L’Homme de la Manouillère

1Après avoir caressé la façade rose de la Manouillère, les rayons de lumière envahissaient le salon de compagnie par les larges portes-fenêtres ouvrant sur la terrasse et, au-delà, sur le jardin anglais bordé de rangées de tilleuls récemment plantés. Au fond, un arrondi central marquait le départ de trois allées qui allaient se perdre à travers les bois du domaine. Une nouvelle journée dans « sa campagne », pleine de douceur et de confortables plaisirs, s’ouvrait pour le digne et vénérable chanoine de la cathédrale du Mans et ses invités.

Les souvenirs du bonheur

2Bâtie en 1742 à Pruillé-le-Chétif, aux portes du Mans, par le prévôt provincial du Maine et son épouse, la Manouillère avait été conçue comme une maison de plaisance. La famille Nepveu avait adopté depuis la fin du siècle précédent la « double résidence » qui consistait à passer les mois difficiles en ville et à profiter de la campagne aux beaux jours. Ces nouveaux comportements puisaient leur source dans la littérature et les modes qu’elle véhiculait : Fénelon, Les aventures de Télémaque et sa description de l’Arcadie, La Nouvelle Maison Rustique avec les nouveautés agricoles et l’art de recevoir à la campagne… Rousseau et ses Rêveries du promeneur solitaire n’étaient pas loin. Les bâtisseurs de cette maison, qui en remplaçait une beaucoup plus ancienne, avaient su lui donner, malgré ses dimensions modestes, une certaine élégance moderne. L’agencement solennel des accès mettait en scène la puissance de la famille Nepveu.

Fig. n° 1 – La maison de la Manouillère et ses abords au temps de René-Pierre Nepveu

Source : AD Sarthe : G 12, plan daté de 1787

3Tous les chemins arrivant à la Manouillère convergeaient sur un rondpoint tracé dans l’axe de la façade. Le plus pratique, le « nouveau chemin de la Manouillère », ouvert en 1771, venait de la route du Mans au Grand Saint-Georges1. Pour parvenir à la maison, il fallait d’abord franchir une cour ceinte de fossés bordés de petits murets en pierre de roussard. Un grand portail ouvrait l’accès à la cour d’honneur encadrée des dépendances. De là, un escalier à double révolution menait à la grande terrasse surplombant la cour. À l’intérieur, la sobriété était de rigueur. Plafonds à poutres apparentes, sol recouvert de carreaux de terre cuite, cheminées faites dans la même pierre que les encadrements des baies, sans sculptures hormis une mouluration… L’ornementation était essentiellement murale : trumeaux, glaces sur les hottes des cheminées… et sur l’une de celles-ci, un cœur sculpté identique à celui qui se trouve sur le chronogramme « 1742 » placé sur la façade est2.

4Les longs séjours à la Manouillère avec sa famille, ses confrères du chapitre, MM. Roman3, Trotté4, Fay5, les abbés Chevallier, Dugast, Dugué, Péan, son bon ami Gilouppe rencontré en 1767, les dîners offerts à l’évêque Grimaldi, au comte de Valentinois, à la famille Samson de Lorchère… restaient dans la mémoire de René-Pierre Nepveu comme des moments de mondanité privilégiés où régnaient l’harmonie des convenances et des codes de la bonne société provinciale. C’était pour lui l’expression d’un certain bonheur que d’aucuns appelleront ensuite la « douceur des Lumières6 ». Ses contemporains ne s’y trompaient pas et le chanoine Le Paige, son confrère, avait rapporté dans son Dictionnaire : « Il y a dans la paroisse de Pruillé-le-Chétif la terre de la Manouillère, bien bâtie et décorée de belles avenues7. » Le vieux chanoine se flatte que c’était là l’opinion de tous ceux qui comptaient au Mans, chacun espérant y être invité pour une partie de campagne…

5À la campagne comme en ville, René-Pierre Nepveu était versé dans l’organisation de repas mondains. Ainsi, dans sa maison du Mans, il avait reçu 16 chanoines le 19 février 1780 et même 70 convives le 15 avril 1782. Ses buffets recélaient une cinquantaine de couverts en argent, des cuillers à ragoût, des pinces à sucre, trois cafetières d’argent… « le tout à filet et avec armoirie », proclamant la grandeur de sa famille. Cette argenterie rehaussait une table garnie d’une abondante et élégante vaisselle de porcelaine et de faïence blanche. Dans ses armoires, 34 nappes de maître en lin et leurs serviettes permettaient de larges réceptions. Sa table était accueillante, généreuse et raffinée : poulardes rôties, langues de bœuf, ragoût de pigeon, carré d’agneau, gigot de chevreuil, oreilles de cochons glacées, pâtés de lièvre, tourtes, entremets, crèmes, tartelettes, etc., arrosés de vins de Bordeaux, de Chypre, de Malaga, de Sauternes, de Champagne… Dans sa dernière résidence urbaine, la cave voûtée est équipée de « cases pour mettre du vin en bouteille8 ».

6Le chanoine Nepveu appréciait aussi les occasions de faire bombance ailleurs que chez lui. Ainsi, lorsqu’il avait célébré la grand’messe du Saint-Esprit pour la rentrée du Présidial, le 17 novembre 1772 : deux conseillers du Présidial « sont venus me voir et m’engager de diner avec eux ; j’y ay passé la journée à diner et soupper ; il y avoit bonne chère ». Au siècle précédent, Boileau raillait déjà ces festins gargantuesques :

« Car chez lui, loin du bruit, les chanoines à table
Immolent trente mets à leur faim indomptable. »

7Sensiblement à la même époque que Nepveu (1764), dans l’Anjou voisin, le jeune clerc tonsuré François-Yves Besnard voyait dans le canonicat un état bien avantageux car « jamais Dominus vobiscum n’avait manqué de pain, et je voyais clairement ici qu’il ne manquait pas toujours de mets propres à exciter l’appétit, ni de vin, et du bon9 ».

8Dans les parties privées de la Manouillère, le même esprit de confort et de sobre raffinement régnait. La chambre du maître des lieux avait été installée au rez-de-chaussée, contrairement aux usages qui mettaient les pièces privées à l’étage. Les infirmités du vieil homme avaient imposé cet aménagement. Les rideaux du lit étaient de toile peinte, dite de Perse, à la façon des indiennes popularisées par le manufacturier Oberkampf. Les dix fauteuils et la bergère étaient recouverts du même parement, assorti aussi à la tapisserie. L’harmonie des couleurs, nouveauté dans les arts décoratifs, était alors en vogue et le chanoine se pliait avec ravissement à la dictature des modes venues de Paris. Ses meubles de chêne ou de noyer étaient au goût du jour : une commode et un secrétaire dans son cabinet de travail, une autre commode dans sa chambre… Une garniture en « terre de Lorraine très belle », cadeau de sa cousine et amie Catherine Nepveu de Rouillon en 177410 décorait élégamment son salon à manger, et une précieuse pendule, offerte par la même en 180411, trônait sur la cheminée de sa chambre. L’appétence pour les nouveautés, une certaine abondance, et le goût de l’exotisme étaient partagés avec les élites de l’époque mais le refus d’un luxe ostentatoire révélait bien là les goûts et les valeurs d’un homme du Maine, fut-il d’ancienne noblesse : la richesse n’est acceptable que si elle est décente et discrète12.

9Le chanoine menait à sa campagne une vie paisible, en harmonie avec la nature. Une fois remplies les obligations incontournables de son canonicat, dès les beaux jours revenus, il s’évadait et gagnait à la hâte sa chère Manouillère, distante de deux lieues du Mans. Sa voiture l’y conduisait en moins d’une heure13.

10C’est lui-même, René-Pierre Nepveu, qui avait baptisé puis marié ses parents les plus proches. « J’ay épousé ma sœur cadette », dit son Journal le 8 mai 1764, puis « j’ay épousé mon frère », le 10 juin 1766. D’autres journées de fête se bousculent dans sa mémoire. Ainsi ces deux jours consécutifs d’octobre 1778 où il avait été maître de cérémonie pour deux baptêmes de cloches à Chemiré, puis à Athenay, le village de son frère. Quelle jubilation, pour lui si effacé dans la cathédrale, de bénir avec solennité les nouvelles cloches sous les effusions des fidèles mêlant joie, respect et admiration (voir fig. n° 2.1). De tels moments de grâce, il n’en connaîtrait plus jamais… Mais son plus beau souvenir est le mariage réunissant les deux branches des Nepveu, les Bellefille et les Rouillon, en octobre 179014. Les rires de la fête, les violons venus du Mans, les honneurs rendus par les paysans du village et leurs chansons, les vers récités par les invités, les contredanses jusqu’au matin… Il se souvient de cet automne 1790 à Bellefille comme des derniers chatoiements du plaisir de vivre.

L’heure du jugement dernier était-elle arrivée ?

11Ces images des jours heureux revenaient à la mémoire du vieux chanoine. Ce 14 pluviôse an XII [4 février 1804], alité, perclus de douleurs dans la chambre de sa maison urbaine, le chanoine de La Manouillère trouvait encore la force de dicter ses dernières volontés à Maître Bisneau, le vieux notaire monarchiste qui avait été l’ami des chouans en 179915. En présence de Renée Verdier, sa fidèle domestique, de son voisin le négociant et ancien maire du Mans Leprince d’Ardenay, et du chanoine Roman, appelés comme témoins (voir fig. n° 2.2). Le chanoine pensait sa dernière heure venue et se préparait à se présenter devant son créateur. Une semaine plus tôt, il était « tombé paralitique du côté droit16 ».

Fig. n° 2 – Des jours heureux… à la mort qui rode

2.1 – Les cloches de Chemiré « ont été bénÿes par nous messire René Nepveu Seigneur de la Manouillère, chanoine de l’église du Mans » : grand jour pour le chanoine Nepveu, placé au centre des festivités, entouré de sa famille et de son fidèle ami Julien Gilouppe (BMS, Chemiré-le-Gaudin, 28 octobre 1778)

2.2 – Son voisin, le cirier Leprince d’Ardenay, et son confrère l’abbé Roman sont au chevet du vieux chanoine dictant ses dernières volontés à Maître Bisneau (AD Sarthe : 4E 18/53, 4 février 1804)

12Sous la dictée du malade, le notaire inventoriait ses biens, aussitôt répartis entre ses neveux et nièces17. Il pensait alors à Renée Nepveu de La Fauvellière, sa filleule, qu’on appelait Fauvette avant qu’elle ne devienne M^me de La Pommerie ; à ses trois sœurs, Françoise-Gabrielle, Louise, dite M^lle de Villée, et la fraîche Henriette ; à Jacques-Pierre Nepveu l’aîné des garçons et à Alexandre le puîné. Tous ces jeunes gens étaient les héritiers et les espoirs de la famille Nepveu. Tous ces jeunes gens, promis à la maison de Saint-Cyr ou aux écoles militaires, avaient traversé la Révolution, avec comme destin l’émigration pour les garçons, la détention avec leurs mères pour les filles, les scellés sur leurs biens, les humiliations pour tous. Un monde s’était effondré sous leurs yeux et la providence ne leur laissait que peu d’espérances dans celui qui l’avait remplacé. Sans charges, sans honneurs, sans privilèges, les héritiers du vieux chanoine étaient devenus des propriétaires vivant plus ou moins bien de la rente foncière. Il leur laissera une succession se montant à 66 534 francs18.

13Le chanoine Nepveu survécut à cette alerte de janvier 1804. Moins de cinq mois après, il eut même le bonheur de donner la bénédiction nuptiale, dans la chapelle de la Manouillère, à M^lle Henriette, la plus jeune de ses nièces19. Bonaparte venait d’être proclamé empereur. La Manouillère avait survécu, elle aussi : pour quelques heures la maison, les terrasses, le parc étaient à nouveau lieux de réjouissances et de bonheur. Alors, Nepveu reprit la plume, pour noircir inlassablement son cher Journal. Tenir son Journal n’avait jamais eu autant de sens que depuis que la chronique ecclésiale, familiale et urbaine avait menacé de s’interrompre. Écrire signifiait désormais vivre.

14Le diariste eut même le loisir de refaire son testament deux ans plus tard, cette fois-ci chez maître Hourdel, le vieux Bisneau ayant trépassé20. L’acte fut revu, complété, précisé. René-Pierre était prêt à quitter le monde d’ici-bas en émettant une condition éloquente : « qu’il soit fourni pour ma sépulture un luminaire de première classe, tel qu’il etoit d’usage de le fournir pour la sépulture d’un chanoine de la cathédrale ». Malgré la suppression du culte pendant la Révolution, malgré un concordat de compromis, René-Pierre Nepveu demeurait ce qu’il n’avait jamais cessé d’être : un chanoine de la cathédrale Saint-Julien du Mans. Comme au temps de ses « glorieuses années » au sein du chapitre (1759-1789), le respect porté a un homme dépendait de sa condition et le luminaire de ses funérailles en était l’expression.

Une famille de « bonne et ancienne noblesse »

15Aussi loin que remontent les armoriaux, les Nepveu sont signalés d’abord à Angers où ils occupaient la fonction de monnayeur (fin du XIV^e siècle)21. Une branche de cette famille s’installe à Sablé au XV^e siècle. Ils y exercent les charges de bailli de la justice de la ville et d’avocat fiscal22.

Les Bellefille et les Rouillon

16Au début du XVII^e siècle, Daniel Nepveu, sieur des Isles et des Étrichés (1606-1671) achète la charge de prévôt provincial du Maine et s’installe au Mans. Il épouse en 1626 Marie Portail dont il a douze enfants puis, veuf, il se remarie avec Anne Le Bourdais qui lui en donne cinq autres. L’un d’eux, Pierre, est à l’origine de la branche des Nepveu de Rouillon qui occuperont le devant de la scène politique et mondaine mancelle au XVIII^e siècle23.

17Le dixième enfant de Daniel Nepveu, Daniel II (1646-1712), lui succède dans la charge de prévôt provincial. Il prend pour épouse en 1674 Marie-Renée de Courcelles, puis en 1711 Magdeleine de Vaigreville.

18Issu de son premier mariage, son fils Jacques Nepveu (1687-1748) hérite de la charge de prévôt. Il épouse d’abord Catherine Le Maréchal. Le fils issu de cette union était détenu par lettre de cachet au Mont-Saint-Michel quand il y meurt le 15 décembre 1761.

19Devenu veuf, Jacques Nepveu épouse en secondes noces, le 15 septembre 1721, Louise-Françoise Le Maçon de La Cornillière et de La Manouillère, fille unique de Jacques Le Maçon, écuyer, officier de la duchesse d’Orléans et de Françoise Lambert24. C’est elle « ma mère » si souvent mentionnée par le diariste. Louise-Françoise avait apporté en dot sa résidence urbaine, l’hôtel Le Maçon, rue de Quatre-Roues, et sa campagne, la Manouillère à Pruillé-le-Chétif, qui sera bien plus tard la maison de son fils devenu chanoine25.

20Comme bien des familles nobles, les Nepveu succombèrent à la tentation de toiletter leur arbre généalogique pour l’embellir. Ainsi, dans son Dictionnaire, le chanoine Le Paige, confrère de Nepveu, affirme que Pierre Nepveu était le premier membre connu de cette famille et qu’il était Sénéchal de la baronnie de Sablé en 1360. Il cite, comme preuves, différents titres « tirés du trésor de la Baronnie de Sainte-Suzanne, et des rôles de l’arrière-ban des années 1553 et 168926 ». L’auteur termine sa notice en précisant « on m’a fourni des Mémoires27 ». Le fonds Nepveu conservé aux Archives départementales de la Sarthe28 révèle un document bien singulier : une généalogie familiale sur laquelle on a dessiné le chef des personnages (voir fig. n° 3). Cet arbre généalogique avait été élaboré dans un but bien précis. À la mort de Marie Le Peletier de Feumusson, veuve d’Henri-François Nepveu du Buisson, oncle du diariste29, ses héritiers contestèrent la noblesse des Nepveu afin de partager roturièrement (en parts strictement égales) la succession qui s’ouvrait.

21L’honneur des Nepveu était jeté en pâture par les Le Peletier, riches négociants en étamines manceaux, dont plusieurs membres étaient installés à Cadix. Il fallait se défendre et laver l’affront fait devant toute la ville. Les Nepveu « se virent obligés de produire à nouveau tous leurs titres et de rédiger des mémoires apologétiques pour réfuter ceux dont les accablait la partie adverse30 ». Les deux parties avaient pris soin de ne pas dévoiler leurs vrais noms dans les mémoires et les plaidoiries, et de se cacher sous des pseudonymes. Ainsi, Nepveu était transposé en Nestor ; Sablé en Sarlé, Laval en la ville de Val, Le Mans en la ville de M***. Cette affaire défraya la chronique et fut certainement un objet de railleries dans les dîners en ville. Le diariste évoque cette douloureuse affaire en termes factuels et aseptisés les 8 juin 1780, 19 mars et 26 juin 1783, 22 mai 1784. On doit attendre le 15 juillet 1785 pour mesurer la colère froide du chanoine qui conclut : « Il y en auroit trop long à dire sur ce sujet, que je me dispense d’écrire pour l’honneur de M. de la Borde de Feumusson. »

22L’examen de cette généalogie montre une réécriture de l’histoire familiale – processus au demeurant assez classique – afin de lui donner une origine chevaleresque31. Pierre Nepveu est présenté comme le fondateur de la dynastie mais, curieusement, aucune postérité ne lui est attribuée au XV^e siècle… Beaucoup plus loin dans l’arbre, le nom du demi-frère du diariste (le « frère de père »)32, Jacques-Louis, né en 1718 du premier mariage de son père et mort enfermé par lettre de cachet au Mont Saint-Michel, est occulté33. On ne sait pas si la conduite de cet homme fut scandaleuse au point que sa famille le fasse enfermer ou si, comme le suggère Dom Paul Piolin, il avait été un trop fervent défenseur des thèses jansénistes au chapitre Saint-Julien34.

Fig. n° 3 – Une bien étrange généalogie

Source : AD Sarthe : 28 J 316, détail

23Les deux branches des Bellefille et des Rouillon furent réunies en octobre 1790 par le mariage de Marie-Magdelaine Nepveu de Bellefille, nièce du diariste, avec Jacques-François Nepveu de Rouillon, major au régiment de Chartres-Dragons35. Leur fille, Catherine-Delphine épousa le comte de Chasteigner de Rouvre, dont le nom perpétue aujourd’hui, avec celui des Savonnières, le souvenir du chanoine de La Manouillère.

Une jeunesse dorée

24René-Pierre était le quatrième des enfants du couple Nepveu-Le Maçon36. Né le dimanche 13 août 1732, il avait été baptisé le même jour par Jean Allinne, curé de la Couture. Son parrain était René de Bastard, chevalier de Fontenay, capitaine de dragons, chevalier de Saint-Louis, époux de sa tante paternelle Marie-Anne, et sa marraine était Marie-Thérèse Nepveu de Courteilles, parente des Nepveu de Rouillon.

25Son enfance eut un cadre confortable et protégé. On accédait à l’hôtel le Maçon, rue de Quatre-Roues37, par un portail d’entrée surmonté d’un « ballet couvert de tuiles, d’ardoises et de bardeaux ». La demeure se composait de trois bâtiments à étages et s’étendait au sol sur plus de 500 mètres carrés38. L’entrée donnait sur un vaste vestibule d’où partait un grand escalier en pierre de taille. Le rez-de-chaussée se prolongeait par une cuisine, un office, un salon à manger et un salon de compagnie. Les pièces de réception étaient ornées de boiseries, de tapisseries, de miroirs et de tableaux. De grandes glaces à bordures dorées et des trumeaux décoraient les cheminées. Le mobilier de noyer et de chêne était abondant : armoires, commodes, tables rondes, tables à jouer, fauteuils, sofas, lits à tombeau et à l’ange, couverts de damas vert, de satin à fleurs d’argent ou de serge verte de Caen. La vaisselle était de verre, de cristal, de faïence et d’argent39. La mode du café était déjà solidement adoptée dans cette maison. Un jardin avec des charmilles autorisait les promenades, la conversation, les rêveries…

26Dans cet univers douillet, René-Pierre fut choyé par sa mère, « femme remplie de mérite et de vertu », selon l’abbé Marquis-Ducastel40, assistée par sept domestiques, dont une cuisinière, un laquais et un jardinier au Mans. À la Manouillère, on recensait la femme Denis, gardienne, le jardinier Jacques Pitou, et deux autres domestiques : Buvier et la veuve Le Rouge41. Comme la plupart des fils de la noblesse du Maine, le jeune garçon, à l’âge de 6 ou 7 ans, reçut les premiers rudiments de lecture et d’écriture, dispensés par un précepteur. Ce rôle fut tenu par l’abbé Touchard, dont le diariste relève en 1778 la nomination à la lucrative cure de Voutré dans le Bas-Maine, à l’âge, dit-il, de 55 ans42. Ce précepteur aurait donc été un tout jeune homme de 15 ou 17 ans, sans doute encore au collège, quand il prit en main la première éducation du jeune Nepveu43.

27René-Pierre entra au collège de l’Oratoire à la Saint-Luc (18 octobre) 173944. Il avait 7 ans et deux mois. Là, il reçut un enseignement d’esprit libéral, à la tolérance relative, comprenant un volet historique et scientifique. L’Oratoire du Mans était aussi un foyer janséniste vivace. Les échos durables de ce courant sur la ville se font entendre tout au long du Journal de Nepveu. Le jeune homme acheva ses études 8 ans plus tard, en 1747.

René-Pierre et les anciens de l’Oratoire

28Les registres des élèves de l’Oratoire consignent les noms et prénoms des jeunes gens admis année après année, non sans erreurs ! Ainsi René-Pierre est inscrit en 1740 sous le prénom de Jacobus, puis de Veranus-Petrus en 1742 alors que Renatus-Petrus était correct. Les erreurs sont tout aussi nombreuses pour les autres élèves et bien souvent, on indique seulement le nom du père… Les noms de famille ne comportent que rarement les titres, ce qui complique l’identification des personnages issus de familles aux patronymes multiples ou comportant plusieurs branches. Il est pourtant intéressant d’examiner les noms des jeunes gens qui, de près ou de loin, ont côtoyé René-Pierre, tant sur les registres et les bancs du collège que plus tard dans son Journal. Le Journal témoigne-t-il d’une sociabilité qui aurait pris ses racines dans l’enfance ?

