Conclusion. Un lettré de son temps ?
p. 193-196
Texte intégral
1En définitive, quel diocèse et quelle ville le lecteur découvre-t-il sous la conduite de Christophe-Michel Ruffelet ? Incontestablement un diocèse qu’il connaît bien, pour lequel il affiche un réel attachement et qui, selon lui, souffre d’un déficit de notoriété, un petit diocèse dans tous les sens du terme auquel il convient de rendre justice. Mais il en livre une histoire somme toute étonnante, à la fois brouillonne et limpide. En effet, son ouvrage ne correspond pas à nos modernes exigences : les va-et-vient qu’il impose instaurent un dialogue à l’intérieur même des Annales qu’il n’est pas toujours aisé de suivre ; les répétitions sont légions1 ; les retours en arrière2 ou les envolées vers l’avenir3 fréquents. Cela dit son récit est imprégné de la fréquentation des ouvrages de méthode des auteurs mauristes dont plusieurs figurent dans sa bibliothèque4. Il joue ainsi sur deux registres : le récit, la description dans les annales proprement dites ; la démonstration, la critique dans les notes. À cet égard, la méthode de Ruffelet, fondée sur la démarche mauriste et décryptée par Nicolas Mathieu, apparaît bien dans sa réflexion sur l’Antiquité. Après avoir établi un état d’une question, il a recours à des documents qu’il analyse afin de fonder sa conclusion et de critiquer les auteurs fautifs en s’appuyant sur l’archéologie, l’épigraphie, les auteurs anciens et modernes5.
2Les Annales briochines peuvent donc prendre place, certes avec modestie, aux côtés des monuments consacrés à l’histoire bretonne par de prestigieux devanciers, d’autant qu’elles sont uniques en leur genre à l’époque : elles livrent une histoire de ville alors qu’elles sont rares en Bretagne, une histoire diocésaine alors qu’il n’en existe pas dans la province. Mais, il ne faut cependant pas faire de l’auteur un véritable épigone des mauristes. D’ailleurs son projet était-il là ? En définitive, même s’il en utilise, il s’adonne peu à la recherche d’archives, il livre peu de nouveautés authentiques mais il emprunte beaucoup, notamment à Morice, à Lobineau… mais aussi à quelques autres, on l’a dit. Érudit de cabinet avant tout, il ne doit pour autant pas être réduit à un vulgaire compilateur. Il est en général au fait des parutions, au courant d’un certain nombre de débats, capable de critiquer, de choisir et d’argumenter… La conception de ses Annales montre qu’à défaut d’être un véritable mauriste, il a compris les leçons de ses maîtres et qu’il s’en inspire pour explorer une voie de traverse où se combinent leur héritage et le souffle des Lumières, où se rencontrent les destinées de sa province et de sa chère patrie briochine.
3Cette histoire est incontestablement au service de la construction d’une identité diocésaine. Cette identité est d’abord géographique. Il faut en effet justifier les frontières du diocèse… sans s’interdire d’en sortir parfois6 et en lui conférant une forte coloration Penthièvre7, un héritage d’une histoire féodale et juridique que l’auteur apprécie par ailleurs beaucoup. Pour cela, il emprunte les voies d’une « géographie historique qui est implicitement régressive8 ». Cela lui permet également de fonder la légitimité de Saint-Brieuc, capitale dont le seigneur est l’évêque, ce qui la singularise parmi les autres cités du diocèse comme le relève Georges Provost9. Évidemment, au passage, il faut tordre le cou à certaines légendes et, en la matière, Ruffelet se montre capable de trancher10 … ce dont il se garde bien en matière religieuse. S’agissant de l’identité religieuse du diocèse, il se montre en effet plus prudent et propose une vision assez consensuelle des crises ou débats de son temps (Georges Provost). S’il propose une analyse somme toute moderne des origines du christianisme (Nicolas Mathieu, Georges Provost), il semble avant tout préoccupé de replacer l’histoire diocésaine dans un continuum épiscopal protecteur et se montre plus gallican voire « diocésain » qu’ultramontain11. Pour Ruffelet, le diocèse est aussi doté d’une réelle identité économique. Il dépeint ici un territoire aux ressources diversifiées, même s’il faut parfois rappeler avec Yann Lagadec qu’il consacre à certaines activités de longs développements sans rapport avec leur véritable poids et en néglige certaines autres plus importantes. Peut-être est-ce aussi un moyen d’insister sur telle ou telle particularité… En matière politique, sa position à l’égard de la monarchie est claire : la province, le diocèse, la ville de Saint-Brieuc sont loyalistes à condition que la monarchie respecte leurs particularismes et leurs privilèges fruits d’une longue histoire (Georges Provost). C’est donc fort logiquement qu’à Saint-Cast il relève le rôle primordial de la noblesse et du peuple armoricain, l’oubli des troupes réglées – pourtant partie intégrante du paysage pour nombre de diocésains –, relevé par Yann Lagadec et Stéphane Perréon, n’étant alors peut-être pas fortuit.
4Conformément aux habitudes du temps, les Annales briochines relèvent d’une histoire par le haut, d’une histoire au prisme des élites, moteurs de l’histoire et donc particulièrement dignes d’intérêt. Il s’agit d’abord d’une certaine aristocratie nobiliaire représentée par quelques grandes figures, qui peuvent au besoin s’illustrer par les armes au cours des innombrables conflits qui émaillent l’histoire de la région12. Il s’agit également d’une aristocratie cléricale, celle des évêques, du chapitre, de quelques chanoines13 notamment : en un mot, le monde dans lequel l’auteur va bientôt entrer. Ces élites sont aussi à chercher du côté des institutions : civiles avec en tête la communauté de ville – à laquelle est liée la famille de l’auteur –, mettant en scène une bourgeoisie de fonction qui ne trouve plus grâce aux yeux de Ruffelet dès qu’il s’éloigne de la cité épiscopale14 ; ecclésiastiques au travers des nombreuses fondations monastiques de la Réforme catholique, du séminaire, du collège présenté comme d’autant plus performant qu’il œuvre sous l’égide des pouvoirs locaux représentés par l’évêque, le chapitre et la communauté de ville et participe de l’identité diocésaine tant recherchée15.
