Annexe. Janvier vu par la presse, la presse vue par Janvier
p. 309-318
Texte intégral
1À titre de comparaison, voici le texte (presque) intégral du Petit Niçois des 31 janvier, 1er, 2 et 3 février 1919, mentionné en partie p. 197-199 (Ma tâche à la tête de l’administration municipale jugée par les méridionaux) et annexé par Janvier au volume des Souvenirs. Cette lecture permet de mieux comprendre comment la dernière partie des Souvenirs a été rédigée, vraisemblablement à partir d’une revue de presse collectée avec soin au fil des semaines, des mois et des années, en même temps que d’une adaptation des comptes rendus des différents conseils municipaux. Cette « technique », méticuleuse mais économique en temps et en réflexion, diffère très notablement des deux premières parties, beaucoup plus personnelles et sensibles. Ici, Janvier se montre, avant tout, soucieux de la postérité. Le choix est dicté par une évidente autosatisfaction, évacuant au maximum la contradiction.
Le maire adopte, vis-à-vis des journalistes, une attitude classique des milieux politiques : les articles favorables confortent les décisions adoptées ; les autres sont méconnus ; au pire, ils relèvent du procès d’intention. C’est ainsi que Janvier ne fait, sur le coup, aucune allusion aux conclusions perfidement tirées de son exemple par le Petit Niçois – à tort ou à raison – au détriment de la gestion de cette ville du Midi dont il ne semble pourtant pas tout ignorer. Mais il retient vite la leçon et ne tarde pas à s’informer : les p. 254-255 (Douze années de gestion financière de la ville de Rennes) développent, à son bénéfice, un parallèle édifiant avec la situation financière catastrophique de Nice au lendemain du conflit. En revanche, il reste fidèle à sa déontologie stricte, refusant de transmettre à son interlocuteur une correspondance, de nature privée, avec son collègue niçois. De son côté, l’auteur de l’enquête ne paraît guère avoir fait l’effort de sortir du bureau du maire : un petit « micro-trottoir » lui suffit pour donner vie aux informations officielles. Aucune vérification sérieuse n’est entreprise. L’esprit critique n’est pas de mise.
On notera encore, au passage, la charmante « carte postale » de Rennes, symbole du siècle des Lumières vu sous un rayon de soleil hivernal par un œil méridional : ce n’est pas un hasard si Janvier, très épris de l’image policée de sa cité, la retient dans son propre texte. Au total, ses certitudes inébranlables d’administrateur méthodique – atout précieux pendant les années de guerre – lui auront sans doute valu de mal évaluer les rapports de force lors des élections nationales de 1920 et, surtout, de ne pas comprendre la déception des Rennais, après l’envolée des prix qui succède brutalement à la victoire. Celle-ci ne pouvait qu’être portée au débit de décisions urbanistiques et architecturales qualifiées de précipitées et somptuaires, ouvrant la brèche dans laquelle s’engouffrent aussitôt les opposants. La politique requiert aussi un tantinet de pédagogie. À la fin de sa vie, il n’est pas injuste de penser que Janvier – trop pressé et, probablement, très fatigué, sinon affaibli – la confond avec l’apologie. C’est la grande fragilité révélée par les Souvenirs.
— L’école des maires - L’œuvre admirable de M. Janvier, maire de Rennes pendant la guerre
2Rennes est une ville heureuse qui, grâce à un administrateur d’élite, a pu vivre et prospérer au cours de la guerre. La presse parisienne et le Petit Niçois ont vanté justement les mérites de M. Janvier, maire de la capitale bretonne. Aux heures pénibles où Nice se débat dans de multiples crises, la tentation était grande d’admirer, sur place, pour en tirer enseignements et profits, l’œuvre du premier magistrat de Rennes. Le Petit Niçois a donc envoyé dans cette cité, un de ses collaborateurs, Philippe Gordeaux. Les résultats de l’enquête faite par ce dernier nous parviennent. Ils dépassent notre attente et nous ne doutons pas que nos lecteurs, comme nous, ne prennent grand intérêt à la série d’articles dont nous commençons la publication aujourd’hui.
3Nous assistions, le mois dernier, au congrès des maires, qui réunissait dans une salle de la rue Notre-Dame-de-Nazareth, à Paris, les représentants de la plupart des municipalités françaises. Parmi les orateurs qui intervenaient le plus utilement dans les discussions, nous remarquâmes, bientôt, un maire dont les avis, toujours marqués au coin de l’esprit le plus pratique, exprimés sous une forme saisissante et souvent spirituelle, étaient généralement approuvés très chaleureusement par la grande majorité de l’assemblée. Quel est ce maire, demandâmes-nous ? Mais c’est le fameux Jean Janvier, maire de Rennes, dont toute la presse a souligné la remarquable administration pendant la guerre, nous répondit-on.