29Certains de ses petits camarades embrassèrent une carrière dans l’Église tels Charles Boyère (futur curé de Saint-Pierre-le-Réitéré et confrère de Saint-Michel), Mathurin Riballier (fils d’un célèbre entrepreneur en bâtiments manceau, qui deviendra chanoine serve), René-François Fay, curé de Neuvy puis chanoine de Saint-Julien, (chez lequel le diariste dînera régulièrement)45, Nicolas Huet (il finissait sa scolarité quand René-Pierre entra au collège, il obtiendra une prébende au chapitre de Saint-Julien et sera supplicié par Carrier à Nantes en 1792), ou encore l’ambitieux Marin Chesneau de La Drouerie, qui deviendra doyen de la collégiale Saint-Pierre-la-Cour.

30D’autres, nobles ou bourgeois, occuperont des charges judiciaires ou administratives, tels Charles Caillau d’Auvours et François Le Boindre de Moire (conseillers au Présidial du Mans), Jean-Pierre de Foisy de Courtéan (avocat en Parlement), Charles Lambert La Vannerie (avocat), Louis-Jacques de Blanchardon (maître particulier des eaux et forêts).

31Quelques-uns se tourneront vers la carrière des armes, tel Louis Pantin de Landémont, seigneur de Vaux à Yvré-l’évêque, ou vers la lucrative activité manufacturière comme le cirier Charles Orry.

32Le chanoine Nepveu a côtoyé chacun de ces personnages. Tous apparaissent à un moment ou à un autre dans son Journal, sans que jamais il évoque ses amitiés et ses fréquentations de jeunesse. Le diariste ne livre que très rarement un aspect de leur personnalité. Très exceptionnellement, il attribue à François Le Boindre de Moire « un excellent caractère46 », et à Foisy le qualificatif de « très honnête homme ». Comment imaginer qu’aucune complicité, connivence ou même seulement estime, au pire une inimitié, n’ait pu se dégager de sa rencontre avec son aîné Charles Orry, qu’il fréquentera ensuite assidûment comme cirier, la cire étant au centre du cérémonial religieux ? De tout cela le diariste ne dit rien. Tout au plus pouvons-nous tenter de patiemment reconstituer l’immense puzzle que constituent ses réseaux de fréquentations et de connaissances. Il est possible ici ou là, au fil de la lecture du Journal, d’assembler les indices, de deviner de vieilles connaissances, de compléter des pointillés. Le « Je » est résolument expurgé du récit pour privilégier le « ils », c’est-à-dire les acteurs de la vie urbaine. Pourtant, bon nombre de personnages cités dans le Journal avaient été des compagnons de jeu, et pour certains, peut-être, des amis d’enfance.

33La photo de classe nous apparaît donc floue, elle reste une image impressionniste : les contours d’une progéniture de l’élite urbaine se dessinent, les talents s’épanouissent et les charges héréditaires attendent leurs titulaires, mais aucun sentiment, aucun attachement n’est exprimé. Rien ne nous permet de sonder les secrets du cœur du chanoine Nepveu.

Un destin de cadet : le service de Dieu

34Son père meurt au mois de mai 1748 et est inhumé aux cordeliers. René-Pierre a 16 ans. Cette année-là, il est mis en pension chez M. Goussault, clerc tonsuré, probablement pour se perfectionner ou combler quelques lacunes47. S’agit-il du même personnage dont le diariste signale la mort le 13 juin 1774 ? Cette hypothèse est plausible car sa maison était située rue de Quatre-Roues, près de l’hôtel Le Maçon. La pension n’aurait donc pas été si difficile pour l’adolescent et aurait donné la liberté à Louise-Françoise Le Maçon de gouverner son époux malade tout en conservant son second fils proche d’elle.

35Son fils aîné, Jacques-Nicolas, avait hérité du domaine de Bellefille48 et menait une carrière militaire. Quant à René-Pierre, sa position de cadet le promettait depuis bien longtemps à l’Église.

36Le mémorialiste Leprince d’Ardenay, racontant son enfance, témoigne d’une fascination des jeunes garçons « dans ce temps là » pour le cérémonial de l’Église : « Un de nos grands plaisirs étoit d’imiter les ceremonies de l’Église, de faire des processions, des paradis, des reposoirs et de chanter la messe et quelques parties des offices. Dans ce tems la, presque tous les jeunes garçons avoient le meme goût qui les portoit naturellement a l’amour de la relligion, des devoirs et des exercices quelle prescrit49. » René-Pierre Nepveu était-il dans les mêmes dispositions ? Il n’a que 5 ans de plus que le négociant mémorialiste. Peut-être accomplissait-il un rêve d’enfant en se préparant à intégrer un chapitre50 ? Son Journal atteste en tout cas qu’il avait incontestablement le goût de la pompe cérémonielle, du faste liturgique et de sa propre mise en scène comme figurant. De ce goût, il ne se départirait jamais. Il ne restait plus à ses parents qu’à trouver au chapitre Saint-Julien un vieux chanoine enclin à résigner son canonicat.

37Le jeune homme entre ensuite au prestigieux Séminaire d’Angers. Il est installé dans le logement des séminaristes, situé dans les étages du logis Barrault. Le supérieur est alors Jean Percheron. On dit de lui que bien qu’« un peu effacé, il a su cependant garder une atmosphère de ferveur51 ». Le jeune séminariste trouve à sa disposition une bibliothèque comprenant plus de 9 000 titres. L’enseignement était d’inspiration sulpicienne et donc fortement antijanséniste. La question de « la grâce divine », si vivante encore au collège de l’Oratoire du Mans, ne semble pas avoir eu beaucoup d’influence sur le jeune Nepveu. Il prendra d’ailleurs toujours soin de ne pas se mêler des controverses théologiques ; les silences de son Journal en témoignent. Il reçoit les ordres mineurs et apparaît alors pourvu de la prestimonie de Sainte-Barbe de Bethon, dans le Perche52. C’est en cette même année 1751 que son nom figure dans le « Registre pour inscrire les noms et qualités des étudiants en philosophie » du séminaire d’Angers53. Il y suit donc les cours de philosophie pendant deux ans, en compagnie d’une trentaine d’autres Manceaux dont la présence est attestée au séminaire d’Angers de 1751 à 1753. Parmi eux, seul Turpin du Cormier, curé du Grand-Saint-Pierre puis de Notre-Dame de Gourdaine, au Mans, au caractère léger et frondeur, reviendra ultérieurement sous la plume du diariste : il figure dix fois dans le Journal54. Les liens des deux hommes apparaissent clairement lorsque La Rose, le domestique du chanoine Nepveu, épouse la cuisinière du curé Turpin55.

38René-Pierre Nepveu est ordonné prêtre le 18 septembre 1756 par M^gr de Froullay56. Ce jour-là on ordonnait 45 diacres, 21 sous-diacres et 19 prêtres. Parmi ces derniers, on remarque la présence de son compère René-François Fay, élève avec lui à l’Oratoire dans la même promotion. Les dix-sept autres sont repoussés dans l’ombre et ne sont jamais cités dans le Journal.

39Toutes ces années ont-elles été mises à profit pour obtenir une licence, voire un doctorat, consécration suprême pour un ecclésiastique ? Jacques Maillard explique que seuls les étudiants les plus brillants sortaient du séminaire titulaires d’une licence et qu’on ne comptait alors à Angers chaque année que deux ou trois docteurs57. René-Pierre ne semble pas en avoir fait partie. Revenu vivre avec sa mère dans l’hôtel familial au Mans, il est installé chanoine de Saint-Julien le 5 février 175958. L’écriture de son Journal commençait.

Un chanoine d’Ancien régime

40Voici donc René-Pierre Nepveu chanoine de la cathédrale du Mans. Il arrive dans un monde particulier, pétri de rites immuables, arcbouté sur ses usages séculaires, à la fois fermé sur lui-même – une compagnie, dit-on, vocabulaire significatif – et cependant perméable au monde. Depuis la magistrale étude de Philippe Loupès sur les chapitres de Gascogne59, le monde capitulaire d’Ancien régime est mieux éclairé, et les chanoines ne sont plus tout à fait « les mal aimés et les oubliés de l’historiographie60 ». Sans dresser ici la liste des travaux consacrés depuis lors au monde capitulaire, il faut évoquer deux des études les plus proches, tant géographiquement que chronologiquement : la thèse d’Olivier Charles sur les chanoines de Bretagne61, et celle de Christophe Maillard sur le chapitre Saint-Martin de Tours62. Elles autorisent des comparaisons vraisemblables avec la situation mancelle. Les études anciennes ou récentes sur divers chapitres ont en effet confirmé des parentés fortes dans les modes de fonctionnement de ces compagnies, avec partout des traits marquants liés au respect des hiérarchies internes et, plus encore peut-être, au respect du sacro-saint usage, dont on se réclame invariablement pour trancher un débat. Cette prééminence de l’usage est d’ailleurs l’une des justifications de la tenue rigoureuse et appliquée des registres capitulaires, auxquels il faut pouvoir se référer chaque fois qu’une question surgit, qu’elle soit de nature liturgique ou bassement matérielle63. Les compagnies capitulaires sont donc d’abord marquées par des permanences et une stabilité sur le temps long. Ce qui nécessairement induit un certain état d’esprit, marqué d’un conservatisme évident, mais aussi d’une sérénité et d’une confiance en l’avenir dont on peut imaginer que le jeune chanoine Nepveu les reçut en partage lors de son intronisation au chapitre de Saint-Julien du Mans.

41Le chapitre cathédral du Mans a fait l’objet de travaux déjà anciens, notamment l’ouvrage d’Armand Bellée, publié chez Monnoyer au Mans en 1875, c’est-à-dire peu de temps avant que les mêmes presses n’impriment la première version éditée du Journal du chanoine Nepveu64… Divers écrits d’érudits, souvent ecclésiastiques, tels le chanoine Bruneau et l’abbé Ledru, ont ensuite éclairé tel ou tel aspect particulier65. Plus récemment, le chapitre manceau à la fin du Moyen Âge a été concerné par plusieurs recherches universitaires66. Mais il n’a jamais fait l’objet d’une thèse, et la période du XVIII^e siècle reste plus particulièrement dans l’obscurité. La principale raison en est la disparition de la presque totalité des registres capitulaires du XVIII^e siècle67. Un seul d’entre eux subsiste, ayant survécu pour une raison qui reste à éclairer, sans doute avait-il été stocké ailleurs, peut-être emprunté par quelqu’un. Il a réintégré ensuite les collections publiques68. Ce registre subsistant, qui couvre les années 1730 à 1743, a récemment été le support d’un travail universitaire, mené par Damien Pouillet69. La période concernée est assez nettement antérieure à l’arrivée de René-Pierre Nepveu au chapitre. Toutefois, le monde capitulaire étant, on l’a dit, empreint d’une très grande stabilité, ce registre peut tout de même être utile pour éclairer le monde dans lequel arrive le jeune chanoine en ce début d’année 1759.

42Ces divers travaux, extérieurs comme locaux, dressent un très utile arrière-plan au Journal du chanoine Nepveu.

L’aide-mémoire du chanoine débutant

43Devenir chanoine est sans doute pour ce jeune prêtre de bientôt 27 ans une étape majeure : la fin de son itinéraire de formation, l’aboutissement des ambitions familiales le concernant, la réussite de la sienne propre s’il en eut une, l’entrée dans l’âge et le statut d’un adulte accompli. Il commence une nouvelle vie, posant le pied dans un nouveau monde, où il lui faudra trouver sa place, se faire accepter, estimer, aimer. C’est un univers qui ne lui est pas totalement inconnu. D’une part parce que, comme tous les Manceaux, il a déjà assisté à maintes cérémonies en la cathédrale Saint-Julien. D’autre part parce que toutes les grandes familles de la contrée sont peu ou prou liées au chapitre cathédral : deux cousins Nepveu de Rouillon siègent au chapitre depuis le milieu des années 172070 et peuvent théoriquement guider ses premiers pas71.

44Mais il sait que dans ce monde clos, où chacun observe chacun et où chacun est observé par tous, les antagonismes sont multiples, les conflits incessants et les rivalités sournoises. Les critiques peuvent fuser à la moindre bévue. Les archives de la collégiale voisine gardent trace de l’humiliation d’un pauvre chanoine qui « faisant l’office de diacre » lors d’une fête importante – ce qui, on le verra, arrivera occasionnellement au chanoine Nepveu –, avait « un peu détonné en chantant l’Ite Missa est », ce qui avait excité les rires de ses confrères72. Même s’il ne peut avoir connaissance de cet épisode du siècle précédent, le jeune homme a entendu raconter, avec des sourires goguenards, d’autres histoires semblables. Il a bien conscience que tout clerc prenant part à la célébration de l’office divin est comme sur une scène, exposé au jugement de tous les assistants, courant toujours le risque d’une erreur dans sa gestuelle liturgique, dans ses déplacements strictement codifiés, ou encore dans l’usage de sa voix, parlée ou chantée. À cette dernière, les occupants des basses stalles sont particulièrement attentifs, et prompts à en repérer les faiblesses : ce sont les musiciens du chœur, ceux qu’au Mans on appelle les vicaires, ces subalternes du bas-chœur dont on ne peut pas se passer, mais qui sont en perpétuelle fermentation contre leurs maîtres du haut-chœur73. Et puis, il en va de l’honneur du chapitre : tout le déroulement des cérémonies doit être parfait, du début à la fin, tant aux yeux du peuple, pour ce qu’ils peuvent en saisir depuis au-delà du jubé, qu’à ceux des présents au chœur, en premier lieu Monseigneur l’évêque quand il fait l’honneur d’assister.

45Peut-être y a-t-il un peu de tout cela dans ses pensées lorsque le jeune chanoine ouvre le grand registre qu’il s’est procuré ? Sur la première page il trace, d’une écriture qu’on imagine forcément appliquée et soignée : « Remarques de tout ce qui est arrivé de remarquables depuis que je suis Chanoine à S^t Julien … » Et sa première « remarque74 » est pour graver la mémoire de ce qui est le point de départ de sa vie nouvelle : « J’ay pris possession de mon canonicat, le 5 fevrier 1759. »

46Ses notations ressemblent d’abord à un cérémonial plus qu’à un journal : après avoir mentionné un Te Deum, il décrit méthodiquement l’installation du sénéchal, additionnant les précisions, par exemple dans sa description du cérémonial du pain et du vin (douze pains mollets, deux urnes de 6 ou 8 pintes…)75. Cette entrée ressemble clairement à une fiche de travail : « voilà comment cela se pratique »… Et cela se poursuit de manière similaire pendant plusieurs entrées : la fête des anciens patrons de la cathédrale mancelle, saints Gervais et Protais, le service pour un chanoine du chapitre frère d’Angers défunt, le jubilé pour Clément XIII avec les horaires de chaque étape, puis, en 1761, le « cérémonial que l’on observe quand un chanoine [du Mans] est mort », la visite d’un prélat extérieur, le déroulement du salut pour la paix… Méticuleusement, le jeune chanoine prend des notes sur le déroulement des solennités auxquelles il assiste.

47On peut penser qu’il voulait ainsi aider sa mémoire à fixer les rites et les usages qu’il voyait mis en œuvre au sein de sa compagnie. Débutant dans sa nouvelle fonction, il se sent peut-être insécurisé face à la mécanique bien huilée du chapitre. Il est attentif à la liturgie et au rituel comme aux usages sociaux qui les accompagnent, les attitudes corporelles (« et là, debout, il entend le compliment »), les tenues vestimentaires (« en robes de cérémonies avec le bonnet carré », « en manteau long »), les convenances (« ordinairement, il fait donner de l’argent »), les horaires (« on dit matines la veille, prime à six heures du matin, ensuitte le chapitre, la messe du Cœur, à neuf heures »)… Pour s’intégrer à cette compagnie, il doit en assimiler les rites et les codes au plus vite. Ces relevés sont précieux pour l’historien d’aujourd’hui, car le chanoine néophyte prend la peine d’apporter des précisions qui très bientôt lui sembleront évidentes et donc superflues. « Nous sommes en société de prières » avec les chanoines d’Angers, explique-t-il en août 1759, ce qui implique que chaque compagnie célèbre un service quand meurt un membre de l’autre chapitre, il note alors soigneusement en quoi « cela consiste ». Dès l’année suivante, quand le 8 novembre 1760 la même cause entraîne le même effet, il se contente de mentionner qu’un service a été fait « comme à l’ordinaire ».

L’amour du décorum cérémoniel

48Pourtant, cet intérêt marqué pour le cérémonial ne se dément jamais vraiment. Au fil des trente premières années du registre, ce sont au total 212 entrées dont la dominante décrit une cérémonie ou évoque une fête liturgique, soit 16,5 % du total des entrées, et 34 % des entrées à thème ecclésiastique, ce qui fait une moyenne de près de 7 mentions par an. Comme toute moyenne, celle-ci dissimule les contrastes : d’une seule entrée en 1786 (année où le chanoine Nepveu semble avoir pris ses distances avec son Journal) à 17 en 1774 !

49De ce qui tisse le quotidien d’un chanoine assidu, le diariste ne parle guère : l’office divin, raison d’être première du chapitre, qui fait converger chanoines et officiers du chœur plusieurs fois par jour depuis leurs maisons des rues voisines vers la cathédrale pour chanter les heures, petites et grandes, et l’office canonial… À ces prières quotidiennes s’ajoutent les cérémonies normalement inscrites dans le calendrier capitulaire, ainsi que des cérémonies extraordinaires, imposées par les circonstances, Te Deum notamment, ou prière des Quarante-Heures76. Le Journal de Nepveu les décrit peu, mais les mentionne abondamment : durant les 31 années qui vont de l’ouverture du Journal en 1759 à la fin de 1789, se rencontrent 65 occurrences des mots Te Deum, correspondant à 27 cérémonies différentes, soit presque une par année77.

50Irrégulièrement, lorsqu’une cérémonie inusitée se déroule, le diariste renoue avec cette volonté de la décrire, et tout au long de son manuscrit l’on retrouve par bribes des résurgences de ce premier usage du Journal (voir graphique ci-contre).

51C’est le cas, par exemple du « Cérémonial pour l’enterrement de M. de Froulay, Evesque du Mans », le 31 janvier 1767 : Nepveu rédige d’une traite un long paragraphe de 3 200 signes, auquel il en ajoute un autre aussitôt après pour décrire le convoi (1 600 signes) et un autre ensuite pour raconter le service célébré par le chapitre à la même occasion (1 000 signes). Quelques mois plus tard, sa description des rites de la prise de possession par le nouvel évêque est pleine de détails concrets et précis (les autels successivement baisés par le procureur du prélat…). Le 31 mai 1772, la bénédiction des drapeaux du Régiment du Maine, elle aussi exceptionnelle, lui fait prendre la plume pour raconter : « voicy comment cela s’est passé ». Ce qui ne l’empêchera pas de rédiger plus de 2 000 signes lorsque six ans plus tard une cérémonie analogue se produit à nouveau (24 juin 1778).

Fig. n° 4 – Le poids de la liturgie et des cérémonies dans le Journal de Nepveu de La Manouillère de 1759 à 1789 (en nombre d’entrées)

52Deux fois coup sur coup en 1772 encore, il retrouve son réflexe de rédacteur de cérémonial, pour l’installation du nouveau Doyen, et pour une cérémonie extérieure au chapitre mais dont il est le héros : la grand’messe du Saint-Esprit, que, cette année-là, et ce sera l’unique fois du Journal, il est chargé de chanter pour la rentrée du Présidial (« voilà la manière dont cela se fait »)78. Pourquoi ce pic en 1774 ? Les prières pour le rétablissement de la santé du roi, puis les nombreux services à sa mémoire célébrés par les diverses compagnies de la ville sont évidemment l’explication essentielle, à laquelle s’ajoute le courant des mentions ordinaires que l’on retrouve régulièrement (prédicateurs de Carême et de l’Avent, fêtes de Pâques et de la Trinité, procession de l’Ascension, office de la Pentecôte puis de Noël, sans oublier les Saintes-Huiles, et des ordinations…). En juin 1775, quand la municipalité demande au chapitre de Saint-Pierre l’intervention de Sainte Scholastique pour ramener la pluie, le chanoine annonce « voici ce qui s’observe quand on la demande » avant de décrire les rites suivis en pareille circonstance, ce qui occupe près de 1 400 signes. Même réflexe le 26 juillet de la même année où il se fait une courte fiche (750 signes) intitulée « manière de bénir une chapelle ». Le jubilé de 1776 lui fournit de la matière et il rédige de longues descriptions des cérémonies et processions qui se succèdent (au total, le jubilé occupe plus de 6 500 signes sur l’ensemble de l’année 1776).

53L’année 1778 marque un dernier sommet dans la courbe des récits de cérémonies : le départ de M^gr de Grimaldy pour l’évêché de Noyon, et l’arrivée du nouvel évêque, M^gr de Gonssans, sont l’occasion de nombreuses célébrations, et les occurrences cérémonielles sont renforcées par la mention de celles où le nouveau prélat officie. Nepveu commence par les consigner avec une belle obstination, puis dès le 15 août de la même année, il s’avoue vaincu : « M^r l’Eveque a officié, ce qui luy arrive à touttes les festes Episcopales ; ainsi je ne les écriray plus ; il est trop dévot pour manquer touttes les fetes… »

54À partir de là, on voit la courbe décroître, même si les descriptions et surtout les évocations de cérémonies ne disparaissent jamais du Journal jusqu’à la Révolution.

55Au milieu des années 1770, cela fait alors quinze ans que Nepveu siège au chapitre cathédral. On peut penser que ces notations ne sont plus motivées par le besoin de se confectionner un aide-mémoire personnel. Peut-être s’agit-il alors d’une volonté de témoigner pour un éventuel successeur ? Mais pas pour un public plus large, et encore moins pour l’histoire. Le chanoine ne s’inscrit pas, même en pointillés, dans une volonté d’établir un cérémonial de l’Église du Mans, à l’instar des grands travaux menés par d’autres dans les cathédrales voisines79.

