Police et policiers en temps de crise
p. 469-473
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Index géographique : France
Texte intégral
Le vingtième siècle, âge des extrêmes
1Les contributions rassemblées dans ce chapitre semblent – à première vue – couvrir un vaste ensemble de sujets : chronologiquement d’abord, puisqu’elles commencent à la fin du xviiie siècle, avec ensuite les années 1920 et 1930 et, pour finir, les années 1960. Mais aussi thématiquement : partant du maintien de l’ordre à Paris pendant la Révolution française (Vincent Denis), les articles abordent ensuite la police dans la Prusse de la République de Weimar (Peter Lessmann-Faust), la police d’Irlande du Nord dans les années 1920-1930 (Mark Theodorson), la police dans l’Italie fasciste (Jonathan Dunnage) et enfin la police et le maintien de l’ordre public à Paris pendant la guerre d’Algérie, donc les années 1950-1960.
2Or, en dépit de cette diversité, ces textes ont des traits communs. Le premier, et le plus évident, est qu’ils traitent tous du maintien de l’ordre et du personnel policier en temps de crise ou de tension politique. Les crises politiques sont des moments de conflits et de luttes politiques et, très souvent, de désordres et d’insécurité. Quelle est la place de la police dans ces circonstances ? Quelles sont ses tâches ? Comment opère-t-elle ? Et qu’est-ce que le terme de « crise » signifie pour le personnel policier ? Enfin, et ce ne sont pas les questions les plus anodines : Qui a son mot à dire sur les questions de maintien de l’ordre en temps de crise ? Quel impact le pouvoir politique a-t-il eu sur la police dans ces périodes ?
3Les contributions rassemblées ici répondent à ces questions en se penchant sur les policiers et leur travail dans différents contextes chronologiques et géographiques.
4Un autre élément commun relie plus ou moins directement les articles rassemblés ici : tous parlent de l’ » âge des extrêmes », ce terme utilisé par Éric Hobsbawm pour caractériser le « court vingtième siècle 1 ».
5Dans son ouvrage éponyme, Hobsbawm souligne le caractère extrême des crises qui ont affecté le siècle, débouchant sur des changements de système politique inédits, conduisant à une redistribution des nations et des États que le siècle précédent était parvenu à éviter, à des génocides et des guerres comme le xixe siècle n’en avait pas connus ni qualitativement ni quantitativement, et mettant un terme – par la décolonisation – à la domination d’un continent sur un autre. Les contributions rassemblées dans cette partie du livre peuvent être lues comme une tentative de resituer la police au sein de ces processus – voire d’étudier la part qu’elle a pu y prendre.
6Quelle a été la signification du « long » xixe siècle – par opposition au « court » xxe siècle pour la police ? La place manque ici pour retracer l’évolution globale de la police au cours du premier, mais quelques aspects peuvent être mentionnés afin de remettre en perspective les tendances du court xxe siècle décrites dans cette partie de l’ouvrage. Dans de nombreux pays, les historiens ont décrit l’évolution de la police – l’institution, mais également son personnel, les modalités de son action sur le terrain et ses tactiques de maintien de l’ordre – comme une tentative, parfois extrêmement lente, souvent en butte à une forte résistance, d’éloigner la police d’un modèle à dominante militaire et d’en faire, justement, une « police », même si ce que ce terme pouvait recouvrir n’était pas toujours très clair pour tout le monde à l’époque. Même dans les rangs les plus élevés de « l’institution police », le processus de professionnalisation n’en était qu’à ses débuts. Certains pays instituèrent des établissements de formation pour le personnel policier, même si ce fut en nombre extrêmement limité. Au début du xxe siècle, les critères de sélection du personnel policier devinrent de plus en plus élaborés, et, une fois recrutés, nombre de hauts gradés développèrent une identité professionnelle en tant que policiers – ou en tous les cas s’y efforcèrent. L’émergence des syndicats de police joua un rôle important dans l’apparition de cette identité professionnelle. Ces évolutions, évidemment, ne furent pas linéaires : plus rapides dans certains pays, elles n’en étaient qu’aux prémices dans d’autres 2.