4Et nous nous souvînmes, en effet, d’articles très élogieux, parus dans les plus grands journaux de la capitale et citant en exemple, aux communes de France, le premier magistrat de Rennes qui, malgré toutes les difficultés rencontrées, réussit, dans sa ville, à lutter victorieusement contre les « faiseurs de vie chère » et à réaliser, malgré la guerre, les plus importantes améliorations sans obérer les finances rennaises. Le Petit Niçois avait reproduit, d’ailleurs, en leur temps, la plupart de ces articles.
5Quelques jours plus tard, ouvrant un périodique, la Revue parlementaire, économique et financière, nous y lisions une étude très intéressante sur l’œuvre accomplie par M. Janvier. L’article se terminait sur ces mots :
« Aucune ville de France n’a su s’organiser sur de pareilles bases et nous avons le droit de dire à tous les édiles français : allez donc faire un tour dans la capitale de la Bretagne et appliquez chez vous les méthodes qui y sont en vigueur ! M. Janvier n’a pas pris de brevet. Il tient ses méthodes à la disposition de quiconque veut les employer et on ne peut espérer trouver homme plus aimable, intelligence plus ouverte, cœur plus bienveillant. Et nous clôturerons cette étude par un mot trivial peut-être, mais qui exprime bien toute notre pensée : ça vaut le voyage ! »
6Ça vaut le voyage ! Cette phrase nous frappa. D’autant plus qu’en même temps nous parvenaient les journaux de Nice et que nous y lisions les plaintes les plus amères contre la façon pitoyable dont notre ville est « administrée » (si l’on peut dire !). Et nous résolûmes, aussitôt, d’entreprendre le voyage recommandé par notre confrère pour faire sur place les utiles constatations promises. Elles intéresseront, certainement, les lecteurs du Petit Niçois, mais il aurait été peut-être plus profitable – pour la ville de Nice – de les faire faire à ses magistrats municipaux. En tous cas, la Revue parlementaire n’avait pas exagéré : « ça vaut le voyage ! »
Un fils de ses œuvres
7Au débarqué du train, dès les premiers pas dans Rennes, on sent nettement que l’on est dans une ville « bien tenue ». Tout, en effet, dans la capitale bretonne, respire l’ordre, la propreté, l’aisance. La noble architecture des maisons, la couleur sombre des toits d’ardoises, les flèches élancées des églises et les tours imposantes des monuments, le calme des rues, tout cela donnerait de la vieille cité, centre intellectuel de la Bretagne par ses universités, centre judiciaire par sa cour d’appel, centre religieux par son archevêché, une impression respectueuse, mais un peu sévère, si, par exception, le soleil ne brillait, aujourd’hui, dans un ciel pur, ajoutant sur toutes les façades, sur tous les murs, l’or de ses rayons à la patine du temps.
8Mais commençons notre enquête. Aux premières questions que nous posons à divers habitants sur leur municipalité, tous nous répondent sur le ton le plus enthousiaste : « M. Janvier ! ah ! en voilà un qui connaît son affaire », dit l’un. « C’est un as ! », dit l’autre, qui, visiblement, revient de la guerre. « Et puis un travailleur, et pas fier ! Il a été simple compagnon et il n’en rougit pas, au contraire ! » nous dit un troisième qui connaît particulièrement bien M. Janvier et nous donne quelques détails sur sa carrière.
9Le maire de Rennes né, il y a soixante ans, dans un village voisin de Fougères, était le fils d’un modeste plâtrier. À douze ans, il quittait l’école pour prendre la cotte blanche du maçon. À seize ans, il fit le tour de France traditionnel alors chez les ouvriers. Après cinq ans de service militaire, Jean Janvier reprit la truelle, mais déjà ses qualités d’intelligence et d’initiation perçaient. Il devint contremaître, puis s’installa à son compte et devint un des plus importants entrepreneurs de la région. En 1898, il fonda la puissante fédération des syndicats patronaux de France, puis devint juge consulaire et, en 1900, organisa de brillantes « fêtes du travail » à l’Exposition universelle de Paris. En 1908, il était élu maire de Rennes et, quelques années plus tard, recevait la rosette d’officier de la Légion d’honneur. Telle est résumée en quelques mots, la vie toute de travail de cet enfant du peuple qui, parvenu à l’aisance, a abandonné ses affaires pour se consacrer uniquement à la prospérité de sa ville, au bonheur de ses concitoyens.