56On peut aussi penser, tout simplement, qu’il raffolait des cérémonies, des fastes, des déploiements de solennités, du fracas des cloches au matin, de la cathédrale parée de fleurs et de tapisseries, de la musique qui emplit l’espace ecclésial, de l’encens à profusion… On constate à travers son Journal qu’il savourait les hiérarchies manifestées par le placement dans l’espace et les déplacements ritualisés, ainsi que tout ce qui entre en jeu en de telles circonstances, les costumes, les attitudes, les paroles, ce qu’il appelle à plusieurs reprises « les politesses ». Il en est ainsi lors du service chanté à la cathédrale en l’honneur de Louis XV, ce 26 mai 1774 : il observe tout et se délecte du catafalque « trouvé très bien », du chœur décoré de « force armoiries de France », de l’aumusse symbolisant le roi défunt, chanoine du Mans, posée sur le prie-dieu drapé de noir… C’est une belle fête, où « il y avoit beaucoup de monde » et à laquelle ne manquent ni les couleurs – Messieurs du Présidial en robe rouge, l’Évêque en ornement violet –, ni les sons – les cloches pendant une heure entière, les messieurs de la ville jouant des instruments, et à la fin le beau De Profundis chanté « avec la simphonie »…

57Tout cela lui plaît tellement qu’il lui arrive de raconter de la même façon des cérémonies d’un tout autre genre, qui n’ont rien à voir avec la liturgie religieuse. Ainsi le 4 février 1784 consacre-t-il une très longue entrée (6 500 signes) à l’installation du Sénéchal au présidial : « Voilà à peu près ce qui s’est passé ce jour-là. » De même, le 18 mai 1787, lorsque Jouye des Roches devient Lieutenant du Présidial, le chanoine raconte : « Pour le diner, voici le cérémonial… » Au-delà, on ne peut manquer de remarquer que dans les débuts de la Révolution, il n’est pas indifférent aux fastes des premières fêtes civiques, même s’il ne les connaît que par ouïe dire, ou par la lecture des Affiches.

Un regard attentif sur le chapitre et le clergé du diocèse

58Très vite, dès la sixième entrée, on voit apparaître dans le Journal un autre élément qui en sera l’une des armatures jusqu’à la fin : des informations sur le monde capitulaire, tant haut-chœur (décès et nominations de chanoines) que bas-chœur (attribution de chapelles, réceptions, départs ou décès d’enfants de chœur, de musiciens, d’employés divers du chapitre). Le 2 septembre 1759, il note l’arrivée d’un nouveau semi-prébendé, et là aussi il s’agit bel et bien d’une fiche : « il est né le… », « il s’appelle Jean », « il a 38 ans ». Très régulièrement au fil du Journal nous retrouverons cette démarche, avec notamment l’item « il s’appelle » destiné à enregistrer le prénom du personnage dont on parle. Parfois, assez souvent même – cela peut étonner –, l’information manque au diariste. Il laisse alors des points de suspension, ou bien il avoue avec un rien de dépit : « Je ne le say pas80. »

59Malgré ces lacunes, malgré des imprécisions (lorsqu’on peut les vérifier, ses assertions sur les âges des nouveaux arrivants se révèlent souvent erronées81), le chanoine Nepveu, en restant attentif à tout mouvement de personnel sur la durée, accumule finalement une énorme masse d’informations82. Les entrées de ce type, conçues comme des notices biographiques, forment une sorte de base de données prosopographiques avant la lettre. Le diariste s’y réfère régulièrement par des allers-retours au sein de son Journal, renvoyant lui-même de l’une à l’autre : ainsi, le 3 mars 1774, « on peut voir son âge à l’article de son Canonicat », article situé quatre ans auparavant. Il est possible qu’une des motivations de son écriture obstinée se trouve là : dans le désir de savoir, de connaître, pour pouvoir raisonner, comparer, argumenter, admirer ou médire, féliciter ou déplorer.

60Il pratique de la même manière en ce qui concerne les cures et curés du diocèse quoiqu’avec une intensité moindre qu’en ce qui concerne la vie du chapitre. De 1759 à 1789, quelque 150 entrées du Journal concernent le clergé hors chapitre cathédral, ce qui donne une moyenne de moins de 5 par année. Les premières allusions à des curés sont étroitement liées au chapitre (il s’agit de permutation cure/canonicat)83, mais à partir de 1761, Nepveu commence à mentionner les cures vacantes auxquelles le chapitre a présenté un candidat. Il lui arrivera ultérieurement de noter aussi des nominations de curés dans des paroisses ne relevant pas du droit de présentation du chapitre, mais cela reste anecdotique. La passerelle dominante pour qu’une information atteigne ses pages passe toujours par le chapitre.

61Comme il le fait au sujet des chanoines, le diariste dresse une petite fiche biographique sur ces nouveaux curés. En juin 1773, à propos de Pierre-François-Tobie Gravier nommé à Poncé[sur-Loir], il note : « prêtre, vicaire à Coulans, âgé de trente-huit ans ». Et il pousse plus loin la précision en dressant la liste des appuis qui lui ont permis d’avancer dans la carrière ecclésiastique : « Il étoit protégé par la maison de Lorchère et par M^me de Nouans ; c’étoit M^me de l’Ecluse, mère de M^me de Nouans, qui l’a élevé et donné un titre. »

62Il ajoute souvent quelques mots sur la cure dont il s’agit. Si, le plus souvent, il émet seulement un avis général (« une très petite cure »…), dès le 17 mars 1761 apparaît ce qui va devenir une formule type, complétée de valeurs variées : « La dite Cure vaut au moins mille écus de revenus. » À 17 reprises durant les trente ans qui précèdent la Révolution, Nepveu indique ainsi un chiffre, dont 12 fois entre 1770 et 177984. Or, ces années sont celles durant lesquelles le chanoine Le Paige prépare et publie son Dictionnaire, dans lequel la valeur des cures du Maine est indiquée. Cette simultanéité laisse deviner des conversations et des échanges d’informations sur le sujet, voire une émulation, si ce n’est une certaine concurrence, entre les deux confrères. L’estimation de ce que peut rapporter une cure est un exercice difficile et qui en théorie demanderait une enquête approfondie sur une durée assez longue pour échapper aux variations occasionnelles, accidents climatiques, etc. On peut penser que les informations du diariste à ce sujet – comme sur d’autres – tiennent plus des on-dit pointillistes que d’une évaluation méthodique. Nepveu est d’ailleurs fréquemment en désaccord avec les estimations de Le Paige85.

63Le bilan de la répartition globale des entrées relatives à un sujet ecclésiastique en trois sous-thèmes montre que les entrées consacrées à la vie du chapitre sont les plus nombreuses (41 %) sur l’ensemble des trente premières années du Journal86. Tandis que la liturgie et les cérémonies représentent 34 % et les sujets relatifs au clergé en dehors du chapitre 25 %87. L’univers canonial pouvait devenir pour certains de ses membres comme une seconde famille : « il avoit une affection pour le chapitre à tout sacrifier pour cela », écrit le diariste à propos d’un confrère qui vient de décéder88. Si l’« affection » du chanoine Nepveu n’atteignait pas le même degré, il est clair que le monde canonial est son premier horizon de vie. Aussi est-il temps de décrire plus précisément le chapitre cathédral manceau d’Ancien Régime dont René-Pierre Nepveu de La Manouillère partagea les trente dernières années d’existence.

Saint-Julien du Mans dans la hiérarchie capitulaire

64En 1760, un an après l’arrivée de René-Pierre Nepveu au chapitre du Mans, le département des décimes de l’Agence générale du clergé estime le nombre des chapitres cathédraux à 122 et celui des chapitres collégiaux à 320 au sein du seul « clergé français », c’est-à-dire le clergé du royaume entendu avant les extensions de la seconde partie du XVII^e siècle. Si l’on élargit, logiquement, le regard aux diocèses annexés à partir du règne de Louis XIV et même aux morceaux de territoire français relevant d’un diocèse situé à l’extérieur, alors on comptabiliserait au temps de Nepveu plus de 650 chapitres, dont 136 cathédraux. Le jeune chanoine manceau devient donc l’un des 12 à 18 000 chanoines qui « peupleraient les stalles de France et de Navarre89 ». Quoique majoritairement plus puissants que les chapitres collégiaux, les chapitres cathédraux sont de tailles et de richesses contrastées. Les plus petits et les plus faibles se pressent dans la France méridionale, où les diocèses sont nombreux et donc de superficie restreinte. Certains grands chapitres collégiaux, tels Saint-Martin de Tours ou Saint-Hilaire de Poitiers, sont incomparablement plus puissants que ces modestes chapitres cathédraux.

65Où se place le chapitre manceau par rapport à ses homologues des provinces proches ? Le Mans était le centre de l’un des dix plus grands diocèses du royaume, comptant 732 paroisses90. Toutefois, les revenus d’un chapitre ne sont que très indirectement liés à la taille du diocèse. Mieux vaut tenter de situer le chapitre manceau à l’aide du pouillé daté, lui aussi, de 176091. Dans l’ordre des revenus indiqués, et en s’en tenant aux chapitres cathédraux, on trouve ceux de Chartres (118 000 livres de revenu annuel), d’Orléans (58 000), du Mans (48 000), de Tours (37 000), d’Angers (33 800), de Blois (17 500), de Sées (14 000)92. Le chapitre manceau se situerait donc solidement en position intermédiaire. En revanche, il était roi en son diocèse, et de très loin, puisque le chapitre classé en deuxième position, Saint-Tugal de Laval, n’atteint pas 10 000 livres. Quant à la collégiale Saint-Pierre-la-Cour, la grande rivale mancelle dont le Journal du chanoine parle si fréquemment, elle ne dépasse qu’à grand peine les 7 000 livres de revenu annuel93.

66L’autre indicateur de base pour situer le chapitre du Mans au sein du monde capitulaire est évidemment le nombre de chanoines composant la compagnie. À Saint-Julien, le nombre des prébendes s’élevait à 43, dont 40 seulement étaient effectives94. À la fin du Moyen Âge, deux d’entre elles avaient été divisées en quatre demi-prébendes. À cela s’ajoutaient neuf dignités, mais elles étaient en principe conférées à des hommes qui par ailleurs possédaient une prébende, « de sorte que le nombre des chanoines proprement dits, ou capitulants, resta constamment inférieur au nombre des prébendes95 ». Avec, donc, 40 à 42 capitulants, Le Mans semble se situer à peu près dans la médiane des chapitres cathédraux français. Évidemment en dessous des gigantesques chapitres de Chartres (93 chanoines), de Laon (84) ou de Reims (74), mais très au-dessus de multiples petits chapitres cathédraux tels Béziers (12 chanoines) ou Aurillac (14). Localement, le chapitre manceau se situe légèrement en dessous de celui de la cathédrale de Tours (53), au même niveau que celui de la puissante collégiale Saint-Martin de Tours (43)96. Il est nettement au-dessus des effectifs du chapitre cathédral de Sées (24 chanoines) et des chapitres collégiaux de Saint-Pierre du Mans (16) et de Saint-Tugal de Laval (12).

67Il est un autre indicateur, moins connu et moins souvent utilisé, mais qui semble pourtant pertinent pour hiérarchiser clairement les chapitres entre eux : le nombre de leurs enfants de chœur. En effet, découlant directement des disponibilités financières des compagnies, il indique d’une façon synthétique le niveau de ce que chacune peut investir dans la formation des voix qui accompagnent le culte et lui donnent l’éclat qui sied au prestige désiré97. Les garçons en cours de formation à la cathédrale mancelle sont théoriquement au nombre de 1098. Mais lorsque les documents subsistants permettent d’avoir un regard direct sur la réalité du recrutement, ils sont invariablement 899. C’est encore une fois un chiffre médian : il situe Le Mans entre les psallettes cathédrales de Rouen et de Chartres, qui financent 10 à 12 enfants de chœur, ou de Tours et d’Angers, qui en ont 10, et les nombreuses cathédrales qui ne peuvent dépasser le chiffre de 6 (Poitiers, Rennes, Sées, Vannes, ou Coutances)100. Quant aux collégiales du diocèse, une fois encore, elles se situent nettement en dessous. Si à Laval le chapitre Saint-Tugal entretenait 6 enfants au milieu du XVII^e siècle, ils ne sont plus que 4 à la veille de la Révolution101. Quant aux grands rivaux locaux, les chanoines de Saint-Pierre du Mans, ils ne sont en mesure de financer que 4 enfants de chœur. Ils sont même amenés à suspendre provisoirement l’internat de leur psallette de 1773 à 1777102, restrictions budgétaires que le diariste évoque de manière indirecte à propos du transfert du jeune Guillaume-André Villoteau d’un établissement à l’autre103.

68Sans être parmi les premiers à l’échelle du royaume, le chapitre de Saint-Julien est donc très nettement dominant à l’échelle de la province du Maine, et il tient hardiment son rang au sein des provinces alentour. En intégrant ce monde, le jeune chanoine découvre les hiérarchies internes qui le structurent.

Haut-chœur, bas-chœur : la cascade des mépris

69La première césure très nette est celle qui oppose le haut-chœur au bas-chœur, même si le diariste emploie peu ce dernier terme et jamais le premier. On lit toutefois clairement entre les lignes des traces de cette coupure fondamentale, et le plus bel exemple est en 1784 lorsque M^gr de Gonssans, l’évêque du Mans, « aussi simple qu’entesté dans ses sentiments », ne voit pas malice à envoyer son aumônier pour le représenter dans une grande assemblée générale de toutes les compagnies de la ville. En tant que procureur de l’évêque cet aumônier devrait présider, mais les deux députés du chapitre cathédral s’y opposent vigoureusement, au motif que « étant du bas-cœur de S^t Julien, [il] n’étoit point fait pour présider le chapitre et touttes les Compaignies ». Et ce n’est pas là simple querelle de chanoines, puisque, selon du moins le diariste, leur protestation « parut juste à tout le monde104 ».

70Au Mans, le bas-chœur se confond presque avec la confrérie Saint-Michel – qui se baptise volontiers « chapitre Saint-Michel » dans le but de se doter d’une honorabilité supérieure. Il est composé des membres de second rang du chapitre cathédral, chapelains, prêtres habitués, petits officiers du chapitre (porte-croix…), ainsi que des musiciens clercs et même les enfants de chœur à partir du moment où ils ont reçu la tonsure. Cela fait beaucoup de monde, « comme au nombre de quatre-vingt-dix personnes, quelque peu plus ou moings » évaluait Bernardin Le Rouge au siècle précédent105. À la veille de la Révolution, les recueils annuels intitulés La France ecclésiastique décrivent au Mans un bas-chœur pléthorique, composé d’un « maître de musique et de psallette, 28 musiciens ou officiers, 8 enfants de chœur, 40 ecclésiastiques qui sont à la nomination de chaque chanoine prébendé, qui, avec 80 chapelains, forment un corps ecclésiastique nommé la confrérie de Saint-Michel ». Et précisent : « Ils ont une chapelle particulière ; ils y tiennent leur chapitre, présidé par un syndic qu’ils choisissent parmi eux106. » Il paraît toutefois aventureux d’additionner tous les chiffres alignés par La France ecclésiastique, qui collecte ses informations de loin : dans les faits, certains des « musiciens ou officiers » étaient dotés d’une des 80 chapellenies, Nepveu en offre plusieurs preuves107 et c’était aussi le cas de la plupart des 40 nominations dépendant des chanoines, si ce n’est de toutes. Ce qui, finalement, amène à retenir comme assez fiable l’évaluation du chanoine Le Rouge en 1633 : le bas-chœur manceau comportait « plus ou moins » 90 personnes.

71Occupés à d’autres tâches (souvent dans des paroisses), beaucoup de ces petits ecclésiastiques figurent au chœur de Saint-Julien seulement lors des chapitres généraux ou pour certaines cérémonies très exceptionnelles. Au quotidien, ne viennent que ceux dont le rôle dans la liturgie ordinaire rend la présence nécessaire chaque jour, au premier chef les musiciens et les petits officiers du culte. Portant soutane et surplis, ils siègent dans les basses stalles, de plain-pied avec l’espace où ils devront se mouvoir au cours de l’office. L’infériorité de cette position dans l’espace du chœur symbolise et proclame, aux yeux des chanoines des stalles supérieures, l’infériorité de leur dignité personnelle, comme le fait du reste l’expression « bas-chœur » en elle-même108. Ajoutons que ces petits officiers du culte sont soumis aux remontrances et réprimandes du chapitre, notamment à l’occasion des chapitres généraux, qui à Saint-Julien se tiennent deux fois par an : ils sont alors convoqués pour entendre, debout, les avis formulés à leur égard par l’assemblée des chanoines109. C’est ce qui arrive au maitre de musique du Mans en 1771 : « aux chapitres généraux de S^t Julien, on a renvoyé M^r Bourgoin, maistre de la psallette, pour cause de conduite110 ». Et c’est sans doute à d’autres séances de cet ordre que le chanoine manceau fait allusion lorsque que, à plusieurs reprises, il note des renvois de maitres de musique111.

72Quant aux chanoines, ils ne sont pas non plus tous égaux entre eux. Quatre semi-prébendés reçoivent chacun, la moitié de ce que touche un chanoine prébendé. En principe, ils n’ont pas voix au chapitre, contrairement aux chanoines capitulants112. Les chanoines serves, dénomination qui dit clairement le piètre niveau de considération dans lequel on les tient, sont assujettis à un service astreignant. Leur devoir premier est d’être constamment présents au chœur, afin d’y remplacer les chanoines absents (« il est obligé de suppléer aux défauts du chœur113 »).

73Nepveu était déjà depuis presque six années dans le chapitre lorsqu’il assista et peut-être participa à la réception humiliante faite à l’un d’entre eux. L’abbé Mathurin-Martin Riballier, quoiqu’issu d’une famille d’entrepreneurs de bâtiments tout à fait honorable, « avoit une tante dans les prisons du Mans pour cause de vol et un oncle qui faisoit le mettier de portefaix », faits jugés infâmants pour l’honneur du chapitre. La prise de possession du chanoine serve fut rocambolesque : portes fermées, massiers menaçants, mise à l’écart, réquisitions et constat d’huissiers… Le diariste, avec pour une fois un certain sens littéraire, terminait le récit qu’il consacrait à cette affaire en 1765 sur le mot-clé qui peut la résumer : « C’est une marque de mécontentement et d’un grand mépris114. »

Les dignités capitulaires

74À l’autre extrémité de la hiérarchie capitulaire, neuf chanoines sont revêtus d’une dignité particulière115. Ces neuf dignitaires sont, dans l’ordre décroissant de prééminence : le Doyen, le Chantre, le Scolastique, le Grand Archidiacre et cinq archidiacres. Pour chacun d’entre eux, accéder à une dignité signifie des revenus supplémentaires, mais aussi des honneurs : une visibilité, une place privilégiée dans les hautes stalles du chœur, en chapitre ou dans les processions, le droit d’opiner parmi les premiers lors des débats capitulaires, et une autorité, une respectabilité dont les indices sont nombreux.

75Certes, depuis le Moyen Âge, la puissance des dignitaires a décru, et « de tous ses anciens pouvoirs évanouis, le Doyen n’en conserve qu’un, très réel, la présidence du chœur, auquel s’ajoutent quelques privilèges honorifiques116 ». Parmi ces privilèges honorifiques, on trouve trace sous la plume de Nepveu de celui-ci, aussi dérisoire que fortement symbolique : le Doyen est le seul du chapitre à avoir le droit de porter de la dentelle au bas de son rochet, les autres en auront seulement au poignet117… Et cependant, le titre de Doyen du chapitre cathédral reste un titre recherché par les grandes familles de la province. Lorsque René-Pierre Nepveu devient chanoine, le Doyen du chapitre est Louis-Gabriel Chauvelin, dont le père avait été secrétaire d’État de Louis XV118. De ce premier Doyen, le diariste ne parle pas souvent : déjà relativement âgé, il devait être peu présent dans la vie du chapitre. Il était en effet en poste depuis la démission en juin 1742 de son prédécesseur, Poncet de La Rivière, devenu évêque de Troyes. Trente ans plus tard, en 1772, Chauvelin démissionne de son décanat et devient chanoine honoraire, avant de mourir moins d’un an après119.

76Le nouveau Doyen se nomme M. de La Briffe-Ponsan. Il avait de qui tenir, puisque son oncle « étoit chanoine depuis 1710 et il avoit 14 ans quand il fut chanoine120 ». Il est intronisé le 31 octobre 1772, lors d’une cérémonie que le diariste n’avait évidemment jamais vécue antérieurement, ce qui lui fait retrouver son réflexe de confection d’un cérémonial en pointillé : « Manière de recevoir M. le Doyen. » Toutefois le nouveau dignitaire semble à son tour peu présent ensuite dans la vie du chapitre, et peut-être pas totalement à la hauteur de sa tâche ? Quelques mois à peine après son intronisation, La Briffe-Ponsan s’illustre lors des cérémonies de canonisation de Jeanne de Chantal à la Visitation : « M^r le Doyen en prenant la relique devoit aussi dire deux mots, mais la mémoire luy a manqué121. » Nepveu y fait assez peu d’allusion au fil des années qui suivent. Lors des moments de tangage du tout début de la Révolution, c’est clairement le Chantre qui tient le premier rôle et représente le chapitre.

77Le second dignitaire est en effet le Chantre, appelé aussi Grand Chantre pour le distinguer plus clairement des modestes professionnels de la musique qui assurent le chant quotidien. Malgré son attribut bien connu, le bâton cantoral richement orné, le rôle de cet « ancien maitre de cérémonie de la liturgie capitulaire » est devenu au fil du temps, lui aussi essentiellement honorifique, et le Grand Chantre n’est plus « qu’un dignitaire décoratif, sans grand pouvoir122 ». En 1759, lorsque René-Pierre Nepveu arrive au chapitre, le Grand Chantre est toujours Jean-Michel Philippot, qui l’était déjà en 1730, au commencement de l’unique registre capitulaire survivant123. Il le restera jusqu’à son décès, en septembre 1769, date à laquelle Nepveu note que « le bâton de chantre étoit dans sa famille depuis plus de cent cinquante ans124 ». Ce bâton est un insigne qui garde son importance symbolique, et le diariste en souligne l’absence le cas échéant : « Il n’y avoit point de bâton de chantre125. » Inversement il fait de sa présence la preuve de la solennité de la célébration : « la Grande Messe du S^t Esprit fut chantée en grande cérémonie, c’est-à-dire que M^r le Chantre porta le bâton » (16 avril 1788).