Police et maintien de l’ordre à l’âge des extrêmes
7Vincent Denis aborde une période encore bien éloignée de « l’âge des extrêmes », mais qui entretient néanmoins certains rapports avec lui. Dans son étude sur le maintien de l’ordre dans le quartier du Palais Royal à Paris durant les premières années de la Révolution française, il nous fournit une microhistoire de la police en période de révolution : on y voit des institutions et comités locaux, insurrectionnels au départ, acquérir peu à peu les fonctions, les compétences et l’autorité de la police, marginalisant puis finissant par remplacer les institutions et le personnel policiers d’Ancien Régime. L’histoire qu’il éclaire pour la première fois – l’émergence de nouvelles forces de l’ordre, nées avec les événements révolutionnaires et revendiquant l’autorité et les pouvoirs de l’ancienne force de police – porte en elle un deuxième récit sous-jacent qui relie cette microhistoire à la question plus large de la police au cours des xixe et xxe siècles. Dans ce récit, le maintien de l’ordre apparaît peu à peu comme un domaine perçu par la société civile comme relevant de sa propre responsabilité et de sa compétence. C’est là un grand classique de la question de la police à travers tout le continent européen au cours du xixe et jusque tard dans le xxe siècle, et qui renvoie à un discours plus large sur les relations entre l’État, la police et le pouvoir 3. Paradoxalement, si l’on suit la description de Vincent Denis, les pratiques de cette nouvelle police en train de naître ne différaient pas énormément de celles de ses aînées. Cette résurgence de pratiques anciennes sous un uniforme neuf est un classique indémodable de l’histoire de la police, et ce jusqu’au milieu du xxe siècle 4. Mais, en dépit de ces ressemblances, une des évolutions décrites par Vincent Denis est d’une grande importance : en temps de crise, le maintien de l’ordre n’a pas à être attribué exclusivement aux institutions et au personnel supposés adéquats. Cet exemple contraste vivement avec les évolutions décrites par les autres articles rassemblés dans cette partie de l’ouvrage, fournissant ainsi, par rapport aux exemples ultérieurs, une perspective alternative sur le travail policier en temps de crise.
8La contribution de Peter Lessmann-Faust mène droit à l’âge des extrêmes, en l’occurrence la période de la République de Weimar. En Allemagne, les années 1920 furent des années de crises politiques, économiques et sociales permanentes, interrompues seulement par quelques années de relative prospérité au milieu de la décennie. Peter Lessmann-Faust montre comment les gouvernements de la République de Weimar et la police réagirent à cet état de crise permanente en créant des forces de l’ordre d’inspiration militaire. Ce processus commença dans les premiers mois de l’année 1919, quand le gouvernement (social) démocrate, récemment élu à la tête du Reich et de la Prusse, transforma une partie de l’armée démobilisée et des unités paramilitaires de droite en une force de police de style militaire destinée à éliminer les groupes armés communistes et de gauche, issus de la classe ouvrière. Ces débuts eurent un fort impact sur l’évolution ultérieure de la police prussienne, qui, comme le souligne Peter Lessmann-Faust, resta un instrument dirigé contre les putschs et soulèvements d’extrême gauche et d’extrême droite, mais aussi contre l’ambition de l’armée de se mêler des affaires de sécurité intérieure de la jeune république. L’impact sur le personnel policier fut tout aussi important : la moitié environ des 54 000 hommes de la police prussienne fut maintenue dans des « unités fermées », sous les ordres d’officiers de police qui jusqu’à la fin de la Première guerre mondiale avaient été des officiers de l’armée, dépourvus du moindre intérêt pour la chose policière. Tout au long de la République de Weimar, la formation de la police découla des expériences du début des années 1920, celles-ci ayant été également marquées par les souvenirs de la Première guerre mondiale qu’avaient ces officiers. Globalement, ces expériences façonnèrent l’identité des officiers et des hommes du rang de la police en tenue dans la Prusse des années 1920, empêchant sa professionnalisation non militaire.
9Mark Theodorson fait un exposé assez similaire. Il raconte une histoire complexe – et, à certains égards, également simple – où il est question de construction étatique dans le contexte d’une société divisée, de mise en place d’une police et de lutte pour le pouvoir politique. Le problème essentiel de l’État, dans la contribution de Mark Theodorson – en Irlande du Nord, donc – est qu’une grande partie de la population, à savoir la partie catholique, n’en voulait pas. Du point de vue de ceux qui avaient voulu cet État, les protestants, il est fort compréhensible qu’ils aient également souhaité avoir le plus de police possible pour pouvoir contrôler le nouvel état et ceux qui s’y opposaient. Mark Theodorson décrit en détail le processus de décision au sein du gouvernement d’Irlande du Nord et les tensions auxquelles il fut soumis, le système politique d’Irlande du Nord ne pouvant plus tolérer deux polices différentes : l’une, dérivée de la domination britannique sur l’Irlande, comprenant des catholiques en son sein, l’autre, une nouvelle police d’Irlande du Nord supposée majoritairement protestante, fiable et, évidemment, bien armée. L’exemple de l’Irlande du Nord renvoie à un contexte beaucoup plus large, caractéristique de « l’âge des extrêmes » : la période d’après la Première guerre mondiale voit l’émergence de plusieurs nouveaux États (comme la Tchécoslovaquie), la réapparition d’États ayant disparu en tant que tels durant une longue période (comme la Pologne) ou l’agrandissement d’États déjà existants (comme la Roumanie). Tous ces États incluaient en leur sein d’importantes minorités, par exemple des Allemands et des Hongrois en Tchécoslovaquie, des Allemands, des Lituaniens, des Ukrainiens et des juifs (minorité de plus en plus rejetée) en Pologne ou des Hongrois et des Allemands en Roumanie.