« La femme de ménage »
10Nous arrivons au ravissant hôtel de ville construit par Gabriel au 18e siècle et que M. Janvier a achevé de la plus heureuse façon, en en aménageant l’intérieur avec une richesse, un confort et un goût parfaits. Escalier monumental, aux rampes de fer forgé, grands panneaux décoratifs, salon d’attente d’un luxe accueillant, nous comparons tout cela, rapidement, dans notre esprit, avec le sordide local où, « provisoirement », est installée la mairie de Nice, depuis quarante ans.
11Nous faisons passer notre carte à M. Janvier qui nous reçoit aussitôt. Robuste, les yeux pétillants de malice, le visage barré d’une moustache d’un blond pâle, éclairé d’un bon et franc sourire, M. Janvier nous tend une main solide et cordiale. « Je connais très bien le Petit Niçois », nous dit-il, dès l’abord, « c’est un journal bien fait, présenté d’une façon claire et plaisante, rédigé avec soin. Je suis heureux de sa visite » (à 1 400 kilomètres de la salle de rédaction de notre journal, pareil compliment fait plaisir !). Dès qu’il connaît le but de notre visite, M. Janvier nous explique sa conception du rôle d’un maire. « Le maire doit, à chaque instant de la journée, se pénétrer de la véritable nature du mandat qu’on lui a confié : ses concitoyens l’ont envoyé à la mairie pour être la femme de ménage de la cité. Pour ma part, j’estime n’avoir rien accompli d’extraordinaire : je me suis contenté de faire pour la ville ce qu’une bonne ménagère fait pour la maison ». Nous allons voir comment M. Janvier s’y est pris (fin du premier article).
12Les articles suivants permettront de suivre l’activité de M. Janvier dans les diverses manifestations de la vie municipale. Ils contiennent des faits précis – et combien douloureusement piquants lorsqu’on se reporte à l’administration de Nice – sur le ravitaillement en viande, combustible, pain, lait, légumes, etc. L’on verra comment M. Janvier a su résoudre la question du gaz qui s’est posée à Rennes comme à Nice, mais qui n’a pas eu les mêmes effets pour les contribuables. L’étude des finances municipales montrera comment il est possible d’équilibrer un lourd budget en période de guerre. Enfin, M. Janvier nous fera connaître ses projets d’avenir : des lumineuses leçons qu’il nous offrira, ce ne sera pas la moins substantielle. Espérons, pour le bien de notre chère cité niçoise, qu’elle ne sera pas perdue !
[Les denrées de première nécessité]
La viande
13L’arrivée à Rennes de nombreux réfugiés et d’évacués, la venue dans des camps voisins de troupes alliées, la cupidité de certains mercantis et les difficultés du ravitaillement firent, à Rennes, comme partout ailleurs, monter sensiblement le prix de la vie, au bout de quelques mois de guerre. Au lieu de penser, comme tant d’autres, que « ça ne pouvait pas durer » et que la fin prochaine des hostilités allait ramener les prix des denrées à un taux normal, M. Janvier agit comme si la guerre devait durer plusieurs années (il ne se trompait malheureusement pas !) et en prévoyant que le coût de l’existence n’allait cesser d’augmenter, si on laissait faire.
14Aussitôt, le maire de Rennes prit des mesures énergiques. C’est ainsi que les bouchers détaillants avaient sensiblement majoré leurs prix à diverses reprises et semblaient vouloir persévérer dans cette voie. M. Janvier, à l’improviste, leur fit demander à tous, simultanément, leur tarif. Les prix différaient très sensiblement et c’était la preuve qu’ils étaient établis d’une façon absolument arbitraire, suivant le plus ou moins d’avidité du commerçant. M. Janvier réunit alors les bouchers de la ville et leur demanda de fixer, à l’amiable, avec lui, un tarif, identique pour tous, et modéré. Ils refusèrent. M. Janvier ouvrit aussitôt deux boucheries municipales, où il plaça des étaliers de profession – dont il obtint la mise en sursis – et où il vendit la viande non au prix coûtant, mais avec une honnête marge permettant aux autres boucheries de vendre au même tarif que lui, tout en réalisant un bénéfice raisonnable. Ainsi en possession de tous les éléments exacts d’appréciation, le maire de Rennes publia une taxe de la viande et exigea qu’elle fût respectée.