78Le second Chantre côtoyé par Nepveu est Joseph-René Paillé, qui prend possession de la chantrerie le 14 décembre 1769. Malgré l’estime qu’il semble avoir pour ses compétences et qu’il exprime à plusieurs reprises (« vray et rare mérite », « un discours un peu trop long, mais bien dit et bien frappé »), Nepveu ne se fait pas faute de rappeler qu’il « n’est pas de condition » et qu’il a été fait par Grimaldi « tenant tout ce qu’il avoit de luy126 ». Plus tard, il mentionne la maladie qui le frappe : « M^r Paillé ne peut dire la messe après dix heures ou même de grande messe, parce qu’il tremble beaucoup » (20 novembre 1787). Mais cela ne l’empêche pas de toujours savoir porter la parole du chapitre avec talent : lors du synode d’avril 1788 « il parla très bien pendant un petit quart d’heure ». Et même face aux événements imprévus de l’année 1789, le chantre qui préside le chapitre en l’absence du doyen assume dignement son rôle de porte-parole du chapitre : « Quoique M^r Paillé ne fut pas prévenu, il leur a répondu en peu de mots » (10 août 1789), ou « il a prononcé son discours qui a duré plus de dix minuttes, qui étoit très bon » (16 août 1789).

79Le troisième dignitaire du chapitre manceau est le Scolastique. Sa charge consistant avant tout à dispenser une nourriture intellectuelle, en assumant « le soin d’expliquer l’Écriture devant le clergé de la cathédrale127 », le scolastique doit avoir les compétences et le bagage nécessaires pour ce faire. C’est le cas du Scolastique en place lorsque Nepveu intègre le chapitre : Denis Baudron était docteur en théologie. Il était à ce poste depuis la mort de son prédécesseur, René-Cyprien de Laval-Montmorency, en septembre 1742128. À son décès, le diariste consacre à Denis Baudron un paragraphe de plus de 1 100 signes, où il chante le mérite d’« un homme bien respectable par sa piété et par ses mœurs », obligeant, sachant se faire aimer de tous. Mais il ne dit rien sur son niveau intellectuel, censé être la base de sa fonction129. Pas plus qu’il n’aborde ce sujet à propos du Scolastique suivant, Gabriel de Villedon130.

80Villedon parti pour Noyon rejoindre M^gr de Grimaldi, mais restant toujours titulaire de son canonicat manceau et de sa dignité de Scolastique, au début des années 1780, c’est Paillé, le Grand Chantre, qui remplit ce qui devrait être la fonction du Scolastique. Par exemple durant la retraite des curés organisée par le nouvel évêque au printemps 1781 : « M. l’abbé Paillé y a tous les jours dit ou fait l’explication des cas de conscience ; il parle supérieurement bien. » Enfin Villedon trouve à échanger son canonicat contre un prieuré près de La Flèche, qui viendra arrondir un peu plus ses revenus. De Le Tessier, le nouveau Scolastique, le diariste dit elliptiquement « C’est un homme de rien, qui a de l’esprit131 ». Il le mentionne ensuite de loin en loin mais sans jamais s’appesantir (par exemple le 12 septembre 1788, une petite chapelle est conférée à « M. Desalay, neveu de M. Le Tessier, chanoine et Scolastique »).

81Ces trois dignités principales sont suivies par celle de Grand Archidiacre, chargé du grand archidiaconé situé au nord du Mans (Ballon-Mamers-Fresnay et jusqu’aux portes d’Alençon). Lui-même est suivi de cinq archidiacres, chargés chacun de la responsabilité d’un archidiaconé : Château-du-Loir, Laval, Montfort, Passais et Sablé. Un sixième archidiaconé existe, couvrant le Mans et la Quinte du Mans, mais il ne génère pas une dignité supplémentaire puisque son archidiacre en est toujours le Doyen du chapitre. Au XVIII^e siècle, les rapports entre l’archidiacre et le territoire dont il a théoriquement la charge se sont souvent distendus. En avril 1777, le diariste nous montre l’église de Pruillé (la paroisse de la Manouillère) enfin visitée, pour la première fois, et sur demande expresse du Curé par son archidiacre – qui est aussi le Doyen : serait-ce ce cumul de fonctions qui l’aurait rendu négligent ? Pourtant, peu après, on s’aperçoit que l’Archidiacre-Doyen s’investit au contraire beaucoup dans ses visites et se heurte à des curés qui lui refusent l’entrée dans leur église « prétendant qu’il y avoit prescription, car depuis plus de 40 ans, il n’y en a eu132 ». Que croire ? La juxtaposition de ces deux entrées quelque peu contradictoires met bien en lumière la manière du diariste : il aligne des faits, il ne les commente pas, ou très rarement. Nous ne saurons donc pas par lui si les dignitaires de chapitre remplissaient leurs fonctions avec zèle ou s’ils faisaient de la figuration « décorative » pour reprendre le terme de Philippe Loupès à propos du Chantre.

82Derrière les dignités, dans l’ordre hiérarchique, marche un personnat : c’est le Sous Chantre. Même si le chapitre a évidemment depuis longtemps un corps de musique étoffé qui a pris le relais des chanoines et qui assure l’essentiel du chant, la fonction cantorale initiale dévolue au Chantre et au Sous Chantre n’est pas totalement oubliée. Ainsi, lors de la réception d’un nouveau Sous Chantre en juillet 1780, deux chanoines sont commis « pour l’examiner sur la lecture et sur le chant comme sous chantre ». René-Pierre Nepveu est l’un de ces deux commissaires, et il juge « il chante assés bien133 », rare moment où il ose un jugement d’ordre musical. Inversement, du précédent sous-chantre, l’abbé de Brébœuf, le diariste rapporte qu’« il avoit fait sa démission de son Canonicat et de la sous Chantrerie, n’étant pas en état de remplir cette place134 ». Lorsque la nomination du Sous Chantre suivant est annoncée (Jean Desgraviers, le 7 avril 1783) on ne retrouve plus d’allusion à sa capacité chantante sous la plume du diariste, qui a sans doute été mêlé de moins près à son recrutement.

83D’autres hiérarchies internes s’établissaient en fonction des compétences, de l’assiduité et de l’activité des uns et des autres, de l’engagement de chacun au service du chapitre. Si l’on en croit le jugement qu’il porte sur un confrère au moment du décès de celui-ci (« C’étoit un très bon chanoine, bien exact à tous ses devoirs135 »), René-Pierre Nepveu devait être sensible au respect des obligations canoniales. Mais il parle finalement peu de ce qui fait au jour le jour le « métier » de chanoine, partagé entre le service divin, plusieurs fois par jour, et les assemblées capitulaires, très fréquentes136.

84Pour faire fonctionner l’ensemble, pour gérer les rapports avec l’extérieur, l’évêque, le diocèse, les autorités civiles…, pour représenter le clergé du Maine aux assemblées du clergé ou à la Chambre ecclésiastique, ainsi que pour exercer à l’interne le pouvoir judiciaire, un travail important était nécessaire, réparti entre plusieurs postes. Moins honorifiques que les dignités, ces fonctions sont plus riches en contenu concret et en pouvoir réel. L’entrée du 20 avril 1778 est à ce sujet éclairante. Le départ de l’évêque Grimaldi pour l’évêché de Noyon, et conséquemment le départ de ses affidés qui tenaient les divers leviers auparavant, oblige en effet à une restructuration importante de la répartition des charges. De nouveaux Grands Vicaires, Official, Vice-gérant, Promoteur… sont nommés au sein du chapitre manceau, « le tout au scrutin ». Le diariste nous informe d’une règle qui peut surprendre : « On ne nomme point les absens. » De ce fait, l’abbé Paillé, qui n’a pas voulu siéger ce jour-là, peut-être par loyauté envers son bienfaiteur Grimaldi, se retrouve provisoirement dépouillé de ses rôles de Grand Vicaire et d’Official, alors qu’il est sans doute l’un des plus compétents du chapitre. Et Nepveu de citer ensuite le cas de deux chanoines candidats à la même fonction et obtenant un nombre de voix strictement égal, ce qui oblige à un second tour : « On a retourné au scrutin. » Rare et précieux moment où l’on voit le chapitre fonctionner de l’intérieur.

85Lors de cet épisode, pas plus qu’à aucun autre moment de son long Journal, le chanoine Nepveu de La Manouillère ne semble se porter candidat à quoi que ce soit.

René-Pierre Nepveu de La Manouillère, chanoine sans dignité

86Dans les stalles du chœur, comme dans la salle du chapitre, les places de chacun affichent strictement la hiérarchie : les dignités d’abord, puis les chanoines rangés par ordre d’ancienneté. Il en est de même dans toutes les situations. Lorsque pour faire l’appel lors des chapitres généraux, une liste de chanoines est dressée, elle est toujours ordonnancée en fonction de la date d’entrée au chapitre. De même lorsque le groupe des chanoines sans dignité s’ordonnent pour une procession, ils le font selon ce que le diariste appelle « nos rangs d’antiquitté137 ». La longévité de Nepveu aurait-elle pu, à l’ancienneté, lui ouvrir les portes des responsabilités capitulaires ?

87La Briffe-Ponsan, le nouveau Doyen élu en 1772, était arrivé au chapitre quatorze mois après René-Pierre Nepveu, qui avait dûment enregistré alors sa prise de possession : c’est la 12^e entrée du Journal. Il notait : « il est né le 23 septembre 1733, il a bientôt 27 ans ». La Briffe-Ponsan est donc un contemporain exact de Nepveu (né, on l’a vu, le 3 août 1732). Cela interroge d’emblée sur le niveau de compétence et d’ambition du diariste. Au fil du Journal, au rythme des décès des dignitaires en place, on voit accéder à des dignités des chanoines successivement arrivés au chapitre peu après lui d’abord, puis bien après. Ainsi « le 18 février 1782, M. Perrier du Mourier, qui étoit chanoine, depuis le 13 mars 1767, a pris possession de l’archidiaconné de Montfort ». Cet abbé Duperrier-Dumouriez avait donc accédé au canonicat huit ans après Nepveu. Il avait patienté ensuite quinze ans avant d’obtenir un archidiaconat, mais il l’avait obtenu. Rien de tel dans le déroulé de carrière du diariste. Rien n’indique qu’il se soit jamais mis sur les rangs pour tenter d’accéder à la prestigieuse fonction de Doyen, ni pour postuler à quelque autre dignité capitulaire que ce soit, non plus d’ailleurs, on vient de le voir, pour exercer même provisoirement une fonction dans la gestion du chapitre. Jamais le chanoine Nepveu n’obtint une des dignités de son chapitre, jamais il ne fut investi d’une charge particulière.

88Quand il prend sa part du fardeau commun, c’est a minima : « je faisois diacre », « je luy ay fait Diacre », ou encore, furtive allusion, « avec un Diacre (c’étoit moy)138 ». Vingt fois, il mentionne avoir tenu ce rôle de diacre durant une célébration, et six fois celui de sous-diacre, en général lorsque l’évêque officie, à l’occasion des grandes fêtes (la Saint-Julien, Pâques, le jubilé…). On le voit sensible à la Dalmatique et à la Tunique revêtues par le diacre, « qui sont magnifiques139 ». Ces vingt mentions sont concentrées de 1766 à 1779, c’est-à-dire pour l’essentiel durant l’épiscopat de M^gr de Grimaldi, où l’on devine Nepveu apprécié du prélat : « M. l’Evêque m’avoit prié de faire diacre140. » Il est même choisi pour tenir ce rôle lors de l’ultime célébration mancelle de l’évêque en partance pour Noyon : « M. de Grimaldy, encor Evesque du Mans, a officié le jour de Noel, pour la dernière fois ; je faisois diacre141. » Après quoi, sous l’épiscopat de Jouffroy-Gonssans, les mentions se raréfient nettement puis très vite disparaissent, et l’enthousiasme n’est plus de mise : « Je luy ay fait sous-Diacre parce que c’étoit à mon tour142. »

89À côté de ce rôle, très occasionnel, de diacre, le chanoine Nepveu est parfois « commis » à une tache particulière, comme ce 20 juin 1766, où le chapitre l’envoie « faire l’office aux Jacobins pour la confrairie de St Jean ». À Saint-Julien même, le jour de l’Assomption 1770, il « dit la grande Messe », et ce en présence de l’évêque143. Mais à Pâques 1774, fête majeure du calendrier chrétien, donc moment important dans la liturgie cathédrale, il note « j’avois été nommé par le chapitre pour estre le suppléant » de l’évêque, au cas où celui-ci ne célébrerait pas la messe, ce qu’il fit finalement… La doublure n’eut pas à sortir de la coulisse : déception ou soulagement ? Le diariste ne l’écrit pas. En l’absence d’autre source que son Journal, on doit conclure que le rôle de Nepveu de La Manouillère dans les célébrations de son église semble avoir été des plus modestes.

90Cette modestie souffre une exception. Nepveu a eu dans le déroulement des cérémonies de son église une grande spécialité : porter des objets du culte symboliques durant les processions. Il peut s’agir du reliquaire représentant le buste du saint patron de la cathédrale : « Je portois le chef de S^t Julien avec M. Bazoge144. » Mais le plus souvent, c’est le grand ostensoir éclatant dans lequel est exposé le Saint Sacrement pendant la procession majeure de la Fête-Dieu : « Je portois le bon Dieu, comme à l’ordinaire145. » Et cela se répète, semble-t-il, tous les ans, sauf bien sûr durant la Révolution, à partir de 1791. Lors de la première grande procession de Fête-Dieu après le Concordat, le 12 juin 1803, il reprend le même rôle, comme une évidence. On l’imagine heureux et fier, brandissant l’ostensoir, marchant juste devant le nouvel évêque en chape, lui-même précédant le Préfet, le Maire et les autres autorités civiles et militaires. Jusqu’à ce moment où après avoir déjà beaucoup marché, il sent ses jambes fléchir sous lui : « Voilà la première fois qu’il m’étoit arrivé la moindre incommodité depuis 35 ans que je faisois cette fonction, il est vray que j’auray 71 ans, le 3 Aoust prochain146. »

91Enfin, dans ce relevé du maigre investissement de La Manouillère au service de son chapitre, il serait injuste de ne pas mentionner une des spécialités qui semblent lui avoir été indubitablement reconnues : l’art de recevoir, et surtout l’art de concocter des menus appétissants pour des festins réussis, talents qui vont de pair avec ce goût du protocole qui transparaît si souvent dans le Journal. Ainsi, en 1787, lorsque le chapitre offre un dîner au Présidial : « J’avois été nommé Commissaire pour faire faire le diner » avec trois autres chanoines, et « il étoit très bon147 ». Mais son chef-d’œuvre, c’est l’orchestration du dîner donné en l’honneur de l’évêque Grimaldi sur le point de quitter Le Mans en janvier 1778. Ce dîner suscite une entrée de 5 400 signes, parmi les plus longues du Journal, qui déroule avec un luxe de détails gourmands les plats et les vins servis, leur provenance et leurs prix148… Cela peut certes paraître anecdotique, mais complète bien le portrait de ce diacre intermittent sachant porter gaillardement l’ostensoir.

92À propos d’un grand vicaire qui a préféré une place lucrative à un archidiaconné, le diariste écrit « il aime mieux l’argent que les honneurs149 ». Cela ne semble pas être tout à fait son cas, quoiqu’il soit bien attentif à ses revenus et à son confort de vie. Ne pourrait-on hasarder une formule aussi elliptique que celle dont il use envers son confrère, mais au contenu différent : et si… le chanoine Nepveu avait aimé mieux sa tranquillité que les honneurs ?

93Pourtant, il n’est pas insensible aux honneurs, loin s’en faut. À cet égard, un micro-indice peut être éclairant. En juin 1784, René-Pierre Nepveu, escorté de son ami Julien Gilouppe, se rend au château de Maquilly à la demande de sa cousine, M^me Amyot : il est convenu qu’il sera le parrain de l’enfant de sa femme de chambre. Le curé de Flacé prend soin d’énumérer dans l’acte de baptême les titres de « messire » le parrain : « chanoine de l’Église du Mans, Prieur commendataire de Chefroy, Seigneur de la Manouillère et autres lieux150 ». Si le premier et le dernier ne souffrent pas contestation, l’autre surprend quelque peu, tant le lien de Nepveu avec le prieuré de Cheffoy avait été de peu de durée : en ayant pris possession le 21 novembre 1776, il s’en était démis dès le 26 juillet de l’année suivante. Certes, il continuait à en toucher chaque année 3 000 livres de pension viagère par an, et cela le flattait sans doute de s’en dire prieur commendataire. Ce qui, il faut l’avouer, fait son petit effet dans le registre villageois. Mieux vaut être le premier à Flacé que le second dans Rome…

94Le chanoine Nepveu, c’est certain, n’est pas indifférent aux charmes discrets de la notabilité. Avec un rien de satisfaction narcissique, son Journal enregistre les dérisoires moments où il se trouve sur le devant de la scène. Il est frappant de constater que c’est plus souvent en dehors de sa cathédrale. Ainsi en 1773 mentionne-t-il deux grandes messes qu’il a dites au Grand Saint-Georges aux fêtes des deux saints patrons151. On peut penser que c’est plutôt en seigneur de la paroisse voisine qu’il a été convié. De loin en loin, une compagnie du Mans fait appel à lui. Par exemple « Le 17 novembre 1772 M^rs du Présidial m’avoient engagé de chanter la grande Messe du St Esprit pour la rentrée du Palais », grand moment de sociabilité urbaine que cette messe rouge annuelle du Présidial. Ou bien le 8 décembre 1780, il dit la grand’messe à Notre-Dame de la Couture et note soigneusement : « C’étoit le jour de la Conception, feste de la paroisse. » Donc, là aussi, il devait y avoir du monde, et tout ce qui marque la solennité du moment, du clergé chapé pour l’assister, de la grande musique, des cierges à profusion… Mais chacune de ces mentions demeure unique. Soit que le diariste ait négligé de noter la répétition du même fait dans les années suivantes, ce qui ne serait pas tout à fait cohérent avec sa pratique d’écriture habituelle qui ne craint pas la répétition. Soit qu’aucune de ces compagnies n’ait eu envie de réitérer l’invitation ?

95Si, donc, le chanoine Nepveu ne fuyait pas les honneurs, si ce n’est pas là la cause essentielle qui l’a fait rester toute son existence un discret « chanoine de base », alors… faut-il incriminer une envergure intellectuelle moindre que celle de certains de ses confrères ? L’exemple de l’abbé Duperrier devenu archidiacre, cité plus haut, n’a pas été choisi au hasard. Ce chanoine est un bel exemple de la vitalité discrète qui pouvait fleurir au sein du chapitre manceau : en effet, en 1784, après la sortie de l’ouvrage La véritable manière d’instruire les sourds et muets de naissance, Duperrier s’enthousiasme pour la méthode de l’abbé de l’Épée et va en suivre l’enseignement avec un autre chanoine, l’abbé Desportes de Linières, pour devenir « instituteurs des sourds et muets152 ». Sur un tout autre plan, le diariste loue le courage de Duperrier et son sens politique lorsqu’il sait faire reculer l’évêque sur certains sujets : « cette affaire luy a fait beaucoup d’honneur153 ». On sait qu’il avait dans sa jeunesse été « a Paris pour ses études154 ». C’était un véritable esprit curieux, éclairé et dynamique. On peut hasarder que ce n’était peut-être pas tout à fait le cas de René-Pierre Nepveu. Même si grâce à son gros manuscrit il est parvenu à une immortalité – dans le monde des historiens modernistes à tout le moins – que lui envierait plus d’un grand esprit !

96L’ancienneté que La Manouillère acquiert peu à peu au sein du chapitre peut tout de même finir par jouer et par lui valoir des honneurs occasionnels. Sans s’appesantir, le diariste évoque ce fait à plusieurs reprises, par exemple en 1778 lorsqu’il note à propos de l’installation au chœur de l’aumônier de l’évêque : « comme je suis le plus ancien dans ce moment, c’est moy qui l’ay installé155 ». La même année, sans doute pour la même raison, lors de la seconde prise de possession par un évêque à laquelle il lui est donné d’assister, celle de M^gr de Gonssans, le 27 juin 1778, il est l’un des six commissaires choisis par le chapitre pour le représenter aux côtés de son procureur. Ce qui nous vaut une nouvelle description du rite, qui fait bien sentir la solennité du moment : le fracas des cloches qui sonnent pendant toute la cérémonie, le Te Deum en musique, la déambulation du représentant de l’évêque qu’on mène symboliquement dans chacun des lieux représentatifs du pouvoir épiscopal (le chœur, où il s’assoit un instant sur la cathèdre, la salle du synode où il s’assoit sur « le throsne qui y est », puis sa chapelle privée, le palais épiscopal, l’Officialité). Après quoi : « nous sommes rentrés par l’Église et traversé le cœur où tout le monde nous attendoit ».

97Être attendu par tout le monde : fugitif moment de gloire pour le petit chanoine sans dignité…

Le petit monde de Nepveu de La Manouillère

98Si, au moment où il calligraphia son titre sur la première page de son registre, Nepveu avait dans l’esprit de devenir un chanoine modèle, le moins qu’on puisse dire est qu’il a ensuite dévié de cet objectif. Toutefois, on le sait, devenir chanoine n’est pas entrer au cloître. Une fois leur rigoureuse terminée, les chanoines disposaient de larges plages de liberté, dont ils ne se privaient pas d’user156. Ce qui permet d’envisager que le chanoine Nepveu ait pu régulièrement s’absenter et aller passer du temps dans sa chère campagne de la Manouillère. Ce qui lui laissa également le loisir de fréquenter une tout autre société que celle du monde canonial, enrichissant peu à peu son réseau relationnel de manière exponentielle. Son Journal en porte témoignage matériellement, physiquement pourrait-on dire, par sa croissance quantitative globale et par la part que prennent à celle-ci les entrées traitant des élites urbaines.

