentiellement industrielle et en expansion constante, étant en train de prendre le dessus sur celle-là. Mais je n’en entrevoyais pas toutes les conséquences. À Goulien comme dans beaucoup d’autres communes rurales, celles-ci sont de plusieurs ordres…
38En premier, je citerai la plus sensible : la lente, mais semble-t-il inexorable disparition de la langue et de la culture vernaculaires, liées à la fois à la transformation des anciens modes de vie, à la tombée en désuétude des anciennes pratiques, à l’oubli des anciens savoirs, à la disparition des anciennes croyances, à l’interruption de la transmission orale. À sa place, s’est imposée une culture commune, dont les canaux de diffusion sont multiples : milieu familial et social, occasions ordinaires de la vie quotidienne, au travail ou dans les loisirs, enseignement scolaire, livres, journaux, magazines, radio, télévision, vidéo, CD, etc., avec pour médium unique la langue française. Ce qui subsiste de culture locale est plutôt de l’ordre soit de la conservation ou de la reconstruction du folklore régional (c/. le « Cercle des Bruyères »), soit de la résurrection ludique de certains arts populaires (la musique, la danse et le chant relancés par l’Association Avel Dro), soit de l’engouement des jeunes pour la musique interprétée par les groupes bretons modernes, soit de l’engagement militant pour le maintien d’une langue bretonne normalisée (cf. les écoles Diwan, les émissions bretonnes à la radio et à la télévision, la signalisation en breton). Ces éléments d’une culture bretonne contemporaine devenue minoritaire témoignent d’une vitalité certaine, mais s’ils sont bien les héritiers de la vieille culture bretonne paysanne aux multiples facettes locales, ils se situent désormais sur un tout autre plan qu’elle, telle qu’elle était vécue à Goulien, dans le Cap Sizun ou dans les autres communes et « pays » de Bretagne.
39En second lieu je noterai l’éclatement de la communauté villageoise : la commune actuelle, on l’a vu, n’est plus que très partiellement le cadre des activités de travail de ses habitants, dont les revenus sont en grande partie d’origine extérieure, qu’il s’agisse de salaires, d’honoraires ou de pensions de retraite ou d’invalidité ; c’est d’ailleurs également le cas pour les rentrées d’argent des agriculteurs, quelles proviennent de la vente de leurs productions à des coopératives, à des marchands de bestiaux ou de bouchers, tous implantés ailleurs, ou qu’elles proviennent de prêts, dont aucun agriculteur ne peut plus désormais se passer, souscrits auprès d’organismes bancaires, ou de subventions, dont une bonne part est de source européenne.
40La communauté villageoise n’est plus, non plus, coextensive à la communauté religieuse (la paroisse), dont le cycle liturgique rythmait les travaux des champs et dont le cycle des sacramentel marquait les étapes de la vie de chaque individu, comme c’était encore largement le cas au cours de mon séjour des années 1962-1964. J’avais certes déjà noté le processus de désacralisation de la vie quotidienne, en cours depuis plusieurs décennies, et la déchristianisation relative des milieux non agricoles ; mais même si j’entrevoyais un avenir dans lequel la religion serait moins dominée par la ritualité et ou la foi serrait plus fonction de choix individuels que de traditions familiales, je croyais qu’il resterait toujours à Goulien un fort noyau de pratiquants, au moins chez les agriculteurs. Je n’imaginais pas la paroisse devenir en l’an 2000 une paroisse sans prêtre résident, sans presbytère, sans messe le dimanche, et ne rassemblant plus qu’une communauté chrétienne réduite animée par des laïcs et désertée par les jeunes – survivant pour combien de temps encore ?
41Pour beaucoup de ses habitants, Goulien est devenu uniquement un lieu de résidence, comme c’est le cas pour beaucoup d’autres communes rurales, en passe de devenir, en quelque sorte, une forme particulière de banlieues paysagères, centrées sur des pôles urbains, plus ou moins éloignés et plus ou moins importants, parfois multiples – en l’occurrence ici : l’agglomération audiernaise, Douarnenez, Quimper, voire Brest… De ce fait, de plus en plus d’habitants ne sont plus des natifs de Goulien, certains ne sont pas capistes, d’autres viennent d’ailleurs que de la Bretagne. Cette coexistence d’habitants originels et de néo-résidents a été amplifiée par le phénomène des résidences secondaires ; il faut s’attendre qu’elle aille en augmentant, et que cela contribue à transformer la nature des liens sociaux entre habitants.