15Les bouchers commencèrent par bouder. Certains fermèrent leurs boutiques. Le maire tint bon. Quelques-uns voulurent enfreindre la taxe. Ce ne fut pas long. La police municipale fit des constats et les contrevenants furent condamnés d’abord à l’amende, puis à la prison. Et les Rennais virent ce spectacle, peu banal, d’importants commerçants de leur ville allant purger deux ou quatre jours d’emprisonnement à la maison d’arrêt, malgré toutes les influences qu’ils firent jouer et toutes les interventions qui se produisirent pour leur éviter cette humiliation. Du coup, les plus récalcitrants furent mâtés1 [...]. Malgré cette taxe, il ne faut pas avoir d’inquiétudes sur la prospérité du commerce de la boucherie à Rennes ! De 1916 à 1918, les deux boucheries « municipales » ont réalisé des bénéfices annuels variant entre 25 et 30 000 F (27 000 F en 1918). Les boucheries privées n’ont pas dû, non plus, perdre leur temps ! Quant à la population, elle a bénéficié de prix très modérés. Grâce à l’esprit d’initiative de M. Janvier, la question de la viande a donc été résolue, à Rennes, au mieux des intérêts de tous.
Les bois et charbons
16Il en a été de même pour la question du bois et du charbon. Les marchands rennais commençaient, comme leurs confrères du reste de la France, à pratiquer des prix extravagants. M. Janvier leur demanda d’envoyer leurs prix courants et de soumissionner, comme chaque année, en vue de la fourniture du bois de chauffage aux bâtiments communaux pour l’exercice 1915-1916. Les marchands – malins – ne répondirent pas à cet appel et augmentèrent immédiatement leurs prix pour la population. Un seul négociant se présenta à la mairie et ce fut pour dire qu’il pourrait peut-être faire la fourniture, mais sans pouvoir prendre d’engagement sur le prix. M. Janvier se fâcha tout rouge et, aussitôt, créa un « parc municipal de combustibles ». Il obtint, de l’administration, la concession à la gare de Rennes, d’une voie de garage longeant un quai en bordure d’une rue. Sur ce quai, séparé de la voie publique par une haute palissade, il put amener de grands stocks de bois et de charbons. Une cabine en bois sert de bureau à un employé municipal qui délivre le combustible [...]. Chaque habitant n’a droit qu’à une certaine quantité variable suivant les époques et déterminée par arrêté municipal. M. Janvier a également eu l’idée d’acheter tous les copeaux qu’il a pu trouver chez les sabotiers de la région. Il les vend à raison de 1,50 F l’hectolitre. Ce parc coûte peu à la ville, car le combustible arrive à quai directement et il est surveillé sans frais par le personnel de la gare. Et la vente laisse un appréciable bénéfice à la ville.
Le pain
17À l’époque où cela était encore permis, M. Janvier, prévoyant que la guerre serait très longue, acheta de très grosses quantités de blé et de farine (pour plusieurs millions de francs). Il déposa le blé chez les minotiers, leur imposa la charge de le garder, de l’assurer et leur interdit de le moudre sans son autorisation écrite, qu’il ne donnerait qu’au moment où les livraisons faites par les services du ravitaillement viendraient à s’arrêter. C’est ainsi que les choses se passèrent effectivement et, de la sorte, la soudure fut toujours assurée de la façon la plus aisée, le pain fut toujours d’excellente qualité et d’un prix raisonnable [...]. En outre, la ville de Rennes put, à diverses reprises, secourir des communes voisines moins prévoyantes, en leur fournissant quelques wagons de farine. Ajoutons que M. Janvier avait, en même temps, constitué un stock de 50 000 stères de bois de four, qui rendirent de grands services aux boulangers.
Les pommes de terre
18Il y eut à Rennes, comme partout, une crise des pommes de terre. Elle ne fut pas de longue durée. M. Janvier plaida si bien la cause de sa ville, auprès de l’intendance militaire, qu’il obtint la levée de la réquisition pour 30 000 kilos de pommes de terre « par jour », à l’usage de la ville de Rennes. Chaque jour, ces 30 000 kilos étaient répartis entre les deux cent cinquante détaillants de la ville qui durent vendre au prix fixé par le maire, prix qui varia entre 20 et 25 centimes le demi-kilo, soit moitié moins que partout ailleurs. Comment M. Janvier put-il obtenir de l’administration militaire cette levée de réquisition ? Je vais vous dire : M. Janvier jouit de la plus sympathique considération dans les milieux militaires de la région, parce qu’il a été chef de bataillon territorial. Jugez un peu, s’il avait été général2 !