L’explosion de 1770

99Des 9 « remarques » de l’année initiale 1759, 8 concernent la vie du chapitre. La toute dernière enregistre une promotion obtenue par un gentilhomme manceau, frère d’un chanoine. Ce lien familial avec le monde capitulaire a pu justifier cette première transgression. L’année suivante, on revient au projet fondamental, et toutes les entrées, 16 sur 16, traitent d’affaires ecclésiastiques. Pourtant, cet écho « hors sujet » de la fin de 1759 était annonciateur de ce qui, peu à peu, va gagner de la place dans les pages du registre : l’année d’après, 1761, on compte 3 entrées non liées au chapitre, dont 2 concernent des décès survenus au sein de la famille Nepveu. Voilà le Journal capitulaire qui se mâtine de livre de famille. C’est ce qu’avait annoncé le titre : il s’agissait de noter tout ce qui arrivait de remarquable « soit à l’Église soit dans ma famille ». Même explication pour l’une des deux entrées hors monde ecclésiastique de l’année 1762 : le décès de sa « grande mère » méritait bien que le diariste prenne sa plume – comme le méritera aussi, juge-t-il, l’ouragan de la Saint-Martin, qui d’ailleurs a une incidence directe sur le chapitre, obligé de se réfugier dans la chapelle Notre-Dame du Chevet157. Timidement, au fil des années soixante, on voit le chanoine s’autoriser ainsi des notations qui n’ont plus rien à voir avec la liturgie ni avec la vie canoniale : une éclipse décevante, les décès survenus dans la famille royale, l’entrée du Lieutenant général…

100Et puis en 1770, c’est l’explosion.

Fig. n° 5 – Poids des thèmes ecclésiastiques et non-ecclésiastiques dans le Journal de Nepveu de 1759 à 1789 (en nombre d’entrées)

101Jusqu’alors, le chanoine avait rédigé au plus 8 entrées annuelles dédiées à un sujet non ecclésiastique (en 1764 et en 1768). Soudain, l’année 1770 en voit jaillir 31 ! Dont, fait remarquable, une seule est relative à un événement familial, le remariage d’Henri-Daniel Nepveu, cousin germain de René-Pierre. Ce qui signifie que – tout à coup – le chanoine se sent, d’une part intéressé par trente autres sujets, et d’autre part autorisé à user du temps et de l’encre pour en noircir des pages de son grand livre. Dix de ces entrées sont consacrées à la disette qui règne et aux efforts déployés « pour avoir des bleds », sujet qui, quoique tout à fait laïc, est naturellement de nature à intéresser un homme d’Église sensible aux difficultés de son prochain… Mais il reste tout de même près de vingt autres entrées qui, ni de près ni de loin, n’ont à voir avec ce que semblaient annoncer les premières années du Journal du digne chanoine : trois mariages et neuf enterrements, deux passages de régiments, des échos de l’actualité nationale (le mariage du Dauphin, l’exil de Choiseul), et puis des nouvelles très locales, la crue de l’Huisne, le procès intenté à son père par un jeune homme devenu moine sous la contrainte, et la fuite d’un commis du receveur des tailles. Voilà l’éventail de ce qui désormais va nourrir le Journal du chanoine et un premier aperçu de ce qui forme son petit monde quotidien. Le cérémonial est brutalement devenu chronique mondaine, l’aide-mémoire liturgique s’est du jour au lendemain mué en gazette locale.

102Rien ne permet d’expliquer réellement ce changement de conception de la part de Nepveu, changement assez radical, même si des signes avant-coureurs avaient pu l’annoncer (le premier mariage non familial mentionné l’avait été dès 1761, mais aucun autre n’avait alors suivi). Gageons que c’est au début de cette année 1770 que le chanoine a complété son titre calligraphié en première page, lui ajoutant, après une virgule, « et dans la ville158 ». Une fois ceci inscrit, tout était désormais permis ! Au fil des ans, l’écriture s’échappe obstinément du chœur cathédral, elle englobe la ville, au-delà du Mans elle déborde sur l’espace rural voisin, ou du moins sur les châteaux et maisons de maîtres semées dans les campagnes du Maine. Elle s’applique à enregistrer les événements grands ou petits qui affectent la société mancelle – au premier chef les naissances, mariages et décès survenus –, et à donner écho aux bruits, rumeurs et bavardages qui la parcourent.

103Comme, malgré tout, le chanoine ne perd pas complètement de vue ce qui se passe dans son chapitre et dans le diocèse, logiquement le volume écrit se dilate : le nombre des entrées, qui était en moyenne de 20 par an durant la première décennie complète (1760-1769), passe à 64 par an durant la décennie 1770-1779, avec un pic en 1774, 83 entrées. Il décroît légèrement ensuite : 43 entrées annuelles en moyenne de 1780 à 1789. Pour nous qui avons le privilège de pouvoir jauger un texte aussi en nombre de signes, l’évolution du volume écrit suit une courbe équivalente (voir plus loin, fig. n° 7).

Famille, notabilités urbaines… et autres thèmes

104De ce fait, et comme le montre le diagramme précédent, les sujets ecclésiastiques se trouvent peu à peu noyés dans le flux des autres thèmes traités par le diariste. En 1777, il faut attendre l’habituelle mention du prédicateur du carême pour trouver une entrée ayant un lien avec la religion. Les 9 entrées précédentes se partageaient exactement en trois tiers entre décès, mariages et bals ! Cependant, le bilan global de l’année 1777 rétablit – ou presque – la parité entre sujets ecclésiastiques et non ecclésiastiques puisqu’il s’établit finalement à 34 pour les premiers contre 41 pour les seconds. C’est l’année 1783 qui présente le plus fort différentiel entre les deux mondes : 9 à 39 (suivie de près par l’année 1789 : 9 à 36). Cette année 1783 commence par 13 entrées mondaines ou familiales d’affilée, sans une seule concernant l’Église jusqu’à l’arrivée du prédicateur de carême…

105Toutefois c’est dès l’année 1779 que les sujets ecclésiastiques avaient commencé à décroître. La comparaison des années Grimaldi et des années Gonssans est éloquente : entre 1767 et 1778, le Journal comporte en moyenne 29,7 entrées par an qui en traitent. Chiffre qui tombe à la moitié (15,2 par an) sur la période 1779 à 1789. Tout se passe comme si la vie de son Église avait cessé de passionner le chanoine Nepveu à partir de l’arrivée de M^gr de Gonssans à l’évêché du Mans.

106En dehors des affaires ecclésiastiques, de quoi donc traite le Journal du chanoine ? Sans subdiviser les thèmes à l’infini, la première question à se poser était de savoir quelle était la répartition de ses centres d’intérêt entre les deux rubriques annoncées après l’Église : « soit dans ma famille, et dans la ville ».

107Une catégorie supplémentaire, baptisée comme il se doit « autres thèmes », a été créée pour accueillir quelques entrées particulières dont l’ouragan de 1762 donnait un aperçu. Les allusions à certains phénomènes naturels (éclipse, tremblement de terre) et les considérations climatiques (froid exceptionnel, orage violent, grêle, inondation) sont rares dans le Journal du chanoine manceau : moins d’une tous les deux ans. Elles sont cependant suffisamment présentes pour rappeler de manière sous jacente la force de ces rudes réalités dans la vie de l’homme du XVIII^e siècle, leur impact sur ses récoltes et conséquemment son alimentation. Jamais Nepveu – pourtant de La Manouillère – ne joue au gentilhomme campagnard, si ce n’est qu’à compter de 1772, il note assez régulièrement la date des vendanges et leur qualité : « La vendange a été assés bonne, mais on a vendangé trop tost et le vin sera vert159. » On peut penser que c’est peut-être à partir du moment où il commence à prendre le relais de sa mère dans la gestion du domaine agricole de la Manouillère. Un autre sujet garnit de loin en loin ces « autres thèmes » : les exécutions capitales ayant lieu en place publique dans la ville du Mans, que le diariste mentionne, en les assortissant le plus souvent de leur motif, mais sans apporter de commentaires particuliers.

108La répartition globale des entrées hors thèmes ecclésiastiques montre que sur l’ensemble des années d’Ancien Régime, les sujets liés à « la ville » dominent de façon écrasante (78 %). La famille Nepveu n’occupe que 13 % de ces entrées et les « autres thèmes » 9 %.

109Durant la première décennie du Journal, ce qu’on pourrait appeler d’une expression contemporaine « la société civile » fait jeu égal avec la famille Nepveu : 18 entrées de part et d’autre de 1759 à 1769. Il en va tout autrement ensuite et ce sont bien les sujets traitant de « la ville » qui expliquent l’explosion de 1770, et sa prolongation durant les vingt ans qui suivent.

Au plus près du chanoine

110La famille Nepveu ne donne donc lieu qu’à une proportion dérisoire des entrées entre le début du Journal et la Révolution160. L’explication essentielle est à rechercher non pas du côté d’un manque d’intérêt de René-Pierre pour les relations familiales, mais plutôt dans la relative étroitesse de sa parentèle directe.

111Une fois décédés les représentants des générations précédentes (« grande-mère », oncles, tantes, cousins…), dès les premières années du Journal, puis sa sœur aînée161, que reste-t-il autour du diariste ? Sa mère, à laquelle les allusions sont multiples jusqu’à son décès en 1780, son frère aîné et une sœur cadette162. Cette dernière se marie en 1764, a un enfant l’année suivante, le perd aussitôt, et René-Pierre note alors sobrement : « Depuis ce temps-là, ma sœur n’a pas eu d’enfans163. » Il n’en parlera donc plus guère, si ce n’est qu’on l’aperçoit de loin en loin mentionnée dans le Journal, avec son époux, M. du Vaugouin. C’est manifestement un couple que le diariste fréquentait, mais sans trouver rien de particulier à en dire. Le frère aîné, Jacques-Nicolas Nepveu de Bellefille, bien que marié sur le tard – à 38 ans – est au contraire très prolifique et on trouve mention sous la plume du diariste de 8 naissances chez les Bellefille entre juillet 1767 et juillet 1779, plus une fausse couche en 1773164. Jusqu’à ce qu’une prise de conscience se fasse jour : M^me de Bellefille « a trop de mal avec tant d’enfans165 ». Car, fait notoire et qui indique sans doute des soins appropriés donnés durant l’enfance, tous ces enfants mis au monde parviennent à l’âge adulte. Par la suite le chanoine continue d’être attentif au destin de ses neveux et nièces166.

112Cinq ans après avoir obtenu son canonicat, René-Pierre Nepveu a reçu la jouissance d’une maison canoniale située au pied du chevet de la cathédrale, « proche les Cordeliers167 », mais il ne l’habite pas et la met en location168. En effet il vit chez sa mère ; d’abord, au début de son canonicat, dans l’hôtel Le Maçon, la maison de son enfance, puis à partir de 1763 place des Halles169. Cela rapproche un peu le chanoine de sa cathédrale, mais à peine, et il faut ici insister sur le fait qu’il n’a jamais vécu dans le quartier canonial tout proche de Saint-Julien, symbolisé par la bien nommée rue des Chanoines. Cela va dans le sens de ce qui vient d’être observé : le diariste a probablement été un chanoine finalement assez peu investi dans la vie de son chapitre, malgré son indubitable goût pour les cérémonies. Place des Halles, M^me Nepveu devenait l’immédiate voisine du notaire Martigné170 avec lequel elle dû régler, avec succès, quelques problèmes de mitoyenneté. Situé à l’orée de la rue du Porc-Épic171 l’hôtel Nepveu bénéficiait de deux cours, devant et derrière. Le notaire Faribault, devant lequel elle enregistre ses arrangements avec M. Martigné, nous révèle : « depuis 1763, la dame Nepveu a fait reconstruire partie de son bâtiment sur la rue et elle a avancé dans sa cour un corps de batiment en forme de pavillon où est l’escalier d’environ 4 pieds plus qu’il n’était anciennement172 ». Cette belle bâtisse devient un hôtel en vue pour la bonne société.

Fig. n° 6 – La place des Halles en 1769-1770

6.1 – Plan général de la place. On remarque à l’angle sud de la place l’amorce de la rue de Quatre-Roues, première adresse de Nepveu, et l’hôtel Leprince à côté de la Visitation, sur le côté faisant face à la maison Nepveu. Source : Méd. Le Mans : ES4 REP4 (1), plan reconstitué par Robert Triger en 1914, à partir d’un plan de 1769 et du numérotage des maisons de 1770

6.2 – La maison Nepveu de La Manouillère dans l’angle nord de la place

113L’hôtel Nepveu était parfaitement placé pour jouir de la vision de ce qui se passait sur la place centrale de la ville. C’est ainsi qu’en 1782 le Journal donne une description partielle de la maison à l’occasion du feu d’artifice tiré pour fêter la naissance du Dauphin : on y voit une bâtisse nantie d’une cour assez grande pour que le chanoine y fasse ériger « un amphithéâtre où placer environ 100 personnes ». La façade tournée vers la place comporte un balcon au premier étage, à la fenêtre d’un cabinet (de travail ?). Les pièces incidemment mentionnées sont une salle à manger, dont la grande table utilisée comme buffet est capable d’accueillir une exposition impressionnante de plats, autour de laquelle les invités mangent debout. Une autre table, de 12 couverts, permet à quelques-uns des convives de se restaurer plus classiquement assis, « dans la salle », écrit le diariste, sans qu’on sache s’il s’agit toujours de la salle à manger, ou d’une salle voisine173. Une troisième grande table, de 10 à 12 couverts, est dressée à l’étage « dans la chambre du milieu en haut ». Enfin, tard dans la nuit, on danse des contredanses, ce qui suppose qu’il restait assez d’espace dans l’une des pièces pour permettre à un carré de huit danseurs d’évoluer à son aise, devant les deux violonistes en action, et sans doute le reste des convives devenus spectateurs174. René-Pierre Nepveu conserve cette maison jusqu’à la fin de 1794. Alors, en quête tant de discrétion que d’argent, il la revend à un épicier en gros175. Après quoi il est provisoirement locataire de M. de Blanchardon, puis en 1798, il s’installe rue de Quatre-Roues, la rue de son enfance176. Sa boucle est bouclée.

114Mais revenons à la période heureuse où il loge alternativement à la Manouillère et dans cette maison de la place des Halles. Il y vit avec sa mère, donc, et cela lui convient manifestement. Cette cohabitation offre de multiples avantages, dont le moindre n’est pas la prolongation du train de vie « assez considérable » auquel était habitué le jeune chanoine depuis son enfance, avec pléthore de domestiques tant à la ville qu’à la campagne177. Le Journal donne quelques informations sur certains d’entre eux, dont on peut considérer qu’ils font partie du cercle proche du chanoine au quotidien. À la mi-décembre 1773, par exemple, on voit se succéder deux femmes de chambre. Celle qui s’en va est la nièce de « Fanchon », qui sert les Nepveu comme cuisinière depuis un quart de siècle. Celle qui est engagée pour la remplacer est la fille d’un fermier de Courcebœuf, paroisse où les Nepveu sont possessionnés : dans les deux cas, le processus du recrutement apparaît clairement178. En 1776, le chanoine célèbre le mariage de « Noel Lerouge domestique de ma mère », à son service depuis l’âge de 16 ans179 et dont les parents l’étaient déjà auparavant180. Durant quinze ans, une vieille domestique, Renée Guédon, qui avait auparavant servi d’autres membres de la famille, termina ses jours dans la maison du Mans, « pour la garder pendant que ma mère étoit à la campaigne181 ». René-Pierre utilise à l’occasion les domestiques de sa mère, comme lors du grand dîner du chapitre en l’honneur de Grimaldi sur le départ en janvier 1778. Il semble avoir un domestique en propre, qu’il appelle La Rose, attesté au moins de 1772 jusqu’à Pâques 1785, date à laquelle il quitte le service du chanoine, « parce qu’il ne sait point mener la voiture et que je suis sur le point d’en avoir une et des chevaux182 ». D’autres domestiques sont mentionnés plus tard par le Journal, notamment François Mulot et Marie Choplin, la jeune cuisinière recrutée dans le village voisin de la Manouillère, et qui tous deux meurent début 1794, dans l’épidémie qui ravage Le Mans après le passage des Vendéens183.

115Par ailleurs, autre bénéfice de la cohabitation, Louise-Françoise Le Maçon assure en solide maîtresse de maison les obligations réceptives de son fils : le Journal n’en donne que les preuves les plus prestigieuses, notamment les deux visites de l’évêque Grimaldi en personne, une fois à la Manouillère et une fois dans la maison de la place des Halles. Mais on peut estimer que recevoir au nom de son fils chanoine était la pratique régulière, et normale184. Cette mère occupe une place importante dans la vie du diariste, et même si au moment de son décès il ne s’épanche pas plus qu’à son habitude, on imagine aisément le bouleversement ressenti alors. D’autant que la dernière action de cette femme avait été de quitter la Manouillère pour voler au chevet de son fils de 48 ans, alité fiévreux au Mans185.

L’ami Gilouppe

116Au-delà du cercle familial, quelles amitiés René-Pierre Nepveu a-t-il nouées ? D’elles non plus il ne parle guère, en cohérence avec sa logique d’écriture. Il faut lire entre les lignes pour repérer quelques-unes de ses relations amicales nouées au sein du chapitre. Ainsi lorsque le chanoine Dugast « est tombé paralitique à la Manouillère », c’est qu’il était en séjour à la campagne de son confrère et ami Nepveu186.

117Mais c’est avec Julien Gilouppe que le lien semble le plus solide : de 1767 jusqu’à son décès la veille de Noël 1785, le diariste le mentionne assez souvent dans ses pages187. Le jeune homme, de six ans son cadet, apparaît tout d’abord comme « petit diacre », nommé à la cathédrale en juin 1767. De diacre suppléant, Gilouppe devient diacre titulaire en 1773, puis chapelain d’une « bonne » chapelle en 1776, puis, enfin, chanoine, en 1780, alors qu’il a déjà 42 ans. Ce lent cheminement de carrière indique assez que Julien Gilouppe n’était pas « de condition » comme aime à dire le diariste : né en 1738 à Maresché, il était fils d’un marchand-tisserand de village188. Peut-être avait-il été élevé à la psallette, le Journal n’en dit rien. Il indique toutefois que Gilouppe a été chargé pendant plusieurs années du paiement des musiciens189. Il avait un frère devenu lui aussi prêtre et qui commence par être vicaire à Chemiré190, ce qui n’est probablement pas un hasard : les réseaux familiaux et amicaux s’entremêlent, et l’on se souvient que le frère du diariste est seigneur de Bellefille, tout près de Chemiré-le-Gaudin.

118C’est avec Julien Gilouppe et avec La Rose, son domestique, que René-Pierre Nepveu monte à cheval à l’aube du 11 novembre 1776 et s’élance sur la grand’route, la Royale 23 qui va vers Angers. Ils descendent en Poitou découvrir le prieuré Saint-Pierre de Cheffois dont le chanoine Nepveu vient d’être pourvu. À partir d’Angers, les trois hommes sont guidés par le fermier du prieuré venu à leur rencontre. Malgré son aide, le voyage est encore long car « il y a du Mans à Chefois 40 lieues par chemin de traverse », donc plusieurs étapes sans doute en des hébergements connus du fermier. Arrivés à Cheffois, ils logent chez lui, car « il n’y a point de logement pour le Prieur ». De là, ils vont à Luçon, siège de l’évêché dont dépend le prieuré : encore une journée à cheval, aller et retour. Revenus au prieuré, ils procèdent à la cérémonie de prise de possession et visitent les trois fermes qui forment le domaine. On est le 21 novembre, cela fait onze jours qu’ils sont partis du Mans. Le lendemain matin, La Rose selle à nouveau les chevaux, René-Pierre Nepveu, Julien Gilouppe et leur domestique disent adieu au fermier et quittent Cheffois. Mais ce n’est pas pour prendre la route du Mans ! Ils mettent cap au sud et s’en vont voir la mer et les ports de La Rochelle, puis de Rochefort. De là, ils entament leur itinéraire de retour, qui les fait remonter à La Rochelle, puis visiter la ville de Nantes, et repasser ensuite par Angers. Au total, ils restent un peu plus de trois semaines absents du Mans.

119Mesure-t-on l’aventure que représente ce périple ? Ces routes et ces chemins parcourus, ces paysages découverts, ces journées de chevauchée, ces nuits à l’auberge ou chez l’habitant, et la rigueur des éléments en cet automne qui s’avance… Quel puissant contraste avec la vie ordinaire d’un chanoine sédentaire et habitué au confort !

120En effet, Nepveu évoque peu de voyages au fil de son Journal. Il n’évoque même guère de déplacements à courte distance, dans l’esprit des incessantes pérégrinations qu’effectue à travers le Cotentin le « sédentaire voyageur » que fut le sire de Gouberville191. Il est probable pourtant qu’il soit allé en visite dans certains des châteaux dont il mentionne les occupants, de même qu’il allait fréquemment du Mans à la Manouillère, sans le spécifier dans son registre. Les seules sorties hors Le Mans mentionnées durant les trente premières années du Journal tiennent en peu de lignes. Quelques jours à La Ferté Bernard en avril 1767 pour la cérémonie des vœux monastiques d’une cousine, il y attrape la petite vérole ; un aller-retour à Bonnétable le 21 mars 1776 pour vendre un bordage au nom de sa mère ; la même année se placent les trois semaines du grand voyage en Poitou ; en août 1780, un voyage d’au moins une semaine (la durée n’est pas exactement précisée) avec son frère et sa belle-sœur, pour aller d’abord près de Tours au mariage d’une nièce de sa belle-sœur, puis à Pontlevoy où étudie l’un de ses neveux de Bellefille ; enfin, du 15 avril au 9 mai 1789, le diariste accompagne son frère qui mène sa dernière fille à Saint-Cyr. Avec son frère et le fils aîné de celui-ci, il visite Maintenon, Rambouillet, et surtout Versailles, au moment de l’ouverture des États généraux, concordance extraordinaire. Même la Révolution ne viendra pas énormément élargir ses horizons : la tentation de la fuite, en 1792, s’arrête à Paris la première fois, à Chartres la seconde192. Nepveu préfère revenir se cacher au Mans, en terrain connu, qu’il a si peu quitté depuis l’équipée poitevine de 1776.

121On peut penser que si René-Pierre Nepveu avait alors choisi Julien Gilouppe pour l’accompagner, c’est qu’il savait déjà qu’il s’entendait bien avec lui et que ce long voyage partagé a scellé encore plus solidement leur amitié. Chaque fois que le Journal exprime un jugement au sujet de Gilouppe, il est élogieux (« un bon et digne garçon »). Cette estime se traduit plus encore dans les quelques mots écrits au retour de son inhumation : « C’étoit un bon et honneste garçon, aimé dans la société et que j’ay bien regretté ; il y avoit longtemps que je le connoissois » (noël 1785). Le diariste n’est pas coutumier de ce genre d’éloge funèbre.