5Il s’agit donc d’une histoire dont est absent, au-delà des élites administratives de la plupart des cités du diocèse, le plus grand nombre. La bourgeoisie marchande de la toile ou du cuir, des activités pourtant décrites par Ruffelet, est ainsi curieusement oubliée16. Mais l’essentiel n’est pas là. En dépit de la mention du « peuple armoricain » à Saint-Cast, ce dernier est bien le grand absent de cette histoire, qu’il soit des villes ou des champs. Il s’agit là du reflet du regard d’un représentant des élites éclairées qui s’adresse avant tout à ses semblables. Selon cette lecture de l’histoire, ce peuple ne peut avoir d’autonomie en soi et l’histoire du diocèse ne vaut donc que par la geste de ses grands hommes. L’immense masse des paysans du diocèse est ainsi quasiment effacée17, à plus forte raison s’ils vivent dans la partie bretonnante du diocèse, réalité culturelle prégnante tue par l’auteur18. Le peuple des croyants n’a pas plus de chance. On cherche vainement la mention des missions intérieures – alors que Leuduger est cité – ou celle des dévotions collectives19. On ne trouve pas davantage mention des prêtres – pourtant nombreux – chargés d’encadrer les fidèles, si ce n’est au détour de la réflexion sur le concours pour les cures ou le système bénéficial20.
6Dernier paradoxe, et non des moindres, Ruffelet livre un récit d’où, finalement, en dépit d’une surreprésentation croissante de la cité briochine dans les chroniques annuelles, la ville en tant qu’objet est absente. Les rares mentions concernant la cathédrale, l’hôtel de ville, les remparts, les ponts ou le port, ne sauraient faire oublier que le théâtre dans lequel se déroule nombre des événements relatés dans les Annales briochines, et que reconstitue Christian Kermoal, c’est-à-dire une ville de vallées où l’eau est omniprésente, une ville aux rues étroites et sinueuses, au bâti ancien, une ville carrefour sur le chemin qui mène de Rennes à Brest, une ville marquée par l’emprise physique de l’Église21, n’est pas réellement décrit.
7Alors, Ruffelet, « terriblement de son temps » ? pour reprendre l’expression de Yann Lagadec. À plusieurs titres, il convient de répondre par l’affirmative… pour le pire et pour le meilleur serait-on tenté de préciser. Si dans ses oublis, dans ses a priori, avec ses œillères, il ne fait que relayer les regards de son monde, il convient de ne pas en rester à cette première impression. En effet, dans son approche de l’histoire, dans ses méthodes, que ce soit, par exemple, en matière d’Antiquité ou d’élaboration d’une nouvelle liste épiscopale, il est aussi de son temps, tant on sent l’influence des réflexions méthodologiques du moment. Enfin, et surtout, l’édification de ce véritable monument à la gloire de sa patrie que constituent les Annales briochines, témoignage précieux de sa quête d’une identité si ce n’est urbaine du moins diocésaine, fait bien de Christophe-Michel Ruffelet un érudit de l’Ancien Régime finissant. Peut-être faut-il d’ailleurs voir en lui, et cela ne serait pas le moindre de ses apports, le véritable inventeur du diocèse de Saint-Brieuc… et peut-être pas seulement en tant qu’objet d’histoire.
Notes de bas de page
1 Ainsi lorsqu’il revient dans l’histoire des IVe et Ve siècles, certes en les adaptant à Saint-Brieuc, sur certaines caractéristiques du diocèse déjà évoquées dans sa présentation du diocèse (voir infra, Annales IVe et Ve siècles depuis Jésus-Christ et Annales Description générale du diocèse) ; ou encore dans ses considérations sur la politique municipale de la monarchie (voir infra, Annales 1692, 1767 ou Liste des maires).
2 Par exemple l’allusion à des événements de 1675 dans la notice consacrée à 1751 (voir infra, Annales 1751).
3 Ainsi, évoquant la fondation du couvent des capucins de Saint-Brieuc en 1615, il complète son propos par un événement qui surviendra en 1733 (voir supra, Annales 1615).
4 Voir supra, chapitre 4.
5 Voir supra, chapitre 5.
6 Comme dans infra, Note IV relative à Châtelaudren… qui relève du diocèse de Tréguier.
7 Voir entre autres infra, Annales 1079, 1235, 1420, 1569, 1696 Notice abrégée de l’histoire de Penthièvre, Note V sur Lamballe…
8 Selon Nicolas Mathieu (voir supra, chapitre 5).
9 Voir supra, chapitre 4.
10 Ainsi infra, Note X sur l’antique Rheginea.
11 En ce qui concerne la question du concours pour les cures ou le choix des saints promus par son Propre diocésain de 1782, par exemple (voir supra, chapitre 4 et infra, Annales 1740).
12 Voir supra, chapitre 6 et 7.
13 Voir supra, chapitres 4 et 6.
14 Voir supra, chapitre 6.
15 Voir supra, chapitre 4.
16 Voir supra, chapitre 6.
17 Idem.
18 Voir supra, chapitre 4.
19 Idem.
20 Voir supra, chapitres 4 et 6.
21 Voir supra, chapitre 8.
Auteur
-
Olivier Charles
Docteur en histoire moderne, chercheur associé au Cerhio, UMR 6258, université Rennes 2 – Haute-Bretagne
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