Le lait
19Le lait se vend 9 sous le litre à Rennes ! M. Janvier, en effet, a obtenu que tous les beurriers et fromagers de la deuxième zone des environs de Rennes envoient, tous les matins, entre 6 et 700 litres de lait à la ville. Il a obtenu en même temps de l’administration des chemins de fer que tous les trains du matin passant dans les localités de la deuxième zone prissent tous les chargements de lait qu’on leur confierait. Avec le lait amené en ville par les laitiers de la première zone (celle qui est immédiatement attenante à l’agglomération urbaine), le ravitaillement de Rennes en lait est assuré et, en tous cas, ni les malades, ni les enfants, ni les vieillards n’en ont jamais manqué.
Les jardins potagers
20Pour augmenter les ressources de Rennes en légumes, M. Janvier convoqua la quarantaine de jardiniers spécialistes qui ont la charge d’entretenir les pelouses et les serres municipales. Il leur demanda, dans l’intérêt général, d’activer chaque jour leur besogne habituelle, de façon à gagner environ une heure leur permettant de travailler à des cultures maraîchères. Ces braves gens acceptèrent et, bientôt, plusieurs hectares de terrains municipaux furent complantés en pommes de terre, haricots et autres légumes. La mairie avait, naturellement, fourni les semences. La récolte a été, chaque année, d’environ 50 000 kilos de pommes de terre, 15 000 choux, 20 000 poireaux, 20 000 oignons, carottes, navets, salades, etc. Les jardiniers municipaux, en récompense du travail supplémentaire qu’ils ont ainsi fourni, sont autorisés à prélever sur les légumes produits la quantité nécessaire aux besoins de leur famille. Le reste est réparti entre les six cantines populaires créées par la municipalité et où indigents et réfugiés sont nourris gratuitement (près de quatre mille repas par jour !). En outre, M. Janvier a demandé aux propriétaires de terrains incultes de les mettre à sa disposition et cela lui a permis de donner à toute personne en faisant la demande un lopin de terre à cultiver. C’est ainsi que la Ligue des fonctionnaires, par exemple, a transformé en jardins maraîchers, 7 à 8 000 mètres carrés de terre, jusque-là improductive, et les messieurs en jaquette des administrations publiques ont montré qu’ils savaient, eux aussi, quand il le fallait, manier la pelle et la pioche (fin du second article).
21Nous publierons demain le troisième article de cette intéressante série, et nous attirons tout spécialement l’attention du lecteur sur cet article, il traite, entre autres choses, en effet de la question du gaz et des combustibles ménagers.
Le gaz
22La question du gaz a été, pour toutes les villes (et surtout pour Nice, hélas !), un problème très grave. À Rennes, non seulement le prix du gaz n’a pas été augmenté, mais encore, en vertu d’avenants signés en 1910, les abonnés ont bénéficié, au cours de la guerre, « d’une diminution de prix de 2 centimes par mètre cube ! ». En outre, à l’encontre de nombre de villes, Rennes n’a été tenue d’accorder aucune prolongation de concession à la compagnie exploitante. Ce n’est pas que cette dernière ait fait preuve d’un désintéressement qui n’est guère de mise dans les sociétés à monopole ! Au contraire ! Dès 1916, la Compagnie pour l’éclairage au gaz de la ville de Rennes faisait état (comme la plupart des compagnies gazières de France) du fameux arrêt rendu par le Conseil d’État, le 30 mars 1916, et obligeant la ville de Bordeaux à indemniser sa Compagnie du Gaz, du fait de l’augmentation du prix du charbon. Et elle réclamait l’autorisation d’avoir une compensation, soit sous forme d’élévation du tarif, soit sous forme de prolongation de concession.
23M. Janvier répondit à la compagnie concessionnaire par la lettre suivante, que les municipalités se trouvant dans un cas identique (celle de Nice, par exemple), feraient bien de méditer :
« Mes collègues et moi avons pensé que l’affaire de Bordeaux était un cas d’espèce favorable aux compagnies de gaz dans les circonstances actuelles, mais que, dans l’interprétation de la décision du Conseil d’État, il y avait place aussi pour des cas d’espèce en faveur des villes et que le cas de la ville de Rennes pouvait en être un. C’est pourquoi le conseil municipal s’est déclaré prêt à examiner la demande de votre Compagnie tout à fait amiablement, n’aimant pas par principe les litiges et préférant, autant qu’elle-même, les éviter, en ajoutant qu’il ne pourrait se livrer à cet examen qu’aux conditions expresses ci-après :
1. Que vous établissiez que le gaz fourni à Rennes en ce moment revient à un prix plus élevé qu’il n’est vendu, même en tenant compte des bénéfices obtenus par la vente des sous-produits, dont les prix sont très sensiblement plus élevés depuis l’augmentation des charbons et de tous autres avantages dont certains ont été créés par l’état de guerre ;
2. Qu’au cas où les très grandes augmentations des prix des sous-produits et tous autres avantages ne feraient pas la balance entre le prix de revient et le prix de vente du gaz, vous fassiez intervenir les bénéfices réalisés antérieurement à votre demande depuis le début de la concession et même ceux qu’éventuellement vous ferez jusqu’à la fin du contrat, dans la mesure où ils peuvent être évalués ; 3. Que si, après cet établissement de situation, votre Compagnie, se considérant toujours lésée par l’augmentation du prix du charbon, décidait de maintenir la demande exposée dans sa lettre du 22 juin 1916, une commission municipale, nommée à cet effet, serait chargée de contrôler vos affirmations, étant bien entendu que vous mettriez à sa disposition tous les documents et renseignements nécessaires, vos livres, comptes et bilans.
