Conclusion

1Le résultat de l’accumulation des informations qui circulèrent dans l’espace atlantique sur les événements les plus dramatiques – du point de vue des Blancs – survenus à La Hispaniola entre 1790 et 1805, en plus des expériences violentes vécues précédemment avec les populations de couleur locales des territoires américains étudiés, modelèrent dans une certaine mesure les imaginaires collectifs liés aux événements de l’île. Ces derniers, à leur tour, influencèrent la sensation croissante d’insécurité ressentie par les élites blanches, sous forme d’une « angoisse conjoncturelle ». Un phénomène historique de grandes proportions, dont l’étendue va bien au-delà de la période révolutionnaire haïtienne. Sa principale caractéristique fut l’apparition d’une « représentation sémantique » commune, non seulement aux Blancs des sociétés esclavagistes de la région grande-caribéenne, mais également dans presque tout le Monde Atlantique.

2Cette représentation associait en tout premier lieu les différents noms donnés à la partie francophone de l’île de La Hispaniola (Saint-Domingue, San Domingo, St. Domingo, Santo Domingo, Guarico) à une image de mort et de désolation, issue des informations portant l’extermination de la population blanche et la destruction de ses propriétés par des Noirs, mulâtres et jacobins. Ultérieurement, après la défaite de l’armée napoléonienne, l’image « apocalyptique » se compléta lorsque l’émergence d’une République noire en 1804, fut incorporée à l’imaginaire en question. Ce « fait impensable » – pour utiliser l’expression de Michel-Rolph Trouillot1 – eut une incidence incontestable sur la continuité qui préside à cette représentation tout au long du xix^e siècle, dans la mesure où l’événement eut une incidence directe sur la représentation « sauvage » et infériorisante qu’avaient les Européens et Euro-Américains des Noirs africains ; indépendamment des risques croissants liés à leur présence dans la plupart des territoires, « bénéficiant » encore d’un système esclavagiste.

3Il existe un consensus parmi les historiens sur l’importance à attribuer à l’impact de la Révolution haïtienne sur l’effondrement du système esclavagiste aux Amériques. Robin Blackburn a ainsi décrit cette influence comme « une épine plantée dans la peau de l’ordre esclavagiste du monde occidental2 ». Paradoxalement, cette même « épine » fut utilisée par les Blancs cubains et jamaïcains, ainsi que par des membres des diverses assemblées politiques des deux côtés de l’Atlantique, afin d’inscrire l’institution de l’esclavage dans le long terme. Elle contribua également à accentuer l’éloignement idéologique des révolutionnaires des Amériques par rapport au « républicanisme radical », ainsi qu’à la consolidation de l’utopie des nations blanches, dans le cas du Commonwealth de Virginie, ou dirigées par des Blancs, dans le cas de la Grande Colombie.

4Les références évocatrices des « horreurs » de Saint-Domingue se maintinrent dans le temps, là où la nécessité de garder à l’esprit ce qui s’y était passé se maintint (ainsi à Cuba et à la Jamaïque), pour les leçons qu’on pourrait en tirer face à la persistance de certains facteurs de « tension3 », des rumeurs ou des événements violents, impliquant des individus de couleur. Là où ils cessèrent de se manifester, comme ce fut le cas en Virginie, elles disparurent pratiquement de la mémoire collective jusqu’à ce que la rébellion de Southampton de 1831, n’engendre les conditions de tension adéquates pour rendre à nouveau nécessaire leur remémoration. Le cas vénézuélien constitue également un cas d’oubli singulier par rapport aux faits survenus à La Hispaniola, mais cette fois définitif. Dans ce cas précis, l’oubli répondait notamment à l’incidence d’un autre facteur traumatisant : la guerre d’Indépendance et, en particulier, les aspects les plus cruels de ce conflit pendant la période 1813-1815, qui prirent parfois l’allure d’affrontements raciaux.

5Le fait que les événements survenus à Saint-Domingue aient été connus et interprétés non seulement dans les sociétés esclavagistes américaines, mais également par les élites métropolitaines, laisse à penser que la révolution dans l’ancienne colonie française a constitué un véritable « traumatisme culturel » à l’échelle occidentale4. Un phénomène collectif qui pourrait expliquer ce que le même Trouillot décrit comme une « réduction au silence », parfaitement consciente, de la Révolution haïtienne dans les annales de l’historiographie occidentale tout au long du xix^e siècle, une sorte d’« anamnèse » négative qui aurait été également héritée par l’historiographie contemporaine5. Ce ne fut qu’au cours de ces dernières décennies, grâce au travail de toute une génération de chercheurs, que cette tendance a commencé à s’inverser. Ces derniers, agissant comme de véritables archéologues du silence, ont donné au processus révolutionnaire considéré la place, décisive, qui lui revient dans l’histoire universelle et dans tous les cas, atlantique.

6Finalement, ce travail ne prétend pas mettre un point final à l’étude et à l’analyse d’un phénomène historique aussi étendu, tant d’un point de vue temporel que géographique. Bien au contraire, puisque les remarques, observations et hypothèses formulées dans les derniers chapitres, et notamment le fait de l’appréhender en termes de « traumatisme culturel », tendent à dévoiler et à esquisser des problématiques fort différentes et à en souligner les imbrications jusqu’à des époques plus contemporaines. Au nombre de ces aspects, il convient en effet d’en souligner l’impact sur la mémoire collective des sociétés postesclavagistes, la nature des relations socio-raciales au sein de celles-ci, les relations internationales non seulement de « l’après-décolonisation » mais postcoloniales, et surtout, sur les représentations sociales des afro-descendants et des personnes de couleur en général. Or, il semblerait que la « Révolution noire » de Saint-Domingue soit devenue ainsi un point de repère désormais incontournable afin de comprendre le monde moderne et contemporain, « car en son fonds, cet événement [comme l’indiqua Georg Hegel par rapport à la Révolution française] a une portée historique universelle6 ».