122L’année suivante, le Journal ne compte que 25 entrées, 17 000 signes dirions-nous aujourd’hui, c’est la moitié de l’année précédente (32 500). Nepveu en aurait-il perdu le goût ?

« J’avois l’honneur de lui appartenir »

123Jusqu’à la Révolution, le chanoine Nepveu cultive une forte activité relationnelle : cet « expert en réceptions » aime la vie de société193 et fréquente plusieurs lieux de sociabilité.

124Le mieux documenté de ces lieux est cette fameuse société du Jardin de Saint-Vincent, fondée en 1785 et à laquelle il est admis le 13 janvier 1786, trois semaines après la mort de Julien Gilouppe. Il en décrit avec précision le règlement, fondé sur le principe de la cooptation, ce qui inscrit Le Mans dans le grand mouvement des sociabilités culturelles des Lumières194.

125Douze ans plus tôt, en 1774, lorsqu’une société du Concert est créée par quelques notables amateurs de musique, dont le cirier Leprince d’Ardenay qui en devient le directeur195, le chanoine Nepveu s’y abonne, de même d’ailleurs que Riballier, le chanoine serve qui avait été si mal accueilli au chapitre neuf ans plus tôt. En tant qu’abonnés, ils sont tous deux sollicités pour la « Messe chantée en grande Musique » organisée par les abonnés en l’honneur du roi défunt : Nepveu est « prié de faire diacre » et Riballier sous-diacre196. Après deux ans de succès, cette société du Concert périclita en raison de la concurrence de la Comédie nouvellement bâtie. De ce succès initial, ni de cet échec, le diariste ne dit mot, et s’il n’avait pas « fait diacre » un jour de grand’messe, nous n’aurions rien su de son implication dans l’opération. On peut penser que lorsque dix ans plus tard une nouvelle tentative de « Concert » sera lancée au Mans, il s’y abonnera à nouveau, et ce d’autant plus volontiers que l’initiateur en sera alors François Marc, le maître de musique de la Cathédrale197.

126Va-t-il au théâtre ? Son Journal ne le dit pas. De même qu’il ne dit mot de la construction de la Comédie, ni de son inauguration le 27 mai 1776. Financée grâce aux fonds rassemblés par une société tontinière à laquelle ont souscrit 107 actionnaires qui presque tous ont figuré un jour ou l’autre dans ses pages, parmi lesquels son propre frère, il n’a pu l’ignorer198. Certes, il a un « alibi » qui explique peut-être son silence sur l’inauguration : « Le 24 May 1776, je me suis blessé la main, autrement le pouce avec un fusil qui m’a crevé dans la main. » Mais pourquoi pas un mot en amont ? Alors que depuis des mois cette salle était l’objet de conversations passionnées, d’impatiences non dissimulées… et alors que l’hiver suivant, il parle des bals qui s’y déroulent sans pudeur excessive, et même en y prenant un intérêt certain199.

127Le Journal permet d’apercevoir d’autres relations entretenues par René-Pierre Nepveu, sans qu’on puisse toujours en mesurer l’importance au fil de son existence. Par exemple, mentionnant le décès de la « gaie et aimable » M^me Leconte de Souvré, 80 ans, en 1784, il ajoute : « j’avois l’honneur de luy appartenir200 », phrase qui reste en elle-même pleine de mystère. Du moins peut-on la considérer comme une preuve de ce qu’il faisait partie de la société qui « alloit chés elle avec plaisir », au logis de Maupertuis, à la sortie du Mans en direction de Paris201.

128Toutefois, en dehors de celui de M^me de Souvré, dans quelle mesure le chanoine Nepveu fréquentait-il assidûment les salons manceaux ? De la reine de ceux-ci, M^me de Fondville, il parle à plusieurs reprises202, mais il est difficile de mesurer quel était le niveau de leur lien. Avait-il « l’honneur de lui appartenir » ? Lorsqu’il l’évoque orchestrant les civilités d’un grand bal donné à la Comédie (« C’est M^me de Fondville qui étoit à la teste pour en faire les honneurs203 »), il est vraisemblable que le digne chanoine n’était point présent sur les lieux et qu’il raconte la soirée par ouï-dire. Au moment de la mort de Marie-Louise de Fondville, en 1787, il écrit : « elle étoit bonne amie et bien obligeante », sans qu’à aucun moment il se soit lui-même mis en scène dans sa relation avec elle. Aussi est-on nécessairement dans la supputation lorsqu’on affirme qu’il était un habitué de l’hôtel de Fondville… C’est probable en effet, mais non certain.

129Ce qui est certain, c’est que les familles Nepveu et Fondville se fréquentaient. En 1740, le Lieutenant criminel Pierre-Jacques-René Nepveu de Rouillon, avait assisté et signé au mariage des Fondville204. Au début des années 1760, des relations d’affaires sont attestées entre eux : ce sont les Nepveu de Rouillon qui ont vendu aux Fondville la terre de Funay dont parle incidemment le diariste205. En 1775-1776, les Bellefille et les Fondville ont soutenu ensemble le projet de construction d’une vraie salle de spectacle au Mans : Jacques-Nicolas Nepveu de Bellefille, le frère du diariste, souscrit l’action n° 10, et les Fondville les actions 11 à 14. On sait aussi que certains objets du salon Fondville aboutiront chez les Bellefille : c’est par l’intermédiaire de l’une des filles de Bellefille, Louise-Françoise, dite M^lle de Villée, que le célèbre buste sculpté par Jean-Baptiste Defernex représentant M^me de Fondville a été légué aux musées du Mans en 1860206. Tous ces éléments plaident en faveur d’une proximité du chanoine Nepveu avec la maison de Fondville, même si lui-même n’en parle guère.

130Les seules réunions auxquelles il nous donne accès sont celles dont il a pris note parce que, pour une raison précise, il lui fallait en garder souvenir. C’est le cas, bien particulier, mais tellement savoureux, de deux dîners207 durant lesquels un pari fut fait entre les convives. Chacun de ces paris impliquant une durée (« si dans trois ans… »), une trace écrite était effectivement nécessaire pour savoir qui aura gagné, qui aura perdu, une fois l’échéance arrivée. En agissant ainsi, Nepveu joue donc un rôle de « secrétaire » de la société mancelle (comme on disait de Mersenne qu’il avait été le secrétaire de l’Europe savante… comparaison qui, en elle-même, dit bien le dérisoire du petit chanoine manceau). Le premier de ces paris se fait chez un curé de village où déjeune après la grand’messe une étroite société très convenable de six ecclésiastiques accompagnés de trois laïcs, dont un organiste. Il concerne le rythme de construction d’un presbytère, et il oppose notre chanoine au curé de Pruillé (paroisse de la Manouillère). L’enjeu de ce premier pari n’est qu’un petit dîner qui sera offert à tous les présents par le perdant208. Le second est beaucoup moins convenable par son sujet : il s’agit de savoir si dans les trois ans M^me de Fondville recevra à sa table sa nouvelle belle-sœur, la fille de ferme solognote que son frère vient d’épouser au grand dam de toute la famille. Nepveu parie que non, en face de lui la dame de Dehault parie que oui. L’enjeu est de 24 livres, somme qui correspond à plusieurs semaines de salaire d’un petit artisan urbain. Mais ce qu’il nous intéresse surtout ici de cerner, c’est le cercle relationnel que cet épisode permet de rencontrer : le pari se fait « chez M. Fay » (probablement le chanoine René-François Fay, qui avait été son camarade à l’Oratoire), l’hôte du jour209. Les témoins sont un ecclésiastique, le grand vicaire du diocèse (Villedon), un militaire de ses parents (non nommé), M. du Vaugouin, le beau-frère du chanoine, et deux notables manceaux, l’un négociant (Lalande) et l’autre ingénieur des Ponts et Chaussées (Chaubry). La présence de la parieuse opposée au diariste indique que d’autres dames étaient vraisemblablement présentes, par exemple la sœur cadette de Nepveu accompagnant son époux, sans qu’aucune ne soit citée au rang de témoin210.

Une « base de données » sur les élites mancelles

131L’autre occasion qui nous est donnée de mesurer le cercle relationnel effectif de René-Pierre Nepveu survient lorsqu’il organise lui-même une réception et recopie la liste de ses invités dans son Journal. On en a déjà eu un aperçu à propos des réceptions orchestrées par sa mère. Un peu moins de deux ans après le décès de celle-ci, le chanoine note force détails sur ce qui apparaît comme le sommet des invitations privées décrites dans son Journal : à l’occasion du feu d’artifice tiré place des Halles pour la naissance du Dauphin, il raconte : « Je donnoi à souper à 70 personnes dont étoient211… » Même s’il n’énumère pas en réalité 70 noms, mais seulement 56, cette liste livre un intéressant corpus qui dessine les contours de l’un au moins de ses cercles de relations à ce moment-là. Un peu plus du quart des présents appartiennent au monde de la magistrature, notamment à celui des officiers du présidial, ce qui ne constitue pas une surprise, étant donné leur importance au sein des élites mancelles212. Ce qui peut paraître plus étonnant c’est la part de la noblesse d’épée, représentée par 11 personnes, soit près de 20 % des présents. C’est 2 unités de plus que les membres du clergé, même en entendant cette dernière catégorie d’une manière très extensible213. Le chanoine Nepveu n’a donc pas particulièrement ouvert sa porte ce soir-là à ses confrères du chapitre, et son ami Julien Gilouppe n’est pas parmi les présents nommés. La famille a été invitée, bien sûr, 10 de ses membres sont cités, des petits Bellefille et Amyot supplémentaires mangeant peut-être à la table servie à l’étage pour les enfants. Ce qui est finalement le plus frappant, c’est la part de la noblesse rurale, qui a fait le voyage du Mans pour voir le feu d’artifice, indication précieuse sur l’attractivité des grandes fêtes urbaines. « Tous demeurants à leur terre aux environs de Bellème », indique le diariste après avoir énuméré six convives venus ensemble : en effet, ces relations venues de la campagne sont clairement à dominante percheronne, tels les Feugerêts de la Chapelle-Souef, les Grandmaison de Bellou-le-Trichard, ou encore les Montulé de la Perrière dans le Perche214. À l’inverse, certaines des relations urbaines logiques du chanoine Nepveu manquent à l’appel, comme les Fondville, qui avaient sans doute maintes possibilités d’admirer le feu d’artifice depuis d’autres balcons de la place des Halles.

132Parmi les invités de ce soir-là, certains sont régulièrement présents au fil des pages du Journal, tels les de Broc ou les Le Boindre dont il donne souvent des nouvelles au rythme des naissances, des mariages, des maladies et des décès. Néanmoins, au-delà de ses invités directs, c’est un cercle plus large que l’on rencontre sous la plume du chanoine Nepveu. Il cherche à englober l’ensemble des élites du Maine. Plus encore que pour les curés et les membres du chapitre, l’impression qui prévaut à ce sujet est que, à partir de 1770, l’obstiné diariste a voulu se constituer une sorte de base de données avant la lettre, lui permettant de garder mémoire de tous les événements affectant les milieux qu’il fréquentait, de près ou de loin.

133Il y trouve une utilité manifeste quand il peut relier ou croiser des événements déjà notés. Ainsi fin 1774, à l’occasion de la mort de M^me Champion, il est sûrement retourné en arrière dans son Journal pour retrouver la date précise du décès de son époux quatorze mois plus tôt. De la même manière, le 13 janvier 1776, le chanoine écrit « le père du jeune homme est mort il y a environ 20 ans », soit quelques années avant le début de la tenue du Journal, il ne peut donc donner la date exacte. Il poursuit : « lequel avait épousé M^lle Gueneau, morte le 13 septembre 1770 ». Or ce décès est bien notifié dans le Journal à la date indiquée : « M^me Dogny est morte âgée de quarante et deux ans… » Dans cette société codifiée, retenir pour chacun l’histoire, la puissance, la richesse et la position est indispensable aux yeux de l’homme d’Église et à ceux de l’homme du monde, afin de se repérer plus facilement dans le labyrinthe des alliances des grandes familles mancelles.

134Comment estimer l’amplitude de sa moisson ? L’index des noms établi pour la présente édition comporte quelque 2 000 personnages différents, évoqués par Nepveu au fil de ses cinquante ans d’écriture. Que pèsent ses connaissances à l’échelle d’une ville qui comptait près de 17 000 habitants à la fin du XVIII^e siècle ? On peut estimer que le diariste a évoqué ceux qui comptaient dans la société, entendue au sens du groupe de ceux qui brillaient, commandaient, décidaient, dans la ville et dans les campagnes alentour. On peut estimer du même coup qu’il a ainsi une vision bien étriquée de la société, et c’est probablement la réalité.

135Du peuple, qui perçoit-il ? Les domestiques de la famille, et les fermiers de la Manouillère, qu’on connaît bien, sur plusieurs générations, en qui on a assez confiance : d’ailleurs on recrute volontiers les premiers chez les seconds, les servantes sont filles des bordagers du domaine. Parfois une autre silhouette furtive se glisse au détour d’une entrée, comme ce libraire « qui demeure au haut du Pont-Neuf » (19 juillet 1789), ou ce marchand de plumes dont le diariste mentionne la mort au début de 1803. Et au-delà, il y a « le peuple », voire « le mauvais peuple », un monde d’anonymes dont il ne parle pas, qu’il ne voit pas, ou à peine, simples spectateurs des processions où il porte si fièrement l’ostensoir. La césure est profonde et empêche que naisse une vision incarnée du reste du monde215.

Face à la Révolution, la myopie du chanoine

136Lorsque la Révolution éclate, le petit monde de Nepveu de La Manouillère, rythmé par les offices, articulé par matines, laudes, vêpres et petites heures, et ponctué à l’heure des repas ou en soirée d’une sociabilité active et mondaine, donne des signes de fébrilité.

« Les papiers publics en disent assez »

137Le chanoine note ces soubresauts sans vraiment évaluer la situation.

138Pourtant, il rend compte assez méthodiquement des turbulences qui règnent au sein du clergé. Il avait noté depuis quelque temps des symptômes de contestation : le réquisitoire de l’évêque Jouffroy-Gonssans contre le chapitre lors du synode du 16 avril 1788 « rempli de choses injurieuses et fausses », les insolences de Turpin du Cormier, curé de Gourdaine, qui ose défier l’autorité de Monseigneur l’évêque, et la fronde des curés qui contestent le nouveau règlement portant à 40 ans l’âge minimum de leur servante. Nepveu de La Manouillère, pétri de traditions et des rituels immuables de la vie capitulaire, est étonné, voire agacé, par cette atmosphère de dissipation qui règne ici et là. Ces désordres, il les perçoit lorsqu’ils interfèrent dans sa pratique de chanoine, mais le reste lui échappe.

139Quand il s’agit des États généraux, Nepveu ne s’appesantit pas : « Les papiers publics en disent assez216. » Il ne dit mot des espoirs ni des craintes, ni même des enjeux soulevés par cette convocation. Ces sujets l’ennuient, ont peu d’intérêt pour lui. Il ne prend pas la peine de noter dans son Journal le nom des 5 députés du clergé du Maine. Il dissimule l’incroyable tumulte qui accompagne l’assemblée du premier ordre ; l’attitude du curé d’Ernée, François-Henri Grandin, qui apostrophe l’évêque sous le titre de Monsieur. Il ne fait pas part de la protestation légitime des chanoines sous-représentés lors de cette élection217. Il tait le placard contre l’évêque, les chanoines et les moines.

140Au même moment, François Ménard de La Groye, député du Maine aux États généraux, écrit :

« Je vais donc être un des représentans de la nation aux États généraux. Le titre est glorieux sans doute, mais je tremble en songeant aux devoirs qu’il m’impose et je sens par avance combien le fardeau dont je serai chargé est au-dessus de mes forces ; si je pouvais compenser par beaucoup de zèle et par une grande ardeur pour la chose publique ce qui me manque du côté des lumières et des talents218… »

141L’importance de l’événement n’échappe pas non plus à Jean-Baptiste-Henri Leprince qui note dans ses Mémoires :

« Les États généraux n’avoient point été convoqués depuis 1614. Le rejet de l’impôt territorial et du timbre proposés par M. de Calonne, le déficit et le dépérissement des finances, le désordre dans toutes les parties de l’administration et les besoins pressans de l’état déterminèrent le Roy louis 16 à recourir à cette grande mesure demandée par les notables et les parlements et provoquée par un vœu presque général des Francois219. »

142Le curé François-Yves Besnard, curieux, fait le voyage à Versailles pour être là avec ses amis angevins, au cœur des débats qui traitent du sort de la France. Parmi ceux-ci, La Réveillère-Lépeaux envisage l’avenir avec pessimisme : « Je pressentais une révolution sans en prévoir la nature, et je craignais de voir ma famille enveloppée dans de funestes catastrophes220. »

143Le chanoine ne s’attarde pas sur le tableau des trois ordres en marche à Versailles, il note brièvement et de manière légère : « c’étoit une belle cérémonie où il y avoit un monde infiny221 ». Pour le chanoine, la procession est avant tout spectacle. À Versailles, il voit sans doute l’immense cortège traversant la ville pour se rendre à l’église Saint-Louis, les larges rues tendues de tapisseries de la couronne, il sent la foule bigarrée émue, pleine de craintes et d’espérances, il se remplit de la musique du Roi qui donne le Veni Creator, il aperçoit les souverains, les princes et les princesses, les députés des trois ordres en habit de cérémonie et surtout les grands prélats, comme l’archevêque de Paris qui porte le Saint Sacrement accompagné par les archevêques de Toulouse et Bourges. C’est en effet une bien « belle cérémonie » d’ouverture qui porte les espoirs d’une ère nouvelle. Mais Nepveu de La Manouillère n’est pas venu libérer le royaume du despotisme ni réformer les finances de l’État. Il se trouve là presque par hasard.

144Durant plusieurs semaines, les assemblées réunies pour l’élection des députés aux États généraux ont animé la cité mancelle et alimenté les conversations autour du chanoine222. Des comptes rendus largement circonstanciés et commentés ont nourri la presse locale. Les différents groupes d’opinions se forment. Le chanoine Nepveu ne s’engage pas, persuadé que tout devrait rentrer dans l’ordre rapidement. Le peuple mutiné223, la populace effrénée et barbare224 seront bientôt contenus par la milice bourgeoise qui vient d’être établie.

145Dans le Maine, le 23 juillet 1789, claque un coup de tonnerre. L’assassinat de Messieurs Cureau et de Montesson à Ballon plonge Nepveu dans la terreur. Il pressent alors une autre réalité : « Il y a eu une Révolution généralle dans tout le Royaume225. » Son propos d’ordinaire lisse et mesuré laisse place à des tournures étonnamment brutales : « horreurs, tuer, tocsin, mettre à feu et à sang, brigand, piller, achever, rage226… » Le récit de ce jeudi fou de Ballon est d’une précision telle qu’elle témoigne de son enjeu dans toutes les conversations. Le chanoine frappé de stupeur prend – temporairement – la mesure de la situation.

146Mais pour autant, il pense encore qu’il s’agit d’un épiphénomène et que tout va rentrer dans l’ordre ancien.

« On n’a jamais vu chanter un Te Deum pour si peu de chose »

147Personne ne se trompe sur la signification de ce qui s’est passé la nuit du 4 août, personne ne se méprend sur les décisions qui ouvrent la grande porte au changement, sauf le roi, son entourage et… Nepveu de La Manouillère.

148« On n’a jamais vu chanter un Te Deum pour si peu de chose227 », écrit le chanoine au lendemain de l’abolition des privilèges et de la déclaration des droits de l’homme. Le 30 août 1789, évoquant les décrets votés par l’Assemblée nationale, le chanoine écrit : « le roy n’a pas encor donné la dernière sanction ou la force de loi en les signant ». Les événements semblent lui donner raison. La procession générale des 40 heures le 20 septembre, le jugement et l’exécution des auteurs de l’assassinat de Cureau et Montesson le 3 décembre, le confortent dans son opinion. Il relève de manière optimiste tout ce qui peut alimenter sa thèse, comme en février 1790 la nomination de Foisy, nouveau maire qui promet une organisation rationnelle et sage de la cité, l’esprit pacifique dans lequel se déroule la prestation de serment des soldats de la milice et cette annonce du retour de l’évêque « je ne sais même s’il y retournera » (à l’Assemblée)228. Pour le diariste, le calme est revenu. L’ancien monde est toujours bien vivant ; on se préoccupe de l’aide aux pauvres, on poursuit l’aménagement du nouveau quartier du Greffier, les querelles de préséance avec le chapitre Saint-Pierre reprennent, et le sort de la ville est confié à « un parfait honneste homme229 ». Le chanoine de La Manouillère reste donc confiant. Il accorde sa contribution au changement par sa déclaration pour le don patriotique ; une participation mesurée. Seule petite résistance, il « pinaille » sur le montant de la somme et déclare ne pas connaître la finalité de cette déclaration « plus pour faire le mal que le bien230 ».

149Le décret publié le 10 avril 1790 sur la Constitution civile du clergé fait tout basculer. Le serment n’est pas obligatoire pour tous, mais il contraint les uns et les autres à choisir un camp ; pour ou contre les idées nouvelles, pour ou contre la Révolution. Le curé de Nouans François-Yves Besnard s’y était préparé et avait adopté quasi immédiatement le projet d’une nouvelle société231, René-Pierre de La Manouillère, sans fondement, pense encore que le premier ordre sera épargné par les changements. Comme beaucoup de chanoines de la cathédrale, il est protégé dans son monde, il ne sent pas le poids de l’opinion publique si dressée contre la « citadelle » capitulaire et qui s’était manifesté dans les cahiers de doléances232.