Après quoi, s’il est reconnu que réellement l’augmentation des prix du charbon cause un grave préjudice à la Compagnie d’éclairage par le gaz de la ville de Rennes, le conseil municipal, j’en suis convaincu, sera prêt, ainsi qu’il en a manifesté l’intention le 31 août 1916, à examiner dans quelles mesures des compensations pourront lui être accordées ».
24La Compagnie de Rennes se le tint pour dit et n’insista pas.
25« Trop de maires », en effet, nous a déclaré M. Janvier, « se sont laissés impressionner par le trop fameux arrêt du Conseil d’État relatif à Bordeaux, qui était un cas d’espèce ». Les villes qui ont opposé à l’argumentation des compagnies un raisonnement serré ont presque toujours eu gain de cause et sont parvenues, sans rien accorder, à atteindre l’époque actuelle où, le prix du charbon ayant baissé des deux tiers, aucune compensation ne peut plus être demandée.
26« C’est justement le moment qui a été choisi par la municipalité de Nice pour accorder à sa Compagnie du Gaz une élévation de tarifs ! » apprenons-nous à M. Janvier. Le maire de Rennes sursaute. « Vraiment ! » s’écrie-t-il. « Je suis très étonné, car, à la date du 16 octobre dernier, j avais reçu une lettre du maire de Nice dans laquelle celui-ci me demandait comment j avais procédé pour refuser toute compensation à la Compagnie du Gaz. J’ai répondu par courrier au maire de Nice en lui donnant tous les renseignements désirés ».
27Nous avons demandé communication à M. Janvier de sa lettre, mais le maire de Rennes s’y est formellement refusé. Nous serions cependant heureux de la connaître, car elle doit contenir d’utiles enseignements dont on n’a malheureusement pas tenu compte puisqu’une augmentation [s’est bien produite]. Nous serions reconnaissant au maire de Nice de nous faire savoir la teneur de la lettre que, le 19 octobre, lui a envoyé M. Janvier.
Les finances municipales
28Toute l’œuvre du ravitaillement civil ainsi accomplie par le maire de Rennes, au cours de la guerre, a nécessité plus de soixante mille opérations, représentant un mouvement de caisse, chez le receveur municipal, de plus de 17 millions de francs, fin 1918. Boucheries, parc de combustibles et les diverses autres fondations municipales ont fait encaisser à la ville un boni de près de 100 000 francs. Mais M. Janvier ne veut pas que l’on puisse croire qu’il a équilibré ses budgets grâce à ces opérations commerciales. Les gains « commerciaux » de la ville sont conservés pour permettre, en des moments de crise violente, de maintenir les cours. À la paix définitive, ils seront versés aux deux œuvres qui doivent survivre le plus longtemps à la guerre, celle des « orphelins de la guerre », celle des « blessés de la tuberculose ». Quant aux budgets de la Ville, ils se sont soldés à chaque exercice, non pas, comme dans la plupart des villes, par des déficits, mais par d’importantes disponibilités variant entre 422 000 et 567 000 francs.
29Les propositions budgétaires de 1914 à 1919 n’ont pas différé dans leurs grandes lignes et ont été établies, chaque année, « sans création de charges nouvelles d’aucune sorte pour la population ». Ces disponibilités ont donné les moyens de faire face aux dépenses considérables occasionnées par la guerre. Dès le mois d’août 1914, la municipalité décida que le personnel mobilisé continuerait à toucher ses traitements. En 1916, elle vota le maintien – en faveur des veuves, orphelins ou personnes à charge de ses employés et ouvriers morts du fait de la guerre – du demi-salaire des disparus, jusqu’à la fin des hostilités ; en 1917 et 1918, elle accorda des indemnités de cherté de vie. Elle a, par ailleurs, comme les autres municipalités, dû entretenir un nombreux personnel supplémentaire, indispensable à la marche des services municipaux pendant l’absence des mobilisés et faire face à l’accroissement énorme des dépenses d’entretien résultant de l’augmentation du prix de la main-d’œuvre, des matières premières, des combustibles, des fournitures diverses, des frais de journée des pensionnaires dans les hospices et institutions diverses. Les contingents imposés à la ville pour l’assistance aux vieillards, l’assistance aux femmes en couches, les enfants assistés s’élevaient parallèlement.