42En effet, même quand les rapports, entre « indigènes » et nouveaux venus sont bons, ils n’ont évidemment pas la même force que ceux formés entre familles originelles par des générations de cohabitation, d’alliances, d’échanges de toutes sortes. D’ailleurs, la commune n’est plus que l’un des espaces de la sociabilité parmi beaucoup d’autres – alors qu’autrefois c’en était l’espace privilégié. Cela vaut même pour les habitants de souche qui, grâce à la voiture et au téléphone, sont facilement et de plus en plus en communication avec l’extérieur, où se trouvent dispersés nombre de leurs relations, amis et parents.
43Cependant, la vie politique locale reste encore vivante au niveau communal et intercommunal car il existe toujours un besoin d’espaces sociaux de proximité, même si l’espace national est devenu l’espace socio-politique dominant et si se sont ouverts d’autres espaces politiques, au niveau régional comme au niveau européen. Ces divers espaces sociaux – auxquels il faut ajouter en l’occurrence l’espace euro-américain – sont aussi ceux par lesquels se répandent, par l’intermédiaire des journaux, de la radio, de la télévision, de la vidéo et du disque, les nouveaux modèles culturels et comportementaux, qui ont réduit l’ancienne culture locale à une ensemble de survivances et de souvenirs nostalgiques. Là encore, en 1965, j’étais bien conscient de l’existence d’un processus d’homogénéisation des cultures locales au sein d’une civilisation moderne s’étendant à l’ensemble de l’Europe occidentale et née du développement de la société industrielle, mais je ne prévoyais pas que cela engendrerait par contre-coup le besoin de nouvelles différenciations identitaires, souvent appuyées sur l’existence de particularismes locaux (linguistiques, culturels, historiques), amenant la résurgence, au-delà des « régions » actuelles, d’anciennes entités provinciales cherchant à retrouver leurs frontières historiques (cf. la revendication du retour de Nantes à la Bretagne) et la résurrection des anciens « pays » (comme le Cap Sizun) sous la forme de communautés de communes, en passe de prendre la préséance sur les communes qui les constituent.
44En fait, ces changements dus à la « modernisation », et leurs conséquences brièvement décrites ci-dessus, ne sont pas particuliers à la France, ni même à l’Europe occidentale : de semblables processus se sont produits ou sont en train de se produire actuellement au niveau planétaire, avec un décalage plus ou moins grand selon les cas, dans l’ensemble du monde rural ; elles touchent également les villageois et les paysans non européens, et mes quarante ans d’expérience de deux nations sud-est asiatiques m’ont permis d’en être témoin moi-même en Indonésie et en Malaysia. La « mondialisation », c’est aussi cela.
***
45À l’origine de ce travail, il y avait le souci de fournir aux chercheurs travaillant à Plozévet des éléments de comparaison qui leur permettraient de mieux juger du caractère général ou spécifique des phénomènes ou des processus qu’ils observaient sur leur propre terrain d’enquête. À ma connaissance, cette possibilité n’a guère été mise à profit, ni par ces collègues, ni par les auteurs des ouvrages de synthèse publiés ensuite. Le seul chercheur qui ait largement puisé dans mes matériaux, Jacques Delroeux, l’a fait dans le cadre d’une comparaison non pas avec Plozévet mais avec Plogoff. Le présent volume offre désormais des matériaux complémentaires qui pourraient relancer cette possibilité. Quoi qu’il en soit, elle imite aussi les chercheurs du futur à revenir, dans 40 ans, dans 80 ans ou plus, prendre la mesure des changements qui se seront produits à Goulien entre-temps. Que sera cet avenir ? Je me garderai bien de faire des pronostics à ce sujet.