150Il a de la peine à concevoir la suite des événements. Lorsque, le 4 décembre 1790, les scellés sont mis aux locaux des chapitres manceaux « sans même avoir ôté le Saint-Sacrement qui est dans le tabernacle233 », sa remarque à nos yeux décalée laisse imaginer son manque de clairvoyance sur la situation. Il n’a pas compris que son chapitre n’existe plus, ni aucun autre, et qu’il n’est plus chanoine aux yeux de la loi. Il insiste sur le manque d’égards manifesté par les officiers de la municipalité : « sans que Monsieur Chesneau ne puisse donner ses protestations234 », et il signe la pétition destinée à appuyer celle établie par le chapitre de Paris contre la suppression des chapitres.

Le cérémonial, baromètre du chanoine

151Jusque-là, l’invariable cérémonial était appliqué rigoureusement, défendu orgueilleusement et jalousé par le chapitre de la collégiale Saint-Pierre. Les aménagements du cérémonial imposés par les circonstances du temps servent de baromètre au chanoine pour mesurer la gravité des événements. Pour lui, ces variations sont un indicateur fort des bouleversements à venir. En juin 1790, il note ulcéré mais résigné : « Ces Mrs [de la municipalité] ont le pas sur Mrs du Présidial, l’assemblée nationale l’a décidé comme elle fait tout plus mal que bien, mais il faut en passer par là235. »

152Il se laisse, cependant, subrepticement gagner par la ferveur du moment. Pour la fête de la fédération de juillet 1790, il loge avec fierté un capitaine et un lieutenant de Villaines-la-Juhel, et consacre plus de 8 500 signes à la description des célébrations. C’est un moment où son cœur palpite car il aime la mise en scène, la reconnaissance sociale, les échanges festifs et la fréquentation des élites. Les dignitaires ecclésiastiques sont encore largement associés aux festivités236 : son confrère, le chanoine Savare « qui étoit le Célébrant, étoit à costé avec M. le Maire et les autres Officiers de la ditte Municipalité237 ». Mais très vite le diariste se reprend et ironise : « L’anniversaire de la prise de la Bastille, qui est, selon plusieurs, le jour de la Liberté238… »

153La dérobade semble être la stratégie adoptée par le chanoine ; ne pas s’impliquer ni pour les uns, ni pour les autres, plier pour ne pas rompre, et attendre : « pour éviter peut-estre des malheurs, il fallait leur accorder leur demande », ou bien « comme le peuple devient le maitre et qu’il faut céder dans cette malheureuse circonstance239 ». Attentisme et manque de courage caractérisent son attitude. Il ne veut pas se mêler des événements comme la nomination du maire, « car il ne va point d’honnestes gens à ces assemblées là240 ». Il se dilue dans la position collective du chapitre où tout s’était toujours décidé à plusieurs voix lors des assemblées capitulaires. Siéger au sein d’une compagnie lui offrait un rempart confortable.

154Les chanoines consacraient leur vie à la permanence de l’office divin. Ils s’honoraient d’observer scrupuleusement la tradition ancrée dans les temps les plus anciens, ils s’enorgueillissaient de ne rien changer dans leurs fonctions pastorales ni dans les rapports entretenus avec l’extérieur : des « citadelles du passé241 ». La position du chanoine de La Manouillère ne nous surprend pas : il a toujours fait preuve de formalisme et montré une hostilité de principe aux changements y compris avant la Révolution. Il veut conserver son décor de vie de manière immuable et ce jusqu’à la fin des temps. Positionné dans le camp des opposants à la Révolution – son Journal en témoigne discrètement dès le début des événements –, il est anéanti par les bouleversements engendrés par la Constitution civile du clergé : « Il n’est pas croyable que les cures de la ville, qui suivant le décret, sont déclarées vacantes, soient remplies par ces mauvais sujets242. » En cette année 1791, tout est sujet de mécontentement. Il est indigné de la nomination des nouveaux curés de la ville, choqué par la cérémonie d’intronisation de l’évêque constitutionnel, outré de l’obligation faite de vider l’évêché pour laisser la place au nouvel évêque. La description de Prudhomme de La Boussinière, nouvel évêque intronisé le jeudi 17 février, est sans appel : « il avoit l’air bien content de sa personne et de sa nouvelle dignité » alors qu’il doit sa nomination aux mauvais prêtres « qui ont caballé pour luy243 ». Nepveu signe le 19 février 1791 avec 25 de ses confrères une lettre de protestation244 contre l’intronisation de l’évêque intrus, adressée à Jouffroy-Gonssans.

155Son origine sociale et sa charge de chanoine le placent aux yeux de tous comme un contre révolutionnaire. Il prend conscience qu’il est suspect lorsqu’il est écarté de l’obligation de loger des Fédérés lors de la fête de la Fédération 1791 : « On n’a point voulu loger chés moy comme prestre245. »

156L’avenir se fait incertain, la peur grandit : « nous verrons ce que tout cela deviendra246 ». Le diariste attribue le succès des « enragés247 » au soutien apporté par les campagnes, des paysans armés de faux et de fusils contre des citoyens des villes. Le pouvoir est aux mains d’une population échevelée : « Tout le peuple a paru très content de tout cela de façon que les honnestes gens n’osent rien dire248. » Les habitants des campagnes, ceux qu’il ne côtoie pas à la Manouillère, sont des fous furieux et des barbares.

157À partir de la fin de l’année 1791, Nepveu de La Manouillère craint pour sa vie. L’atmosphère est chargée de violence, la milice est partout. Le départ du régiment de Chartres-Dragons en mai a été un signe fort de l’infléchissement de la situation. Ménard de La Groye, Philippeaux et Levasseur sont, selon lui, des enragés « qui cherchent à mettre le trouble et la division dans la ville et surtout contre les ecclésiastiques249 ». Le danger s’installe. Il voit la destruction des églises en février 1792 et celle de son ancienne maison canoniale. Il assiste à des scènes de violence : « le mauvais peuple est plus enragé que jamais contre les prestres non assermentés250 ». En mars 1792, il note les désordres qui se produisent un peu partout dans la ville : dans les sociétés du jardin Saint-Vincent et du bourg d’Anguy, à la loge du Moria et au couvent de la Visitation. Il se prépare à toute éventualité et se fait tailler des vêtements civils en perspective d’une possible fuite.

Un chanoine sans chapitre

158Depuis la fin de 1790, les chanoines ont amorcé des destins individuels puisque leurs chapitres ont été supprimés. C’est une nouvelle étape dans leur existence. L’évanouissement du cadre de vie immémorial, la rupture des solidarités de corps ouvrent pour Nepveu de La Manouillère et ses compagnons une période de désarroi.

159Pour la première fois sans doute, chacun d’eux doit décider seul de la conduite à tenir. Le décret du 16 mars 1792 incite les prêtres non assermentés à se rendre au séminaire de la Mission. Cette disposition est suspecte aux yeux de Nepveu, qui fait ici preuve d’un réel sens du danger, peut-être lié aux projets d’émigration de son frère. Il ne tergiverse pas et se prépare à l’exil et à la clandestinité. Son aisance financière lui permet d’envisager l’éloignement. Il avait probablement anticipé le décret puisqu’il part douze jours plus tard, le 28 mars 1792, avec le curé Erpell, en direction de Paris. C’est là une destination largement partagée en ce début de l’année 1792. Dans un courrier adressé à Péthion, maire de Paris, les clubistes du Mans annoncent que 300 prêtres pourvus de passeports partent pour la capitale251. René-Pierre Nepveu est de retour quelques semaines plus tard et reprend la tenue de son Journal. Il rend compte, probablement par ouïe dire, de la fête de la Fédération et fait sa déclaration d’armes à la municipalité252.

160Pendant ce temps, au séminaire de la Mission, on s’entasse. Durant les deux premiers jours après la parution du décret, 130 prêtres y avaient été enfermés. Dès la fin du même mois de mars, on refoulait de vieux prêtres désargentés. Un nouvel arrêté, en date du 10 septembre, ordonne à tous les ecclésiastiques (de moins de 60 ans) de se rendre à la Mission sous trois jours. Les conditions d’hébergement se sont durcies. Les prêtres ne peuvent sortir et sont contrôlés tous les jours par un appel nominal.

161De nouveau, Nepveu de La Manouillère obéit à son instinct : il reprend la route de Paris le 13 août 1792 en compagnie de deux chanoines et deux curés. Effrayés par les rumeurs des dangers parisiens, ils rebroussent chemin dès leur arrivée à Chartres. Le chanoine affolé se réfugie chez sa sœur pendant douze jours puis revient chez lui et y reste caché jusqu’au 23 novembre. Les mauvaises nouvelles parviennent tout de même jusqu’à lui ; celle de la déportation des prêtres, celle de la révolte pour le prix du bled et la mort de Louis XVI qui « tire les larmes du cœur le plus endurcy253 ».

162Le 20 mars 1793, il est arrêté avec son frère et enfermé à la prison de l’évêché pendant 2 mois et 8 jours, au motif qu’il détient des lettres de son frère qui remettent en cause la politique de la Convention. Il prête alors le serment de la liberté-égalité pour prix de sa mise en liberté mais le rétractera quelque temps plus tard, le 31 mars 1795.

163Il est de nouveau enfermé le 30 septembre 1793, à la Visitation. L’univers carcéral est impitoyable pour nombre de prisonniers. Plus tard, lors d’une nouvelle vague d’arrestations en 1799, Launay l’avocat meurt brutalement après quatre jours d’incarcération254. Bien qu’il y ait eu « jusqu’à 180 personnes enfermées dans cette maison255 », Nepveu n’évoque aucune promiscuité, il dort dans une chambre avec son frère, le mari de sa cousine et deux amis. Il ne donne aucun détail, si ce n’est une préoccupation : manger. « Nous nous faisions servir par le sieur Hervé, le traiteur, qui demeuroit vis à vis, à raison de 40 sols par jour256. » Il dépense la valeur de deux journées de travail d’un homme de peine pour sa nourriture journalière.

164Le 10 décembre 1793, devant l’arrivée imminente des Vendéens, les autorités municipales déplacent les prisonniers257. Le diariste quitte la ville en charrette, avec escorte, en direction de Bonnétable, Mamers, puis Chartres. C’est dans cette dernière ville, au couvent des Carmélites, qu’il reste emprisonné quatre mois et demi, soit au total sept mois de détention.

165Le 28 avril 1794, libéré par Garnier de Saintes258, il se réfugie à la Manouillère et reçoit les échos étouffés des événements qui ponctuent la vie mancelle : les assemblées primaires, l’emprunt forcé, l’état de siège en février 1796, les élections primaires de 1797, la mort de Maguin, celle de Gonssans dont il prend connaissance le 30 avril 1799, 3 mois plus tard, et qui lui tire quelques accents de tristesse. Même les événements qui se déroulent à sa porte sont empreints de détachement ; il renvoie le lecteur à la teneur des Affiches, pour l’assassinat de Barbeu-Dubourg, son voisin à Pruillé, dont les terres touchaient les siennes259 et ne donne qu’une information distanciée. Une autre épreuve frappe la famille Nepveu, celle de l’humiliation, de l’inquiétude et du chagrin. Le 30 juillet 1799, M^mes de Rouillon et de Bellefille sont sous la menace d’une prise d’otages : des scellés sont apposés sur leurs biens et certains seront vendus260.

166Enfin, après ces années sombres, l’horizon semble se dégager pour le vieux chanoine.

Le retour à la vie capitulaire

167Pour Nepveu de La Manouillère, vient le temps de demander sa radiation de la liste des émigrés261. C’est l’annonce de la fin prochaine des temps difficiles. Dix ans d’épreuves ! C’est Besnard le « défroqué », membre de la commission de radiation des émigrés au ministère de la Justice, qui l’informe. Les deux hommes se connaissent bien : ils ont signé la même protestation pour désavouer la rédaction du cahier général de doléances du clergé du Maine en 1789, ils se sont côtoyés au jardin Saint-Vincent et ont fréquenté le même petit monde d’Église. Il est probable que dans cette circonstance plus que dans les autres, Nepveu ne souhaite surtout pas faire état de ses relations avec François-Yves Besnard, un curé jureur qui a apostasié.

168Le chanoine commente généreusement l’arrivée de M^gr de Pidoll, le 7 juillet 1802, tandis que l’entrée des royalistes dans la ville du Mans passe au second plan. Il annonce la réorganisation du culte ; pour satisfaire à l’esprit de réconciliation, un habile mélange a été opéré dans le recrutement. Nepveu de La Manouillère retrouve les chanoines âgés des anciens chapitres de Saint-Julien et de Saint-Pierre-la-Cour, mais cohabite aussi avec des constitutionnels comme Rivière, l’ancien curé de Voutré nommé grand vicaire, et des étrangers au diocèse comme Hitzler, dont le diariste note « à peine parle-t-il françois262 ». La vie de la compagnie reprend. Nepveu est installé chanoine honoraire le 13 mars 1803 et reprend place au cœur du chapitre. Dans un souci de continuité, le cérémonial renoue avec la procession de la Fête-Dieu en juin 1803 à grands frais de musique, de troupes de gendarmerie, de bannières, de soutanes, de surplis et rochets. De quoi remplir de nostalgie le vieux diariste, sensible aux aspects monarchiques de l’empire. « La feste de Bonnaparte, premier Consul, qui est, depuis deux ans, regardé comme le Roy et le Maistre de la République françoise263. » Mais « ce n’est plus comme autrefois », soupire-t-il264. Le Concordat a tout nivelé et l’évêque est la seule véritable autorité, les privilèges honorifiques liés à la fonction canoniale ne sont plus qu’un souvenir et le traitement des chanoines a été fixé modestement à 1 000 francs par l’arrêté du 14 ventôse an XI [5 mars 1803]. Le chanoine Baston à Rouen abonde dans le même sens : « mon titre était le même, la chose était énormément différente. La pauvreté avait succédé à l’opulence265 ».

La dernière étape du Journal

169Pendant les dix années qui suivent la suppression des chapitres, 1791-1800, Nepveu a tenu son Journal tant bien que mal, à raison de 29 entrées par an en moyenne. Hormis les toutes premières années de son canonicat, c’est le rythme le plus bas. Une remontée s’observe à partir de 1801, jusqu’à ce que la vieillesse paralyse sa plume.

Fig. n° 7 – Évolution du nombre d’entrées dans le Journal de 1789 à 1807

170Les périodes d’emprisonnement, la situation inconfortable du chanoine tantôt sur les routes, tantôt dans la clandestinité, justifient des abandons momentanés ; le creux majeur se situe en 1794, il est alors enfermé à la Visitation du Mans puis à la maison des Carmélites à Chartres.

171Ses centres d’intérêt ont changé tout au long de ces années. Avec la Révolution, les questions de cérémonial ne sont plus d’actualité. Une préoccupation reste toutefois dominante pour Nepveu de La Manouillère : tenir la comptabilité des naissances, mariages et décès du petit monde des élites mancelles, ce qui occupe 74 % des entrées postérieures à 1788. Mais d’autres thématiques apparaissent. La religion sous l’aspect politique de la Révolution et du Concordat est la deuxième thématique abordée par le chanoine avec 11 % des entrées. Il expose clairement ses positions et n’hésite pas à dresser quelques portraits caustiques de ses contemporains. En ce qui concerne l’organisation de la cité, 9 % des entrées, le regard du chanoine s’élève peu à peu au-delà des murs de la cathédrale, contraint par les événements sans doute. Ses remarques ne procèdent pas d’un cheminement intellectuel puissant ou d’une idéologie éprouvée, il a une vision binaire des choses ; pour lui le monde se divise en gens honnestes, qui habitent plutôt en ville, appartiennent aux élites sociales et sont éduqués, tandis que les autres sont des barbares ; on ne sait d’où ils viennent, ils n’appartiennent pas au petit monde de Nepveu et n’obéissent pas aux codes de la bonne société mancelle. La place réservée à l’autobiographie est mince et tient le dernier rang au classement des entrées (5 %).

172La vision de Nepveu sur la Révolution est une vision limitée. Il traverse la période imperturbable. Pour la totalité du Journal, 121 entrées abordent la Révolution, dont 59 concernent les changements intervenus dans le chapitre, soit la moitié du corpus. Son regard s’étend un peu au monde des curés des paroisses environnantes. Une cinquantaine d’articles concernent la vie locale mancelle. Rares sont les entrées relatant la Révolution d’un point de vue plus général. De même qu’il ne fait pas référence à l’abolition des privilèges, le diariste ne cite aucun des grands personnages révolutionnaires comme Danton ou Robespierre. Son horizon se limite à Mirabeau et Voltaire. On relève cependant quelques figures locales égratignées (Levasseur, Philippeaux, Maguin). Il n’y a pas de claire prise de position idéologique. Pourtant c’est un réfractaire, nettement opposé à la Révolution. Le petit monde de Neveu est clos et imperméable aux agitations du monde. La Révolution est venue déranger ses habitudes. Elle n’a pas changé l’homme. Comment a-t-il pu rester aussi indifférent aux débats de conscience qui agitaient toute une nation ? Lui, le lecteur assidu des Affiches du Maine qu’il cite fréquemment, placé à proximité de tous ceux qui, en dehors du chapitre, comptaient dans la ville, fréquentant de près ou de loin l’essentiel des élites du Maine…

173Nepveu de La Manouillère est une figure ordinaire de chanoine. Comme le tiers de ses compagnons du chapitre cathédral de 1790, il se retrouve au Concordat recyclé dans le nouveau chapitre sous la houlette de M^gr de Pidoll. Un seul, Coupvent des Graviers, boude la réintégration qui lui est offerte. Un quart d’entre eux sont morts de vieillesse. D’autres, peu nombreux, offrent des figures de martyrs de la Révolution, guillotinés comme Louis-Paul Lecointre ou noyés à Nantes sous les ordres de Carrier comme Michel Jupin. François Laize et Jean-Charles de La Briffe Ponsan changent de diocèse, d’autres chanoines choisissent le Concordat comme tremplin pour faire carrière ; François Chéhère devient curé de Saint-Laud puis de la Trinité à Laval, Claude-Joseph de Sagey devient évêque de Tulle en 1822, Salmon du Chastellier, évêque de Laon puis d’Évreux. Il est à noter un rare cas de sécularisation, celui d’Herpailler du Chesneau qui devient commis des droits dans le Maine-et-Loire et se marie. Le cas du chanoine Louis est plus anecdotique. Venu une seule fois au Mans lors de la prise de possession de son canonicat en novembre 1785, il est le seul à avoir adhéré à la Constitution Civile du Clergé266. Nepveu appartient donc au type de chanoine le plus répandu de son chapitre.

174Il a survécu comme chanoine. Aujourd’hui, il ne survit qu’à travers son Journal ou bien intégré dans des statistiques. Il n’a jamais rien fait de remarquable ; il n’a pas brigué de dignité, il n’a jamais occupé de fonction sauf celle qui consiste à servir la messe c’est-à-dire « faire diacre », et encore semble-t-il pas très souvent au cours de sa pourtant longue carrière. Personne ne parle de lui. Les écrits locaux du temps ne font jamais allusion au personnage du chanoine Nepveu de La Manouillère ; ni Jacques-Pierre Fleury dans ses Mémoires sur la Révolution, le premier Empire et les premières années de la Restauration, ni François-Yves Besnard dans ses Souvenirs d’un nonagénaire, ni Ménard de La Groye dans sa Correspondance, pas même Jean-Baptiste Leprince d’Ardenay dans ses Mémoires. Pourtant, les deux hommes se connaissent bien : ils se sont croisés au collège, ils sont voisins, et Leprince est au chevet du chanoine en 1804, lorsque celui-ci dicte son premier testament.

Un demi-siècle d’écriture obstinée

175Le personnage Nepveu de La Manouillère est aussi discret dans la vie que dans son Journal. Il se dilue dans le réseau des mondanités jusqu’à l’effacement.

Une écriture du « Je » toute en retenue

176Le Journal du chanoine Nepveu n’a pas été écrit en vue de publication. Il est d’abord un cérémonial, un aide-mémoire, visant son usage propre. Peu à peu, on l’a dit, la nature des entrées change. Le diariste consacre les pages de son Journal au carnet rose ou noir des élites de la ville du Mans. Il construit peu à peu ce que l’on appellerait aujourd’hui le « who’s who » de la bonne société mancelle. À l’occasion de la Révolution, des entrées plus politiques apparaissent. Toutes ces annotations étaient-elles destinées à un public ? À quelque membre de sa famille ? Voire à un jeune clerc en faveur duquel il aurait eu l’intention de résigner son canonicat ?

177Son Journal écrit au fil de l’événement connaît les distorsions de la subjectivité. Des ellipses sur les événements politiques et des attardements sur les événements familiaux. L’autobiographie y tient une part infime. Le « je » chez Nepveu est discret. Il n’est pas un adepte de Rousseau. À peine se plaint-il par deux fois d’ennuis de santé quand cela perturbe le rythme de son écriture. Ses épanchements sont rares. La colère transparaît parfois lorsqu’il évoque l’assassinat de MM. Cureau et Montesson, l’exécution du roi Louis XVI, ou bien encore en 1785 les Le Peletier de Feumusson qui depuis plusieurs années contestent la noblesse de sa famille. Le ton est le plus souvent retenu, teinté parfois de malice pour tenir sa comptabilité des naissances (« elle donne un enfant au bout des 9 mois267 ») ou de critique pour mettre en évidence telle épouse acariâtre, « elle est méchante et vive », un mari indélicat, « il avait déjà eu de mauvaises façons pour elle », un mauvais père qui aurait « beaucoup de reproches à se faire de la manière avec laquelle il en agit avec ses enfants », ou l’indécence d’une parvenue qui « passe les hivers au Mans, a un carrosse, et voit les personnes de la première qualité pendant que ses parents ne sont pas riches ». Il est le narrateur captivé d’une chronique urbaine des Lumières et de la Révolution. L’homme palpite pour son théâtre dans lequel il n’est que rarement acteur et le plus souvent figurant.

Le temps et les étapes de l’écriture

178C’est très irrégulièrement que le chanoine Nepveu tient son Journal. Parfois le diariste se fait disert et entame de longs bavardages avec son cher Journal comme en 1774, année record durant laquelle il a écrit au total plus de 49 000 signes. Inversement, l’année 1769 est une année creuse. L’année 1768 s’était achevée avec l’enregistrement de la mort de M. de Ponthôme le 19 décembre et Nepveu ne reprendra sa plume qu’à la mi-février suivante pour noter la prédication du carême. Après 7 entrées durant le printemps, il n’écrit plus rien pendant trois mois consécutifs, entre le 30 mai et le 25 septembre 1769.