30Il restait à solder quelques dépenses antérieures assez importantes : travaux du théâtre, de l’hôtel de ville, de l’école de médecine, établissement de très grandes longueurs de bordures de trottoirs. La ville a dû faire des avances très sérieuses pour assurer le fonctionnement de ses organisations de ravitaillement civil : parc municipal des combustibles, stocks de secours, boucherie municipale, laiterie municipale, approvisionnement en blé, farine, riz, haricots, bois de four, etc. Elle ne pouvait négliger les questions se rapportant : 1° à l’instruction (création et aménagement d’un internat municipal au lycée de filles ; création et aménagement provisoire de l’école primaire supérieure de filles, de garderies de vacances) ; 2° à l’organisation du travail (Office de placement gratuit, subventions à la Bourse du Travail) ; 3° à l’hygiène (travaux d’assainissement, continuation de la lutte contre le taudis, création d’un dispensaire anti-tuberculeux, d’un nouveau cimetière) ; 4° à la protection de la première enfance (création d’un patronage avec le généreux concours de la Croix-Rouge américaine) ; etc. Elle devait en même temps augmenter ses réserves pour travaux afin que les mobilisés ne chôment pas à leur retour après une si longue absence, en attendant le rétablissement complet de la vie normale. Dans cet ordre d’idées, par l’acquisition d’immeubles et l’affectation de crédits spéciaux, ont été préparés d’utiles chantiers de voirie. Enfin, elle a pu constituer un fonds de 460 000 francs pour secours pendant la guerre et la période qui suivra.
31Indiquons qu’il n’a « pas été touché à l’affectation des fonds d’emprunts pour grands travaux » réalisés dans la mesure seulement où leur emploi était possible et utile. Les chantiers arrêtés sont prêts à rouvrir dès que la main-d’œuvre se présentera. La municipalité a cependant terminé, pendant la guerre, d’importants travaux, tels que l’ouverture de plusieurs boulevards et l’achèvement d’un réservoir de 27 000 mètres cubes d’eau. Tous ces résultats ont été obtenus malgré le fléchissement des recettes d’octroi. D’autre part, non seulement « aucune charge nouvelle » n’a été créée pour le contribuable, mais encore celui-ci a vu « ses impositions diminuer », grâce au non renouvellement, en 1915, de centimes additionnels périmés.
32On croit rêver, quand on habite Nice, en lisant ces choses, et l’on ne peut qu’envier l’heureuse ville de Rennes qui, grâce à un maire « administrateur », ne connaît pas l’ennui des « dettes de guerre » et amortit chaque année, avec une admirable régularité, ses emprunts du temps de paix ! Quelle différence, entre cette admirable situation, et la terrible « pagaïe » financière dans laquelle Nice se débat ! (fin du troisième article).
33Nous terminerons demain la série de ces articles. Notre collaborateur Ph. Gordeaux, après avoir exposé quelques projets d’après-guerre, conçus par M. Janvier, tire des conclusions judicieuses de son enquête.
[Les suites de la guerre]
34[...] M. Janvier, dès la suspension des hostilités, a pris diverses mesures excellentes, pour la période d’armistice et pour l’après-guerre. C’est ainsi qu’il a fait voter par son conseil municipal la concession à « perpétuité » des tombes où reposent, au cimetière de Rennes, les soldats de la Grande Guerre, décédés des suites de blessure ou de maladie dans les formations sanitaires rennaises. En outre, des concessions à perpétuité seront accordées aux familles de Rennais tombés au champ d’honneur loin de leur ville natale et dont le corps pourra être ramené à Rennes. La ville se chargera de l’entretien de toutes ces tombes. Le rapporteur de cette proposition au conseil municipal fut M. Dottin, doyen de la faculté des lettres, conseiller municipal.