46Mon objectif, hier comme aujourd’hui, sera toujours resté modeste. Je n’ai eu pour ambition que de porter témoignage de la rie et des transformations vécues, depuis le XIXe siècle jusqu’à l’approche du troisième millénaire, par une petite communauté rurale, semblable à bien d’autres en France et en Bretagne, mais comme elles unique, et à laquelle je me suis attaché comme à une communauté d’adoption.
47À tous ceux que j’y ai connus, j’exprime ma gratitude pour nous y avoir accueillis, ma femme et moi, comme si nous étions des leurs.
Notes de bas de page
1 Il se trouvait à l’époque placé sous la présidence de Jean Stoetzel (le fondateur de l’Institut Français d’Opinion Publique).
2 Encore au début des années 50, un actif sur trois travaillait dans le secteur agricole – presque autant qu’un siècle auparavant.
3 Une phrase que j’ai encore entendue au début des années 50 dans la bouche d’enseignants à l’adresse d’élèves peu doués pour les études secondaires et à qui l’on conseillait plutôt de s’orienter vers une profession manuelle.
4 L’expression qui date de cette époque.
5 Jean Cau, « Reportage en Bretagne », L’Express, 21 janvier 1960 : 8-10. Cet article m’a été aimablement communiqué, en janvier 2000, par un agriculteur de Goulien qui l’avait gardé depuis cette date. Jean Cau aurait peut-être été surpris d’apprendre que dans le lectorat de son journal se trouvaient aussi quelques-uns des habitants de ce « bout du monde ».
6 Jean Géraud et Gérard Spitzer, « Le moral des agriculteurs », in « Les transformations des sociétés rurales françaises : Orientations de recherches », numéro spécial de la Revue Française de Sociologie, VI, 1965 : 2-15.
7 Les trente années de croissance économique que la France a connues entre 1950 et 1980.
8 À l’époque, Premier ministre du Général de Gaulle.
9 Il s’agissait de Bitschwiller-lès-Thann, dans le Haut-Rhin. Les matériaux récoltés à cette occasion n’ont jamais été publiés ; ils ont été seulement l’objet d’exposés oraux présentés dans le cadre des séminaires d’André Leroi-Gourhan.
10 Les hommes de Mobecq face aux problèmes publics, Mémoire dactylographié inédit du Centre de Formation aux Recherches Ethnologiques, 1960, Institut d’Ethnologie de l’Université de Paris, Musée de l’Homme, 43 pages, 7 cartes.
11 Ce qui, soit dit en passant, montre bien que lorsque la terre a « manqué de bras », elle en a trouvé.
12 On les entend encore, rétrospectivement, dans la bouche des jeunes de Goulien lorsqu’ils voient, projetées sur écran, les conditions de vie et de travail de leurs anciens de ces années-là
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un ingénieur de la Marine au temps des Lumières
Les carnets de Pierre Toufaire (1777-1794)
Pierre Toufaire Jacques Charpy (éd.)
2011
Paul Cocho, Mes carnets de guerre et de prisonnier, 1914-1919
Paul Cocho Françoise Gatel et Michel Doumenc (éd.)
2010
Souvenirs et observations de l’abbé François Duine
François Duine Bernard Heudré et André Dufief (éd.)
2009
Rennes sous la iiie République
Cahiers d'Edmond Vadot, secrétaire général de la ville de 1885 à 1909
Patrick Harismendy (dir.)
2008
Mémoires d'un notable manceau au siècle des Lumières
Jean-Baptiste-Henri-Michel Leprince d'Ardenay Benoît Hubert (éd.)
2008
En mission à Terre-Neuve
Les dépêches de Charles Riballier des Isles (1885-1903)
Charles Riballier des Isles Ronald Rompkey (éd.)
2007
Rennes : les francs-maçons du Grand Orient de France
1748-1998 : 250 ans dans la ville
Daniel Kerjan
2005
Le Journal de Stanislas Dupont de La Motte
Inspecteur au collège de La Flèche (1771-1776)
Stanislas Dupont de La Motte Didier Boisson (éd.)
2005