10Jonathan Dunnage aborde un autre aspect central de « l’âge des extrêmes » : la montée des régimes dictatoriaux fondés sur l’idéologie – et la place qu’a pu y occuper la police. Toute la question étant de savoir si ces régimes – dans ce cas précis le régime fasciste italien – sont parvenus à transformer la police existante en police « à eux » ou bien, pour être plus précis, s’ils ont réussi à lui imposer une « fascisation » (Dunnage). L’auteur brosse deux tableaux : le premier – plus officiel – montre une police puissante, bien formée, motivée, intégrée au système politique mis en place par les fascistes et capable de contrôler et d’éliminer la dissidence politique. Le deuxième tableau est plus en demi-teinte et montre les difficultés rencontrées par la police pour maintenir l’ordre et prévenir l’opposition politique au régime. Ces difficultés soulignent une faible allégeance de la police au régime, et elles révèlent surtout que la police de l’Italie fasciste partageait finalement sa loyauté entre le régime et des structures plus anciennes, essentiellement des relations et réseaux clientélistes locaux.
11La contribution de Jean-Marc Berlière aborde un aspect important de l’« âge des extrêmes » : la période de la décolonisation et – en l’occurrence – sa signification pour le pays décolonisateur, surtout quand le conflit avait pour théâtre sa capitale. Dans l’histoire du court vingtième siècle d’Éric Hobsbawm, l’expérience de la décolonisation en Afrique et en Asie et ses conséquences pour ces deux continents sont un facteur clef pour comprendre les crises de l’« âge des extrêmes ». Jean-Marc Berlière décrit comment la police, dans ses tentatives d’éliminer les mouvements de protestation des Algériens vivant à Paris et de prévenir les attaques que lui infligeait le FLN, adopta de plus en plus les méthodes et usages d’un État policier. Cela eut des effets désastreux sur la police, sapant les principes fondamentaux de la république et transformant celle-ci en un système politique comparable à un État policier. Au fond, Jean-Marc Berlière décrit un processus doublement destructeur : une dé-démocratisation du système politique français – ou, à tout le moins, de ses contours – et une dé-professionnalisation croissante de la police.
Brève remarque de conclusion
12À la lecture des quatre contributions sur l’« âge des extrêmes », on a le sentiment que les périodes de crise ravivent le risque d’une déprofessionnalisation de la police ou, à tout le moins, d’une résurgence de modèles et de structures militaires (y compris sur le plan des personnels) qui avaient commencé à reculer, bon gré mal gré et de façon contradictoire, depuis la fin du xixe siècle. Ce qui nous ramène à la démonstration de Vincent Denis et à son importance pour l’« âge des extrêmes », l’exemple alternatif qu’elle fournit contrastant justement avec cette façon propre au xxe siècle de dé-professionnaliser et militariser le maintien de l’ordre à l’approche des crises.
Notes de bas de page
1 E. J. Hobsbawm, Age of the Extremes. A History of the Short Twentieth Century, Londres, Michael Joseph, 1994 ; trad. Française, L’Âge des extrêmes : Le Court Vingtième Siècle 1914-1991, Bruxelles, Complexe, 1999.
2 Cf. les articles rassemblés dans C. Emsley et B. Weinberger (dir.), Policing Western Europe. Politics, Professionalism and Public Order, 1850-1940, New York, Greenwood Press, 1991.
3 Pour le discours allemand/prussien sur le sujet, cf. A. Funk, Polizei und Rechtsstaat. Die Entwicklung des staatlichen Gewaltmonopols in Preußen 1848-1914, Francfort, Campus, 1986.
4 Cf. l’exemple de la police en Allemagne de l’Est après 1945 tel qu’il est exposé chez G. Fürmetz, H. Reinke, K. Weinhauer (dir.), Nachkriegspolizei. Sicherheit und Ordnung in Ost-und Westdeutschland 1945-1969, Hambourg, Ergebnisse, 1991.
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