Fig. n° 8 – Évolution du nombre de signes annuels au cours de l’écriture du Journal de Nepveu de La Manouillère (1759-1807)

179Le Journal était d’une seule pièce, entièrement écrit pendant presque cinquante ans sur un seul et même gros registre, si l’on en croit le témoignage d’Esnault. Ce qui en rendait le transport sinon impossible, du moins difficile, explication plausible pour une partie des interruptions relevées dans le rythme des notations : le registre restait probablement dans le cabinet de travail de sa maison mancelle et n’accompagnait pas le chanoine dans ses séjours hors du Mans, peut-être même pas à la Manouillère.

180S’il était une contrainte face aux déplacements, ce lourd registre présentait un avantage : avoir un seul document à feuilleter facilitait les recherches. Assez souvent, le diariste complète a posteriori ses propres entrées. Le 29 mars 1765, il enregistre la mort du nouveau-né de sa sœur et longtemps après il ajoute à la même date « depuis ce temps là ma soeur n’a pas eu d’enfans ». Les preuves de ces allers-retours au sein du Journal sont fréquentes dès que l’on lit attentivement268. Parfois, le diariste simplifie la démarche en renvoyant à une entrée précédente, indiquée entre parenthèses comme le 14 mars 1775 à l’occasion du procès du marquis de Flers « on peut voir la notte du 8 may 1770 ».

181Les informations arrivent de manière désordonnée. La nouvelle de l’accouchement de M^me de La Girouardière, près de Ballon le 18 août 1774, est parvenue aux oreilles du chanoine après qu’il ait noté le cadeau offert par sa belle-sœur le 19 août. Il est enfin assez courant que le diariste laisse des informations manquantes en blanc matérialisées par des pointillés. S’agit-il de détails dont il ne se souvenait plus et qu’il ne put se procurer par la suite ? Dans bien des cas, il renonça à les chercher puisque les pointillés restent tels quels. Un exemple flagrant est donné lorsqu’en avril-mai 1774 il évoque la permutation de la cure de M. Bordier, curé de Champagné, avec le chanoine Baglin. Il achève son entrée en préparant une « fiche individuelle » : « M. Bordier étoit oratorien […] ; il s’appelle… il est né le… et a pris possession de sa semi-prébende le… ». Mais cette fiche n’a jamais été remplie.

Les sources du diariste

182Pourtant, le souci du chanoine d’accéder à l’information est constant. Son désir de tout savoir, y compris les détails, est central. Quand il ignore quelque chose, il le regrette et semble tout marri : « je ne say pas le jour », soupire-t-il au sujet des couches de M^me de Préaux (octobre 1775). Pour nourrir son Journal, le chanoine fait son miel de tous les bruits, de toutes les rumeurs, de toutes les indiscrétions, des conversations de salon jusqu’aux ragots ramenés du marché par sa domestique. Les expressions du diariste en font foi : « on dit que », « ce qui a donné lieu au public de causer », « le bruit a couru dans le public », « il y a bien des choses à dire », « le public et les parents murmurent assés sur cela269 ». L’oralité est donc au centre de son système de renseignement.

183Mais pas seulement. Des sources écrites viennent la compléter. Ainsi en décembre 1774, il dresse d’un nouveau chanoine une biographie si complète et si exacte, y compris les noms de ses parrain et marraine, qu’on peut penser qu’il avait sous les yeux son certificat de baptême. Mais sa principale source écrite, c’est la presse. Après avoir noté leur naissance en février 1771, le chanoine utilise les Affiches du Mans, imprimées chaque semaine par Monnoyer. Quand il relate des faits trop longs à raconter, des événements nationaux majeurs que tout le monde connaît ou qui l’ennuient profondément, le chanoine se renvoie lui-même à sa collection des Affiches, qu’il rebaptise Gazette, et que chaque année il fait relier : « on peut voir les qualités du mariage dans la Gasette du Mans, feuille numéro 12 de l’année 1775 » ou « Voir dans le volume des Affiches du Mans » (février 1774).

184La Révolution institutionnalise cette pratique chez le diariste. Les événements de la Révolution juridique de 1789-1791 sont très rapprochés. Nepveu ne peut les suivre au jour le jour, ne comprend ni leur articulation ni l’enchaînement rapide des réformes. Au moment où Ménard de La Groye s’enflamme dans la correspondance qu’il adresse à sa femme depuis la capitale et raconte par le menu les changements qui interviennent270, le chanoine reste prudent, distant, chafouin, et multiplie les renvois aux Affiches (15 septembre 1789, 2 et 25 juillet 1790, 3 décembre 1790, 10 avril 1791, etc.). Quand la situation est plus tendue, les références aux Affiches l’exonèrent de toute prise de position. C’est aussi une précaution en cas de perquisition à son domicile (Fête de la Fédération le 10 août 1793, assassinat de son voisin Barbeu du Bourg le 29 août 1795).

Éditer le Journal du chanoine Nepveu de La Manouillère

185La copie du manuscrit du chanoine est aujourd’hui conservée aux archives diocésaines du Mans. Un petit billet joint au dossier, ne portant que les initiales « A.S. », nous pousse à enquêter sur l’histoire de ce manuscrit perdu. Il indique : « Ce manuscrit est de la main de M. Esnault qui l’avait copié avant de le mettre à l’imprimerie. Je crois avoir vu le manuscrit autographe, mais où ??? »

Le manuscrit et son premier éditeur

186Où cet érudit manceau, « A.S. », avait-il pu voir le précieux Journal autographe ? Il ne pouvait l’avoir vu que chez son premier éditeur, l’abbé Esnault, ou chez sa propriétaire légitime, la Comtesse de Jourdan, ou encore chez l’un des héritiers de cette dernière. Une lettre de M^me de Jourdan à l’abbé Esnault est attachée à l’intérieur du premier volume des Mémoires conservé à la médiathèque du Mans271 :

« gardez le manuscrit tout le temps qu’il vous sera utile, c’était ainsi ma pensée lorsque je vous l’ai confié ; ce que je vous demande serait de ne pas le prêter parce qu’il arrive souvent que les livres s’égarent de cette façon […]. J’espère, Monsieur l’abbé, que si vous revenez dans notre canton, sans être même accompagné du curieux manuscrit, je serai assez heureuse pour vous recevoir et trouver l’occasion de vous assurer de mes sentiments distingués et dévoués ».

187Cette lettre révélatrice est signée « M. de Jourdan, née de Savonnières ». Elle est datée du 11 novembre, sans précision d’année. M^me de Jourdan, née Catherine-Mathilde de Savonnières (1805-1876)272, était la petite-nièce du diariste, fille de sa nièce Henriette Nepveu273. Comme ses parents, elle vécut au château de la famille de Savonnières, Maison Rouge, à la Bruère, près de Château-du-Loir, d’où sa lettre est d’ailleurs écrite. M^me de Jourdan avait reçu le manuscrit en héritage de sa tante Louise-Françoise Nepveu de Villée, dernière des Nepveu, qui s’était éteinte en 1860 « en son domicile », 25 rue des Chanoines274. Gustave Esnault s’est procuré le manuscrit au plus tôt donc au cours des années 1860, probablement au cours de l’été 1866. Il passe en effet plusieurs mois en 1866-1867 à le recopier, soigneusement, fidèlement. Lorsqu’au bout de quelques semaines de labeur la lassitude commence à le gagner, il prend l’habitude de noter au crayon la date du jour, au bas de la page où chaque soir il s’arrête. On peut ainsi mesurer sa progression : le 16 octobre 1866, il termine la page 200 (mai 1777) ; un mois plus tard, il atteint mai 1784 et encore un mois plus tard, il est en mars 1787, page 370. En deux mois, il a copié 170 pages, soit une moyenne d’un peu moins de trois pages par jour.

188M^me de Jourdan ne verra pas le texte édité puisqu’elle meurt à son tour, un an avant que le premier volume de l’édition Esnault ne sorte des presses, en 1877. Toutes les hypothèses sont permises en ce qui concerne le destin ultérieur du « curieux manuscrit » de M^me de Jourdan…

189À quoi pouvait bien ressembler le manuscrit du chanoine Nepveu ? Son premier éditeur nous en livre une description. C’est un grand in-folio de 351 pages, d’une écriture « sans caractère, irrégulièrement tracée en lignes onduleuses et parfois entremêlées275 ». Une graphie encore plus mauvaise commence en janvier 1804276 : un peu avant le bas de cette même page on lit « comme je ne saurois plus écrire, je ne mettroy plus rien sur le présent Registre ». Cette écriture dure jusqu’en juin, puis se raffermit complètement jusqu’en février 1806277. À partir du 20 juin 1806, elle redevient illisible et « sans forme possible ». La première entrée de 1807, sur M. Deschamps, est la seule qui ne soit pas de la main du chanoine, car les trois suivantes et dernières sont encore de lui. Il fait écrire cet article par la même personne qui copie la liste des chanoines de 1700 à la Révolution, liste jointe au Journal qui appartenait également à M^me de Jourdan. Le volumineux registre ne comporte plus que 7 pages blanches lorsque le diariste affaibli et épuisé cesse d’écrire. Une table qui comporte le relevé de tous les titres mis en marge à ses articles jusqu’en 1805 clôture son Journal. Elle manifeste le besoin d’un outil pour faciliter sa consultation, et donc renforce l’interprétation du Journal comme base de données régulièrement interrogée par son auteur.

190Gustave Esnault procède avec le manuscrit du chanoine comme il procédera peu d’années plus tard avec celui du cirier Leprince d’Ardenay : la première étape de son travail consiste à recopier servilement le texte, avec application et soin. La confrontation avec le manuscrit autographe de Leprince permet d’assurer que la recopie de l’érudit est d’une extrême fidélité. On peut penser qu’il en avait été de même concernant le Journal de Nepveu, dont seule la copie de la main d’Esnault est aujourd’hui accessible.

191Sur la transcription sont ajoutées de multiples corrections apportées en vue de l’édition. Le travail de reconstruction se détache clairement de la copie initiale. C’est cette transcription corrigée qui est publiée en 1877-1879 chez l’imprimeur-éditeur manceau Pellechat278. Cette édition se révèle marquée de partis-pris idéologiques, religieux et sociaux. Elle est de son temps, sans souci des critères scientifiques en vigueur aujourd’hui en matière d’édition de sources du for privé. On relève une réécriture discrète mais constante du texte dans un langage accessible au public du XIX^e siècle, d’innombrables rectifications de détail pour rendre les constructions grammaticales plus correctes, d’incessantes retouches de vocabulaire qui altèrent la langue du diariste et dénaturent sa personnalité. Plus grave encore : de nombreuses coupures, minuscules ou plus longues, ont été opérées par le premier éditeur. Même si au total les passages supprimés ne dépassent pas 3 % du texte initial, cette censure nous privait de nombreuses informations et faussait subtilement l’équilibre général des centres d’intérêt du Journal.

192Quelques exemples suffiront à comprendre ce que faisaient perdre ces manipulations multiples. La saveur idiomatique de l’expression d’abord : « on a été » ou « j’ay été » sont devenus systématiquement « on est allé », « je suis allé »… « ramasser le Saint-Sacrement » est platement traduit par « renfermer » ou « ranger », « un enfant mâle » par « un fils », « un bon garçon » par « un bon prêtre », « se régaler » par « assister au repas »… Une certaine crudité parfois, indissociable de la mentalité du chanoine et de ses contemporains. Ainsi le diariste donne-t-il fréquemment des détails sur les maladies qui ont causé les décès qu’il enregistre (« il a jetté des boelliaux par en haut et par en bas279 »), ou n’hésite pas à raconter à propos de deux femmes pendues place des Halles en août 1774 « on a commis des indécences avec la jeune qui a été déshabillée toute nue, et la vieille aussi », toutes images difficiles que l’abbé Esnault a pudiquement cachées. De même qu’il a coupé tout ce qui pouvait à ses yeux altérer la dignité de l’Église : les détails gargantuesques du festin d’adieu à Grimaldi en janvier 1778, le joyeux déjeuner des curés parieurs en mai 1773, le chapitre renvoyant un enfant de chœur parce qu’il est « un peu bossu280 » ou certaines mesquineries capitulaires281.

193Ces rectifications voulues comme de pure forme finissaient pourtant par modifier le sens de certaines entrées, au point d’aboutir parfois à de micro-contresens. Ainsi lorsqu’en juin 1775 il fait « une sècheresse affreuse », les « gens de la compaignie de la Ville », c’est-à-dire les échevins du corps de Ville, demandent au chapitre Saint-Pierre d’organiser des prières. Esnault transforme abusivement le mot compaignie en campagne et ajoute une virgule aussitôt après : ce qui était une démarche purement urbaine devient une opération conjointement rurale ! Enfin, sur le fond, la première édition faisait le silence total sur l’entourage ancillaire et paysan du chanoine. Même si, on l’a souligné, les milieux populaires occupent très peu de place dans son Journal, il arrive qu’y soit mentionné l’engagement d’une nouvelle servante (17 décembre 1773), la mort en couches d’une femme de ferme de la Manouillère (29 janvier 1771), l’accouchement d’une autre (7 août 1774) ou le baptême de l’enfant des domestiques de sa cousine à Flacé (16 juin 1784). Supprimer toutes ces entrées revient à gommer le côté gentilhomme campagnard du chanoine Nepveu qui était bien aussi de La Manouillère.

194Quant aux notes de bas de page de la première édition, elles sont essentiellement généalogiques et fréquemment confuses. Elles font souvent référence à des familles encore établies dans la Sarthe en cette fin du XIX^e siècle. La liberté de ton de l’éditeur n’est donc pas entière. Elle l’est d’autant moins que Gustave Esnault, pro-secrétaire de l’évêché et secrétaire de la Société historique et archéologique du Maine, ne cache pas ses sympathies monarchistes, à une époque où l’espoir d’un rétablissement de la monarchie en France n’est pas définitivement abandonné. Jules Grévy, premier président « républicain » de la III^e République vient seulement d’être élu. Le texte du chanoine Nepveu est donc aux yeux de l’abbé Esnault une opportunité pour reconstruire un monde idéalisé, celui de l’Ancien Régime, et pour attaquer durement la jeune République :

« L’ancienne société m’apparut alors telle qu’elle était au siècle dernier, avant que la Révolution ne vint détruire le vieil édifice de la monarchie française, séparer les différentes classes, et en les incitant les unes contre les autres, établir entre elles cet antagonisme qui s’accroit chaque jour, et dont la solution nous parait indéfiniment reculée282. »

195C’est d’ailleurs ce que critique à l’époque Célestin Port, archiviste du Maine-et-Loire, dans les choix de l’abbé Esnault : « Je lui reproche ses tendances à faire entrer la politique dans le domaine de l’histoire283. » Les critiques de Célestin Port s’articulaient autour de trois types de défauts. La nature des notes est sévèrement jugée « trop exclusivement de généalogie ». Les partis-pris sociaux et idéologiques sont ensuite mis en évidence : le commentaire, écrit Port, « montre presque toujours une certaine visée nobiliaire à l’intention de quelque famille intéressée. Il n’est question à chaque page que de maisons “patriciennes” »… Enfin, Port dénonce les « illusions » de l’éditeur qui « avoue s’être senti revivre au milieu d’un peuple cordial, uni, respectueux de sa foi et de son roi, heureux de la condition que la Providence avait faite à chacun284 »…

196Célestin Port malgré ses remarques lucides, tombera dans les mêmes travers lors de son édition des Souvenirs du nonagénaire de Besnard, qu’il présente comme « un républicain monolithique, pur, intègre et serein » en atténuant les complexités, les faiblesses, les contradictions et surtout les lâchetés du mémorialiste285.

197En revanche, l’édition du texte de Nepveu par Esnault fut plutôt bien reçue par les sociétés savantes et le public manceau. La critique des a priori idéologiques fait place à des compliments : « Il a fallu la science incomparable de M. l’abbé Esnault, son esprit d’ordre et de méthode, pour réunir et condenser ainsi les notions historiques et généalogiques les plus curieuses, les plus attachantes et les moins connues286. »

198Certaines des qualités alors attribuées à Gustave Esnault sont encore reconnues aujourd’hui, en particulier sa rigueur dans la transcription et sa méticulosité dans la recherche.

Une édition pour notre temps

199Pourquoi, près d’un siècle et demi après Esnault, republier aujourd’hui le Journal de Nepveu de La Manouillère ? L’entreprise peut paraître étrangement décalée par rapport aux réalités du monde contemporain, mais elle se justifie sur plusieurs plans. Notre ambition première est de faire découvrir ou redécouvrir largement un document historique d’une incroyable richesse sur de nombreux aspects des sociétés urbaines de la seconde moitié du XVIII^e siècle, en particulier sur les hiérarchies, les réseaux et la culture des élites, ainsi que sur les affaires ecclésiastiques au sein du diocèse du Mans et surtout du chapitre cathédral. Sur ce dernier point, l’apport du Journal du chanoine Nepveu est d’autant plus précieux qu’il concerne une période pour laquelle il n’existe plus aucun registre capitulaire : il s’agit donc d’une source essentielle sur le chapitre cathédral du Mans durant les années 1759 à 1807.

200Il nous semble qu’un tel document mérite largement d’être rajeuni et proposé à de nouveaux lecteurs, accompagné des outils nécessaires pour mieux le comprendre et pour y cheminer plus aisément. C’est pourquoi nous avons voulu présenter à travers l’introduction et les notes certaines des recherches menées depuis le temps de l’abbé Esnault dans la communauté scientifique sur le monde capitulaire, les cultures urbaines et le for privé. Tout en donnant écho, chaque fois que c’était possible, aux travaux développés au sein de l’université du Maine…

201De cette articulation entre le local et le global naissent, nous l’espérons, un intérêt et un dynamisme qui sauront redonner au chanoine Nepveu sa pleine place parmi les écrits majeurs du for privé.

202Voici en quelques lignes les principes éditoriaux qui ont guidé l’établissement du texte qu’on va lire, ainsi que des notes qui l’accompagnent.

203Le texte original a été le plus absolument possible respecté, y compris dans son orthographe, la gestion des majuscules et de la ponctuation. Toutefois pour améliorer la facilité de lecture, des majuscules ont été ajoutées aux noms propres lorsqu’elles manquaient. Le diariste emploie rarement des abréviations. Le lecteur d’aujourd’hui doit surtout repérer le sens du très fréquent signe #, qui signifie livre, ou livre-tournoi, l’unité de compte monétaire.

204Quelques rares mots manquants dans le manuscrit ont été restitués entre crochets lorsqu’ils semblaient s’imposer pour la compréhension logique de la phrase. Dans quelques autres cas, lorsqu’aucun mot ne s’imposait à l’évidence pour combler une lacune ou contrer un illogisme, on a suggéré en note les possibilités d’interprétation qui nous semblaient s’ouvrir. Souvent, nous avons choisi de laisser telle quelle la phrase du chanoine, avec son obscurité, nous refusant à la traduire aux forceps.

205On a scrupuleusement suivi le diariste pour les nombres, exprimés en chiffres ou en lettres suivant l’inspiration. Le manque total de cohérence sur ce point (comme sur quelques autres…) ne doit pas être imputé aux éditeurs scientifiques.

206Le chanoine annotait lui-même son propre texte : ses ajouts postérieurs, qu’ils aient été placés en marge ou en interligne, sont dans notre édition signalés ainsi : [note].

207Concernant les notes de bas de page, notre volonté a été de ne surtout pas faire double emploi avec l’édition ancienne de Gustave Esnault, qui dans ses notes avait accordé la première place aux détails généalogiques et familiaux. Nous avons fait d’autres choix.

208Notre premier souci a été de traduire ou d’expliciter les mots ou expressions du texte dont le sens pouvait échapper au lecteur, notamment aux étudiants dont nous espérons qu’ils auront plaisir à travailler sur le Journal de Nepveu. Cet éclairage se trouve à deux endroits différents selon le champ concerné. Les mots et expressions appartenant au vocabulaire de l’univers religieux qui entoure le diariste sont expliqués dans le « Glossaire de la vie canoniale » placé en annexe. Les mots et expressions appartenant au vocabulaire général, mais pouvant poser problème à un lecteur d’aujourd’hui pour diverses raisons (terme local, familier, vieilli…) sont expliqués directement en note de bas de page. La note commence alors par les termes à traduire mis en italiques. Cependant, certains revenant fréquemment, ils ne sont pas systématiquement ré-expliqués jusqu’à la fin du Journal, pour ne pas alourdir outre mesure des notes déjà chargées.

209On a ensuite été attentif au lecteur qui ne serait familier ni de la ville du Mans, ni des terroirs du Maine, et qui aurait besoin d’aide pour s’orienter le mieux possible dans la géographie du chanoine. Outre une carte du Maine, un plan du Mans ancien et une vue panoramique légendée, il trouvera des indications en note sur la localisation des lieux mentionnés au fil des pages. Nous avons fait le choix d’indiquer fréquemment leur distance par rapport au Mans, lieu central du Journal de Nepveu, et parfois par rapport à la Manouillère, la maison des champs du chanoine, qui induisait elle aussi certains cercles de sociabilité. Les distances sont systématiquement calculées en fonction des itinéraires anciens et des modes de transport contemporains du diariste, marche à pied ou cheval, mais exprimées en kilomètres pour plus de clarté aujourd’hui.

210Les références bibliographiques guideront les curieux vers des pistes d’approfondissement ou des possibilités de comparaison entre les affirmations du chanoine et celles d’autres auteurs du for privé du temps.

211Lors de la 1^re utilisation en notes d’un ouvrage, sa référence est donnée de manière complète. Lorsque le même ouvrage est à nouveau cité, la référence est abrégée. Les écrits du for privé constituent en la matière un cas particulier. Ils sont référencés la première fois sous le nom de leur éditeur scientifique (par exemple : Didier Boisson, Le Journal de Stanislas Dupont de La Motte, inspecteur au collège de La Flèche [1771-1776], PUR, 2005, 426 pages). Ensuite, ils apparaissent sous une forme abrégée (S. Dupont de La Motte, Journal, p. x), voire seulement Journal, p. x, lorsque le reste de la phrase donne sans ambiguïté le nom de son auteur. On retrouvera la référence complète et l’éditeur scientifique dans la bibliographie générale placée à la fin de l’ouvrage.