« Au cimetière de Rennes, sont inhumés des soldats de toutes les parties de la France », dit-il dans son rapport, « du Nord et de l’Est comme de l’Ouest et du Midi ; la veuve ou la mère rennaise qui apportera son hommage et l’offrande de sa tristesse à la tombe d’un soldat inconnu pourra se dire que, là-bas, sans doute, une autre femme veille sur la sépulture de son fils ou de son mari [...]. Pour tous, il est juste que la parcelle de terre qu’occupent leurs restes, parcelle de terre d’un pays qu’ils ont servi et défendu, ils la gardent éternellement, et qu’éternellement le culte de ces morts, cette religion qui eut ses martyrs, cette foi qui ne compte ni incrédules, ni hérétiques, ni infidèles, ce culte, douloureux et apaisant à la fois, qui unit en vérité tous les hommes, amène sans cesse ceux des siècles à venir dans notre enclos sacré, avec des fleurs, avec des larmes, expression d’un souvenir qui ne périra pas ! »
35Pour que les paroles de M. Dottin ne soient pas démenties par les faits, ne conviendrait-il pas que toutes les villes de France prissent la même mesure que Rennes ? Si la tombe des Niçois qui dorment leur dernier sommeil en Bretagne doit perpétuellement être ornée et vénérée, il faut que la sépulture des Bretons qui reposent sous le ciel de la Côte d’Azur soit pareillement honorée ! Espérons que l’initiative de Rennes sera partout imitée.
36Sur la proposition de M. Janvier, la ville de Rennes a adopté la ville de Vouziers et voté 25 000 francs pour venir en aide à ses habitants. Dans un article publié ces jours-ci par Le Matin, M. Janvier a expliqué que toutes les cités épargnées par les horreurs de la guerre devraient faire ce geste de solidarité à l’égard des malheureuses communes des régions dévastées. Il ne s’agit pas, comme certains le croient, de reconstruire les agglomérations détruites. C’est à l’ennemi qu’incombe cette restauration. Non ! Il s’agit simplement de secourir dès maintenant, les populations qui essaient de reconstituer, dans les décombres, leurs foyers dispersés.
37La municipalité Janvier s’est également préoccupée de la question si importante du travail pour les démobilisés. Elle va reprendre immédiatement les grands travaux interrompus et, d’autre part, elle a installé à la mairie, un bureau de placement qui fonctionne à la satisfaction générale. Enfin, elle a décidé que les employés municipaux démobilisés retrouveraient dans l’administration la place qu’ils avaient quittée, en bénéficiant, comme s’ils avaient été présents, de tous les avancements prévus par le règlement. Pour les mutilés et réformés, les dispositions suivantes ont été prises : « dans aucun cas n’entreront en compte dans l’appréciation des avantages a accorder au personnel municipal, les pensions ou gratifications de réforme, conséquences de la guerre. Lorsque, par suite de blessures ou infirmités, conséquence de la guerre, il se trouvera dans l’impossibilité de tenir cet emploi, une situation, autant que possible équivalente et plus conforme à ses facultés actuelles, sera attribuée à l’employé. Les avantages pécuniaires dont jouissait l’intéressé avant la mobilisation ne seront jamais amoindris ; ils pourront être supérieurs si l’échelle des traitements l’a prévu pour ce nouveau poste ; en cas d’infériorité de salaire, une indemnité spéciale et personnelle, équivalente à la différence en moins sera accordée de droit ». On ne saurait être plus équitable envers ceux qui ont payé la victoire de leur sang.
Conclusion
38Toutes les mesures si judicieuses prises, pendant plus de quatre ans, par M. Janvier ont assuré à la ville de Rennes une situation exceptionnellement prospère. Ce sont, pourtant, des mesures simples, pratiques. Il semble qu’elles auraient dû venir à la pensée de tous les administrateurs des grandes villes. Eh bien, non ! Il suffisait d’y penser, comme pour l’oeuf de Colomb. Mais personne n’y a pensé ? Eh ! si. Quelqu’un y a pensé. M. Janvier, lui seul ou presque, a conçu et, surtout, a réalisé. À Nice, on conçoit peu ou mal et on ne réalise pas du tout. M. Janvier a rédigé des arrêtés. Il en a surtout imposé la stricte application. À Nice, on rédige, certes, énormément d’arrêtés. Mais on ne les applique jamais. M. Janvier n’a pas peur des difficultés, ni des résistances. Il fonce droit sur elles et les anéantit. À Nice, on a l’horreur instinctive des affaires. Et l’on cède à la moindre protestation des corporations intéressées au maintien de la vie chère. M. Janvier examine sérieusement les diverses faces d’une question. Quand il a pris une décision, il l’exécute jusqu’au bout et sur le champ. À Nice, on hésite, on tâtonne, on tergiverse. On prend une décision aujourd’hui, et on y renonce le lendemain, pour y revenir trois jours après. Ordres, contre-ordres, désordres sont la règle. Ah ! si Rennes pouvait nous prêter M. Janvier pendant seulement six mois.
Philippe Gordeaux
Notes de bas de page
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